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La négociation de la prise en charge dans une maison de repos et de soins bruxelloise

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par Anne- Claire ORBAN
Université libre de Bruxelles - Master en anthropologie 2012
  

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CHAPITRE 8 :

AU-DELÀ DE LA HIÉRARCHIE

Travaille-t-on de façon identique dans une entreprise, à tout hasard, agro-alimentaire de la région de Tournais que dans une institution de soins de la région bruxelloise ? Bien que les structures organisationnelles puissent se ressembler (différents services, division et hiérarchie du travail), rien n'est moins sûr. En effet, travailler sur du « matériel humain » implique un autre rapport au travail que le travail sur objet ou aliment, inanimé. De plus, travailler en équipe autour de mêmes tâches, le « care », tâches relativement stables au fil du temps et des années, permet l'acquisition de savoir-faire au sein du personnel, supplantant quelque fois la hiérarchie du travail. Enfin, et c'est ici un élément qui pourrait être commun aux deux organisations présentées, les coulisses (dans notre cas, les locaux de pause du personnel) offrent également une autre forme d'organisation, alors informelle. C'est sur ces trois situations que je me penche dans ce chapitre.

8.1 Histoire d'amour ou d'amitié, la question des affinités

« La tâche du personnel d'encadrement n'est pas d'effectuer un service mais de travailler sur des objets, des produits, à cela près que ces objets, ces produits, sont des hommes » (Goffman 1968 : 121)

Travailler avec du « matériel humain » (Goffman 1968) implique, entre autres, le danger de confondre rôle de soignant et de proche. Lorsque je demande aux soignants comment gérer le fait de travailler sur ce matériel spécifique, voici leurs réponses :

« Y en a qui sont gentils, y en a qui sont méchants... mais on est censée répondre à tout le monde ! On doit faire la même chose à tout le monde ! » (Pauline, infirmière) ; « On doit être neutre hein ! Sinon on fait pas bien son travail» (Aïcha, aide-soignante) ; «Moi je donne les soins, je suis là pour les soins. Il faut garder la distance entre les résidents et les soignants ! » (Mathilde, aide-soignante) «moi je pars d'une logique qu'il faut être professionnel, c'est pas bien d'installer cette relation. Moi je pense que c'est mieux d'être égal avec tout le monde » (Julie, aide-soignante).

Ces discours relèveraient d'une forme de « loyauté dramaturgique », c'est-à-dire du désir de cacher des comportements contraires au rôle que l'on attend de la personne. De plus, les acteurs « renforce[raie]nt leur façade quand ils se trouvent parmi des personnes qu'ils ne connaissaient pas auparavant » (Goffman 1973a : 210), c'est-à-dire devant moi.

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Erving Goffman (1968) toujours note que, dans certains cas, le travail sur l'homme peut s'apparenter au travail sur l'objet, l'homme étant alors vu comme un article inanimé. Isabelle Mallon pointe ce même constat concernant les personnes dépendantes : « le traitement bureaucratique des résidents dépendants les réduit à des sujets biologiques (au sens médical du terme), sans plus tenir compte de leur dimension sociale et historique » (2005 : 185). Qu'en est-il dans la maison observée ? De quelle nature sont les liens ?

Choix affectif des résidents

A cela ajoutons, Mr. Boe et sa relation forte avec l'ancienne directrice ; Mme Dem. et son amie Christelle, aide-ménagère ; Mr. Le et son amitié avec Viviane, responsable cafeteria ; et sûrement bien d'autres !

Les résidents, on le voit, choisissent un ( ou quelques, mais toujours très peu) membre(s) du personnel au(x)quel(s) ils s'attachent particulièrement. Mr Marc connaît cette situation : « chacun trouve sa personne de référence » me dit-il. Pour Jérémy Fleury et Catherine Simard, l'entrée en hébergement et le vieillissement de la personne ainsi que de son entourage entraînent « des changements au niveau social : chez certaines personnes, l'admission en centre d'hébergement engendre un rétrécissement du cercle social. La perte d'un conjoint, la perte des amis, l'éloignement de la famille peuvent conduire à l'isolement et au repli sur soi » (2012 : 2). Albert Memmi (1997) parle également de ce rétrécissement du cercle social avec l'entrée en établissement. Selon lui, une des conséquences de ce phénomène est l'importance croissante que prennent les personnes de l'entourage direct du résident.

