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La conservation du dugong en Nouvelle-Calédonie: la mobilisation et la confrontation de savoirs et pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique » menacée

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par Audrey Dupont
Université Aix-Marseille - Anthropologie 2015
  

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IV.2.4. Mise en place de l'aire marine protégée Hyabé / Lé-Jao

Selon un document rédigé par le WWF et les déclarations des personnes interrogées, le projet d'aires marines protégées sur la zone de Pouébo, initié en juin 2006, a été formulé grâce à la collaboration étroite entre le WWF (chargé d'animer le projet), la Province Nord et les habitants de la région. Celui-ci fait suite au Programme d'évaluation rapide de la biodiversité (RAP) sur l'ensemble de la zone Nord-Est de 2004, commandité par Conservation International (CI) et la PN, qui a révélé « la richesse des fonds marins de cette zone, ainsi que son importance pour les tribus côtières. Les conclusions et recommandations de l'étude incluaient donc la création d'aires marines protégées, leur mise en réseau, l'intégration des règles coutumières, la création de zones de non-prélèvements et la rédaction de plans de gestion » (document privé WWF).

Figure 7 : Aire Marine Protégée de Hyabé/Lé-Jao, face à la tribu de Yambé (c) réalisation : WWF

Cette étude a été une étape préalable avant la mise en place du Coral Reef Initiative in the South Pacific (CRISP), lancé en 2005 par l'AFD et ses partenaires. A cette occasion, le WWF-Nouvelle-Calédonie s'est investie dans une Analyse Eco-Régionale marine de la Nouvelle-Calédonie, « afin d'identifier un réseau de 19 aires d'intérêt majeur pour la conservation de la biodiversité et des ressources marines » (Faninoz, rapport CRISP - Aires Marines du Nord-Est, WWF, 2009 : 1). Ensuite, étant partenaire technique de ce projet à

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l'initiative du Programme Régional Océanien de l'Environnement (PROE), l'ONG s'est investi dans l'animation du projet de création d'une aire marine protégée en collaborant étroitement avec la population locale, et ce afin de correspondre aux objectifs de gestion participative du CRISP :

« L'initiative pour la protection et la gestion des récifs coralliens dans le Pacifique, engagée par la France et ouverte à toutes les contributions, a pour but de développer pour l'avenir une vision de ces milieux uniques et des peuples qui en dépendent ; elle se propose de mettre en place des stratégies et des projets visant à préserver leur biodiversité et à développer les services économiques et environnementaux qu'ils rendent, tant au niveau local que global. Elle est conçue en outre comme un vecteur d'intégration régionale entre états développés et pays en voie de développement du Pacifique » (Ibid.)

La conservation marine de ces zones rencontre un nouvel élan en 2008 avec l'inscription des « Lagons de Nouvelle-Calédonie, diversité récifale et écosystèmes associés » au Patrimoine mondial de l'UNESCO. Cet événement marque le début de l'élaboration des plans de gestion des AMP de Pouébo et Hienghène et la fondation des comités de gestion participative. Sur l'aire protégée de Pouébo, le Comité de Gestion est composée de quinze personnes réunissant des représentants coutumiers, de la PN et de la commune. Ensuite, l'Aire de Gestion Durable des Ressources (AGDR) de Hyabe-Lé-Jao est officiellement inaugurée en 2010, recouvrant 7080 hectares (Ibidem). Elle est dotée d'une « zone tampon », d'une superficie de 31,058 km2, définie sur le domaine terrestre immédiatement adjacent. L'espace maritime est découpée en trois Réserves de Nature Sauvage (RNS) : celle de Whanga/Lé-Dan - celle de Whan-Denece-Pouarape- et celle de Péwhane (cf figure 7). Ces zones possèdent des statuts juridiques précis spécifiés dans l'article 212-2 du Code de l'Environnement de la PN qui stipule que :

Article 212-2

La réserve de nature sauvage est une zone naturelle peu ou pas modifiée par l'homme, dénuée d'occupation permanente ou significative. Elle est gérée de façon à préserver ses caractéristiques naturelles intactes, avec un niveau d'intervention sur le terrain très faible ou nul, excepté en ce qui concerne la lutte contre les espèces envahissantes.

Ne peuvent être tolérées dans les réserves de nature sauvage que les activités scientifiques, environnementales, la circulation (en dehors - sur les sites terrestres - de l'usage de véhicules à moteur), l'implantation d'infrastructures légères compatibles avec l'objectif de gestion (refuges, mouillages, sentiers aménagés par exemple), les activités de chasse, de pêche ou de cueillette à caractère traditionnel dûment autorisées par le président de l'assemblée de Province nord.

Y est interdit tout acte de nature à nuire ou à apporter des perturbations à la faune, à la flore, aux paysages et écosystèmes.

Article 212-2 du Code de l'Environnement de la Province Nord, 2009, p.19

Voilà pourquoi un jeune homme de 30 ans, habitant prés de la tribu de Yambé, affirme que : « Ca fait que nous ici, les réserves c'est des zones interdits. On peut passer sur les bords mais pas dans les zones, c'est interdit ».

Ces zones n'ont pas été choisies au hasard. En effet, les réserves suivent plus au moins les délimitations des zones taboues ou des réserves traditionnelles dont elles portent le nom, à

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savoir Whanga/Lé-Dan et Whan-Denece-Pouarape. L'animatrice de l'association de gestion de l'aire marine explique ainsi que « c'est la zone taboue là [en parlant de Whanga / Lé-Dan], et la Province elle s'est mise aussi. Elle a encerclé cela, pour renforcer la protection par les traditions, par les Vieux. Ici c'est pareil que là là [en parlant de Whan-Denece], et les Vieux ils disaient qu'il y avait un geste à faire pour aller là-bas ».

La PN, le WWF et les habitants sont donc tombés d'accord pour partager la responsabilité de l`AGDR et pour partager la gouvernance de cette zone. Ce faisant, les autorités « administratives » et « coutumières » se superposent sur les réserves au nord, sur la deuxième barrière de corail. Il s'agissait à la fois d'une demande des Vieux de mettre en place des mesures pour respecter ces lieux, pour faire respecter le tabou par tous, et une démarche de la Province de préserver des endroits où la biodiversité est particulièrement riche, puisqu'elle est fréquentée par des espèces menacées comme le dugong. Pour paraphraser le discours d'une personne interrogée en entretien, en balisant ces endroits tabous, où l'on ne pouvait pas passer sans faire un geste, les locaux valorisent cet endroit et en montrent l'importance.

Toutefois, la gestion du récif de Péwhane est double parce que la zone est partagée entre la réserve coutumière et la Province avec la RNS. D'après l'animatrice de l'association, les anciens n'auraient pas « demandé à ce que l'aire marine protégée soit sur la réserve coutumière pour pouvoir aller pêcher lors de la fête de l'igname ». Cela signifie donc que seuls les coutumiers ont plus d'autorité sur cet espace de la réserve coutumière, qui est quand même intégrée au plus large espace de l'AGDR.

D'ailleurs, les eaux de l'AGDR sont tout à fait praticables pour les membres de la tribu ou par les individus extérieurs qui possèdent leur accord préalable. Ce faisant, toujours selon la même personne, les coutumiers ont voulu établir « des aires marines protégées sans nous interdire de faire la pêche. On fait un petit endroit pour la préservation et un endroit pour nous la tribu pour nous aller pêcher au quotidien. Nous on donne cet espace là à l'aire marine protégée mais il faut aussi qu'on trouve notre poisson de tous les jours ». Autrement dit, l'Aire de Gestion Durable est un outil qui permet aux individus de la tribu de gérer la circulation des bateaux extérieurs sur leur territoire maritime, tout en ne les privant pas de la possibilité de subvenir à leurs besoins par la pêche.

A ce propos, un pêcheur de soixante ans de la tribu de Saint-Denis de Balade nous explique que les habitants de Yambé ont participé au projet d'aire marine pour palier aux problèmes avec certaines tribus limitrophes, notamment Tchambouène, puisque les règles concernant les frontières des zones de pêche attribuées par tribu ne sont pas respectées. De fait, la motivation de la population vivant face à l'aire protégée était également liée à la sauvegarde de leur espace de pêche des autres tribus aux alentours.

Il ajoute d'ailleurs qu'il a constaté la dégradation de la ressource halieutique sur ses côtes et pense qu'il serait pertinent de mettre en place des mesures de protection similaires à celles de l'aire marine protégée de Hyabé/Lé-Jao. Selon lui, « il y a beaucoup de pêcheurs pour peu de poissons sur notre zone maritime. Parfois d'ailleurs on revient bredouille ». Il serait judicieux de délimiter une aire marine protégée à Balade parce que la tradition de la pêche est plus importante dans ce secteur que dans les tribus plus au Sud, et ce d'autant plus que cette activité reste une source de revenus importante pour les pêcheurs de tout âge dans ce district. En revanche, il n'est pas sûr que l'organisation sociopolitique permette à sa tribu de concevoir un tel projet puisqu'il déclare en entretien :

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« Mais là-bas [en parlant de Yambé, seule tribu protestante], ils sont plus volontaires. C'est leur religion qui les réunit. On peut agir suivant ses volontés lorsqu'on est si bien regroupés. Là-haut, à Yambé, ils se sont entendus avec le chef et ils ont créé les AMP avec comité de co-gestion. C'est une prise de décision collective. J'ai beaucoup de respect pour les gens de là-bas parce que la tribu a une structure bien fonctionnelle et c'est loin d'être le cas ici... »

Néanmoins, toutes les pêches ne sont pas autorisées sur l'ensemble de l'AGDR. En effet, à la demande du Comité de Gestion de l'aire, il existe des modalités spécifiques de gestion concernant la tortue et surtout le dugong. Malgré la loi instituée par l'article 341-56 du Code de l'environnement de la PN, le dugong est strictement protégé dans cette zone : aucune pêche n'est autorisée y compris pour des cérémonies coutumières. La raison principale, invoquée par les habitants de la tribu, d'une telle règlementation sur cette espèce se trouve résumée dans une déclaration de l'ancien maire de Pouébo :

« C'est le dugong au service de la coutume et non l'inverse, c'est pour cela que c'est à nous de la protéger. Pour protéger les valeurs etc. En préservant notre environnement, on préserve notre culture».

Les membres de la tribu se servent donc de la règlementation et des outils de gestion à leur disposition pour sauvegarder l'environnement et pour préserver leur culture. De même, ils mobilisent leurs « savoirs traditionnels » relatifs au dugong et », qui possèdent à la fois une dimension symbolique et un aspect pratique de gestion de l'environnement. Cela prouve qu'ils ont parfaitement assimilé les discours environnementaux actuels, mais surtout qu'ils possèdent une conception « patrimoniale » de la nature.

