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Administrer par l'écrit : le grand cartulaire de l'évêché de laon

( Télécharger le fichier original )
par Romain RIBEIRO
Université Paris I Panthéon-Sorbonne - Master II Recherche 2014
  

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Chapitre III

Intertextualité, sélection et logiques de remploi au sein du Grand cartulaire de l'évêché de Laon

Bien que notre analyse porte sur un cartulaire en particulier, l'isoler d'un ensemble documentaire et cohérent serait une erreur, car le codex reste avant tout le fruit d'une maturation archivistique. En effet, l'essentiel des actes retranscrits sont issus des archives épiscopales et le G 2 demeure extension du G 1, de nombreux actes de ce dernier ayant été recopiés dans le premier cité. La cartularisation reste donc affaire de sélection, notamment en réaction à l'accroissement documentaire et à un plus grand esprit de conservation que connut le XIIIe siècle119. Quoi qu'il en soit, tout texte se construit dans un rapport intertextuel qui place l'oeuvre présente dans le réseau des écrits antérieurs. Il est d'usage d'affirmer que l'on apprend mieux à connaître l'homme en étudiant l'environnement dans lequel il vit, il sera donc question ici de mieux appréhender le Grand cartulaire de l'évêché de Laon en décloisonnant notre objet d'étude.

* *

*

119 BERTRAND Paul, «À propos de la révolution de l'écrit (Xe-XIIIe siècle). Considérations inactuelles», Médiévales, n°56, 2009, p. 75-92.

85

87

Le Grand cartulaire de l'évêché de Laon : entre continuité et innovation textuelles

Comme nous venons de le voir, le G 2 reste unique de par sa conception et son agencement, mais les informations qu'il contient, elles, ne sont pas nécessairement inédites. Le Grand cartulaire apparaît effectivement comme une prolongation du Petit cartulaire, mais aussi comme le reflet organisé des archives de l'institution commanditaire, à savoir l'évêché de Laon.

Le Grand cartulaire et le Petit cartulaire

Postérieur au G 1, le G 2 n'en n'est pas moins un outil complémentaire, et vice versa. En effet, il est possible d'observer que le G 1 fut une base de travail à la rédaction du G 2, comme en témoignent les 59 chartes du premier (sur 105) retranscrites dans le second (cf annexe n°4). Qui plus est, à l'image de la construction séquentielle et mémorielle des cartulaires-chroniques, où la compilation des actes s'est effectuée selon une trame narrative et historiographique, le Grand cartulaire de l'évêché de Laon, bien que n'ayant pas de telle visée narrative, pouvant néanmoins être perçu comme un prolongement séquentiel du Petit cartulaire en raison d'un remploi significatif d'actes, parfois réorganisés et souvent complétés par de nouvelles pièces étoffant l'organisation primitive. A l'inverse, certains actes présents dans le G 1, insérés dans des dossiers partiellement retranscrits dans le G 2 et répondant à une certaine cohérence documentaire, ont été écarté de la compilation du G 2. De ce fait, afin d'avoir une vision exhaustive de la production documentaire épiscopale, il est nécessaire de ne pas négliger l'intertextualité qui peut exister entre les différents supports scripturaires. Or, sachant que le G 1 fut produit aux alentours de 1267 et que le G 2 plutôt vers 1287, soit 20 ans plus tard, il serait intéressant de s'interroger sur les conditions qui ont amenées à la retranscription de certains actes au dépend d'autres, ainsi qu'à leur insertion dans leur nouveau contexte de compilation afin de comprendre les logiques de remploi dans le processus de cartularisation. Document

Tout d'abord, si l'on se réfère aux chartes placées en préambule de chacun des manuscrits, on s'aperçoit des différentes méthodes et visées ayant amené à la cartularisation. En effet, si le G 1 s'ouvre sur un enchaînement de 5 actes pontificaux, le G 2, quant à lui, s'ouvre sur une charte de suppression de la commune de Laon, octroyée par Philippe Auguste en 1190, complétée par la suite de diverses chartes concernant les délimitations des compétences communales au sein de l'évêché. Ainsi, cette remarque nous éclaire sur les intentions de chaque phase de compilation, car si le G 1 nous révèle une construction selon la typologie des actes - ces 5 actes pontificaux sont effectivement suivis de 2 ordonnances royales de Louis IX mandant à l'évêque de Laon de lutter contre

86

une coalition de barons français formée pour contester l'autorité de l'Eglise au sein du royaume ; pour ensuite s'ouvrir sur un ensemble d'actes à valeur patrimoniale (titres de propriété, acte de ventes, donations...)120 -, le G 2 semble dénoter d'un choix pragmatique, à savoir la défense des intérêts épiscopaux contre une influence communale ayant tendance à se propager.

Dès lors, on remarque que le choix porté aux actes préliminaires d'un cartulaire peut avoir une répercussion sur les finalités, réelles ou supposées, d'un tel manuscrit. Si le G 1 se base davantage sur une construction typologique et hiérarchisée des actes, avec en prime une charte de confirmation carolingienne datant de 975121, comme pour mettre en perspective la connivence ancienne des évêques de Laon avec le pouvoir royal, l'organisation interne du G 2 insiste surtout une volonté d'assurer et d'inventorier les possessions, biens et prérogatives épiscopales, dans un contexte de potentielle perte d'influence de l'évêque au sein d'un maillage territorial qui se densifie et se diversifie.

L'apport d'un exemple concret nous semble pertinent dans cette perspective d'intertextualité : il s'agit de la charte de Philippe Auguste cassant la commune de Laon122. En effet, bien que cette charte occupe la première place dans le G 2, elle n'est pas mise en exergue dans le G 1 puisque elle ne correspond qu'à l'acte n° 113. De ce fait, il apparaît que la place accordée à un acte demeure primordiale dans l'implication et l'orientation que les cartularistes voulurent donner à leurs manuscrits. Dans le G 1, cet acte, noyé dans le corpus textuel, ne représente qu'une simple ordonnance royale, mais, à l'inverse, dans le G 2, ce même acte prend une résonnance solennelle et quasi-liturgique, tel un préambule :

120 A ce sujet, se référer l'étude menée conjointement par Laurent FELLER et Pierre CHASTANG, où il est notamment question d'une analyse typologique au sein du Registrum Petri Diaconi, où Pierre Diacre, archiviste au sein de l'abbaye bénédictine du Mont-Cassin, confectionna une chronique dont la structure se voulait ouvertement typologique et hiérarchisée selon la nature des actes (privilèges pontificaux, préceptes impériaux et royaux, donations, livelli, renuntia, serments ), comme s'il s'agissait d'une nécessité pour les archivistes de rendre compte de la hiérarchie des autorités qui structuraient connaissance de leur patrimoine et de leur passé : CHASTANG Pierre, FELLER Laurent et MARTIN Jean-Marie, «Autour de l'édition du Registrum Petri Diaconi. Problèmes de documentation cassinésienne : chartes, rouleaux, registre», Mélanges de l'École française de Rome, Moyen Âge, 121/n° 1 (2009), p. 99-135 ; CHASTANG Pierre et FELLER Laurent, «Classer et compiler : la gestion des archives du Mont-Cassin au XIIe siècle», dans Écritures de l'espace social. Mélanges d'histoire médiévale offerts à Monique Bourin, D. Boisseuil, P. Chastang, L. Feller et J. Morsel dir., Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p. 345-369.

121 AD Aisne, G 1, n°110, 975 : Sollicité par Roricon, évêque de Laon, le roi Lothaire II confirme les biens des religieux bénédictins de l'abbaye de Saint-Vincent considérée comme le second siège de Laon et le lieu de sépulture des nobles laïques de la ville.

122 Pour consulter une version éditée de cette charte : Actes de Philippe Auguste, H.-F. (éd.), E. BERGER (dir.), t. I, p. 455, n°369 ; Sources d'histoire médiévale, IXe - milieu du XIVe siècle, G. BRUNEL (trad.), E. LALOU (dir.) Paris, 1992, p. 393-394.