83 On peut supposer que plus une personne reste soutenue par son entourage privé (ami, famille), moins elle sera dépendante des liens créés dans l'institution. Mais ceci, je ne l'ai pas vérifié.

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Il faut garder à l'esprit également que la sociabilité inter-résidents reste très faible, situation due d'abord au souhait de rester extérieur et de ne pas être comparé aux « gaga » et aux « débiles » ; au désir de ne pas s'engager dans des relations trop encombrantes ; et peut-être à ce que Mallon (2005) décrivait comme une caractéristique d'une population moins aisée, être moins friande de contacts sociaux (cf. chapitre 3). L'entourage du résident se résumerait donc aux membres du personnel, ceux-ci devenant les seules personnes potentielles pouvant combler leur besoin affectif. Certains résidents pourraient alors créer une forme de dépendance affective envers ces derniers83.

Cependant, la profondeur et la nature des liens diffèrent selon les parties de l'échange. Ainsi, Mme De. a été fort peinée du comportement de l'ergothérapeute, Mme Redman, avec qui elle pensait avoir une relation bien particulière. Lorsqu'elle était malade en effet, Mme Redman n'est pas venue prendre de ses nouvelles : « Oh j'étais déçue de ne pas l'avoir vue ! Je ne comprends pas comment on peut ne pas prendre de nouvelles ! ». Mme De. considérant l'ergothérapeute presque comme une amie, s'attendait à ce que cette dernière lui témoigne les mêmes sentiments en retour... Or pour Mme Redman, Mme De. est peut-être une personne très sympathique mais reste une résidente dans un ensemble de résidents, dont elle s'occupe en tant que professionnelle.

Ces relations privilégiées, décrites par Melville Dalton comme des « liens spontanés et flexibles établis entre les membres de l'organisation sur base de sentiments et d'intérêts personnels » (1959 : 219), les résidents les utilisent pour faire passer des demandes plus exceptionnelles et/ou plus personnelles (cf. encadré 3 : Gérer l'exceptionnel). Si en entreprise ces liens sont utilisés pour détourner des biens et des services (Dalton 1959), en MRS les conséquences semblent moins nocives pour l'établissement : par exemple, Mme Dem. demande à Christelle de se renseigner où a disparu son pull. Cette dernière lui promet qu'elle mènera sa petite enquête et qu'elle en parlera à la responsable lingerie lors de leur pause cigarettes commune. Ces relations permettent également de court-circuiter la hiérarchie en évitant le passage par les échelons formels. David Conrath (1973) explique que ces communications informelles sont nécessaires pour faire face aux situations imprévues et exceptionnelles, il s'agit ici, pour reprendre la terminologie de Mintzberg (1998), d'ajustement mutuel. Ainsi, Mme Dem. aurait dû officiellement faire appel à une aide-logistique ou une soignante pour que cette dernière constate la perte du pull, en avertisse la chef d'entretien, Mme Moreau qui elle même devait en informer la responsable lessive. Mme De. « utilise »

84 Ce qui n'est ni l'avis d'Anne-Marie Marché-Paillé (2010), ni de Marie de Hennezel (2004) pour qui la familiarité se voit nécessaire pour une bonne prise en charge de la personne par le personnel, même de soins.

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également Mme Redman pour arriver à ses fins : si officiellement les résidents doivent faire appel et s'inscrire auprès de l'animatrice, Nadia, pour participer aux activités extérieures, Mme De. demande à l'ergothérapeute, Mme Redman, de l'inscrire à ces activités et de venir la chercher en temps voulu. Mme De. bénéficie ainsi d'un certain privilège (Goffman 1968).

Choix affectif du personnel

Ça vous arrive d'éviter un résident que vous n'aimez pas ? Ou de favoriser un contact avec un autre ? Les réponses sont catégoriques : le personnel se dit neutre et impartial. C'est d'ailleurs l'avis de la direction. Pascale Molinier (2013) explique qu'au niveau directionnel, la familiarité est considérée comme un manque de respect envers le résident, de plus, cela nuirait au professi onnalisme84. Pourtant, selon Erving Goffman : « quelque soit la distance que le personnel essaie de mettre en lui et ces « matériaux », ceux-ci peuvent faire naître des sentiments de camaraderie, voire d'amitié. Il existe un danger permanent que le reclus prennent une apparence humaine » (1968 : 129).

Ainsi, le personnel utilisera de petits noms amicaux pour certains, et les noms de famille pour d'autres ; vouvoiement des uns et tutoiement des autres ; contacts physiques (prendre la main, pincer les fesses, caresser la tête, etc. ) avec celui-ci mais pas celui là, petits cadeaux pour certains, des remarques un peu brusques telle que « Hé Monique ! T'as pris tes médoc' aujourd'hui ? », etc. « On peut s'attendre à ce que les acteurs renoncent à maintenir strictement leur façade lorsqu'ils sont avec des personnes connues depuis plus longtemps [...] » (Goffman 1973a : 210). Le personnel se permet de laisser tomber le masque de la profession pour laisser apparaître émotions et affinités.

Bref, la neutralité (et nous sommes bien placés en anthropologie pour le confirmer) semble un objectif complexe à mettre en oeuvre dans le travail sur la personne. Quelles en sont alors les conséquences ? Au niveau des résidents, Mr. Li. et Mme Du. par exemple, se plaignent de favoritisme dans la maison. Mr. Li. « sait » qu'il y a des échanges de cadeaux, de biens, que certains résidents sont mieux traités que d'autres, etc. « mais on ferme les yeux la dessus hein! ». Mme Du. « sait » que le personnel privilégie certains résidents dans l'inscription aux activés extérieures, « moi ils ne m'aiment pas, je le sais ! Alors j'ai jamais ma place ! », Mme B o. partage son avis : « oui c'est dommage, c'est toujours les mêmes qui y vont... c'est un peu dommage... mais bon ». Ces résidents « savent » sans savoir vraiment, à

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l'instar des rituels créés par Houseman (2002) où les personnes voient mais ne voient pas tout, entendent mais n'entendent pas tout, s'informant principalement par les bruits de couloir, qui j'en témoigne, vont bon train dans l'établissement observé...

Au niveau des tâches, Julie, aide-soignante, me confie que « si on a un problème avec un résident, alors on demande pour changer ou on attend un peu ». Malheureusement, je n'ai pas récolté plus d'informations sur la définition de « problème avec un résident », je ne peux que supposer qu'il s'agit de problèmes dus à la confrontation entre le caractère du résident et celui du soignant, laissant pour solution de proposer un autre soignant ou d'attendre que les deux personnes se soient calmées. Cependant cette question restera ici sans réponse.

Un apprentissage partagé

Comment arriver à l'harmonie, à un ordre social stable dans ce monde composé d'êtres humains en interactions, aux attentes différentes les uns envers les autres ? « On apprend » me dit-on. Tant le personnel que les résidents « apprennent » les comportements sociaux adéquats, facilitant alors les rapports sociaux entre groupes et évitant les « pièges » de l'affectivité.

Selon Mathilde, aide-soignante, la relation résident / soignant doit s'apparenter à une relation de « cohabitation » et de « respect mutuel ». « Il faut se construire une carapace ! » et être « insensible », tous les jours un résident peut mourir ou insulter un soignant, « beaucoup arrêtent après trois ans à cause de ça... c'est trop dur ! ». Et ce témoignage trouve écho :

« Au début c'est difficile de travailler ici... on voit les gens qui meurent les uns après les autres... ça vous fait quelque chose ! C'est humain ! Mais il faut apprendre à garder la distance, à faire le deuil vite, sinon c'est toi qui meurt ! » (Pauline, infirmière) ; « On vit avec eux ! Ça fait 6 ans que je vis avec eux ! On s'attache à eux, on les connaît... alors que ce soit une mort brusque ou lente, ça fait quelque chose ! Mais ils sont pas là pour mourir sinon pourquoi on les soignerait ? Alors on se dit que c'est comme ça, et qu'il faut s'occuper des autres ! » (Aïcha, A-S)

On comprend dans ces discours, la difficulté des soignants à travailler avec des personnes âgées en fin de parcours. L'expérience les amène à repenser la relation au résident, pour se préserver elles-mêmes, tout en jonglant avec ces rapprochements affectifs (petits noms, bisous, etc.), les soignants apprennent ainsi à jouer entre investissement personnel et préservation de soi (Castra 2003). Mais cela prend du temps : Céline, stagiaire, n'a pas encore appris à gérer ses émotions face aux résidents décédés. Par ailleurs, elle déplore aussi le manque de temps accordé à la conversation avec le résident : « on va de plus en plus vite !! on

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prend pas le temps de rester un peu avec eux, il faut toujours avoir fini à temps et y a beaucoup de monde ! Parfois on fait même pas les soins de bouche pour gagner du temps ! ».

Encadré 12 : Un équilibre déséquilibré (2) - Vers la participation
Suite de l'encadré 3 -- Vers l'aliénation

Le penchant vers la participation s'illustre d'abord par « une contamination involontaire du temps hors travail » (Dej ours 1993 : 55). Par exemple, Jeanne, aide-soignante, revient dans la maison ses week-end et jours de congé rendre visite à une résidente pour qui elle s'est prise de tendresse (cf. chapitre 9). Mme Annette, travaillant au bureau administratif, présente une forme beaucoup plus forte de participation. Elle m'explique qu'elle ne peut faire autrement que de passer plusieurs heures par semaine, hors temps de travail, pour répondre aux demandes des résidents : le vendredi, en plus de ses courses habituelles, elle se charge d'acheter tous les produits désirés des personnes âgées. Cependant, ces dernières assez exigeantes me dit-t-elle, elle se voit aller chercher les biscuits d'un tel chez Aldi, le fromage d'une telle chez Colruyt, les bonbons à l'anis d'une troisième chez Lidl, etc. Elle se retrouve également de temps en temps sur le marché d'Anderlecht à la recherche de sous-vêtements pour les résidentes aux petits moyens. Ainsi, certains lundis, elle arrive (en transports en commun) énormément chargée : « et c'est lourd hein ! En plus le bus ne me dépose pas tout près d'ici, alors j'marche pendant quelques centaines de mètres avec tous ces sacs ! Parfois j'en ai vraiment marre... ». Depuis un certain temps maintenant, elle se bat avec le directeur pour faire rec onnaitre ce travail comme nécessaire au bien-être des résidents. Elle aimerait pouvoir l'effectuer pendant ses heures de travail, donc payées, mais le directeur ne l'entend pas ainsi.

Pourquoi continue-t-elle ? « mais tu sais, y en a, ils n'ont plus que ça... ils ne demandent pas grand chose tu vois, juste un paquet de bonbons, mais c'est leur petit plaisir, la seule chose qu'ils peuvent encore choisir... alors moi, ça, ça m'fend le coeur, j'peux pas arrêter de leur donner ça... ». Mme Annette a basculé vers la participation, c'est-à-dire qu'elle s'implique plus qu'il n'est nécessaire dans son travail. D'un côté cela la frustre et elle aimerait que ce travail soit reconnu mais, de l'autre, elle ne veut pas arrêter d'effectuer ces charges supplémentaires, brouillant ainsi les frontières entre vie personnelle et professionnelle (Castra 2003).

Ce penchant vers la participation peut également s'introduire au sein même du travail, par le partage des buts, des objectifs de l'organisation, il s'agit d'une « implication morale » (Desmarez 2008 : 50).

C'est pas trop dur de travailler avec des gens qui meurent ? « Non... c'est normal hein ! Chacun son tour... c'est son jour, puis ce sera le mien... puis le tien tu sais ! » Oui oui je sais bien... moi j'aurais vraiment du mal à travailler avec des personnes âgées, ça doit être vraiment dur de ne pas s'attacher... «Ben on nous apprend hein... à pas s'attacher, à garder de la distance... Enfin bon, là-bas [de l'autre côté du couloir], il y en a une qui va de moins en moins bien et ça... ça, ça me fait mal... » dit-elle avec la main sur le coeur.

Cependant, surtout en début de carrière, une telle forme de participation n'est-elle pas inévitable dans tout travail sur la personne ? Une stagiaire, Céline, racontant la mort de deux résidents dont elle s'était occupée, me dit qu'elle ne voudra jamais travailler en MRS, « c'est trop dur ! ». Elle n'a pas encore appris les techniques permettant de mettre la distance et de réduire l'implication morale.

 

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Le personnel soignant apprend, au fil du temps, à « mettre la distance » (cf. encadré 10 : Une limitation protectrice), cependant même pour une soignante habituée, le résident peut à tout moment prendre forme humaine (Goffman 1968). Ainsi « la perméabilité des frontières entre vie personnelle et vie professionnelle, le caractère imprévisible et incontrôlable du surgissement des émotions, donnent une dimension de « risque professionnel » à ces phénomènes d'implication excessive » (Castra 2003 : 286).

Les résidents également doivent se discipliner, à ce type de relation et entrer dans le rôle qu'on attend d'eux. Cet apprentissage, Goffman l'appelle « adaptation primaire », où l'individu « se transforme en « collaborateur » et il devient un membre « normal », « programmé », ou « incorporé » » (1968 : 267). Suite à cette intériorisation de la relation avec le personnel de soins, les personnes « de coeur » ne sont jamais choisies au sein de ceux-ci, mais plutôt à côté : secrétaire, responsable médicaments, infirmière chef, responsable cafeteria, ergothérapeute, aide-ménagère, etc. Ces personnes, plus extérieures, peuvent poser une limite par l'éloignement physique. Le personnel soignant lui, toujours sur place, ne peut poser de limite que socialement, et ce, dès le départ :

«Nous on les respecte, et eux, ils doivent nous respecter aussi ! On apprend à leur faire respecter la limite, on les cadre quand on sent que ça va trop loin... » (Mathilde, A-S); « il faut pas leur laisser prendre de mauvaises habitudes ! Sinon si ils s'habituent... enfin quand ils pourront plus faire ce qu'ils veulent, alors là ce sera un problème ! Il faut les cadrer dès le départ. » (Patricia, Infirmière)

Ceci rejoint les observations de Michel Castra, dont le témoignage d'Hélène, infirmière en soins palliatifs. Elle explique que l'on peut donner beaucoup à un patient (en terme de soins, d'écoute, de satisfaction de ses désirs) qui reste pour un court séjour, mais « quand le patient reste beaucoup plus longtemps, ça devient une habitude, après ça devient un dû et on induit un comportement chez le patient. On a tellement donné, ça devient difficile. Je pense qu'on peut donner énormément mais sur une courte période » (2003 : 193). Dès les premiers contacts donc, le personnel cadre les résidents, il prend les devants et instaure une relation adéquate, maintenant l'ordre sur le long terme. Deux aides-soignantes racontent :

« Si un résident il veut parler, faut lui expliquer que y a du travail ! Qu'on a du travail qui nous attend ! Et puis on n'a pas le temps de parler! » et la seconde de reprendre : « enfin, il faut surtout garder la distance par respect pour eux, c'est leur vie intime. Moi je leur dis : c'est votre vie intime, vous devez la préservez » ; « et ils finissent par comprendre ! Maintenant, tous, ils se comportent bien ! » (Aïcha et Mathilde, A-S)

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Ainsi, « chaque site va être le théâtre de rituels définis avec des prescriptions et des proscriptions, rituels qui jalonneront et permettront l'accomplissement du programme avec un minimum de sécurité interacti onnelle pour les différents acteurs » (C osnier 1993 : 29), construisant ainsi une « catégorie relativement homogène » (Castra 2003 : 192) de résidents.