Enfin, à travers cette étude de cas, le terme « emblématique » affilié au dugong prend tout son sens à travers un jeu de correspondances entre les intérêts des acteurs institutionnels liés à la conservation et entre les populations côtières de la commune et leur système culturel. Tout d'abord, il est emblématique dans un sens « conservationniste » puisque les différents acteurs l'utilisent comme un prétexte pour protéger des zones qui sont fréquentées par de nombreux autres poissons, à la manière d'une « espèce parapluie ».

En plus, il était particulièrement important pour les clans de la mer, ce qui fait qu'ils cherchent à la protéger afin de préserver les savoirs et pratiques traditionnelles qui lui sont concomitants : le respect des zones taboues, l'image d'un peuple chasseur de dugong ; et ce même s'ils ne peuvent plus le pêcher. Nous pouvons très bien imaginer que, au cours d'une rencontre en bateau avec l'animal, les Vieux assurent la transmission orale de ces techniques par les récits de pêche ou encore de son rôle dans les cérémonies coutumières. Il possède donc une valeur d'ordre du patrimoine pour les populations locales.

En parallèle, cette valeur permet aux acteurs du Plan d'actions dugong présents sur la zone de l'utiliser comme argument ou ressource supplémentaire à la protection ainsi que comme justificatif de la pertinence de leurs actions. Grâce à cela, ils sont également capables de mobiliser les habitants dans l'effort de protection et d'assurer leur participation. Mais ce n'est pas tout car nous n'avons pas assez insisté sur le fait que la prise en compte des savoirs traditionnels kanak et des pratiques coutumières est essentielle dans les stratégies et de l'attitude politique de la Province Nord. En effet, la Province Nord, dont la majorité des habitants sont kanak, est particulièrement volontaire dans la « réalisation d'une gouvernance considérant les usages coutumiers », et ce afin de les préserver et de les valoriser au même

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titre que la biodiversité naturelle.61 Il est évident que le WWF implanté sur cette zone suit les mêmes prérogatives.

Cependant, cet objectif d'intégration et même de consultation (assimilé à une démarche « participative »), qui était en bonne voie d'application au début de la création de l'aire marine protégée, semble aujourd'hui bien compromis à cause du manque de cohérence lié aux projets de développement et aux relations complexes entre deux acteurs institutionnels : le WWF et la Province Nord. A ce propos, un agent du WWF déplore la perte progressive du côté participatif :

« Je pense qu'on perd des gens, pour moi, ça c'est passé quand le dugong a été de nouveau pêché62. Cela illustre vraiment le malaise du moment. Au début, c'était vraiment une demande des Vieux de protéger les vaches marines de la zone, parce qu'ils savent qu'il n'y en avait plus beaucoup et que c'était une espèce très fragile et en même temps très emblématique dans leurs coutumes. [...][Ceux qui étaient en poste] étaient sur le départ quand je suis arrivé. Après tout le staff a changé et on a perdu un peu l'historique du projet et on est passé à une gestion pour moi très provinciale. [...] Aujourd'hui au comité de gestion, il y a souvent une, deux ou trois personnes avant il y en avait dix ou quinze autour de la table, ça prenait la journée mais ce n'était pas grave parce que les gens parlaient librement et c'était vraiment leur projet d'aire marine protéger. Maintenant par contre, on sent bien l'inconfort, ce manque de participatif des gens qui s'éloignent petit à petit doucement mais très sûrement du projet et nous ce qu'on aimerait c'est vraiment remettre en place la gouvernance... » (Nouméa, agent environnemental).

Quoiqu'il en soit, le cas de l'aire marine protégée de Hyabé-Lé-Jao démontre que la mobilisation des « savoirs traditionnels » peut susciter, au moins un temps, un compromis entre les acteurs autour d'une espèce « emblématique », à travers la compréhension par les deux parties de cette valeur patrimoniale ajoutée. Mais la convergence des pratiques et des savoirs n'est pas toujours possible, tellement les « cultures » des « développeurs » et des « développés », des acteurs institutionnels et la « population locale » sont éloignées, comme nous allons le constater dans l'exposé de la question de la protection du dugong dans la Zone Côtière Ouest.

IV.3. Protection du dugong dans la Zone Côtière Ouest : un enchevêtrement d'échelles, de logiques et de pratiques

Avant d'aller plus loin dans notre développement, nous souhaitons souligner que les activités liées à la mer sont particulièrement diversifiées sur cette côte, notamment du fait de la forte densité humaine, de la forte mixité culturelle et du développement économique et touristique. Si certaines personnes habitent près du bord de mer, la pêche et les sorties en bateaux ne font pas pour autant partie de leurs activités quotidiennes, à moins d'être pêcheur professionnel ou dans la protection maritime. La plupart travaillent la semaine et ne montent dans leurs bateaux que lorsque le temps le leur permet le week-end. En règle générale, comme

61 Séminaire de l'IRD du 27 août 2014, Margot Uzan, juriste étudiante en M2 Université de Toulouse, « La Création d'un système d'aires protégées en province des îles loyauté »

62 Deux dugongs ont été pêchés, l'un de manière accidentelle et l'autre volontaire, entre janvier et juin 2014

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le souligne Jean-Claude Mermoud (1997) et comme nous l'avons constaté sur le terrain, les broussards partent en bateau tôt le matin avec la famille ou des amis, emportent avec eux un pique-nique, leur palmes-masques-tubas, leur matériel de plongée et/ ou leur matériel de pêche afin de s'occuper durant la journée. Le but est de trouver un coin tranquille où se poser, sur un îlot ou en pleine mer, pour profiter du temps ensemble et de ce bol d'air frais. Autrement dit, la mer est devenue moins une source de revenus qu'un synonyme de plaisir et de loisir entre amis.

Ce sont dans ces moments qu'ils croisent sur leurs routes les « plaisanciers » et les touristes venus de Nouméa ou d'ailleurs pour découvrir les plages de sable fin de Poé, la faille au requin en plongée et en kayak, ou pratiquer du Kite-surf par exemple. Bien évidemment, ces activités sont aussi dans une certaine mesure pratiquées par la population locale. Mais ces visites fréquentes et les « embouteillages de bateaux » dans le lagon sont souvent sources de conflits entre la plupart des broussards qui se mettent tous d'accord pour railler les personnes venues de l'extérieur.

Enfin, dans la Zone Côtière Ouest, les habitants parlent peu de la protection du dugong en soi mais bel et bien de protection maritime. Cette remarque est significative puisqu'elle indique que la dégradation des ressources halieutiques est importante dans cette région où la densité population est en forte croissance. Les menaces ne pèsent donc pas seulement sur le dugong mais sur de nombreuses espèces marines. Si nous définissons quels sont les mesures de protection de la mer, qui ont un impact sur la protection de l'animal, alors nous analysons les pratiques et les savoir-faire qui sont mobilisés pour protéger cette espèce.

IV.3.1. Mesures juridiques pour la conservation du milieu marin et du dugong

La gestion de l'espace maritime sur la Zone Côtière Ouest se présente comme un enchevêtrement de mesures légales, mises en place notamment par la Province Sud et Nord. Ces deux structures assurent la surveillance et la règlementation de l'usage maritime de manière propre et différenciée. Les lois appliquées dans cette région sont ainsi dépendantes de ces systèmes séparés, et ce malgré qu'elles aient toutes pour objectif de protéger l'espace maritime, les activités nautiques et les ressources naturelles. Parmi ces mesures, nous comptons plusieurs réserves naturelles plus ou moins anciennes et la création d'un parc marin en 2008, avec la mise au rang de patrimoine mondial de l'UNESCO des lagons de Nouvelle-Calédonie.

Aires marines protégées des communes de Poya et de Bourail

L'AMP de Nékoro (cf. Annexe IV du mémoire) est une Réserve Naturelle Intégrale (RNI), « correspondant à la catégorie de gestion I.a de l'Union internationale pour la conservation de la nature » (Code de l'environnement Province Nord, 2009). Dans l'Agenda des marées de la PN, il est spécifié qu'en tant que Réserve de Nature Intégrale (RNI), il y est interdit d'exercer « toute pêche de quelque nature que ce soit, plongée ou baignade et installation de cabanes sur les îlots ». D'après l'article de Dolorès Bodmer (Bodmer, 2010) et les témoignages recueillis sur la commune de Poya, elle couvre une superficie d'environ 1260 hectares et a été mise en place en 2000 grâce à la mobilisation des agents de la commune et des coutumiers du district de Muéo depuis 1995. Si certes, l'exploitation minière de la région pollue les eaux marines de la région, il semble que les pressions sur les milieux étaient relativement faibles et n'étaient liées qu'à la pêche.

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En fait, les objectifs portaient essentiellement sur la « création d'une zone de conservation d'un habitat et des espèces emblématiques que sont les dugongs et les tortues » (Province Nord, 2000) ; c'est pourquoi cette zone a été délimitée de façon à intégrer des mangroves, des platiers, une quarantaine de patates coralliennes mais surtout de vastes platiers et herbiers fréquentés par les dugongs et les tortues. Cependant, les efforts pour mettre en place un Comité de Gestion qui s'occupe de cette aire protégée a été long à se mettre en place puisque, selon ce qui est écrit dans l'Agenda des marées, la concertation et la mobilisation des acteurs de la commune (mairie, coutumiers, associations, pêcheurs professionnels et plaisanciers) date de 2014, et ce grâce à un travail initié il y a trois ans par un agent de la Province Nord et négocié auprès de la nouvelle mairesse.

Les réserves de Bourail (cf. Annexe IV du mémoire) ont été mises en place en 1993 à la demande de la commune et en s'appuyant sur des critères biologiques, et notamment l'existence de zones de pontes de tortues et d'habitat unique en Nouvelle-Calédonie pour la langouste Panulirus homarus. L'Assemblée de la PS a donc créé trois réserves spéciales marines sur les sites de la baie de la Roche Percée et la Baie des tortues, une autre zone comprenant l'île Verte et un périmètre le long de la plage de Poé. L'ensemble représente une surface totale de 2 339 ha dont 17 de milieu terrestre et 2 322 d'écosystème marin. A l'intérieur de ces réserves, la capture ou la destruction par quelque procédé que ce soit des poissons, crustacés, coquillages et autres animaux marins ainsi que la récolte du corail sont interdits, sans que pour autant la fréquentation du public ne soit proscrite. Des dérogations aux précédentes interdictions peuvent être accordées par la PS à des fins d'étude ou de recherches scientifiques ou pour des raisons tenant à la nécessité de rétablir l'équilibre des espèces. D'après un ancien gendarme à la retraite de la commune, ayant travaillé dans la protection maritime pendant trente ans, celles-ci étaient des zones où la surveillance était géré par la municipalité qui dépêchait des représentants de l'autorité judiciaire (gendarmes ou policiers) sur place afin de s'assurer le respect de la législation. Aujourd'hui, dans le Code de l'environnement, ces trois aires protégées sont encore des réserves naturelles règlementées mais accessibles au public.

Article 211-10 du Code de l'environnement de la Province Sud, version de 2014, p.36.

Si les AMP de la Roche Percée et de la Baie des tortues et de l'île Verte ont été créées principalement pour protéger les tortues « grosses têtes » (Caretta caretta), en préservant les sites de ponte (plage de la Roche Percée et de l'île Verte), elles protègent aussi quelques dugongs qui viennent profiter des herbiers disponibles. A l'inverse, l'AMP de la plage de Poé semble contenir les activités denses liées aux loisirs. D'après le Code de l'environnement de la Province Sud, les personnes habilitées « à constater les infractions au présent titre, outre les officiers et agents de police judiciaire et les agents des douanes, les fonctionnaires et agents assermentés et commissionnés à cet effet. Les agents assermentés habilités à constater les infractions aux dispositions sont également habilités, dans l'exercice de leurs fonctions, à

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visiter les aires protégées en vue de s'assurer du respect des règles auxquelles elles sont soumises et d'y constater toute infraction » (article 216-1, p. 83). Autrement dit, les agents de municipaux et les agents du service de la Protection Lagon travaillent de concert pour assurer la surveillance de ces aires marines protégées.

Le parc marin de la Zone Côtière Ouest intégrant les réserves

Ces espaces particuliers sont intégrés à un ensemble plus large. Dans le cadre de son Code de l'environnement paru en 2009, la Province Sud a attribué le statut de « parc marin » (cf. figure 8) aux sites inscrits au patrimoine Mondial63. Le parc marin de la Zone Côtière Ouest (314500 hectares) est l'une des deux zones, avec le Grand Lagon Sud (48200 hectares), qui assure la protection réglementaire des zones appartenant à l'ensemble des sites inscrits sur la liste du Patrimoine Mondial de l'UNESCO. Elle intègre les trois réserves intégrales précédemment citées dans son aire de limitation, la Zone Côtière Ouest, ainsi que la réserve naturelle marine de « Ouano ». Cela signifie que ce parc marin doit se comprendre comme une aire de plus grande échelle regroupant plusieurs catégories d'aires protégées. Ce parc provincial est régi par un plan de gestion participative, élaboré par un comité de gestion : il s'agit de l'association de la ZCO qui inclut les représentants de toutes les catégories socioprofessionnelles de la région. La création de cette structure a été rendue obligatoire par le classement au patrimoine mondial de l'UNESCO, afin de développer une démarche participative qui n'était pas formulée dans les dispositions du Code de l'environnement. Les activités humaines font l'objet d'un zonage, qui consiste à dédier de vastes étendues soit à la pêche, soit aux activités de loisirs et de tourisme, soit à la conservation.

Le classement de la Zone Côtière Ouest au Patrimoine Mondial de l'UNESCO, et donc la protection législative subventionnée par l'organisation internationale, a été possible grâce à la présence d'une biodiversité et d'espèces marines rares ou menacées. Selon un document présentant le Plan de Gestion participatif de la ZCO, « l'ensemble des passes de la côte Ouest constitue des habitats importants pour le dugong puisque des agrégations répétées ont été constatées sur plusieurs jours. Les populations de dugongs de cette zone sont parmi les plus importantes de Nouvelle-Calédonie. La Zone Côtière Ouest tient donc un rôle essentiel en termes d'enjeu de conservation à l'échelle régionale et internationale concernant les espèces précédemment citées » (Section « Biodiversité et espèces emblématiques », Province Sud, ZCO, UNESCO, Lagons de Nouvelle-Calédonie, 2008-2010 : 14). De fait, favoriser la protection du dugong et des autres espèces « emblématiques »64 de la région fait partie des missions de la ZCO. Aussi comprenons-nous pourquoi l'association de la ZCO a choisi de représenter un dugong dans son logo (cf. Annexe V, dans la Tableau des acteurs).

63 Et ce alors que la PN n'a pas encore déterminé de statut spécifique à la zone du grand Lagon Nord et de la zone Côtière Nord et Est, qui composent l'ensemble du Bien protégé (document UICN, « Les Espaces Protégés Français », 2010).

64 Nous notons là le lien évident entre le terme « emblématique » et « endémique », propre à un aire géographique que l'on ne retrouve nulle part ailleurs.

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Figure 8 : La Zone Côtière Ouest inscrite au Patrimoine Mondiale de l'UNESCO et son parc marin en bleu (c)

réalisation : Province Sud

Ainsi, si le paysage de la conservation des espaces marins de la zone et des espèces qui les fréquentent semblait auparavant morcelé, les acteurs institutionnels en charge de la protection environnementale ont fait appel aux organismes internationaux, ce qui a entraîné la création d'un grand espace plus global de protection : le parc marin. En parallèle, cet organisme international a imposé la participation de la population locale dans l'effort de conservation, ce qui a abouti à la création de la ZCO, rassemblant au total plus de soixante-dix membres selon les déclarations de sa présidente. Mais quels savoirs et pratiques liés à la protection maritime cette logique de mobilisation de la population dans l'effort de conservation emploie-t-elle ? Repose-t-elle, comme nous l'avons vu à Pouébo, sur la convergence des savoirs locaux avec les pratiques juridiques ? Pour répondre à ces interrogations, nous nous intéressons aux « courtiers locaux du développement » 65 de la zone, qui garantissent le dialogue entre population locale et acteurs institutionnels, et aux modalités de transfert entre les systèmes cognitifs.

65 Par « courtiers locaux du développement », nous entendons « les acteurs sociaux implantés dans une arène locale qui servent d'intermédiaires pour drainer (vers l'espace social correspondant à cette arène) des ressources extérieures relevant de ce que l'on appelle communément « l'aide au développement » (Olivier de Sardan, 1995 : 211).

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IV.3.2. Comité de la ZCO et les autres associations environnementales locales

L'association, créée officiellement en 2007, constitue un relai entre les acteurs institutionnels et les habitants de la zone puisque, d'après son site internet, ses objectifs principaux sont les suivants :

« Favoriser la communication et la sensibilisation de l'ensemble des parties prenantes, et notamment des socioprofessionnels dont l'activité peut avoir un impact sur le bien ;

Favoriser des actions de communication et de sensibilisation en direction du grand public ;

Promouvoir des actions et expériences de développement local durable ; Participer à la réflexion sur la gestion concertée des biens en série ».

Selon la présidente de l'association, il s'agit d'un « groupe à vocation participative pour gestion de l'environnement » qui a la vocation de représenter « toutes les communautés sans distinction. La ZCO a ce rôle là, de dénoncer les incohérences, les injustices et faire entendre le point de vue de tous les calédoniens qui ne peuvent pas forcement s'exprimer, qui n'ont pas l'occasion de s'exprimer etc. » (Moindou, 2014). La ZCO représente donc la « population locale » en parlant en son nom auprès des Provinces, des organismes internationaux, des collectivités territoriales.

De plus, elle est composée de personnes d'origine sociale et culturelle très diverse, issus de corps de métier différents mais qui sont souvent liés à l'environnement ou aux politiques publiques66. De ce fait, ces membres se sont rassemblés autour d'un intérêt commun, la protection environnementale de la région, et ont partagé leurs connaissances et ont certaines compétences relevant de la logique « projet » : réunions du Comité Administratif, concertation des acteurs régionaux, préparation d'actions et d'événements pour la sensibilisation, édition d'un journal, gestion d'un site internet etc. Les propos d'une pêcheuse professionnelle habitant en tribu, membre de l'association, sont particulièrement révélateurs des activités auxquelles elle participe :

« La ZCO c'est la reconnaissance administrative de la population. Nous on a participé à la rédaction du Plan de Gestion et à sa mise en place. Chaque membre est bénévole [...] En 2010-2011, on a édité notre premier livre puis un deuxième numéro juste après. On travaille aussi sur le code de l'environnement, on le connait bien.

J'aime bien parce que j'apprends tout le temps des choses et puis c'est une ambiance conviviale. [...] Je vais aux réunions parce que c'est important. Sauf si je ne peux vraiment pas, si je ne trouve pas d'occasion pour y aller en voiture ».

66 Le Conseil Administratif est constitué d'un « collège » des agriculteurs / éleveurs, des pêcheurs, des coutumiers qui rassemble des professionnels de ces domaines liés à l'environnement, mais aussi d'un collège des ONG, de la société civile et des opérateurs touristiques.

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De même, un retraité de Bourail engagé dans la ZCO ajoute :

L'entrée à la ZCO s'est fait pour moi par la présidente, on se connaît depuis très longtemps. C'est un partage de connaissances, il y a beaucoup de personnes pour renseigner sur les choses, sur la mer parce que nous on connaît moins finalement, on est de la chaîne.

Par exemple, il y a beaucoup de kanak qui ont des croyances autour de la mer, ce sont qui nous apprennent tout cela. Moi, je n'en ai pas vraiment des croyances sur la nature, je vis dedans, c'est tout ».

Par conséquent, si la ZCO joue un rôle de médiateur et de traducteur entre les divers groupes socioprofessionnels, les acteurs institutionnels de la conservation et la population (qui appartiennent tous à des systèmes culturels différents), il semble que ses membres soient également des « diffuseurs » de connaissances acquises personnellement dans la vie quotidienne, mais aussi d'ordre scientifique, juridique et administrative auprès de la population. Concernant la protection du dugong, l'association remplit une mission d'information, de communication et de sensibilisation auprès de la population locale (« grand public ») autour des lois et des menaces pesant sur l'espèce, comme l'atteste le témoignage du retraité de Bourail : « Nous, on fait de la sensibilisation sur le dugong surtout mais on manque de moyens pour mettre en oeuvre de grandes choses ».

Seulement, sa représentativité a des limites puisque ce ne sont pas les seules associations environnementales locales ou rassemblement d'individu autour d'enjeux de conservation présente dans cette région. Ils s'ajoutent aux mesures de protection ordonnées par les Provinces, et même semblent se substituer aux manques politiques de ces institutions comme le soutient le fondateur d'une de ces associations, « c'est nous qui faisons le sale boulot que les institutions ne font pas. Sur les questions politiques, ce sont les petites mains de la Province, qui mettent en place de vraies actions concrètes » (Bourail, 2014). Tous ces acteurs sont attachés à une zone géographique maritime ou terrestre bien précise, plus ou moins vaste, sur laquelle ils essaient de faire valoir leurs influences et leurs légitimités. Ils mettent en avant des causes « environnementales » différentes qui soit se recouvrent, soit sont sources de conflits.

Si ces acteurs possèdent des légitimités différentes dans ce domaine, il n'en reste pas moins qu'ils sont présents et composent le paysage « surchargé » de la « protection environnementale » de la région. Cela signifie aussi que la ZCO n'est pas le seul organisme à diffuser et à développer des savoirs autres que les « savoirs traditionnels locaux » auprès de la population locale. Sur le terrain, nous avons constaté que les interactions entre les uns et les autres sont complexes et relèvent parfois d'animosités personnelles, sous couverts de distinctions ethniques. Pour comprendre toutes ces interactions, nous vous incitons à vous référer au tableau des stratégies d'acteurs qui les rend plus lisibles (Annexe V du mémoire). La Zone Côtière Ouest, plus qu'une zone inscrite au Patrimoine Mondial de l'UNESCO, est donc un espace où les revendications identitaires, territoriales et environnementales se mélangent et se confrontent les unes aux autres, rendant difficile toute entreprise de convergence des efforts orchestrée par un agent extérieur.

Ainsi, les associations locales environnementales comme la ZCO se positionnent comme interlocuteur privilégié avec les collectivités territoriales, les autres acteurs environnementaux et institutionnels. Pour se faire, les personnes engagées dans ces

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organismes ont dû acquérir un nouveau langage pour être crédible et audible, des pratiques d'organisation plus ou moins uniformisées pour mettre en place des actions effectives, des connaissances poussées sur le cadre législatif dans la Province Sud etc. Ils maitrisent donc certains savoirs et savoir-faire qui sont différents que ceux hérités des traditions locales par exemple et qui ne sont pas nécessairement partagés par le reste de la population. En d'autres termes, ils ont suivi le modèle « projet » et de la concertation, qui peut-être commun aux domaines de la gestion environnementale et de la gouvernance.

De même, ils sont garants de la diffusion sur le terrain des connaissances scientifiques (souvent invoquées par les politiques publiques comme justification et base de l'action), à des fins de sensibilisation auprès des principaux acteurs concernés par les textes de loi mais aussi auprès de l'opinion publique, qu'ils cherchent à rallier à leur cause. Ceci ne semble pas un objectif facile à atteindre puisque, selon les propos d'un des fondateurs d'association précédemment cité :

« Mais il ne faut pas se leurrer, la plupart de la population est rétrograde et ne se sent pas concernée par environnement. Il y a 80 % de la population qui ne font rien, ne font aucun effort. Pourtant, les gens de la brousse, ils ne sont pas contre la protection de l'environnement, ils aiment bien faire leur coup de pêche de temps en temps et voir les poissons dans le lagon. Et si l'on perd notre nature, on perd aussi notre culture. La mer, c'est une valeur commune qui est largement partagée, c'est une manière d'être océanien ».

Cette personne a très bien absorbée le discours conservationniste actuel qui tend à articuler protection de la nature avec préservation de la culture, tout comme les habitants impliqués dans le Comité de gestion de l'aire marine protégée de Hyabe/Lé-Jao à Pouébo. Seulement, les leviers utilisés par les politiques de conservation, comme celui du patrimoine, semblent moins ancrés

IV.3.3. Gestion de l'espace maritime dans la tribu de Kélé : et les « savoirs traditionnels » dans tout cela ?

Parmi la population mélanésienne de la Zone Côtière Ouest67, les habitants respectent les zones taboues, même en milieu marin, qu'ils soient « Jeunes » ou « Vieux ». Il existe beaucoup d'histoires autour de ces lieux qui explorent différentes thématiques, comme l'indiquent Antoine Wickel et Jean-Brice Herrenschmitt dans leur rapport sur la toponymie maritime dans la région (GIE Océanide, 2009). Dans cette étude, dont l'objectif était de réaliser un état des lieux des zones taboues et de la toponymie maritime de la Zone Côtière Ouest, les sites font référence :

- pour 40% à l'histoire précoloniale ;

- pour 30 % à la ressource halieutiques et aux pratiques de pêche

- pour 25 % à des mythes, légendes, histoires liées à des esprits surnaturels ;

- pour 5 % à l'histoire coloniale et contemporaine ; (Ibid. : 26)

67 Nous avons choisi d'utiliser les données récoltées dans la tribu de Kélé concernant les « savoirs tradtionnels » car nous avons plus d'informations sur cette thématique étant donné que nous sommes restée dans la tribu plus longtemps. Nous aurions voulu être équitable dans la description des « savoirs traditionnels » liés a la gestion maritime et exposer davantage les savoirs des Calédoniens d'origine européenne par exemple, mais nous n'avions pas suffisamment de données exploitables.

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Il insiste également sur le fait que les lieux « tabous » sont davantage associés à des lieux « sacrés » qu'il faut respecter, plutôt qu'ils ne constituent de réelles règles de conduite à observer. Autrement dit, ce sont simplement des lieux que les personnes évitent de fréquenter, et ce parce qu'ils ont souvent été marqués par la présence, la lutte, la mort d'un ancêtre (historique ou mythique). Par conséquent et par respect pour cet ancêtre, ces endroits deviennent « sacrés ». Ensuite, toujours selon le rapport du GIE Océanide, « le tabou désigne plus l'interdit qui accompagne le lieu que le lieu en lui-même » (Ibidem). Nos données de terrains semblent aller dans le sens de cette analyse, comme le suggère les propos d'un jeune homme d'une vingtaine d'années de la tribu de Kélé :

« Comme tabou, il y a l'île aux morts par exemple. C'est la grand-mère qui m'a expliqué cela. C'est un endroit où avant, ils laissaient les morts. C'est un endroit tabou où il ne faut pas aller, c'est dangereux si tu ne suis pas la règle. Moi je respecte, il ne faut pas jouer avec ces choses là [...] Il existe un autre endroit d'ailleurs où c'est tabou : c'est le coude de la rivière qui mène à la mer. Il y a un endroit où il ne faut pas plonger. Un jour, il y en a un qui a plongé et bien les Vieux ils l'ont retrouvé mort, accroché aux rochers ! C'est ma mère qui m'a raconté cela ».

Aussi les lieux tabous sont-ils respectés par les habitants qui ne s'y aventurent pas par peur des représailles ou de vengeance des esprits des Anciens présents dans les tabous. Contrairement à Pouébo, ces lieux ne semblent pas particulièrement significatifs de pratiques traditionnelles, dans le sens d'inscrit dans la tradition locale. Ils sont simplement la manifestation et la source de mythes, d'histoires et de diverses représentations liées à la culture locale. Ce sont peut-être là les seuls « vestiges » de pratiques et savoirs traditionnels concernant la gestion de la mer qui se sont fortement modifiées du fait de l'installation de la colonie pénitentiaire et des mélanges culturels profonds.

Pourtant, puisque cette tribu est située en bord de mer, la majorité des habitants possède un bateau dès qu'ils peuvent se le payer et deviennent pêcheur occasionnel ou professionnel. Les plus jeunes pratiquent la chasse sous-marine en groupe car il s'agit d'une occasion pour s'amuser ensemble, de sortir s'aérer et de s'amuser à faire des concours, ou encore de rire gentiment les uns des autres. La pêche devient un loisir pour les jeunes Kanak, un peu à la façon des « coups de pêche » attribués aux Calédoniens d'origine européenne mais résolument broussards. Il en va de même pour la chasse au cerf. D'ailleurs, certains partent chasser en bateau, afin de tirer sur les animaux qui se sont réfugiés sur les îlots alentours par temps de marée basse.

Enfin, comme dans la plupart des tribus de bord de mer, les habitants de Kélé possèdent une zone de pêche exclusive en face de la tribu, qui leur est spécialement réservée et dont ils s'occupent. D'après les entretiens, les habitants de la tribu de Kélé estiment que leur rôle est d'assurer eux-mêmes la protection de leur zone de pêche de l'invasion de potentiels fraudeurs ou d'autres pêcheurs venus profiter de leur abondance en poissons, conséquence d'un système de gestion efficace de la ressource basé sur leur vigilance acharnée. A ce propos, le discours d'un jeune pêcheur / chasseur est particulièrement révélateur de la manière de penser dans la tribu :

« Nous on protège notre lagon à Kélé. On prend le bateau, on a grandi ici, on sait comment cela se passe et on connait la mangrove par coeur et le lagon aussi. À Kélé, nous on sait comment protéger notre lagon, même les Vieux : on

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tire au fusil et on fait partir ceux qui ne viennent pas de là. C'est chez nous. Quand j'en vois un qui essaie de venir sur Kélé, sur nos lagons, je le vire ».

Il s'agit là d'une pratique qui n'est pas unique mais qui existe ailleurs, dans des contextes différents et même en dehors des tribus. L'exemple donné par un habitant de Bourail d'une femme âgée calédonienne d'origine européenne qui protège sa propriété maritime confirme que cette pratique est répandue dans la Zone Côtière Ouest :

« J'ai vu les vieux pêcheurs qui voulaient pêcher à l'îlot XXX, vers XXX, chez Madame XXX. C'est elle qui fait la loi là-bas, elle tirait sur les bateaux à coups de fusils » (Bourail, homme à la retraite, 2014).

Pour conclure, par la création de cette association, l'UNESCO et la Province Sud ont tenu à former un comité de gestion de la Zone Côtière Ouest avec la population locale. Mais contrairement à l'association de gestion de l'aire marine protégée de Pouébo, la ZCO s'est formée avec la création du parc marin et son inscription au Patrimoine Mondial, mais surtout par le travail d'un agent de la Province sur place venu démarcher les potentiels participants parmi les habitants. L'association a donc suivi des directives qui lui ont été dictées « par le haut », par l'organisme international de l'UNESCO et surtout la Province Sud. Puisque la décision de réaliser ce projet de comité ne leur a pas appartenu, ses membres ont dû s'adapter fortement aux modes de fonctionnement et au vocabulaire de ces acteurs.

En ce sens, il n'est pas étonnant de constater que les savoirs et pratiques traditionnels de la population autour du dugong ou liés à la protection maritime ont moins été pris en compte dés le départ du projet par les gestionnaires que dans l'aire marine protégée de Hyabé/Lé-Jao. En outre, la problématique du patrimoine culturel lié à l'écosystème et aux espèces emblématiques qui fréquentent le « Bien-en-série » (les six sites classés au Patrimoine mondial de l'UNESCO) n'a pas été véritablement au coeur de la protection internationale du lagon. Ce sont les arguments de la biodiversité et du caractère exceptionnel de ces lieux qui ont décidé le comité d'évaluation de l'UNESCO à l'inscrire sur la liste. Pourtant, la ZCO comme la Zone du Grand Lagon Nord (où se trouve l'aire protégée de Hyabé) sont intégrées dans cet espace de conservation et leur gouvernance est déléguée aux services publics compétents, c'est-à-dire aux Provinces Nord et Sud. La seule explication concernant leur différence d'administration correspond aux priorités politiques de chacune des institutions provinciales.

Par conséquent, dans le contexte néo-calédonien, la question de l'intégration des savoirs et des pratiques locaux dans l'effort de conservation rejoint celle de la participation envisagée par les acteurs institutionnels responsables des programmes. Il faut souligner que les échelles et les contextes de protection entre les deux exemples donnés ne sont pas les mêmes. Il est sans doute plus difficile de mettre en oeuvre une démarche « participative » dans la Zone Côtière Ouest, dans cette région qui est plus vaste et surtout, qui abrite des conflits ethnico-culturels denses et complexes intervenant dans la problématique de la conservation de la biodiversité et du patrimoine culturel.

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