Au nom de la sainte et indivise Trinité, Amen. Philippe par la grâce de
Dieu roi de France. Nous faisons savoir à tous présents et à venir que
par le conseil de nos évêques et de nos barons, devant la prière de
l'évêque et de tout le chapitre de l'église Sainte-Marie de Laon et la
demande de notre cher maître Michel, doyen de Meaux, et de maître
Gilbert, souhaitant éviter le péril de notre âme, et pour le remède de
notre âme et de celles de nos parents, nous cassons la commune de
Laon, instituée contre le droit et la liberté de l'église Sainte-Marie, et
nous invalidons toutes les chartes et tous les écrits instituant ou
confirmant la commune, pour l'amour de Dieu et de la Sainte Vierge
et par respect de notre pèlerinage à Jérusalem. Nous interdisons par
notre autorité royale que quiconque ose vouloir jamais restaurer cette
commune. Pour que ceci gagne en force perpétuelle, nous avons
ordonné de munir cette lettre de l'autorité de notre sceau et du seing
royal. Fait à Messine l'année de l'incarnation 1190, la douzième
année de notre règne, présents au palais ceux dont les noms sont
souscrits.
Seing du comte Thibaut, notre sénéchal. Seing de Guy, bouteiller.
Seing de Mathieu, chambrier. Seing de Raoul, connétable. Donné la
chancellerie étant vacante.

Ainsi, cet exemple nous montre bel et bien que les deux cartulaires, bien qu'ayant une base commune, ne répondent pas spécifiquement aux mêmes finalités123. Au demeurant, si le Grand cartulaire de l'évêché de Laon représente une certaine continuité textuelle avec le Petit cartulaire, notamment par la réutilisation d'actes, il symbolise aussi une rupture dans la visée archivistique de tri, de classement et de compilation, car outre le fait de réagencer certains actes du G1, il comporte d'autres actes inédits, mais issus du chartrier de l'évêché.

123 GOODY Jack, La logique de l'écriture : aux origines des sociétés humaines, Paris, Armand Colin, 1986, p. 91 : « Il est important d'insister sur une propriété majeure de l'écriture, à savoir la possibilité qu'elle offre de communiquer non pas avec d'autres personnes mais avec soi-même. Un enregistrement durable permet de relire comme de consigner ses pensées et ses annotations. De cette manière on peut revoir et réorganiser son propre travail, reclassifier ce que l'on a déjà classifié, rectifier l'ordre des mots, des phrases et des paragraphes. La manière dont on réorganise l'information en la recopiant nous donne un aperçu inestimable sur le fonctionnement de la pensée de l'Homo legens. »

Le Grand cartulaire et les archives épiscopales

88

Il est toujours intéressant d'étudier un document en le reliant à son contexte de production124. Concernant notre objet d'étude, bien que le chartrier demeure incomplet, il est néanmoins possible de noter la reproduction quasi-systématique des actes encore à notre disposition - qu'il s'agisse d'originaux, de ratifications postérieurs ou de copies modernes -, comme en témoigne le recensement par sous-série archivistique, présenté plus bas sous forme de tableau. En outre, après avoir analysé et comparé les notes dorsales des originaux encore conservés avec les rubriques des transcriptions effectuées dans le cartulaire, il nous sera possible de dégager certaines conclusions quant aux étapes ayant amenées à la confection du cartulaire :

124 GUYOTJEANNIN Olivier, Le chartrier de l'abbaye prémontrée de Saint-Yved de Braine (dir.), édité par les élèves de l'École nationale des chartes, Paris, 2000 : dans cet ouvrage, le cartulaire de l'abbaye est mis en relation avec les archives de l'abbaye, ce qui nous éclaire sur ses conditions de réalisation.

89

Tableau 4 : Confrontation des sources secondaires à aux actes retranscrits dans le

cartulaire

Sous-séries

Correspondance
acte(s) G2

Situation archivistique

Original conservé

Copie et/ou résumé

Disparu

 

ND*
similaire

ND

différente

moderne

 
 

G 7

123

X

 
 
 
 

143

X

 
 
 

G 9

135

X

 
 
 
 

232

X

 
 
 

G 10

189

 

X

 
 
 

190

 

X

 
 

G 11

208

X

 
 
 
 

248

X

 
 
 
 

249

X

 
 
 
 

250

X

 
 
 

G 14

110

X

 
 
 
 

141

X

 
 
 

G 22

32

 
 

X

 
 

63

 
 

X

 
 

175

 

X

 
 
 

179 bis

X

 
 
 
 

180

 

X

 
 
 

181

 

X

 
 
 

244

X

 
 
 
 

247

 

X

 
 

G 27

182

X

 
 
 
 

200

X

 
 
 
 

238

 
 
 

X

G 32

50

X

 
 
 
 

51

X

 
 
 
 

52

X

 
 
 

G 39

7

 

X

 
 
 

19

X

 
 
 
 

68

X

 
 
 
 

167

X

 
 
 

G 41

84

 
 
 

X

 

105

 
 
 

X

 

236

 
 
 

X

G 50

9

 
 
 

X

 

10

 
 

X

 
 

12

 
 
 

X

 

28

X

 
 
 
 

62

 
 
 

X

90

 

107 142 160 217

X

 
 

X
X
X

G 56

132

137

169

 
 
 

X
X
X

 

196

 
 

X

 
 

197

 
 

X

 
 

198

 
 

X

 
 

199

 
 

X

 
 

240

 
 

X

 

G 61

91

X

 
 
 
 

144

X

 
 
 
 

205

X

 
 
 
 

271

X

 
 
 

G 62

77

X

 
 
 

G 65

131

 
 
 

X

 

155

 
 
 

X

G 73

195

X

 
 
 

G 74

23

X

 
 
 

G 76

11

X

 
 
 

G 78

116

X

 
 
 

G 83

29

X

 
 
 
 

109

 
 
 

X

 

201

X

 
 
 
 

255

X

 
 
 

G 86

59

 
 

X

 
 

162

 
 
 

X

 

208

 
 
 

X

 

211

 
 
 

X

 

235

 
 
 

X

 

250

 
 
 

X

 

272

 
 

X

 

G 93

157

X

 
 
 
 

274

 
 

X

 

G 94

73

X

 
 
 
 

102

X

 
 
 
 

121

X

 
 
 
 

146

X

 
 
 

G 99

17

X

 
 
 

G 103

93

X

 
 
 

G 105

22

 
 
 

X

 

150

X

 
 
 

* ND = notes dorsales

91

On s'aperçoit ici que lorsque les originaux ont été conservés, leurs mentions dorsales correspondent presque toujours aux rubriques de leurs transcriptions au sein du cartulaire. Dès lors, il est possible de suggérer une corrélation entre annotations préalables des actes du chartrier et compilation du cartulaire, bien qu'il faille apporter un bémol à cette hypothèse du fait de l'absence de notes dorsales pour 7 d'entre eux.

Quoi qu'il en soit, ces correspondances majoritaires ainsi que la présence de notes dorsales pour des actes postérieurs à la dernière phase de rédaction du cartulaire semblent démontrer que la confection des deux cartulaires épiscopaux marqua le début d'une certaine prise de conscience archivistique de la part de l'évêché de Laon, une meilleure conservation des chartes se révélant nécessaire face à l'émergence de nouveaux acteurs - le bailli royal par exemple - et l'ancrage de plus anciens - les sires de Coucy, la commune. Le Grand cartulaire de l'évêché de Laon devient alors le symbole de cette rationalisation documentaire et archivistique instaurée par l'évêché durant la seconde moitié du XIIIe siècle, le codex s'apparentant à un instrument de travail et recherche, à l'image des outils de l'archivistique contemporaine, la présence d'une table des matières renforçant cette impression.

Ainsi, le travail des cartularistes facilite l'accès aux chartes sur deux plans : intellectuel et matériel.

1° Sur le plan intellectuel, le travail mené en amont de la compilation - classement et ordonnancement des actes, travail de déchiffrement, précisions péri- et paratextuelles (analyses succinctes, rubriques, foliotation, table) - aide à l'appréhension générale du chartrier ainsi qu'à la compréhension des actes qui le composent ;

2° Sur le plan matériel, la concentration des pièces permet un accès facilité à l'information.

De ce fait, en rendant lisible le chartrier, le cartulaire s'impose comme un objet de médiation privilégié auprès des usagers des chartes. Qui plus est, dans son autorité référentielle, le cartulaire aurait tendance à remplacer le chartrier, bien qu'il ne faille oublier que c'est bel et bien le chartrier qui fonde son autorité125. Quoi qu'il en soit, il apparaît évident que le cartulaire favorise la condensation textuelle afin de permettre un usage pratique de l'information.

125 MORELLE Laurent, « Comment inspirer confiance ? Quelques remarques sur l'autorité des cartulaires » in Julio Escalona et Hélène Sirantoine (dir.), Chartes et cartulaires comme instruments de pouvoir. Espagne et Occident chrétien (VIIIe-XIIe siècles), Toulouse: Méridiennes-CSIC, 2013, p. 153-163.

92

Le codex : une condensation textuelle pour un usage pratique de l'information

Somme toute, que représente le cartulaire sinon une liste d'actes établie selon une logique de répartition horizontale, à la différence des volumines de l'époque carolingienne ? Dès lors, on remarque clairement que cette compilation privilégie la continuité textuelle et matérielle au dépend de la discontinuité primitive des chartes originales. En effet, la compilation au sein d'un codex rend possible une nouvelle façon d'examiner le discours, disséminé en de multiples unités logiques, allant du cahier jusqu'à la page, en passant par le feuillet. De ce fait, on observe que la confection d'un cartulaire permet d'accroître le champ de l'activité critique et favorise la rationalité, la pensée logique, car la reproductibilité des données agrémentée des différentes techniques de repérage destinées à les situer au sein de la masse documentaire sont autant d'éléments essentiels à tout développement systématique du savoir, mutatis mutandis du pouvoir. « Pouvoir reproduire, c'est pouvoir vérifier »126 ; pouvoir vérifier, c'est pouvoir (ré)agir.

De plus, nous l'avons dit, le cartulaire privilégiant l'atomicité de l'information127, chaque acte transcrit s'insère dans une unité documentaire qui fait sens. Or, cette représentation est primordiale dans la compréhension des doubles, voire triples, retranscriptions d'actes qu'il est possible de trouver dans le G 2. En effet, ceci correspondrait à une volonté de donner, au sein de deux sections d'un cartulaire méthodiquement classé, un texte intéressant l'une ou l'autre des portions, afin de conserver l'unité logique dans chacune d'entre elles128.

Ainsi, contrairement à la sous-partie précédente, l'intertextualité, la sélection et les logiques de remploi sont ici inhérentes au cartulaire, et non en relation avec un corpus extérieur. De ce fait, on s'aperçoit que le cartulaire, par sa confection et son agencement, devient un outil autoréférentiel, dont les éléments constitutifs, bien que matériellement distincts (cahiers, phases d'écriture différents), entrent en résonnance les uns avec les autres, créant alors un maillage textuel dynamique.

126 GOODY Jack, La raison graphique : la domestication de la pensée sauvage (traduit de l'anglais par Jean Bazin et Alban Bensa), Paris, les éditions de Minuit, 1978, p. 118.

127 Pour un approfondissement de la question, consulter l'article de Pierre CHASTANG, « L'archéologie du texte médiéval » Autour de travaux récents sur l'écrit au Moyen Âge, Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2008, p. 251.

128 MORELLE Laurent, « De l'original à la copie : remarques sur l'évaluation des transcriptions dans les cartulaires médiévaux », in Les cartulaires : actes de la Table ronde organisée par l'École nationale

des chartes et le GDR 121 du CNRS, 5-7 décembre 1991, Paris, École des chartes, 1993, p. 94.

93

Le cartulaire : un objet dynamique

Néanmoins, l'intertextualité interne du cartulaire n'est pas la seule preuve de caractère dynamique. En effet, si l'on garde en tête la notion d'activité dans la définition de l'adjectif « dynamique », il est possible de noter que le dynamisme du cartulaire dépend aussi du caractère collectif de sa confection ainsi que de son utilisation a posteriori.

Un instrument issu d'un travail collectif

Comme nous avons pu l'observer plus haut dans l'analyse, le cartulaire est le produit de phases de compilation successives, réparties entre la fin du XIIIe et le premier quart du XIVe siècle. Ce constat apparaît donc comme le premier élément qui symbolise l'aspect dynamique du manuscrit, l'activité scriptoriale se partageant entre différents scribes dans le temps.

Pourtant, il est possible de repérer, au sein même des différentes phases d'écriture, des marques caractéristiques de l'élaboration collective du cartulaire. C'est le cas notamment des rubriques et des lettrines, réalisées en aval de l'étape de transcription. Cependant, bien que dans certains cas il est aisé de repérer l'intervention d'un rubricateur, dans d'autres, les similitudes scripturales décelables entre la rubrique et le texte attenant semblent faire pencher vers l'hypothèse d'un même scribe se chargeant à la fois de la transcription et de l'ornementation. Dans le Grand cartulaire de l'évêché de Laon, les deux cas de figure sont observables.

Figure 9 : Exemple d'écriture identique entre la transcription de l'acte et la rubrique
(acte n°229, f°LXXXIV r°)

94

Figure 10 : Exemple d'une double intervention (acte n°215, f°LXXXII v°)

Mais il existe aussi quelques cas de figure qui ne rentrent pas nécessairement dans ce schéma scriptural. En effet, certains actes sont dénués de toute rubrique, correspondant parfois à des « trous » de rubricage décelables dans la table des matières, et/ou de toute lettrine, seule la miniature de la lettre étant visible, comme c'est le cas dans l'exemple ci-dessous :

Figure 11 : Exemple d'acte sans rubrique et absent de la table des matières, avec
miniature de lettrine, non finalisée (acte n°180, f°LXVI r°)

A l'inverse, certaines rubriques sont doublement mentionnées, notamment sur des extensions de feuillet, tels des marque-pages (cf illustration infra). Dès lors, il est possible de s'interroger sur la finalité de telles extensions graphiques : furent-elles rédigées préalablement à la transcription des actes afin que le scribe sache quelles rubriques inscrire, ou furent-elles au contraire inscrites a posteriori dans le but d'avoir un aperçu condensé des actes présents sur la page ? Les différences d'écriture tendraient à se pencher davantage sur la seconde hypothèse que sur la première, bien qu'il demeure difficile de pouvoir répondre clairement à cette question.

Figure 12 : Mentions inférieures de 4 rubriques présentes sur ce côté du feuillet

(f°XII r°)

95

Les signes d'une utilisation postérieure à la compilation primitive

Outre les systèmes de renvoi repérés dans le chapitre précédent, d'autres indices graphiques dénotent d'une utilisation postérieure du manuscrit et révèlent le caractère profondément dynamique du cartulaire, dont certaines mentions pratiques sont principalement destinées à faciliter la consultation du manuscrit. Ainsi, on peut regrouper ces mentions pratiques selon deux principales catégories :

? Les annotations résumant certains passages, généralement juxtaposées auxdits passages et caractérisées notamment par une écriture de type XIVe siècle, à l'encre plus claire : il s'agit ici de condensés d'informations destinés à contourner la lourdeur syntaxique et juridique d'un acte, en n'en relevant que la « substantifique moelle » ;

? Les manicules en marge, destinées à indiquer au lecteur les parties du discours les plus dignes d'intérêt lors de la consultation. Il serait d'ailleurs intéressant de s'afférer à l'analyse purement anthropologique du recours à de tels usages graphiques, qui semblent repousser les frontières de ce qui est communément nommé « écrit », cet exemple montrant bien que l'écrit ne saurait se réduire à un simple caractère alphabétique.

Figure 13 : Manicule (acte n°40, f°XXI r°)

Qui plus est, ces signes d'utilisation postérieure illustrent l'importance dont pouvait se voir parée la mise en page des différents cahiers, où une délimitation claire des marges, outre une lecture aérée, permettait à d'éventuels futurs scribes ou secrétaires d'effectuer des modifications ou des ajouts. C'est donc bien dans cette perspective que l'on peut affirmer le caractère dynamique du cartulaire, matériellement ouvert aux manipulations ultérieures. En effet, il est important de rappeler que le cartulaire demeure un outil de gestion patrimoniale mobilisable bien après sa confection.

96

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"Des chercheurs qui cherchent on en trouve, des chercheurs qui trouvent, on en cherche !"   Charles de Gaulle