Les relations inter-groupes sont donc le fruit d'un apprentissage réciproque créant « la distance » nécessaire entre soignants et résidents. Cette distance reste néanmoins définie dès le départ par le personnel, en position de « donner le ton à l'échange » (Scott 2008 et Goffman 1973a). Les résidents sont demandés de garder leurs états d'âme par exemple mais doivent se laisser appeler « ma cocotte » et se laisser embrasser, parce que « donner des bisous, oui on peut! C'est pas dépasser la limite ça! » (Julie, aide-soignante). Pourtant :

« Quand j'suis arrivée, on m'a même appelé chouchou (elle rit)... mais bon, ça va, ça me dérange pas hein ! D'autres, ils m'appellent Madame B o. » (Mme Bo.) ; « Ici, elles vous disent directement « ma chérie »... ça c'est pas nécessaire mais bon, elles le disent avec chaleur et croyant que ça vous fait du bien et oui, ça nous fait du bien hein ! quand elle me prend dans ses bras et qu'elle m'embrasse « oh toi toi toi » ben... je fais pareil hein, pas le choix ! (elle rit) » (Mme De.)

Ces deux résidentes ont été surprises donc de cette approche du personnel, elles se sont maintenant habituées. Il s'agit d'une forme de coordination par socialisation, c'est-à-dire via un « processus par lequel sont acquises les normes de l'organisation au profit de celle-ci » (Mintzberg 1998 : 109). Il en résulte une internalisation des comportements standardisés, un « dressage des corps », rendant ces derniers « obéissants et utiles » (Foucault 1975 : 162).

Pourquoi les résidents « obéissent »-ils ? Il me semble qu'il existe toujours la peur de se faire mal voir, la peur de ne plus recevoir d'attention, et peut-être aussi l'envie de recevoir des privilèges, à l'instar d'autres résidents (cf. Mr Li. et Mme Du. face au favoritisme). Et de fait, Scott (2008) montre qu'au plus une personne obéit aux normes en vigueur, au plus elle se voit octroyer des faveurs ; Strauss (1997) note qu'un patient calme et obéissant attire la sympathie et la gentillesse des soignants ; Castra (2003) pointe également les différences de traitements entre les « bons » patients, ayant intériorisé la « bonne » façon de mourir et les « mauvais » patients, criant, se plaignant, etc., attirant alors les critiques du personnel. Foucault (1975) enfin parle de « sanction normalisatrice » agissant plutôt par récompenses que par peines, ce trait étant selon lui caractéristique de tout établissement disciplinaire. Si les trois premiers auteurs voient la conformité aux règles comme une technique pouvant être mise en place par l'acteur afin de recevoir les bénéfices corrélés, Foucault y voit la trace du pouvoir

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disciplinaire, dressant les corps, sans quelconque pouvoir de l'acteur : « l'effet correctif qu'on attend ne passe que d'une façon accessoire par l'expiation et le repentir ; il est obtenu directement par la mécanique d'un dressage » (1975 : 211).

Les résidents semblent conscients qu'ils vivent en monde clos et que « tout se sait » (Mme Oste), d'où un sentiment de devoir se comporter constamment comme il faut et ce, avec tout le monde car le moindre écart pourrait faire le tour du personnel. Le rapprochement avec le dispositif panoptique est clair : « l'effet majeur du panoptique [est d'] induire chez le détenu un état de conscience et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans ses actions » (Foucault 1975 : 234). Ce dispositif permet d'assurer le « bon redressement » (idem : 200) des corps et du coup, l'ordre dans le service. S'ensuit le choix, parfois à leur insu et à leurs dépends, de « personne de coeur » hors personnel soignant, alors plus ouvertes à la relation puisque plus extérieures, ayant l'avantage de la distance physique donc du moins grand contact avec les résidents.

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams