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La négociation de la prise en charge dans une maison de repos et de soins bruxelloise

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par Anne- Claire ORBAN
Université libre de Bruxelles - Master en anthropologie 2012
  

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8.3 Derrière la scène...

Un dernier point allant au-delà de la hiérarchie termine ce chapitre : la place que prennent les « grandes gueules » comme dit vulgairement. En effet, la position qu'occupe chacun dans la hiérarchie du travail sert de cadre aux relations qu'entretiennent les individus mais cela, sur la « scène publique » (G offman 1973a). En coulisses, c'est à dire ici le local de pause du second étage (cf. chapitre 10), ce cadre formel s'amenuise et une autre logique prend forme : une sorte de leadership informel. Ainsi, les acteurs en coulisses, semblent laisser tomber leurs masques officiels, laisser quelque peu leur fonction dans le couloir et adoptent de nouveaux rôles (Strauss 1992a). Les sujets abordés ne touchent que rarement les soins ou les résidents, au profit des derniers potins de stars, des enfants, de recettes de cuisine, etc. On y mange, boit et partage de temps en temps des biscuits ou un repas que l'une ou l'autre amène.

Cependant, tout le monde n'y prend pas une place similaire : lorsque la chef infirmière est présente, elle semble garder la place principale, elle mène facilement les conversations, prend facilement également la parole, et les personnes présentes l'intègrent souvent dans les

91 « The Hospital and Its Negotiated Order », in FRIEDSON E. (eds.), 1963. The Hospital in modern society, New-York, Free Press of Glencoe.

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échanges, lui demandant son avis, lui faisant part de leurs expériences, etc. On sent qu'elle est une femme sûre d'elle et respectée tant par son grade (chef) que pour la personne qu'elle incarne (à l'écoute tant du personnel que des résidents, calme, riante, de bon conseil,...).

Cette dernière absente, alors prend la place de leader de la conversation une aide-soignante assez imposante, Joséphine, depuis 6 -- 7 ans dans la maison. Signe révélateur, elle s'approprie le siège et la place de Mme Oste, en bout de table, sur la chaise de bureau (voir graphique plus bas). Cette personne, de corpulence assez forte et d'un volume sonore important, monopolise souvent la parole. Drôle et assurée, les autres l'écoutent et rigolent de ses histoires, elle s'installe et on l'installe au centre des conversations. Face à elle, se trouvent d'autres « grandes gueules », mêmes si moins assurées ; des personnes « neutres » (ni silencieuses ni imposantes) ; et les dites « effacées » (notamment Julie, depuis moins d'un an dans la maison et Patricia, depuis quelques mois). Ces deux personnes ne parlent jamais, ou alors à voix basse, et ne participent pas activement aux conversations. Elles s'assoient toujours du côté des portes tandis que les aides-soignantes plus âgées, dont Joséphine, s'installent de l'autre côté de la table. Soit le schéma suivant :

 

ù

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Répartition des places dans les coulisses du second étage

Une situation de domination implicite se crée alors, suite à cette répartition des places92. En effet, si un résident appelle lors de la pause, qui se lève ? D'après Julie, « donc heu, si une personne demande de l'aide, à ce moment-là, on regarde sur le DECT93, « ah c'est la chambre untel », et heu, de son initiative, chacune... une prend l'initiative et voilà quoi ». Néanmoins, d'après mes observations, il me semble que les personnes « effacées », ainsi que la chef infirmière (présidant l'assemblée tout en étant proche de la scène publique), interrompent plus facilement leur pause que les personnes se trouvant de l'autre côté de la

92 Chaque fois que je me suis rendue en observation, les personnes se trouvaient aux mêmes places dans le local, je me suis donc appropriée également la place derrière la table et devant une porte pour pouvoir continuer à observer les interactions dans le couloir.

93 Téléphone interne sans fil que toute personne a sur elle.

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table. Ces dernières pour s'extraire de leur place, le local étant assez étroit, doivent en effet faire bouger leurs voisines pour pouvoir passer entre la table et le mur du fond et accéder aux portes. Ces « grandes gueules » ont, je suppose, pu accéder à ces places privilégiées de tranquillité au fur et à mesure qu'elles acquéraient du « poids », de la confiance, de l'expérience, de la renommée, dans l'établissement94 et que les anciennes prenaient leur retraite ou s'en allaient. Elles se rapprochent du point d'« extrême limite » (Goffman 1973a) dont je parlais plus tôt, alors que les nouvelles, occupant les places proches des portes, en restent écartées, pouvant à tout moment et plus facilement se « ruer » hors des coulisses lors d'appel et reprendre leur rôle sur la scène publique...

***

Travailler sur du matériel humain ne s'apparente pas au travail en usine sur les objets inanimés, travailler sur ce matériel amène un jeu d'affinité : sympathie, transfert, choc de caractère, animosité, etc. Ce jeu d'affinité se voit néanmoins contrôlé par le personnel qui « maîtrise [les règles du] théâtre » (Scott 2008 : 48) et discipline ainsi leur propre corps et ceux des résidents. Ces derniers face à cette mise à distance protectrice (cf. encadré 10) du personnel nursing, se tournent vers les acteurs dont les tâches se voient limitées dans le temps et dans l'espace. De plus, le travail sur ce matériel âgé, n'évoluant pas comme évoluent par exemple le domaine de la nanotechnol ogie, permet au personnel soignant d'acquérir de l'expérience, du savoir-faire au fil des années prestées. Ces deux logiques influencent le travail de prise en charge et se superposent à l'organigramme présenté en début de travail, rendant ce dernier plus complexe et mettant à mal le critère d'interchangeabilité du personnel (en effet, une personne ne vaut plus l'autre), caractéristique d'une bureaucratie mécaniste (Mintzberg 1998). Les coulisses offrent également un lieu de brouillage de fonctions : dans le local de pause, la hiérarchie officielle n'a plus lieu d'être et la coordination (qui parle, qui se lève) s'effectue alors par ajustement mutuel (Mintzberg 1998), laissant place à une forme de domination informelle des plus âgées sur les nouvelles.

Dans le chapitre suivant, je présente une partie du personnel oublié dans la hiérarchie officielle de la prise en charge : les aides-ménagères. Entre mise à l'écart et mise en avant, ces personnes participent tout autant à la prise en charge des personnes âgées, comme le sont par exemple les imprimeurs dans le monde de l'art de Becker (1988).

94 Attention, je ne dis pas que toutes les anciennes prennent des places de leader informels ni que toutes les nouvelles sont effacées. Joelle, aide-logistique travaillant depuis 8 mois, ose s'imposer devant les autres et se fait également entendre. Cependant elle occupe également une place proche des portes de sortie.

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus