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La conservation du dugong en Nouvelle-Calédonie: la mobilisation et la confrontation de savoirs et pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique » menacée

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par Audrey Dupont
Université Aix-Marseille - Anthropologie 2015
  

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I.3.4. Traitement et analyse des données

Nous avons appliqué le principe de « triangulation des informations » (Olivier de Sardan, 2003) afin de traiter et d'analyser les discours des personnes. Si une information ne peut être utilisable qu'une fois écrite, l'écrire ne suffit pas, il faut encore la comprendre et la réfléchir dans un contexte particulier et la comparer à d'autres informations issues d'autres sources (divers locuteurs, référence dans un ouvrage etc.). Toute la difficulté du travail anthropologique est de compiler, de confronter et de bien rendre compte des points de vue de tous.

Étant donné le temps court de toute recherche appliquée, il m'a fallu mener de front l'enquête, le traitement des données et l'analyse. Je me suis donc organisée sur le terrain pour débloquer le temps nécessaire à la réalisation des retranscriptions des entretiens et j'ai poursuivi cette activité durant les temps passés sur Nouméa entre deux séjours sur le terrain, ainsi que le dernier mois à la fin de la période d'enquête. Le travail de traitement et d'analyse des données a été rythmé par les comptes-rendus de terrain présentés lors des réunions du GTR et leurs exigences de rendus (au bout de trois mois d'enquête, on m'a demandé d'élaborer une ébauche de plan pour le rapport de stage), ainsi que par les différentes restitutions publiques. J'ai donc profité de la concertation de plusieurs points de vue et de l'obligation de préparer les restitutions et rendus, ce qui m'a demandé d'organiser les données, de les analyser et de construire une réflexion au fur et à mesure du terrain.

Enfin, la « méthodologie concertée » du stage, convenue dés le départ avec l'AAMP et l'IRD, était éprouvante car j'étais constamment tiraillée entre les intérêts des uns et des autres. De plus, s'il était difficile de faire entendre sa voix face à autant d'acteurs, mon analyse en a aussi gagné en finesse et en solidité. La confrontation des idées et le travail permanent de négociation des marges de manoeuvres ont été une force car cela m'a permis d'améliorer mes compétences argumentatives, de traduire les concepts anthropologiques dans un langage courant, de m'interroger sur la pratique anthropologique et sur la pertinence de ses outils, et de sortir de ma subjectivité - condition nécessaire pour rentrer dans les critères anthropologiques.

De même, ce travail de concertation a participé à la formation de ma problématique actuelle sur la diversité et la confrontation des savoirs, des pratiques et des représentations autour du dugong. En effet, tout au long du stage, j'ai éprouvé la multiplicité des acteurs impliqués dans le Plan d'actions mais également des terrains d'enquête et des personnes

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rencontrées. Afin de mieux rendre compte de ces décalages évidents entre les individus sollicités20 dans cette étude, d'attester des difficultés que nous avons rencontré pour croiser les informations provenant d'une telle quantité d'interlocuteurs et de prouver la complexité sociale de la « société néo-calédonienne », nous avons tenu à rendre compte des réalités micro-locales en présentant rapidement des lieux d'enquête.

I.4. Présentation rapide des lieux d'enquête

I.4.1. La commune de Pouébo

La commune de Pouébo, située dans la région Nord-Est de la Grande-Terre, dans la Province Nord et dans l'aire coutumière Hoot-ma-Whaap, constitue une longue bande côtière de 70 km enchâssée entre une chaîne de montagne et un lagon turquoise. Elle est composée de deux districts21 (le district coutumier de Balade au nord et celui de Pouébo au sud) rassemblant 16 tribus dont deux indépendantes : celles de Paalo et Colnett. La région représente 2452 personnes soit 12 individus/km2, ce qui est peu comparé au reste de la Nouvelle-Calédonie (recensement 2014, densité de la population par commune et par province, www.isee.nc). Elle est peuplée majoritairement par des Kanak (95%), quelques familles calédoniennes d'origine Européenne22 aux extrémités nord et sud, quelques Européens au village (Bodmer, 2010 : 4).

lieux d'enquête

ISEE, 1996

Langues vernaculaires

Figure 3 : Répartition géographique et langues sur la commune de Pouébo (c) réalisation : Dupont

20 Nous cherchons à montrer la distance entre les diverses perceptions de la nature en Brousse, entre les différentes représentations broussardes et celles détenues par les acteurs de institutionnels, et entre les intérêts des divers acteurs institutionnels.

21 Subdivision administrative sous autorité et juridiction de la commune, qui regroupe une ou plusieurs tribus respectant l'organisation des aires d'influence de chaque « grand-chef » qui administre ce territoire (cf. Cornier, 2010 : 30).

22 Il s'agit de Calédoniens nés sur le territoire, ou en France, qui sont présents en Nouvelle-Calédonie depuis plusieurs années

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L'une des particularités de la commune reste sa forte diversité linguistique. Sur l'espace de 70 km, on retrouve trois ensembles linguistiques bien marqués : le « Nyelâyu » parlé dans les tribus de Balade, le « Cââc » qui se cantonne au centre de Pouébo et le « Jawé » au sud du village. Cette distribution linguistique conditionne le découpage du territoire suivant : le district de Balade, la zone de Pouébo-village et le district de Lé-Jao, administré par son Grand-chef Noel Poindi. Cette répartition spatiale est celle reconnue par les habitants interrogés dans cette enquête. Si le travail d'enquête a été en majorité mené dans les tribus de Yambé et Diahoué, nous avons aussi interrogé des personnes de la tribu de Saint-Denis de Balade et de Saint-Louis et Saint-Denis à Pouébo (cf. figure 3).

La faune et la flore terrestres et marines exceptionnelles ont été internationalement reconnues, particulièrement par le classement UNESCO du lagon en 2008 et par la mise en place d'aires marines protégées, comme celles de Hyabé/Lé-Jao ou de Dohimen et de Yeega dans la commune de Hienghène, inaugurées en 2010 (Le Journal des aires marines protégées de Pweebo et Hyehen, WWF, Association Ka Poraou, Association de l'aire marine protégée de Hyabé/Lé-Jao, OGAF et PN, mars 2014). Du fait de son éloignement de Nouméa, la région s'est tardivement préoccupée de son développement touristique, même si quelques aménagements touristiques qui permettent à quelques familles d'avoir des revenus de leurs activités.

Sur place, quelques emplois dans le bâtiment, dans les professions administratives, au dispensaire, à l'OPT, des revenus ponctuels obtenus à travers la professionnalisation des activités de pêche ou la vente d'objets artistiques dynamisent ce territoire. Mais, depuis cinq ans environ, beaucoup de personnes partent travailler en dehors de la zone, à Hienghène, particulièrement vers les sites miniers de la zone VKP (Voh/Koné/Pouembout) ou encore vers des agglomérations de la côte-est ou à Nouméa (Cornier, 2010 : 30). Ces mouvements ne semblent pas a priori perturber une certaine continuité des modes de vie traditionnel puisque nombre d'habitants des tribus pratiquent toujours des activités vivrières (agriculture, pêche, chasse) pour s'alimenter et s'organisent socialement selon des systèmes d'alliances et d'échanges complexes et hérités des parents et grands-parents (Ibidem). Toutefois, face aux changements sociaux importants actuels en Nouvelle-Calédonie, vécus par certains « Jeunes » comme par les « Vieux » comme une rupture, le système coutumier ne fonctionne plus comme « avant ».

Les transformations impactées par l'amélioration des conditions matérielles et économiques dans la région sont très récentes et la population ne sait peut-être pas encore comment réagir pour faire face à ces changements qui, s'ils apportent du confort, génèrent aussi des inquiétudes. Ainsi elle exprime une certaine peur de perdre ses valeurs et ses savoirs traditionnels parce que la transmission culturelle, du fait des facteurs précédemment cités, ne se fait plus comme « avant». L'école et le développement économique à la fois souhaité et craint sont perçus comme des freins à la communication entre les personnes, qui formulent une grande distinction entre le mode de vie « traditionnel » et la vie « moderne », surtout parmi les générations les plus anciennes.

I.4.2. La Zone Côte Ouest : de Moindou à Poya

La « Zone Côtière Ouest »23 est un Bien inscrit au Patrimoine Mondial de l'UNESCO en 2008. Ce périmètre côtier s'étend sur 70 km entre les communes de La Foa et Bourail et

23 Même si cela est inexact, nous utilisons le terme « Zone Côtière Ouest » pour désigner la zone de Moindou à Poya, simplement par commodité et pour faciliter la lecture.

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comporte une aire marine protégée étendue, ainsi que des zones tampons maritime et terrestre. Lors de notre enquête, nous avons essentiellement travaillé dans les communes de Moindou, de Bourail et de Poya, que nous présenterons en suivant. Dans cette zone, les personnes interrogées sont issues de toutes communautés confondues ; habitent autant en bord de mer qu'en vallée, dans la campagne ou en « ville » ; et sont originaires de différentes zones d'habitation (cf. figure 4).

Comme nous l'avons évoqué précédemment, l'histoire de cette zone est particulière puisqu'elle a été une « terre d'accueil ». Si quelques ressortissants de pays voisins moins favorisés ou certains colons libres ou pénaux s'y sont installé, la région était attractive grâce à la présence de richesses minières (surtout dans la commune de Poya et plus au nord) et grâce à l'étendue des terres cultivables (café, canne à sucre etc.) ou propices à l'élevage (bovin, porcin etc.). Avec l'exploration minière et l'implantation de filières agricoles, elle s'est développée économiquement et a ainsi attiré de nouveaux travailleurs. La mixité ethnique y est particulièrement forte, comme l'atteste ce tableau que nous avons élaboré à partir du document « Évolution et structure de la population » de l'ISEE (2009).

Région de Poé + domaine de Deva

Poya village + tribu de
Nepou + Népoui +
Moindah (Poya Sud)

Tribu de Nétéa et Montfaoué

Bourail village + la
Roche Percée + vallée
de Nessadiou

Tribu de Oua-Oué + vallée de Boghen

Tribu de Kélé

Figure 4 : Répartition des personnes enquêtées sur Moindou-Bourail-Poya (c) réalisation : Dupont sur fonds de carte GIE-

Océanide, 2009

Tribu de Kélé à Moindou

Nous avons réalisé une partie de l'enquête dans la tribu de Kélé, commune de Moindou. Cette tribu est aujourd'hui une dépendance de la tribu Moméa (170 habitants, ISEE, 2009) qui date de la demande d'extension de la réserve dans les années 1950/1960 par les Vieux afin de

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pouvoir pêcher. D'après les Mélanésiens interrogées, puisqu'ils disposaient d'une voie d'accès facile à la mer et surtout qu'ils étaient proches d'une vaste zone de mangroves, les habitants se sont spécialisés dans la pêche, notamment celle du crabe de palétuviers. Dans les années 1960, ils auraient divisé l'espace maritime en zones de pêche délimitées par familles, actuellement au nombre de onze.

La langue vernaculaire parlée dans la zone est le Sîchee, un langage issu du bord de mer et dérivé de la langue Ajië, qui aurait été parlé de Bouloupari à Poya mais qui se meurt aujourd'hui. Seules dix-neuf personnes la maîtrisent encore, dont deux dans la tribu. Deux personnes de la tribu d'une cinquantaine d'années ont expliqué que leurs parents avaient estimé que s'ils apprenaient uniquement le français, cela améliorerait leur scolaire. L'autre raison majeure de cette « perte » réside en ce que certaines familles ne sont pas originaires de la zone et ainsi, qu'il ne s'agit pas de la langue maternelle à transmettre aux enfants. Ainsi, cette disparition lente est une conséquence des mouvements de populations induits par la colonisation, les politiques coloniales et les représentations que les adultes se faisaient de leur propre langue et de l'apprentissage à l'école.

Enfin, la plupart des résidents de la tribu vit des activités vivrières comme l'agriculture, la chasse et la pêche, ainsi que de « petits boulots » occasionnels. D'autres pratiquent la pêche en tant qu'activité professionnelle pour revendre les fruits de la pêche tous les jeudis à un colporteur, qui s'arrête à la tribu pour recueillir et acheminer les poissons jusqu'à Nouméa.

Commune de Bourail

La région de Bourail a été le siège de nombreux affrontements durant l'Insurrection du peuple Kanak en 1878. Les tribus originaires, réparties en deux groupes, les Oröwe (ceux de la montagne) et les Nékou (ceux du bord de mer - cf. Alain Saussol, 1979 ), se sont retrouvées éclatées. Les langues vernaculaires locales qui sont actuellement abondamment parlées sont celles qui correspondent à ces deux tribus (le neku et l''orôê). Aujourd'hui, seule la tribu de Gouaro se trouve en bord de mer et regroupe des personnes sans terre suite de ces mouvements de population. La colonisation libre et pénitentiaire, avec par la distribution de concessions foncières, a créé la dynamique urbaine et économique autour de Bourail, véritable « capitale de la Brousse » (5444 hab. 2014 établis sur 797 Km2, soit 6,8 hab. par Km2) et pôle agricole historique du territoire. Parmi les vallées les plus denses en exploitations agricoles, nous pouvons citer celles de Boghen et de Nessadiou, cédée en partie par la tribu de Nékou aux déportés arabes qui souhaitaient s'installer à la fin de la colonisation pénale.

Le long de la route principale, Bourail-village rassemble de nombreuses infrastructures à ses concitoyens comme une mairie, une église, une bibliothèque, de nombreux commerces de proximité et des hypermarchés, des médecins, des snacks de route, des banques, un commissariat, des écoles, un collège, un lycée, un complexe sportif, un marché, un centre de secours principal, une antenne de la Province Sud, une salle de cinéma etc. qui offrent des emplois au coeur même de la petite ville. Cette dernière exerce une certaine attractivité sur la population aux alentours (toute appartenance ethnique confondue) qui descendent ou montent « en ville » pour s'approvisionner, travailler, se divertir, rencontrer les personnes.

Économiquement développée, la commune devient peu à peu une destination de choix, principalement pour les récents arrivants en quête de « villas secondaires », comme l'indique un calédonien d'origine européenne de quarante ans : « Il y a une arrivée massive de personnes qui ne sont pas d'ici. A la Roche [Percée], sur les 105 familles présentes sur le

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lieu, seulement 12 sont originaires de la Nouvelle-Calédonie ». De plus, la proximité avec Nouméa (à peine deux heures de voiture) en fait une destination touristique facile d'accès. Les stratégies économiques de la Province et de la municipalité s'orientent d'ailleurs sur cette nouvelle activité, comme on peut le constater avec la récente construction à l'entrée de la ville d'un musée couplé d'un office de tourisme, des aménagements pour le camping et les activités nautiques, à la plage de Poé notamment, ou des projets de grande envergure comme la construction de l'hôtel de luxe Sheraton au domaine de Gouaro-Deva.

Commune de Poya

La commune de Poya, établie sur la frontière entre la Province Sud (230 hab. en 2014) et la Province Nord (2806 hab. en 2014), est moins peuplée et moins urbanisé que Bourail (3,5 hab. par Km2). En revanche, elle est plus étendue (845 Km2), si bien que les lieux d'habitation ne présentent de centralité qu'en raison de la présence du village et de la mairie, qui joue le rôle de point de rassemblement. Nous avons réalisé notre enquête en interrogeant des personnes résidant sur presque toutes les zones d'habitation de la commune (Moindah-Poya Sud, les tribus de la chaîne Montfaoué et Nétéa, Poya-village, le village de Népoui et la tribu du bord de mer Népou). Ces lieux sont investis depuis longtemps par les résidents de la région, parmi lesquels on compte quelques immigrés ou enfants d'immigrés (wallisien, japonais, javanais, Ni-Vanuatu, etc.) venus chercher du travail dans les mines dés la fin du XIXème siècle.

Historiquement, Poya est un centre ouvrier important grâce la proximité des mines dans le massif de Me Maoya. Si ces mines donnent du travail à beaucoup de personnes venues de toute la côte, la rareté des logements disponibles empêche leur installation sur la commune. Toutefois, dans les années 1950, le village de Népoui a été initialement construit pour accueillir ces travailleurs étrangers qui se sont intégrés à la population locale. Aujourd'hui, la grande partie des actifs habitent et ont leur emploi dans la commune (75% des actifs, ISEE 2009) alors que d'autres viennent y travailler.

Même si l'un des principaux secteurs d'activité reste la mine, les emplois liés à l'éducation, à la santé, au transport, au commerce et aux autres services mais aussi à l'élevage et à l'agriculture sont conséquents. Cette relative prospérité économique et l'offre d'emplois, notamment à la mine, ont bouleversé les modes de vie des habitants sur place. Comme l'indique un employé de la mairie calédonien d'origine européenne d'une cinquantaine d'année, « beaucoup de gens ont tout arrêté en travaillant24. [Nous parlions des activités vivrières - champs, pêche, élevage]. La plupart des savoirs liés à la terre se sont perdus. C'est plus facile de travailler à la mine. Tu travailles de telle heure à telle heure et voilà, surtout que la mine ce n'est plus celle des années 1900. [...] On met trop vite la faute sur l'argent mais c'est la facilité que ca amène qui a tout bouleversé ». Il semblerait donc que les problématiques liées à la perte du mode de vie « traditionnel » à l'épreuve de la « modernité » soient plus ou moins les mêmes que dans la commune de Pouébo.

Sur la commune, la majorité des tribus se trouvent dans la chaîne et font partie du district coutumier de Muéo, rattaché en partie à l'aire coutumière Ajië-Aro. Seule Népou a rassemblé les clans de pêcheurs, mais ce n'est pas une exception puisque les communes voisines possèdent également une tribu de bord de mer : la tribu d'Ounjo pour Pouembout et la tribu de Gouaro pour Bourail. Il est néanmoins vrai que la majorité des tribus de la Côte

24 Dans ce cas précis, travailler signifie faire le champ qui n'est pas considéré comme un « travail contre salaire » comme on peut le faire en étant employé dans une usine par exemple.

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Ouest se trouvent dans la chaîne à cause de l'installation des premiers Européens sur les plaines (les meilleures terres cultivables), de l'Insurrection de 1878 et de la politique de cantonnement.25

Dans les massifs de Poya, les tribus sont assez éloignées les unes des autres puisque la tribu de Niklîai est en bas de la chaîne, et celle de Gohapin, en plein coeur des montagnes. Cela explique peut-être pourquoi elles ont évoluées séparément et ont relativement bien conservé leurs propres langues vernaculaires comme l'arhâ, l'arhö ou l'ajie. Toutefois, du fait des restrictions foncières, les Kanak ont vu leurs espaces cultivables se réduire drastiquement, alors que des propriétaires terriens ont acquis des propriétés importantes, formant la richesse de quelques grandes familles calédoniennes d'origine européenne (Dalloz, 1991). Malgré la Réforme foncière amorcée dés les années 1970, les transformations induites de la colonisation ne sont pas effacées et sont encore perçues parfois comme un sujet douloureux. D'après les habitants, les problèmes fonciers ont été partiellement responsables des représentations ségrégationnistes locales.

Par conséquent, à travers ces courtes descriptions des situations socio-économiques sur les terrains d'enquête de cette étude, nous percevons l'identité en « patchwork » de la Nouvelle-Calédonie qui abritent une pluralité ethnique et linguistique importante, différentes communautés avec des relations complexes, ainsi que des réalités économiques micro-locales très diverses. De même, il semble que ces trois thèmes soient liés et qu'aux différenciations ethniques se mêlent des disparités économiques et sociales (niveaux de vie, manières d'être, idéologies politiques) qui creusent toujours les écarts entre les groupes.

Il faut également comprendre que la société néo-calédonienne s'est construite et continue de se construire à travers la distinction entre les communautés qui la compose, comme le prouvent l'exemple de l'Institut de la Statistique et des Études Économiques (ISEE) qui distinguent toujours les appartenances ethniques dans l'élaboration de ses graphiques. « Les gens sont vus du côté ethnique en Nouvelle-Calédonie », affirme un Calédonien interrogé par Benoît Carteron lors de son enquête sur les identités culturelles (Carteron, 2008 : 10). Selon lui, « les Calédoniens se voient d'abord à travers les différences ethniques, tandis que les appartenances associées aux autres statuts sociaux sont relégués au second plan » (Ibidem).

Ensuite, l'ethnologue retrace l'origine de l'émergence de cette séparation. Les drames coloniaux auraient lourdement fractionnés la société néo-calédonienne suivant des motifs d'appartenances communautaires et de séparation idéologique entre allochtone et autochtone (Carteron, 2008). Ce faisant, l'auteur porte une attention particulière sur les tensions existantes entre les deux communautés majoritaires « les plus anciennement » établis, à savoir autour du peuple Kanak et de la population européenne ou d'origine européenne. Les raisons des rancunes historiques sont alors systématiquement soulevées lorsqu'il y a conflit entre ces deux grands groupes, ainsi que la question des origines du peuplement (Ibidem : 10).

25 Le cantonnement a entraîné des recompositions importantes puisque certains clans rebelles ont ainsi été déplacés par le pouvoir colonial dans le but d'affaiblir leur assise. Ils ont été regroupés avec d'autres clans au sein des tribus, avec qui ils pouvaient être en conflits ou n'avaient pas contracté d'alliances par le passé. Les clans terriens des tribus ont donc adopté ou attaché ces clans accueillis, dans le but de recréer un lien social (Blet, 2014 : 28).

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A ce sujet, les propos de Paul Nyaoutine, leader du parti indépendantiste kanak, dans son ouvrage de 2006 sont particulièrement éclairants sur primauté du peuple Kanak dans la reconnaissance des communautés néo-calédoniennes :

« Nous ne sommes pas une communauté parmi d'autres, nous sommes le peuple indigène de ce pays. Les peuples vietnamien, indonésien, wallisien-futunien, maohi se trouvent au Vietnam, en Indonésie, à Uvéa mo Futuna [Wallis-et-Futuna], à Tahiti. Les expatriés de tous ces pays ont fondé ici des communautés distinctes f...] On ne peut pas traiter le peuple Kanak sur le registre d'une communauté parmi tant d'autres. Ce serait nous nier en tant que peuple autochtone. » (Nyaoutine, 2006 : 124)

De la même manière, certains Calédoniens d'origine européenne veulent, depuis peu, faire reconnaître leur identité propre. Par exemple, les membres de la Fondation des pionniers de Nouvelle-Calédonie26 se définissent comme le « peuple colon fondateur », formé des descendants de colons libres et pénaux ainsi que des immigrés asiatiques. Ils ont participé activement à l'édification du pays et souhaitent rendre légitime leur « groupe culturel » aux yeux de tous, pour ne plus être considéré comme des victimes de l'histoire coloniale (Carteron, 2008 : 11).

Mais ces logiques de distinction ethnique néo-calédonienne est peut-être d'autant plus forte qu'un rassemblement autour d'une appartenance nationale est en train de se former depuis les accords de Matignon et ceux de Nouméa, notamment à travers la diffusion de l'idée de « destin commun ». Autrement dit, il est possible que chaque groupe social de Nouvelle-Calédonie s'interroge sur sa propre identité et sur son héritage culturel afin de forger l'identité « nationale » de demain. En ce sens, l'environnement et le champ de la protection environnementale son investi par différents acteurs pour défendre ou pour créer une identité particulière, plus ou moins étendue, reconnue et légitime. Il s'agit là d'une des thèses que nous soutenons dans ce mémoire en prenant le cas particulier du dugong et des différents enjeux repérés autour de sa conservation.

I.5. Problématisation à partir des savoirs et des pratiques

I.5.1. Ancrage anthropologique de l'étude : entre anthropologie de la nature et de l'environnement

Mais avant de présenter les thèses que nous soutenons, nous souhaitons mieux définir les concepts que nous utilisons à travers l'exploration des diverses références anthropologiques qui ont guidé notre réflexion. Au début notre stage, nous avons réalisé de nombreuses lectures afin d'obtenir les outils nécessaires pour analyser les représentations et usages de la population relatives au dugong et recueillis durant le travail d'enquête. Pour cela, nous nous sommes autant intéressée à l'anthropologie de la nature, par la lecture de Philippe Descola (2007) et de la lecture critique qu'en fait Claudine Friedberg (2007), qu'à l'anthropologie de l'environnement, notamment aux travaux d'Olivier de Sardan (1995), de Bernard Kalaora (1997), de Juhé-Beaulation et Cormier-Salem (2013), de Sabrina Doyon et Catherine Sabinot (2013), ou encore d'Elsa Faugère (2008). Nous nous situons donc entre ces deux approches complémentaires : quand la première s'occupe de comprendre les représentations et les usages de la nature d'un groupe donné, l'autre tente de déterminer

26 Créée en 2003.

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l'utilisation de ces savoirs et la mobilisation de la nature ou de l'environnement dans la sphère des politiques de conservation.

Concepts de « Nature » en anthropologie fondamentale

La relation des sociétés à l'environnement naturel et la notion même de « Nature » sont la source de constructions sociales et politiques qui ont connu à travers le temps et connaissent encore aujourd'hui de nombreuses variations. La notion de « nature » et les représentations qui s'y rattachent, mais également celles d'environnement ou de biodiversité qui en découlent, dépendent aussi d'appréhensions et sensibilités différentes selon les individus. Afin de nous permettre de mieux comprendre ces divergences, nous abordons d'abord les analyses du processus de construction de la nature et de ses représentations proposés par l'anthropologue aux théories assez contestées, Philippe Descola (Par delà nature et culture, 2005), que nous avons lu avec recul en nous appuyant notamment sur les analyses de Claudine Friedberg (Par delà le visible, 2007).

Dans un premier temps, dans son ouvrage, Descola étudie la conception (encore actuelle) de la « Nature » se référant à ce qui n'a pas été créé par l'homme, le « non-humain ». Cette vision signe la rupture entre la « nature et l'homme », une opposition couramment étudiée en anthropologie et qui serait le fruit de l'histoire occidentale. Selon lui, elle est à l'origine de la vision du « grand partage » entre « Eux » (les « sauvages » qui ne se distinguent pas de la nature) et « Nous ». Cette affirmation est contestée par Friedberg, qui indique que cette rupture entre l'homme et la nature n'est pas absolue en Occident : ce principe de distinction est difficile à retrouver en Chine, en Inde ou au Japon (Fiedberg, 2007).

Ensuite, Descola (2005) démontre à travers l'analyse de plusieurs exemples que, dans certaines sociétés, les humains et les « non-humains » ne sont pas vu comme des catégories très distinctes, bien au contraire. En effet, avec le cas chez les Achuar, l'auteur avance que « certains peuples conçoivent leur insertion dans l'environnement d'une manière fort différente de la notre. Ils ne se pensent pas comme des collectifs sociaux gérant leurs relations à un écosystème, mais comme de simples composantes d'un ensemble plus vaste au sein duquel aucune discrimination véritable n'est établie entre humains et non-humains ».

A partir de ces principes, il développe une théorie sur les perceptions des rapports entre l'homme et la nature, basés sur les ontologies. Elles sont rapportées dans le tableau de Descola repris par Claudine Friedberg dans son article :

Nous retenons que la « nature » est une construction sociale qui ne regarde pas les mêmes usages et perceptions selon les groupes sociaux. Il existe plusieurs « manières d'être à la nature » qui varient selon les sociétés à travers un panel large de postures qui oscillent entre

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une relation de continuité/filiation et/ou de rupture, voire de volonté de maîtrise de la nature par l'homme. Chacune d'elles produit autour de cette notion un ensemble de savoirs, de pratiques, de représentations et de règles sociales qui déterminent comment les individus pensent et interagissent avec leur environnement. De la même manière, les nouveaux paradigmes liés à l'élément naturel imaginés par le « monde occidental » par la création contemporaine de deux concepts, celui d'« environnement » et de « biodiversité », re-déterminent les comportements des personnes vis-à-vis de la nature ainsi que l'approche anthropologique qui tente de les analyser.

Glissement sémantique en Occident : Environnement et Biodiversité

L'élaboration du concept d' « environnement » s'est nourrie en grande partie des contextes sociaux et politiques des années 1960 et 1970 (Kalaora, 1997 ; Aubertin, Boisvert et Vivien, 1998 ; Faugère, 2008), en Europe de l'ouest et aux Etats-Unis. Elle trouve son origine dans le souci de « protection de la nature » des Européens qui, jusqu'aux mouvements de décolonisation, comprenaient la gestion des ressources naturelles en termes d'exploitation, mais aussi de préservation de la beauté naturelle. Cette approche protectionniste excluait l'homme des « espaces protégés », des territoires délimités et administrés par des structures diverses pour préserver la spécificité de ces zones naturelles (Doyon & Sabinot, 2013).

Mais dès la fin du XIXème siècle, les conservationnistes défendaient l'idée que l'homme fait partie intégrante de la nature et qu'en conséquence, il faut l'inclure dans les politiques de protection et l'éduquer au « bon usage de la nature ». Les stratégies protectionnistes et conservationnistes se sont mutuellement rejetées parce qu'elles partaient de prémices différentes, notamment sur l'acception du terme « nature » (Ibidem). Ainsi, le « grand partage » entre nature/culture, qui s'érigeait en modèle occidental de penser le monde et qui était imposé à d'autres civilisations, s'est trouvé quelque peu ébranlé par l'émergence de nouvelles façons d'envisager la nature, notamment en fonction de la sphère politique et économique. La prise de conscience qui accéléra la construction du concept d' « environnement » est marquée par la transformation du sens de la notion de nature, qui passe « du domaine des sentiments à celui de la raison et du politique » (Kalaora, 1997).

Alors que son acception la plus basique se rapporte à tout ce qui entoure un sujet donné, l'« environnement » devient le terme consacré pour désigner l'espace naturel et la diversité biologique. Il intègre autant les espèces animales que végétales mais se rapporte aussi à l'homme, dans son rapport avec cet élément naturel, sans idée d'opposition mais plutôt de relation (Agrech, 2014). La notion est concomitante avec le concept de « biodiversité », mis en exergue lors du Sommet de la Terre à Rio de 1992 avec la création de la Convention sur la diversité biologique (CDB). Ce terme provient de l'expression « diversité biologique » et comprend « l'ensemble des relations entre toutes les composantes du vivant », réparties sur trois niveaux : écosystèmes, espèces et gènes (Aubertin, Boisvert et Vivien, 1998).

Ainsi, tout comme Elsa Faugère, nous nous situons dans une « anthropologie du « souci de l'environnement » » qui « a suivi l'essor des préoccupations écologiques et environnementales dans les sociétés occidentales au cours des années 1960/1970 » (Faugère, 2008 : 155). Cette dernière est également l'héritière de la diffusion dans les années 1980 de l'idée de « développement durable », qui s'efforce « de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des satisfaire ceux des générations futures. » (Rapport dit Brundtland, 1987) suivant le principe des « trois « E » : Économie, Équité, Environnement » (Brunel, 2004 : 5). En ce sens, nous nous intéressons plus précisément à la « transmission de la nature aux générations futures, c'est-à-dire sur une conception de la nature en tant que

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patrimoine à protéger et à transmettre », telle la définition du concept de « nature-patrimoine » (Vivien, 2001 - cité par Faugère, 2008 : 155).

I.5.2. Construction d'une problématique sur la confrontation des savoirs et pratiques autour du dugong

Par conséquent, si la compréhension de notre sujet par les « savoirs » et les pratiques est liée aux objectifs de la mission commandée par l'AAMP, l'IRD et le WWF-Nouvelle-Calédonie, elle est également concomitante d'une certaine anthropologie, qui est parfois mobilisée par les organismes de conservation pour attester de la « valeur patrimoniale » de l'élément naturel à protéger comme l'indique les différents articles de l'ouvrage dirigée par Juhé-Beaulaton et Cormier-Salem en 2013, Effervescence patrimoniale au Sud. Dans le domaine de la patrimonialisation, deux tendances se dégagent actuellement par soit « la remise en cause d'anciens patrimoines-territoires par l'évolution économique et sociale », soit la « construction rapide d'objet et/ou de territoires patrimonialisés par des initiatives privées : création de musées locaux, de réserves naturelles par des communautés locales » (Ibidem : 44). Nous verrons par la suite que le cas de la constitution du dugong en tant qu'« espèce emblématique » relève un peu de ces deux tendances.

Si la mise en patrimoine de la biodiversité et l'articulation entre patrimoine culturel et naturel sont des thématiques de recherche bien connues en sciences sociales, elles renvoient toutes deux à des questions d'appartenance identitaire et culturelle et prennent appui sur des concepts tels que les « savoirs locaux » et la tradition. D'après la définition de « tradition » proposée dans le Lexique, elle est un objet de la transmission : « c'est ce qu'il convient de savoir ou faire pour faire partie d'un groupe qui, ce faisant, arrive à se reconnait ou à s'imaginer une identité culturelle commune (Izard, 1991 : 710) ». Autrement dit, la tradition est un ensemble de « savoirs » qui relèvent du système interprétatif du monde engendré par un groupe particulier et dont les membres ont l'habitude de se transmettre depuis un certain temps (au moins deux générations).

De la même manière, les « savoirs et savoir-faire locaux » sont également des objets très divers de la transmission et de circulation entre les personnes, que ce soit au sein d'une même famille, entre les générations, ou encore entre les groupes sociaux. En ce sens, un savoir est résolument dynamique pour deux raisons majeures :

- il est constamment enrichi des contacts répétés avec d'autres savoirs ;

- il n'existe que s'il est partagé entre certains individus et pas par d'autres ;

La dernière proposition signifie qu'un savoir est le gage d'une certaine appartenance et reconnaissance culturelle ou identitaire entre les détenteurs d'un savoir similaire. En parallèle, les pratiques, au sens de « faire » et de « savoir-faire », empruntent les mêmes logiques qui sous-tendent la formation et le mouvement des savoirs. En outre, il est possible que plus un savoir est ancien et s'apparente à la tradition, plus il est susceptible de fonder une valeur ajoutée d'ordre « patrimoniale ». Cette hypothèse fait écho à la définition de « patrimoine » proposée par Valérie Boisvert (dans Cormier-Salem, 2005 : 47) en tant que « valeur attribuée à quelque chose et qui touche le domaine de l'identité et de la transmission ».

Par conséquent, ces concepts anthropologiques et méthodes d'analyse nous ont amené à porter notre attention sur les divers savoirs et pratiques liés au dugong, qui se trouvent plus ou

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moins engagés dans ce processus de « patrimonialisation » amorcer par le Plan d'actions dugong dans le but de favoriser la conservation de cet animal. Par « patrimonialisation » ou « mise en patrimoine », nous entendons l'« appropriation de la nature - matérielle, symbolique et culturelle - d'un élément ou d'un ensemble d'éléments de cette « nature » donnant à un environnement la spécificité d'être « patrimoine naturel » transmis de génération en génération. Ce processus, pas nécessairement consensuel, suppose de donner une valeur ajoutée à un environnement, d'en préserver un ou des éléments emblématiques, de leur reconnaître une qualité particulière et d'en assumer la pérennité » (Doyon & Sabinot, 2013 : 166). Aussi souhaitons-nous porter notre regard non pas sur le patrimoine mais plutôt sur « les processus de sa qualification » (Juhé-Beaulaton et Cormier-Salem, 2013 :14), et ce à travers l'analyse des savoirs et des pratiques différemment répartis selon les acteurs et de leur mobilisation dans le projet de conservation.

Nous avons ainsi identifié un certains nombres d'acteurs que nous avons répartis en deux groupes bien distincts en fonction des « types » de savoirs qu'ils disent mobiliser :

- les « acteurs institutionnels » partenaires ou membres du Plan d'actions dugong 2010-2015 et qui ont construit leur stratégie de conservation à partir de « savoirs scientifiques » ;

- les « acteurs locaux » présents sur les terrains qui ne sont pas officiellement liés au Plan d'actions et qui sont sensés avoir développé des « savoirs locaux » / « traditionnels » d'ordre empirique ainsi que des pratiques sociales concernant le dugong ;

Cette séparation est également bien connue de l'anthropologie du développement puisque Olivier de Sardan formule le premier principe de distinction en ces termes : « Autour des actions de développement deux mondes entrent en contact. On pourrait parler de deux cultures, deux univers de significations, deux systèmes de sens, comme on voudra [...] D'un côté, il y a la configuration de représentations des « destinataires », à savoir les « populations-cibles » [...]. De l'autre côté, il y a la configuration de représentations des institutions de développement et de leurs opérateurs » (1995 : 185).

Les deux prochaines parties de cette étude s'attacheront à comprendre comment ces types de savoirs sont susceptibles de se télescoper et / ou de se rejoindre, notamment en fonction des intentions et identités revendiquées par les différents acteurs. Puisque le savoir est une entité qui circule et qui évolue, les relations entre ces différents savoirs sont tout aussi dynamiques et dépendent des acteurs en présence. De plus, le monde du développement et de la conservation est une « arène » (Olivier de Sardan : 1995) où se confrontent les intérêts et les savoirs des uns et des autres afin d'acquérir ou de préserver leur contrôle ou leur influence. Nous mettons donc en lumière les relations entre les protagonistes au sein des différents groupes à partir de l'analyse des stratégies et des rapports entre les savoirs.

Enfin, nous conclurons sur une partie qui met en perspective les pratiques des acteurs « locaux » et « institutionnels » autour de la protection du dugong et leur possible articulation. Les objectifs de cette partie sont de poser la question du compromis entre les acteurs pour sauver le dugong et de recentrer notre réflexion sur l'utilisation de la valeur patrimoniale de ce mammifère. En ce sens, nous nous interrogeons sur les pratiques et les perceptions des différents groupes (« population locale », « acteurs environnementaux locaux », « acteurs institutionnels ») en matière de protection environnementale et sur la mobilisation ou non du statut « emblématique » de l'animal.

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II. Construction d'une politique de conservation par les acteurs du Plan d'actions à partir de « savoirs scientifiques »

II.1. Préoccupation des acteurs du Plan d'actions pour le dugong

Pour rédiger cette section, où nous retraçons l'historique des mentions du dugong dans toute la littérature écrite à notre disposition, nous nous sommes appuyée sur les premiers récits évoquant l'animal, sur notre recherche dans les musées d'oeuvres d'art le représentant et les rapports scientifiques trouvés sur internet ou transmis par l'AAMP. Nous avons été frappée de constater la quasi absence de production artistique autochtone et nous remarquons que les auteurs ayant cité l'animal dans leurs travaux ou oeuvres sont presque exclusivement des « non-kanak ». En fait, l'écriture est arrivée sur l'île avec la colonisation, sans quoi les autochtones possédaient et possède toujours une culture de l'oralité. Le format écrit est l'une des formes de transmission des connaissances les plus utilisés, notamment par les sciences. Notre propos ici est de décrire la mise en discours et donc en politique du dugong, à partir des résultats de prospections biologiques et scientifiques.

II.1.1. « Mettre en mots, en chiffres et en politique »27 le dugong : des premiers écrits aux recherches scientifiques

Le dugong est un animal qui est aujourd'hui au coeur des politiques de conservation du fait de son statut d'espèce menacée. Mais sa « popularité » est elle aussi assez nouvelle puisqu'elle date de seulement d'une paire d'année. Comme l'exprime un habitant de plus de quarante ans d'une tribu de la chaîne de Poya : « On n'entendait pas trop parler du dugong quand j'étais petit, c'est seulement maintenant, avec les politiques ». Dans la plupart des entretiens réalisés, les personnes de plus de quarante ans ont tendance à expliquer que les Néo-Calédoniens28pêchaient cette espèce, qu'ils le mangeaient mais que ce n'était pas un sujet de discussion dans la vie quotidienne ou en tout cas, pas dans les termes employés actuellement. De ce fait, il n'est pas étonnant que nous ayons trouvé finalement assez peu de références après avoir réalisé une première recherche sur les mentions de l'animal dans la littérature néo-calédonienne29 et avoir visité les différents musées de la capitale à la recherche d'oeuvres d'art le représentant.

D'après Petelo Tuilalo, le responsable des collections artistiques contemporaines et des expositions à l'ADCK, les productions graphiques kanak sont marquées par la présence « des animaux terrestres ou marins qui sont des totems de la tribu [et donc qui] possèdent une valeur sacrée ». Mais selon lui, contrairement à la tortue marine est très présente dans ses collections, il n'existe pas ou peu d'oeuvres symbolisant le dugong dans l'art kanak. Il explique cette différence en émettant l'hypothèse d'un « tabou30 » plus marqué sur le dugong que sur la tortue ; à moins qu'il soit peu représenté compte tenu de sa rareté. En tout cas,

27 Expression reprise à Elsa Faugère (Faugère, 2008).

28 A fortiori les Kanak puis les Caldoches qui les ont copié

29 Non sans difficulté puisque les systèmes de classification des oeuvres littéraires à l'ADCK ne sont pas les mêmes qu'en France. En tapant le mot « dugong »ou « vache marine » dans le catalogue de recherche bibliographique, il était impossible de trouver les ouvrages, les films ou les enregistrements mentionnant l'animal.

30 Nous utilisons ce terme dans le sens d'interdit et de secret.

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d'aucun parmi les acteurs institutionnels culturels que nous avons interrogés ne connait d'oeuvre d'art liée à cet animal.

Toutefois, nous avons listé un certain nombre d'oeuvres littéraires rédigées par des personnes d'origines diverses : certains sont des explorateurs légendaires comme Jules Garnier ou Charles Lemire, d'autres sont des écrivains calédoniens célèbres comme Georges Baudoux ou Jean Mariotti, souvent étudiés dans les programmes scolaires parce que considérés comme les fondateurs de la littérature calédonienne.

Jules Garnier un ingénieur venu en Nouvelle-Calédonie en 1863 au moment de l'exploration minière, a rapporté ses tribulations dans un carnet en 1871. Il raconte avoir été témoin d'une pêche extraordinaire au dugong par les habitants de la tribu de Mahamat à Balade, dans le Nord-Est de la Grande Terre, dans l'actuelle commune de Pouébo. Dans sa description (cf. Annexe II du mémoire), plusieurs hommes couraient se jeter dans l'eau et nager vers le large - certains portaient des cordes - à la rencontre du dugong. Ils ont entouré l'animal et ont plongé sur lui à tour de rôle, à mesure de l'air qui se vidait dans leurs poumons. Ils ont ensuite saisi les nageoires puis la queue, l'ont empêché de respirer à la surface. Une fois asphyxié, ils l'ont attaché au bateau avec la corde et ramené vers le bord.

D'autres auteurs, comme Georges Baudoux ou Jean Mariotti, évoquent les techniques de pêche traditionnelle (celle réalisée par les Kanak) en les intégrant dans la continuité de la narration. Ces deux auteurs ont marqué l'histoire de la littérature calédonienne par leur intérêt concernant la communauté mélanésienne et par la récolte dense et minutieuse de données ethnographiques importantes - notamment des contes et légendes. Leurs oeuvres sont remarquables parce qu'elles sont des réécritures fictives à partir de leurs observations du monde kanak (Soula, 2014). Par exemple, le personnage principal de Jean Mariotti (1941), Poindi, est le premier à avoir réalisé une pêche miraculeuse : il a attrapé de ses mains une loche, un poulpe, quatre tortues et un dugong. Le narrateur indique qu'habituellement, la pêche au dugong n'est pas systématiquement couronnée de succès et seul, le héros a réussi à sauter sur le dos de l'animal. Après s'être engagé dans une bataille périlleuse en corps à corps, il a enfoncé des tampons de niaoulis dans les narines du dugong pour le noyer et l'a achevé à coups de pointes de gaïac (arbre). Ainsi, toutes les indications concernant la pêche ne sont pas fournies pour elles-mêmes par l'auteur : en se servant d'éléments observés ou entendus, il voulait surtout mettre l'accent sur la difficulté de cette pêche et le mérite du personnage.

Par conséquent, les premières « mises en mots » de cette espèce dont on peut retrouver la trace - parce qu'elles sont écrites - semblent se référer aux savoirs et savoir-faire de la population autochtone de l'archipel. A l'inverse, Charles Lemire, un fonctionnaire des Postes qui a voyagé à pied en Nouvelle-Calédonie en tenant un carnet de bord (1884), donne des précisions sur la morphologie de l'animal et son rôle dans l'écosystème : ce « gros cétacé mammifère » fait trois mètres de long pour deux mètres de circonférence, cinq cent kilogrammes et empêcherait, en broutant les herbiers, les plantes vénéneuses de se développer. De même, il le compare à son homologue guyanais, le lamantin, mais aussi au phoque. Autrement dit, en s'intéressant aux savoirs « scientifiques » concernant la nature, cet auteur établit une description « naturaliste» presque à la manière d'un biologiste.

D'après notre recherche, il s'agit de l'une des premières descriptions de ce type et il faudra attendre plus de cent ans pour que des biologistes s'intéressent véritablement à cet animal. Pourtant, l'exploration biologique des ressources marines de Nouvelle-Calédonie est conduite depuis 1946 à l'IRD (anciennement IFO puis ORSTOM), date de l'implantation de la structure à Nouméa. D'après les propos de Jacqueline Thomas, responsable de la

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communication scientifique, « les disciplines fondatrices étaient la phytopathologie, l'océano-biologie et l'entomologie. Il s'agissait à l'époque de faire l'inventaire des ressources coloniales »31. Ce désintérêt peut alors s'expliquer de plusieurs façons. Comme nous l'avons constaté à de très nombreuses reprises sur le terrain, le dugong est une espèce fortement associée au monde kanak et aux savoirs traditionnels dans les représentations populaires. Ce faisant, les scientifiques n'ont pas voulu perturber les dispositions locales le concernant, ou l'ont déprécié. Ensuite, la seconde hypothèse, plus plausible, consiste à dire que le dugong n'était pas perçu à l'époque comme un animal menacé et donc, les recherches le concernant n'étaient pas prioritaires.

En tout cas, le premier rapport de l'ORSTOM consacré aux tortues et au dugong est une note technique de décembre 1994 rédigée par Claire Garrigue, qui travaillait pour le laboratoire d'Océanographie de l'ORSTOM depuis 1989. Ces deux pages donnent des indications sommaires sur les différents noms de l'animal, sur sa répartition dans le monde, sur sa physiologie et sa morphologie. Grâce aux notes bibliographiques, on découvre qu'il existe des écrits scientifiques sur le dugong depuis au moins 1977 et sont notamment menés par Hélène Marsh, la directrice de thèse de Christophe Cléguer. Actuellement, Christophe Cléguer et Claire Garrigue sont les scientifiques de référence en Nouvelle-Calédonie concernant le dugong et sont ainsi affiliés au Plan d'actions dugong depuis le départ.

Tous deux sont membres d'Opération Cétacés !, l'association de chercheurs qui a mené la majorité des recherches qui ont prédécédé l'élaboration du plan d'action, notamment les prospections de 2003 et de 2008 mis en place par l'ADECAL (Agence de Développement Économique de Nouvelle-Calédonie - qui coordonne des projets financés par l'État, le gouvernement Calédonien et les trois Provinces) dans le cadre du programme ZoNéCo. Ce dernier « a pour objectif principal de rassembler et de rendre accessibles les informations nécessaires à l'inventaire, la valorisation et la gestion des ressources minérales et vivantes de la Zone Economique Exclusive et des lagons de la Nouvelle-Calédonie »32.

Lors d'un premier survol aérien en 2003 réalisé par l'ONG, les prestataires ont compté les dugongs sur une zone restreinte et d'après un calcul algorithme, ils estiment la taille de la population de dugong à u peu plus de 1800 individus. Dans une synthèse des résultats obtenus, les membres du programme déclaraient :

« Dans l'état actuel des connaissances, la population de la Nouvelle-Calédonie, bien que minuscule par rapport à la population australienne, représente la plus importante concentration d'Océanie et la troisième population mondiale. De ce fait la Nouvelle Calédonie porte une responsabilité pour la conservation mondiale de l'espèce dont les populations sont en diminution dans toute son aire de distribution.

En termes de conservation, le dugong est donc le mammifère marin le plus important de la Nouvelle-Calédonie et l'établissement de son statut s'avère nécessaire. Pour cela l'obtention d'autres d'informations, telles que la distribution saisonnière, la tendance de la population et les menaces qui pèsent sur elle, doivent être obtenues ».33

31 http://www.espace-sciences.org/archives/science/12602.html

32 http://www.zoneco.nc/presentation/historique

33 http://www.zoneco.nc/resultats-thematiques/relation-ressources-environnement-lagonaire/etat-de-la-population-de-dugong-en

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Ce type de discours n'est pas sans rappeler ceux liés aux monuments ou paysages classés au Patrimoine Mondial de l'UNESCO. Il est clairement exposé que le dugong doit-être un animal prioritaire dans les objectifs de conservation de Nouvelle-Calédonie étant donné que sa population représente la troisième mondiale. Et puisque cette estimation est le résultat d'un programme financé par les acteurs institutionnels qui sont ensuite associé au Plan d'actions dugong, nous pouvons supposer que ces premiers chiffres ont enclenchés un processus de réflexion pour améliorer la conservation de cette espèce.

Toutefois, il semblerait que ce soit les résultats obtenus par la prospection de 2008 qui aient certainement confirmé le processus de création du Plan d'action dugong. En effet, dans le rapport final d'avril 2009, l'ensemble des scientifiques associés à cette campagne de comptage en Province Nord et Sud constatent une grande diminution du nombre de dugongs fréquentant le lagon : de 1814 en 2003, il serait passé à 964. En cinq années, la population aurait donc chuté de 47 %, et ce avec un pourcentage de certitude estimé à 85 %. Le document présente un ton alarmiste et sollicite l'intervention des politiques publiques, comme nous pouvons le lire dans l'extrait suivant :

« . La limite maximale du niveau de mortalité anthropique supportable est d'une dizaine de dugongs par an.

· Les quelques informations disponibles sur les menaces d'origine anthropiques laissent supposer que cette valeur ai été dépassée conduisant inexorablement à une diminution de la population.

· Les résultats de cette étude sont alarmants. Ils soulignent l'urgence de mettre en place des études complémentaires et insistent sur la nécessité de développer des mesures de conservation permettant d'assurer la survie de la population.

· Si cette tendance se poursuit la population va tout droit vers l'extinction et il restera moins de 50 dugongs dans la population d'ici vingt ans. Il est impératif de procéder à un troisième échantillonnage afin de confirmer cette tendance avec une meilleure certitude » (Garrigue, Oremus, Patenaude, Schaffar, 2009 : 6).

Par conséquent, le format du Plan d'action dugong avec un volet « renforcement des connaissances », « sensibilisation » et « gouvernance » semblait correspondre aux attentes de ces scientifiques. Le budget alloué au volet connaissance a été distribué pour financer des études complémentaires sur la densité de population, leur déplacement, la biologie comportementale et génétique du dugong, mais aussi pour réaliser une enquête relative au niveau de connaissance qu'ont les pêcheurs calédoniens de la population de dugongs ainsi qu'une étude sur la symbolique et usages du dugong chez les différentes ethnies de Nouvelle-Calédonie34.

Nous observons bien ici le lien entre « science », entre la « mise en mot et en chiffre » et l'élaboration d'une certaine politique de conservation autour du Plan d'actions dugong. La ligne directrice de l'Agence et de ce projet est d'utiliser les recherches scientifiques dans le but de renforcer l'action. Seulement, ils viennent s'ajouter à diverses mesures déjà existantes, notamment au niveau du cadre législatif mis en place par différents acteurs associés au projet : l'État français, le gouvernement néo-calédonien ou encore les Provinces. Ainsi, la science et la politique ne sont pas les seuls types de savoirs mis à profit pour améliorer la protection du

34 Il s'agit de cette étude en anthropologie, et ce même si elle compte bien plus de sujets de recherche que la simple valeur symbolique accordée au dugong par les différents groupes ethniques.

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dugong : les savoirs et compétences juridiques de certains acteurs dits « institutionnels »35 rentrent aussi en jeu.

II.1.2. Historique des mesures de protection du dugong : des échelles différentes

Nous avons établi un historique des mesures légales mises en place pour protéger le dugong, à l'international puis dans le contexte néo-calédonien, en nous inspirant de celui réalisé dans la monographie sur le dugong (Cléguer, 2010). Cette chronologie a le mérite de montrer comment l'implication de différents acteurs, relevant de compétences juridiques, est répartie sur des échelles allant du global au local. Enfin, nous souhaitons mieux comprendre l'évolution de la prise en compte du dugong en tant qu'espèce menacée dans le monde et en Nouvelle-Calédonie.

Contexte international

Depuis les années 1970, des mesures de protection et conservation du dugong sur le plan international se sont multipliées, se sont étendues et sont devenues plus drastiques. En 1973, la Convention Internationale sur le Commerce des Espèces menacées (CITES) répertorie le dugong dans son Annexe I relatives aux espèces les plus en danger et interdit le « commerce international de leurs spécimens » (CITES, 2009). La convention de Berne, conçue en 1979, vise à favoriser la conservation de la flore et la faune sauvages ainsi que leurs habitats naturels. Si le dugong n'apparaît pas dans l'Annexe I du document, qui d'ailleurs a été ratifié qu'en 1989 par la France, il est présent dans l'Annexe II de la Convention relative aux espèces migratrices appartenant à la faune sauvage. Dans les textes de lois, le dugong est donc affilié aux espèces migratrices. Les politiques le classent parmi les espèces qui ont « un état de conservation défavorable (....) pouvant bénéficier d'une coopération internationale de manière significative» (CMS, 2009).

Il n'est pas encore reconnu comme une espèce menacée et cette prise de conscience progressive se fera par la signature en 2007 d'un mémorandum d'Entente (MoU) sur la conservation et la gestion des dugongs et de leurs habitats dans l'ensemble de leur aire de répartition. Ce texte marque la volonté de plusieurs pays dont la France de collaborer étroitement pour améliorer l'état de conservation de l'animal. Enfin, depuis 2010, il est inscrit sur la Liste Rouge de l'Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) en tant qu'espèce vulnérable, ce qui contraint les pays dont les bandes côtières sont fréquentées par le dugong à prendre des mesures nécessaires à sa protection.

Contexte régional

Parmi les États concernés par ce document, on compte nombre de pays du Pacifique Sud qui ont fondé des organisations spécialisées dans la définition et la mise en place de programmes de gestion et de conservation comme le Programme Régional Océanien de l'Environnement (PROE). Cet organisme est chargé de « promouvoir la coopération, d'appuyer les efforts de protection et d'amélioration de l'environnement du Pacifique insulaire ainsi que de favoriser le développement durable » (PROE, 2008). Plusieurs plans

35 Par « acteurs institutionnels », nous entendons toute personne morale qui appartient à une « structure sociale (ou un système de relations sociales) dotée d'une [...] règle du jeu acceptée socialement. Toute institution se présente comme un ensemble de tâches, règles, conduites entre les personnes et pratiques. Elles sont dotées d'une finalité particulière » (wikipedia).

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d'actions quinquennaux ont vu le jour concernant des espèces d'intérêt particulier pour le Pacifique, comme les tortues marines, les cétacés et le dugong.

Grâce à une collaboration entre le PROE et la Convention de la Conservation des Espèces Migratoires Sauvages (UNEP/CMS), le plan d'actions régional dugong 2008-2012 a organisé l' « Année du Pacifique du Dugong en 2011 ». Elle concrétise les efforts du PROE et de la CMS qui, à la suite de divers ateliers tenus après la signature du mémorandum d'entente (MoU), ont convenu d'un protocole collectif de conservation. L'Australie, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, la Nouvelle-Calédonie, les îles de Palau, le Vanuatu et les îles Salomon ont participé à la mise en place ce projet politique et ont appuyé leurs démarches sur la valeur culturelle de l'animal dans leurs territoires (PROE, Lady of the Sea, Dugongs respect and Protect, 2011).

Contexte national

La France a établi un Arrêté national le 27 juillet 1995 fixant la liste des mammifères marins protégés. Il est interdit « sur tout le territoire national (....) et en tout temps, la destruction, la mutilation, la capture ou l'enlèvement intentionnels, et la naturalisation des mammifères marins » (Légifrance, 2006). Cet arrêté concerne entre autres toutes les espèces de cétacés et de siréniens. Il est modifié par l'Arrêté du 24 Juillet 2006 puis par l'Arrêté du 1er juillet 2011 (Légifrance, 2015).

Ensuite, suite aux conclusions du Grenelle Environnement, la loi Grenelle de 2009 et 2010 ratifie un cadre législatif concernant la protection des espèces végétales et animales en danger critique d'extinction en France métropolitaine et d'Outre-mer. Elle vise la mise en place de plans de conservation ou de restauration compatibles avec les activités humaines d'ici à 2013. Le Ministère de l'Écologie, du Développement durable et de l'Environnement français a reconnu 72 espèces ou groupes d'espèces correspondant à ce cadre législatif, dont le dugong. Il a établi un protocole d'actions auquel répond le Plan d'actions Dugong Nouvelle-Calédonie 2010-2015, piloté par l'Agence des aires marines protégées, comportant un volet Connaissance, un volet Gestion et Restauration, un volet Protection et un volet Sensibilisation (Plans Nationaux d'actions en faveur des espèces menacées, Objectifs et Exemples d'actions, Ministère de l'Écologie, du Développement durable et de l'Environnement français, 2012). De plus, ce plan s'inscrit dans la démarche de l'agence qui cherche à dynamiser les collaborations entre les divers acteurs dans la construction d'une politique nationale, provinciale et locale efficace en matière de protection de cette espèce.

Contexte provincial

Si la Nouvelle-Calédonie a montré un réel intérêt pour le domaine environnemental en signant diverses conventions internationales comme la Convention Mondiale sur la Biodiversité en 1992 et la Convention Apia en 1993 (qui a abouti à la fondation du PROE), elle a trouvé les moyens de faire appliquer sa politique qu'à partir de la création des Provinces (entretien avec un agent de la Province Nord). Toutefois, elle a reconnu les pressions exercées par le dugong en ratifiant la délibération n°68 de la Loi du 25 juin 1962, qui stipule que « sont interdites sauf autorisation spéciale et exceptionnelle notamment pour des fêtes traditionnelles et coutumières ». Les personnes qui chassent le dugong pour ces occasions sont dans l'obligation de fournir aux autorités locales des informations sur la date et le lieu de la capture, la taille et le sexe de l'animal. (Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, 2006).

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Ce texte est toujours en vigueur aujourd'hui, notamment dans la Province des Îles Loyautés qui n'est pas encore dotée d'un code de l'environnement comme les autres Provinces.

Les Codes de l'environnement de la Province Nord et Sud de 2008-2009 ont prévu de rassembler et de compléter le cadre législatif antérieur à leur mise en place. En revanche, ils n'ont pas exactement les mêmes exigences concernant la chasse au dugong. En effet, la Province Sud interdit totalement la chasse et le commerce d'espèces menacées comme le dugong. La violation de cet amendement peut être sanctionnée au maximum par 6 mois d'emprisonnement et 1 073 000 francs CFP d'amende, qui est doublée lorsqu'elle est commise dans une aire marine protégée.

La Province Nord n'est pas plus souple concernant ses sanctions pénales de captures et de mutilation envers l'espèce. Toutefois, le code prévoit dans l'Article 341-56 un système de dérogations exceptionnelles pour la pêche du dugong dans le cadre de consommation pour des cérémonies coutumières. Les coutumiers (le chef de clan) peuvent donc faire une demande d'autorisation de pêche, qu'ils adressent au Sénat Coutumier, qui l'envoie ensuite à la Province. A ce moment là, les deux institutions entament une procédure de discussion autour de la légitimité de la demande et de négociation avec les demandeurs. Depuis 2004, la PN s'est engagée avec les représentants coutumiers dans un travail de négociation et de sensibilisation sur la fragilité de l'espèce auprès des demandeurs et de la population locale. Dans les faits, depuis cette date, elle n'a pas répondu favorablement à une seule demande de dugong.

La mise en place des aires marines protégées a été un des leviers utilisés par les institutions et les organismes de protection de l'environnement pour sauvegarder l'espèce. La chasse au dugong est totalement interdite en Province Nord et Sud dans les aires marines protégées intégrant la sauvegarde de l'espèce dans leurs objectifs premiers, comme les aires marines de la côte ouest ou encore l'« Aire de Gestion Durable des Ressources de Hyabé-Lé Jao » dans la commune de Pouébo. Celles-ci peuvent compter sur le soutien de la population locale de ces zones.

Enfin, le « Plan d'actions dugong Nouvelle-Calédonie 2010-2015 » est chargé de dynamiser tout ce processus par la valorisation des collaborations entre les divers acteurs liés à la protection de l'animal. Il est élaboré et orchestré par l'Agence des aires marine protégées, et intègre la Province Nord, la Province Sud, la Province des Îles Loyauté, le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, le Sénat coutumier, l'Etat, le WWF et Opération Cétacés !s dans la construction d'une politique nationale, provinciale et locale efficace en matière de protection de cette espèce.

Toutefois, tous ces organismes ne sont pas actifs dans tous les projets et actions proposés dans la Plan d'actions. En effet, il semblerait que les acteurs restent plus ou moins indépendants concernant les choix de financement des actions rentrant dans le plan d'actions. D'après les explications d'un agent provincial, « toutes les actions du plan ne sont pas financées par tout le monde », chacune des structures, en fonction de ses intérêts, de ses priorités, de son budget et de sa disponibilité, s'investit dans tel ou tel projet. Seulement, ils ne possèdent pas tous le même statut.

Prenons l'exemple donné par cette personne, celui de la thèse en biologie marine, encadré scientifiquement par l'Université James Cook de à Townsville (Australie), Opération Cétacés !s et des membres de l'IRD, qui est intégré au volet « Connaissance » du

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programme36. Elle vise à valoriser les données déjà récoltées par l'Agence des aires marines protégées ou encore l'IRD, ainsi que celles obtenues après un projet-pilote en Nouvelle-Calédonie de balisage des dugongs réalisées en 2013. Ce projet a été réalisé par Opération Cétacés !s grâce aux financements de la Province Sud. Aussi voyons-nous bien qu'autour d'un projet précis, les acteurs sont interconnectés les uns aux autres suivant des relations complexes de bailleur / exécutant et entre des représentants des politiques publiques / des scientifiques de différentes structures / des partenaires « ressources » d'information.

Concernant notre étude, nous avons travaillé en collaboration avec certains membres du Groupe Technique Restreint (cf. Annexe I du mémoire), c'est-à-dire l'Agence des aires marines protégées, le WWF, Opération Cétacés !, les Provinces Nord et Sud - et l'IRD. Comment ce projet d'évaluation est-il compris par les divers acteurs impliqués ? Quelles postures adoptent-ils ? En quoi ces intérêts divergents ont-ils influencés l'orientation de cette recherche ? Finalement, quels sont les objectifs réels de ce stage ? Si nous souhaitons établir le portrait et le rôle de chacun de ces « acteurs institutionnels » dans ce projet, nous en profitons aussi pour donner une idée des conflits d'intérêts, qui eux-mêmes sous-tendent tout projet de développement.

II.2. Configuration des acteurs « institutionnels » rassemblés autour de cette étude : une gouvernance commune ?

Dans le Plan d'actions dugong 2010-2015, l'accent est mis sur le travail de coordination des acteurs à l'échelle territoriale, ce à quoi travaillent les membres du volet « gouvernance ». L'objectif principal est de « construire une connaissance partagée sur les enjeux locaux de conservation et s'inscrire dans les dynamiques régionales et internationales ». Il est compléter dans la seconde phase du projet par une étape cherchant à « pérenniser ce programme commun à l'échelle pays après 2015 »37 C'est ainsi qu'une méthodologie de la concertation a été mis en place par l'Agence des aires marines protégées. Parmi les acteurs concertés, nous comptons ceux qui suivent et qui sont aussi mobilisés autour de notre étude.

II.2.1. Le coordinateur-gestionnaire : l'Agence des aires marines protégées (AAMP)

L'Agence des aires marines protégées, établissement français public à caractère administratif dédié à la protection de parcs naturels marins et basé à Brest. Cette agence a été créée suite à la loi de n° 2006-436 du 14 avril 2006 relative aux parcs marins et dépend du ministère français de l'Écologie, du Développement Durable et de l'Énergie. Elle assume donc les fonctions de gestionnaire. Une antenne dépendante du siège s'est implantée en juillet 2009 à Nouméa, Nouvelle-Calédonie, grâce à la mutation de Lionel Gardes, chef de l'antenne et salarié permanent. À ce jour, la structure compte quatre personnes recrutées en Métropole, qu'elle emploie en contrat de type volontariat. Sur le site internet de l'Agence, il est spécifié qu'elle est financée par l'État français pour :

- valoriser « l'appui aux politiques publiques de création et de gestion d'aires marines protégées sur l'ensemble du domaine maritime français » ;

36 Tout comme notre étude. Nous rappelons que celui qui rédige la thèse est un ancien consultant de l'Agence des aires marines protégées et avait préconnisé de réaliser une étude en sciences sociales sur le dugong. 37 http://www.aires-marines.fr/Proteger/Protection-des-habitats-et-des-especes/Protection-du-Dugong

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- assurer « l'animation du réseau des aires marines protégées » ;

- soutenir techniquement et financièrement les parcs naturels marins ;

- renforcer le « potentiel français dans les négociations internationales sur la mer ».

L'organisation du Plan d'actions dugong rentre parfaitement dans ce format et remplit ces objectifs en suscitant la concertation entre différents acteurs, et ce depuis le début du programme. L'AAMP a organisé la première réunion de « cadrage » le 3 novembre 2009, cinq mois après son installation sur Nouméa, où elle exposait le projet aux institutions invitées (les Province Nord, Sud et des îles Loyautés ; le WWF ; le Gouvernement de Nouvelle-Calédonie ; Opération Cétacés !; le Sénat Coutumier). Dans le compte-rendu de la réunion, il est spécifié que la politique d'appui de l'Agence en faveur des collectivités de Nouvelle-Calédonie met un point d'honneur à construire un projet avec l'aide de plusieurs acteurs présents sur tout le territoire. Il est donc fort probable que cet organisme ait d'abord élaboré ce projet38 avant de s'implanter dans la zone au moment du lancement du programme. Enfin, lors de cette réunion, les acteurs présents ont accepté que l'AAMP finance en grande partie le projet et le pilote avec l'aide d'un comité de pilotage basé sur la participation des partenaires.

Dans ce projet, elle joue donc le rôle de médiateur entre les acteurs, non sans mal de part son statut d'agence nationale. Elle peut être soupçonnée d'ingérence de la part de l'État français et son mode de fonctionnement est parfois peu adapté aux réalités néo-calédoniennes. Par exemple, le recrutement régulier de son personnel en Métropole n'est pas sans générer aussi des problèmes de cohérence des actions et des difficultés d'adaptation au contexte local complexe39. Ce faisant, cette structure a mauvaise presse parmi l'ensemble des acteurs institutionnels et locaux impliqués dans la protection environnementale.

Concernant cette étude, les agents de l'AAMP ont participé au soutien logistique et technique, laissant à disposition toute la documentation disponible et s'occupant des moyens de locomotion pour accéder aux terrains, ainsi que le soutien financier. Dans ce stage, ils occupaient une position « centrale » puisque la plupart des réunions avec les autres acteurs institutionnels se déroulaient dans leurs locaux et, par ces biais de compte-rendu, ils contrôlaient le bon déroulement et l'effectivité du stage. Leurs attentes concrètes sur les données et l'analyse des données étaient portées sur leur objectif de soutien à la sensibilisation autour des enjeux de la protection du dugong à la population locale, ainsi que sur leurs ambitions d'animation et de concertation des acteurs (comptes-rendus post-terrain avec l'IRD et le WWF ; restitutions publiques avec les partenaires du projet etc.).

II.2.2. Les ONG de conservation animale : le WWF-Nouvelle-Calédonie et Opération Cétacés !

Opération Cétacés ! est une association de Nouvelle-Calédonie - certains disent une ONG - créée en 1966 par Claire Garrigue qui est la « responsable scientifique d'Opération Cétacés. A l'origine de la création d'Opération Cétacés, [elle a] développé différents projets de

38 qui suit le modèle des Plans d'Actions Nationaux du ministère en charge de l'environnement en Métropole.

39 Par exemple, la personne au poste de chargé de l'animation du Plan d'actions présente depuis le début est partie et a été remplacée un mois avant le début de ce notre stage. Son successeur, à qui on a délégué la responsabilité d'encadrer ce stage, n'était bien évidemment pas en mesure de le faire au départ. Ce faisant, nous n'avons pas eu accès à une part considérable d'informations nécessaires pour ce mémoire.

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recherches sur les mammifères marins de Nouvelle Calédonie »40. Si son sujet principal reste les baleines à bosse qui hivernent dans les lagons néo-calédoniens, elle s'intéresse aussi aux espèces de dauphin les plus courants autour de la Grande-Terre et aux dugongs.

Elle s'est ensuite entourée d'autres scientifiques pour développer son projet. Leurs actions sont essentiellement tournées vers des activités de recherche scientifique et de l'appui aux politiques de conservation par la recherche. Elle a pour mission de promouvoir le partage tout public des connaissances des mammifères marins de Nouvelle-Calédonie à travers des conférences, des ateliers pédagogiques, des expositions, des documentaires, des publications d'ouvrage d'identification des espèces...41

Concernant le dugong, elle n'a été seulement un simple appui aux politiques publiques mais le « sonneur d'alerte » cherchant à rallier les acteurs environnementaux à la cause de cet animal. Certains membres, comme Claire Garrigue, ont démarché pendant des années (début des années 2000) des financements pour réaliser des comptages de population afin de vérifier les menaces pesant sur l'espèce, en s'indignant du peu de données disponibles. Ensuite, l'association a construit des partenariats privilégiés avec les Provinces ou encore avec l'AAMP pour réaliser les études et les suivis des populations sur le territoire et est devenue la référence en matière de connaissances scientifiques sur ce mammifère marin.

Cette étude en sciences sociales a été proposée par un membre de l'association dans un document rassemblant les données disponibles à l'époque sur cet animal : la monographie réalisée par Christophe Cléguer, l'actuel thésard en biologie marine financé par le Plan d'actions dugong. Ce dernier tout comme Claire Garrigue sont intéressées par la recherche sur les espèces marines en général et par toute information qui peut renseigner, discuter ou différer de leurs connaissances actuelles. En ce sens, la découverte de la classification vernaculaire locale dans la région de Pouébo a particulièrement retenue leur attention (cf. p.56).

Le WWF est une ONG environnementale internationale qui intervient depuis 2001 en Nouvelle-Calédonie (WWF, 2011). À l'échelle internationale, sa philosophie d'intervention est orientée selon trois axes : sauver la biodiversité, promouvoir une exploitation raisonnée et durable des ressources naturelles, diminuer les déchets et pollutions. Sa stratégie d'intervention actuelle date des années 1990, où le WWF s'est lancé dans la délimitation d'écorégions à l'échelle planétaire et cherche à sensibiliser les hommes sur les impacts qu'ils ont sur leur environnement et leur responsabilité face aux générations futures. Pour se faire, elle n'hésite pas à mener des campagnes de communication à très grande échelle. Ensuite, comme la plupart des ONG, elle se définit comme étant apolitique, c'est à dire qu'elle souhaite rester neutre et autonome vis-à-vis de la sphère politique. « Ainsi le WWF se définit comme une organisation émanant de la société civile et se dégageant de la sphère étatique » (BLET, 2014 : 44).

L'antenne du WWF en Nouvelle-Calédonie, qui dépend du WWF-France, a été fondée en 2001, dans le but de lancer un programme de conservation des forêts sèches, suite à un appel d'urgence lancé par des botanistes. Elle dispose d'une certaine autonomie concernant le siège puisque ses membres ne font pas l'objet d'une évaluation mais obtiennent leurs salaires et certains financements pour des actions à mener par le WWF-France (Ibid.). En Nouvelle-

40 http://www.operationcetaces.nc/index.php?page=claire-garrigue

41 http://www.operationcetaces.nc/

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Calédonie, les objectifs spécifiques développés par l'ONG sont relatif à la protection des quatre éco-régions présentes sur le territoire : la forêt sèche, la forêt humide, l'eau douce et les récifs coraliens mais aussi liés à la prévention contre les menaces qui pèsent sur la biodiversité calédonienne.

La personne du WWF impliquée dans la Plan d'action dugong avec laquelle nous avions le plus de contact était la chargée de programme « Milieux Marin et Eau Douce ». Elle a repris il y a trois ans le travail réalisé dans la zone de Pouébo par son prédécesseur qui a coordonné le projet d'aire marine protégée de Hyabé-Lé-Jao avec la population (cf.). Sur cette commune, elle intervient surtout comme « appui opérationnel » à l'association de la gestion de l'aire marine, c'est-à-dire, pour reprendre ses propos :

« Il y a des plans de gestion où dedans, tu avais tout un tas d'actions réparties par thématique : le dugong, les tortues, les bénitiers, la pêche etc... Tous les ans, de ces plans de gestions, on tire des plans d'action, et nous ce qu'on appelle « soutien opérationnel », c'est par exemple sur les bénitiers. On est investi avec [eux] depuis le début, on va continuer à [les] soutenir, on va [les] aider techniquement, scientifiquement, financièrement... »

Seulement, ce statut d'« appui opérationnel » n'est pas du goût de tout le monde en Province Nord puisque certains accusent le WWF de court-circuiter le travail des politiques publiques et même, se sont engagés dans une bataille de territoire avec l'ONG pour les presser vers la sortie. Pourtant, le projet de l'aire de Hyabe Lé-Jao est l'oeuvre du travail depuis dix ans des agents du WWF présents sur le terrain d'animation et d'écoute des propositions et des besoins des habitants. Ce climat tendu entre les deux structures n'est pas favorable à la pérennité de la gestion par les côtiers.

Concernant notre étude, les attentes du WWF sont multiples : si l'association voyait en ce stage le moyen de continuer son activité de sondage des discours et des opinions de la population, il offrait l'occasion d'officialiser l'existence de certains savoirs locaux liés au dugong aux yeux des décideurs. Ensuite, il est possible qu'elle attendait peut-être quelques retours sur son activité et certainement quelques éléments de réponse pour expliquer pourquoi, entre janvier et juin 2014, deux dugongs ont été pêchés dans la région, et ce alors que, selon le chargé de programme « Milieux Marin et Eau Douce » en parlant des habitants de la commune :

« Je pense qu'ils sont impliqués parce que c'est une revendication forte au début du projet. Je pense qu'effectivement qu'ils sont impliqués dans la protection du dugong. Il y a des périodes plus difficiles que d'autres parce qu'il y a pleins de facteurs qu'on ne maîtrise pas qui se rajoutent dessus mais les valeurs elles sont là et ça se perds pas du jour au lendemain ».

II.2.3. Les politiques publiques impliquées : la DENV en Province Sud et la DDEE en Province Nord

La DENV applique les missions provinciales en matière de gestion, exploitation et préservation des ressources naturelles. Les quatre-vingt dix agents affectés qu'elle emploie, sont pour plus de la moitié attribué à des missions de surveillance et de terrain (Gardes-Nature) et pour les autres à l'instruction des dossiers d'installations d'infrastructures classées

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ICPE42, des demandes de forages et de captage, des études d'impact et des demandes de permis de chasse. L'institution gère aussi les parcs naturels de la Province, la création de sentiers de randonnée, la réhabilitation des sites miniers, le développement durable, la gestion des déchets, la qualité de l'air et l'inscription au patrimoine mondial de sites remarquables etc.43

Comme nous l'avons déjà mentionné, suite à la réorganisation de la Province fin 2013, le récent service de l'« Évaluation environnementale » de la DENV s'occupe aussi de la gestion des espaces marins. Un expert en faune marine est chargé de suivre la mise en place de la conservation des espèces marines, dont la tortue, la baleine et le dugong. Cette personne est membre du Groupe Restreint de Travail du plan d'actions et prend part aux décisions concernant les actions à mener, notamment concernant notre étude.

Cet individu nous a confié en entretien qu'il a insisté auprès du GTR pour que cette étude ne s'effectue pas uniquement en milieu kanak, et même qu'elle se déroule aux alentours de la commune de Bourail, où les rumeurs de pêches et de trafics sont nombreuses. La Province Sud est parfaitement au courant de ces bruits qui courent et sait aussi que les spécimens dans cette région sont, d'après les habitants et les scientifiques qui ont effectué des balisages, particulièrement craintif à l'approche de l'homme. Selon l'agent, ce comportement est lié à la prédation et laisse supposer une menace importante envers ces animaux.

Les attentes provinciales concernant cette étude étaient donc de mettre en lumière les savoirs et les perceptions relatifs au dugong ainsi que les modes de gestion locale de la mer de plusieurs communautés présentes sur la zone. De même, elle semblait intéressée plus spécifiquement par le phénomène du braconnage, puisqu'elle souhaite l'éradiquer dans la zone, et a formulé le besoin de comprendre les raisons qui poussent les braconniers à agir de la sorte.

À l'inverse de la Province Sud, la Province Nord est connue par l'ensemble de Néo-Calédoniens comme une institution à vocation participative, c'est-à-dire qu'elle essaie d'intégrer ou au moins de consulter les habitants provinciaux pour la mise en oeuvre des mesures de protection environnementale. Elle possède un pôle « Environnement et Ressources Naturelles » au sein de la Direction du Développement Économique et de l'Environnement (DDEE) et dans lequel s'insère la sous-direction des milieux et ressources aquatiques. Cette dernière a pour mission de coordonner l'action publique pour gérer les ressources marines, les aires protégées et valoriser le patrimoine naturel marin. Le « Service des milieux et ressources aquatiques » est plus spécialement habilité à gérer toutes les ressources marines et dulçaquicoles (qui vit en eau douce), les aires marines protégées, et la valorisation du patrimoine naturel marin et dulçaquicole du territoire. Deux agents chargés de projets relevant de ce département sont intégrés dans le GTR du Plan d'actions et nous ont aidée à accéder au terrain, notamment dans la commune de Poya.

Les attentes concernant cette étude pour la PN ne sont pas très différentes de celles du WWF en ce qui concerne la région de Pouébo puisqu'elle souhaite certainement continuer à

42 Une installation classée pour la protection de l'environnement (ICPE), en France, est une installation exploitée ou détenue par toute personne physique ou morale, publique ou privée, qui peut présenter des dangers ou des inconvénients pour la commodité des riverains, la santé, la sécurité, la salubrité publique, l'agriculture, la protection de la nature et de l'environnement, la conservation des sites et des monuments (wikipedia).

43 http://www.biodiversite.nc/

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nouer le dialogue avec les populations côtières, sonder leur opinion et leurs discours, avoir un retour sur leur activité dans la zone concernant les mesures législatives mises en place et faire valoir les savoirs locaux liés au dugong. Enfin, elles ne sont pas éloignées non plus de celles de la Province Sud dans la commune de Bourail : les habitants de Poya-Nord ont la réputation d'être quelque peu réactionnaires concernant la législation.

II.2.4. L'encadrant scientifique : l'Institut de Recherche dans le Développement (IRD).

L'IRD est un établissement de recherche public français à caractère scientifique et technologique (EPST). Il est placé sous la double tutelle du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, et du ministère des affaires étrangères et européennes. Il est né d'une réforme de l'ORSTOM (Office de la Recherche Scientifique et Technique d'Outre-mer) datant de 1998 (TOUSSAINT, 2010 : 22). La structure abrite plusieurs unités de recherche, chacun généralement spécialisé dans une thématique et discipline particulière. Si l'unité de recherche COREUS 227 prête parfois son matériel pour effectuer des analyses génétiques concernant le dugong (pour Marc Orémus, expert biologiste marin membre d'Opération Cétacés !), elle n'est pas impliquée dans le Plan d'actions dugong comme l'UMR Espace-Dev 228.

Il s'agit d'une entité accueillie à l'IRD dans le but de « développer des méthodes, des indicateurs statiques ou dynamiques de suivi de l'environnement adaptés aux situations insulaires. L'enjeu scientifique est de démontrer l'intérêt d'une approche transdisciplinaire en améliorant la connaissance des phénomènes spatio-temporels naturels ou anthropiques observés, de les analyser et les modéliser en simulant les lois complexes régissant leurs interactions.»44 Autrement dit, cette unité de recherche n'est pas fondée spécifiquement sur les compétences anthropologiques mais valorise plutôt le dialogue entre les disciplines scientifiques.

Il y a un peu moins de deux ans, un poste occupé par un mathématicien s'est libéré dans cette section, laissant le champ libre à des candidats de différentes disciplines, dont les sciences sociales, de postuler. L'ethno-biologiste-anthropologue Catherine Sabinot a ainsi été reçue au concours d'entrée de l'IRD et a été affiliée à cette position. Elle s`est rapidement investie dans plusieurs programmes de recherches ou des projets de développement liés à l'environnement, dont le Plan d'actions dugong. Elle a démarché le GTR pour proposer d'assurer l'encadrement d'un stage et, assez rapidement, les acteurs précédemment cités ont alloué un budget pour ce projet de recherche-action.

Ayant effectué son DEA et sa thèse sur les attentes global/local puis sur les dynamiques de savoirs autour des tortues marines, d'abord au Sénégal puis au Gabon (Sabinot, 2003 ; 2008), elle paraissait la mieux à même d'assurer l'encadrement scientifique du stage. Cette étude, tout comme celles d'autres étudiants, s'inscrit parfaitement dans ses centres d'intérêts et lui permet de découvrir ces thématiques dans le contexte néo-calédonien.

Elle a rejoint l'équipe du plan d'actions en ayant le statut de chercheur en anthropologie, ce qui signifie qu'elle tente de conserver le plus possible une attitude et un regard détaché face à la problématique des espèces menacées et aux actions proposées. Afin d'assurer son assise professionnelle, son objectif principal aujourd'hui est de construire un

44 http://www.espace.ird.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=66:nouvellecaledonie&catid=37&I temid=163

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pôle d'excellence scientifique en anthropologie et en sciences sociales spécialisé sur les « espèces emblématiques » de Nouvelle-Calédonie. Pour se faire, elle tente d'identifier et de s'ajuster aux besoins des acteurs de la conservation afin de multiplier les partenariats avec eux et de financer des recherches.

Au sein du plan d'action et concernant cette étude, toutes ces institutions adoptent des attitudes et des positions différentes. L'objectif de créer une politique commun entre tous ces acteurs s'avèrent être une tâche où tous les points de vue de chacun est pris en compte dans la validation d''une action. En d'autres termes, cette tentative de fédération d'acteurs autour de l'objectif de protéger efficacement le dugong possède sa méthodologie propre de prises de décisions : la concertation. Enfin, nous nous sommes interrogée sur les actions mises en place par l'Agence et ces partenaires pour améliorer leur efficacité. Pourquoi les acteurs institutionnels ont-ils financé une étude en sciences sociales pour évaluer la place du dugong dans la société néo-calédonienne ?

II.3. Stratégies et actions du Plan d'actions dugong

II.3.1. Actions axées sur la sensibilisation et aires marines protégées

La mise en place des aires marines protégées par les organes de la conservation en Nouvelle-Calédonie, ainsi que la surveillance de ces zones par un personnel qualifié, sont les premières mesures déployées pour préserver les écosystèmes et leurs faunes. Aussi, en protégeant les herbiers dont se nourrissent les dugongs, ces acteurs assurent en partie la survie de ces animaux. Le choix de tels outils de conservation est lié aux difficultés de localiser les individus qui se déplacent sur l'ensemble des zones côtières. Certains membres du Plan d'actions dugong comme les Provinces sont garantes de ce dispositif de conservation.

Seulement, il ne semble pas suffisamment efficace puisque les pronostics continuent d'attester la diminution de la population de dugongs sur le territoire. Selon les Provinces et de nombreux autres environnementalistes, le seul moyen de stopper les pressions anthropiques, et surtout le braconnage, est de condamner fortement un fraudeur surpris en flagrant délit de pêche par les gardes-nature.45 Un agent de la Province Sud déclare même en souriant : « Le jour où cela arrive, le mec, on le pend sur la place publique ! » (Nouméa, 2014). Face à l'impuissance des mesures de conservation juridique, une campagne de sensibilisation de la population paraît être nécessaire, comme l'indique un environnementaliste du GTR :

« Le gros problème du dugong c'est quand tu veux arrêter cette diminution comment tu veux arrêter le braconnage ? Tu ne peux pas mettre un mec derrière chaque dugong ! C'est la sensibilisation maintenant parce que les gens ils en parlent beaucoup plus qu'avant du dugong, et tant mieux ! » (Nouméa, 2014).

Le volet « sensibilisation/éducation/communication » est au coeur de ce programme qui tente de « faire connaître au plus grand nombre l'écologie du dugong, les menaces qui pèsent sur lui et la nécessité de le préserver ». 46 Sur le long terme, cette campagne a pour vocation de modifier les comportements des Néo-Calédoniens vis-à-vis de cet animal afin qu'ils soient plus « responsables ». Pour cela, le chargé de l'animation du plan d'actions et ses

45 Les Provinces n'ont pas le droit de réaliser des perquisition au domicile des personne pour vérifier que leur réfrigérateur ne contiennent pas de viande de dugong.

46 http://www.aires-marines.fr/Proteger/Protection-des-habitats-et-des-especes/Protection-du-Dugong

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collaborateurs ont développé des outils et des supports afin de sensibiliser différents publics. Nous soutenons donc que l'inventaire des oeuvres plastiques et littéraires relatives au dugong ainsi que l'étude réalisée pendant le leur permettent de mobiliser de nouvelles ressources pour accomplir ce travail et pour mieux adapter leur message à la population.

Quoi qu'il en soit, dans les supports de communication, le dugong est très souvent assimilé à une « espèce emblématique » du lagon néo-calédonien. Cela semble être un argument récurrent pour invoquer la nécessité de sa protection. Nous nous attardons maintenant sur la polysémie du terme « emblématique » car, dans les discours, on retrouve régulièrement ce mot pour qualifier le dugong. Pourtant, les institutions ne l'emploient pas de la même manière suivant les contextes d'élocution, comme s'ils ne s'étaient jamais véritablement interrogé sur sa signification ou que cet adjectif associé au nom « dugong » allait de soit...

II.3.2. Stratégies axées sur la « patrimonialisation » du dugong : du caractère « emblématique » de cette espèce

Si nous constatons que ce mot possède plusieurs acceptions s'apparentant à plusieurs domaines de compétences, notre objectif dans cette partie est avant tout de faire dialoguer nos lectures anthropologiques sur la notion d' « espèce emblématique » et nos observations de terrain. Ainsi, nous révélons quelques pistes de réflexion sur l'utilisation éventuelle de cette étude et sur les enjeux de la patrimonialisation du dugong, souhaitée par les acteurs institutionnels impliqués dans le plan d'actions.

Définition : un terme propre à la conservation environnementale

« Espèce emblématique .
· nf. Espèce sauvage ayant une importance culturelle, religieuse, parfois économique, pour l'Homme dans une région donnée. Exemple .
· la louve pour les romains, le sanglier pour les gaulois...
» (Inventaire National du Patrimoine Naturel, INPN). Cette définition est succincte et ne permet pas d'appréhender tout ce que cette notion implique en termes de relation à l'animal et de la place qu'il tient dans un projet de conservation.

Tout d'abord, cette expression consacrée provient du monde de la conservation qui désigne un statut juridique, de conservation attribué à certaines espèces « représentatives ». Leur protection sert de témoin aux mesures de protection d'un environnement, d'un écosystème. En effet, comme il est impossible de tenir compte de l'ensemble des espèces vivantes et de les protéger chacune séparément, les politiques de conservation ont choisi de se concentrer sur quelques espèces menacées de disparition. Celles-ci sont perçues comme importantes dans une zone donnée selon plusieurs critères établis, mais aussi suivant le degré de médiatisation, les représentations populaires de l'animal ou encore les choix politiques (Le Perchec, Judas, Dossier de l'INRA n°29 : 11). Lorsque le but visé est la conservation d'un habitat, le recourt à des espèces emblématiques est un moyen efficace pour mesurer l'amélioration de l'habitat et pour préserver l'ensemble des espèces issues de cet habitat. Et inversement, lorsqu'on cherche à protéger un animal en particulier, on protège son habitat et les autres espèces y résidant. Il s'agit du principe de l' « espèce-parapluie », dont la protection profite aux autres animaux de l'habitat (Ibidem).

D'après l'auteur du texte, ce principe s'applique à la majeure partie des espèces protégées, à l'exception des espèces migratrices qui, par leur mobilité, sont plus difficiles à protéger. Ainsi, il nous semble que certaines stratégies de protection du dugong en Nouvelle-

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Calédonie rentrent dans cette catégorie d' « espèce-parapluie ». En effet, les efforts des conservationnistes se sont aussi centrés sur la création d'aires marines protégées afin de protéger des zones à herbiers marins, le « garde-manger » des dugongs mais aussi de nombreuse autres espèces, comme la tortue verte par exemple.

Objectif communication : l'importance de l'image et de la charge émotionnelle dans la conservation du dugong

Ensuite, dans le sens commun, le mot « emblème » est assez ambigu car il incarne à la fois le contenu et le contenant, le fond et la forme, c'est-à-dire qu'il est à la fois la « représentation d'une figure à valeur symbolique particulière » (Littré) et synonyme de symbole. Si nous reprenons l'exemple de la louve pour les Romains, l'animal incarne le peuple romain, qui peut-être désigner par l'évocation de cette espèce, et en même temps le représente, un peu à la manière d'un logo ou d'un écusson selon les époques. Aussi faut-il comprendre l'expression « espèce emblématique » selon ce double sens : l'animal possède une charge symbolique forte, renvoyant aux cultures ou perceptions sociales données, mais il est invoqué pour signifier autre chose, comme outil de communication par exemple.

A ce propos, dans leur ouvrage L'Animal sauvage : entre nuisance et patrimoine de 2009, Frioux et Pépy évoquent une utilisation stratégique de l'image de l'animal, celle de l'ours blanc, employée à travers les médias comme « emblème » de la dégradation de l'environnement. Les acteurs de la protection de l'environnement ont communiqué avec un autre langage en mobilisant l'image de certaines espèces animales, au fort potentiel symbolique et esthétique, pour provoquer l'émotion du grand public et véhiculer un message : celui de l'importance de la cause qu'ils défendent. Ce n'est donc pas un hasard si les acteurs du Plan d'actions ont formulé le besoin de posséder un inventaire répertoriant toutes les oeuvres d'art, les productions sonores ou filmiques, les objets d'artisanat ou encore la littérature orale comme écrite évoquant le dugong originaires de Nouvelle-Calédonie. Ce support est un appui incontestable à la mobilisation d'images et de symboles pouvant servir à « rendre visible » sur la place publique cet animal.

En outre, un agent de la Province Sud a beaucoup insisté sur sa volonté de modifier l'image populaire du dugong, souvent encore assimilé à une ressource alimentaire de prestige, pour qu'elle s'apparente à celle du dauphin. Selon lui, le dauphin est une espèce qui possède une forte charge émotionnelle, grâce notamment à des films largement diffusés comme Flipper-le dauphin. Ce faisant, toujours selon son discours, il est « impensable » de pêcher un dauphin parce que c'est un animal qui est « trop joli pour être mangé » et qui attire la sympathie populaire. Son objectif est donc de rendre le dugong aussi « intouchable » que le dauphin.

Cependant, modifier les représentations locales sur les espèces à partir de la diffusion d'une certaine image s'avère une entreprise compliqué en Nouvelle-Calédonie. En effet, si l'on considère l'exemple de la tortue marine, qui pourtant jouit d'une image internationale positive à travers les nombreux cartoons et films sur le sujet qui sont diffusés dans les canaux télévisés, ce n'est pas pour autant qu'elle est « intouchable » pour tous. Quoiqu'il en soit, il semble que la tortue est davantage visible que le dugong, ce qui facilite considérablement le travail de sensibilisation du grand public. Ainsi, comme l'indique un membre d'une association locale de défense environnementale sur la zone, contrairement à la protection de la tortue marine,

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« La protection du dugong est moins facile que protection de la tortue. La tortue, on en voit beaucoup plus, elle est plus visible du grand public et donc c'est plus facile de sensibiliser dessus. Le dugong au contraire est un animal discret et craintif, qui n'est pas facilement détectable dans l'eau. Le public le connaît moins du coup voire pas du tout » (Bourail, homme de quarante ans).

En voulant « redorer » l'image du dugong, il nous semble que les acteurs environnementaux souhaitent modifier les comportements de la population locale, ce qui illustre leur prétention à agir dans la sphère du politique. Cette étude participe alors, à partir de l'inventaire sur les oeuvres néo-calédoniennes sur le dugong mais aussi de l'étude des représentations locales de l'animal, à cette bataille de l'image dans laquelle les politiques publiques ainsi que le Plan d'actions dugong se sont impliqués.

Un animal « emblématique » pour « tous les calédoniens » : construction sociopolitique d'un « emblème national »

Les sciences sociales ont souvent expliqué le terme « emblématique » sous l'angle de la politique par l'étude du processus de construction sociopolitique de l'espèce dite « emblématique » (Collomb, 2009 ; Hénon, David, Plante : 2003 ; Doyon & Sabinot : 2013). L'exemple du processus de patrimonialisation du coelacanthe aux Comores est particulièrement intéressant pour répondre à cette question. Dans l'article sur les Comores de Gilbert David, Christine Hénon et Raphael Plante de 2003, le terme « emblématique » ne relève pas uniquement d'un statut légal : l'animal renvoie également à la notion de « territoire » puisqu'il sert de justification à l'identité nationale en construction. Ce gouvernement, devenu indépendant, a dû trouver des images et des références populaires pour fédérer un peuple et créer ainsi une « Nation ». Il ne faut pas perdre de vue que, lorsque nous parlons de « Nation », nous parlons de cette « communauté imaginée à l'intérieur d'un espace, et donc d'un territoire, délimité par des frontières marquées » (Anderson, 1983).

Le coelacanthe, un poisson qui a toujours fasciné les biologistes depuis sa découverte, fait l'objet d'une récupération culturelle tardive, qui est à la fois une cause et une conséquence politique. Jusque là, les comoriens n'accordaient absolument aucune valeur à cet animal parce qu'il ne possédait aucune valeur gustative, ou autre. A l'inverse, il s'agit d'un animal mythique pour certains scientifiques occidentaux, qui voyaient en lui un animal préhistorique dont l'étude pouvait faire avancer la recherche. A l'indépendance du pays, il est devenu symbole national, porteur de l'identité comorienne, alors qu'il n'avait pas de signification particulière pour les populations locales. Pour des raisons de prestige international et de développement économique (éco-tourisme, prospections scientifiques etc.), le gouvernement a décidé d'en faire un « emblème national », sans d'ailleurs qu'il ne se heurte à de fortes résistances de la part de la population.

Cette hypothèse d'une utilisation du dugong comme « emblème national » n'est pas à écarter si l'on considère que le gouvernement de Nouvelle-Calédonie et l'État français comptent parmi les partenaires de ce projet de recherche sur la place du dugong dans la société-néo-calédonienne et qu'ils cherchent à promouvoir la notion de « destin commun » et la construction d'une identité néo-calédonienne afin de préparer la sortie éventuelle de l'archipel du protectorat français en 2018. Elle est d'autant plus active que certains acteurs provinciaux n'hésitent pas à affirmer en entretien qu'ils sont convaincus que le dugong est un animal « emblématique » pour « TOUS les Calédoniens ».47 Cette idée est aussi partagée par

47 Le terme « Calédonien » est à comprendre ici comme synonyme de Néo-Calédonien.

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une partie de la population si l'on considère cette déclaration : « Si tu n'as pas mangé au moins une fois de la tortue ou de la vache-marine dans ta vie, c'est que tu n'es pas calédonien ! ».

De même, la construction d'une identité nationale passe par la sollicitation d'emblèmes nationaux, où tout le monde se reconnaît, mais aussi par la mise en commun des savoirs de toutes les communautés. En tout cas, il s'agit du parti-pris d'Emmanuel Tjibaou, le directeur de l'ADCK, qui s'interroge sur ce qu'est l'identité kanak aujourd'hui et sur comment les générations actuelles peuvent se réapproprier un héritage culturel perçu comme morcelé. D'après lui, sa fonction lui permet d'être acteur de la réalisation du « destin commun » :

« Comment on fait aujourd'hui pour se réapproprier ce que les Vieux ne nous ont dit qu'en partie ? C'est le cheminement des kanak aujourd'hui et de l'ADCK. C'est un travail difficile parce que l'on doit se réapproprier des choses qu'on doit transmettre aussi aux autres communautés, puisque nous sommes dans l'idée d'un « destin commun » [...]

Le destin commun, c'est la politique quoi ! Qu'est-ce qu'on met à la disposition des autres et qu'est-ce que les autres nous donnent ? Mais pour pouvoir partager avec les autres, il faut se connaître soi-même. C'est nous même qui déterminons ce qui est bon de conserver ou pas, c'est à la société d'abord de dire ».

Par conséquent, si nous suivons son raisonnement, toute entreprise de recherche s'axant sur les thématiques des savoirs et de l'identité participe de cette construction d'une société du « destin commun », de cet idéal politique à atteindre dans les années à venir.

Ensuite, Gérard Collomb reprend le thème de la « récupération politique » (Collomb, 2009 : 15) d'un animal emblématique en prenant l'exemple de la protection des tortues marines en Guyane française. A l'inverse des Comores, les relations sont plutôt conflictuelles entre les conservationnistes et les indigènes parce que, selon l'auteur, les premiers déconsidèrent les pratiques culinaires traditionnelles des seconds. Il explique que cette opposition, qui s'est cristallisée autour de la récolte des oeufs de ponte sur la plage, est représentative d'un « conflit d'usage » de la ressource mais révèle un problème plus profond : celui de l'opposition des modes de pensée « traditionnelle » et occidentale.

A travers les différents outils techniques de protection environnementale, comme la Réserve naturelle de l'Amana de Guyane, des mesures juridiques ont été prises pour soutenir une certaine « construction sociale et politique qui tend à faire des tortues marines un patrimoine naturel et un bien commun destiné à être transmis » (Collomb, 2009 : 14). Les acteurs de la conservation participent donc et influencent la construction sociale d'un espace donné en tentant de faire reconnaitre la valeur symbolique de l'espèce. Autrement dit, cette volonté politique de construire, par l'invocation d'un animal, un objet de transfert de savoirs au sein de la population perturbe les pratiques locales actuelles pour en créer de nouvelles plus uniformisées, et donc partagées.

L'auteur de l'article met en avant deux thèmes que nous retrouvons dans notre développement : - l'opposition entre pensée « traditionnelle » et « savoirs locaux » / pensée « moderne » et « savoir scientifique » ;

- évolution, transmission et syncrétisme entre les savoirs.

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Il met également en lumière que ces mouvements dépendent d'actes politiques décidés par les acteurs de la conservation ou les politiques publiques. Par conséquent, en commanditant une étude en sciences sociales sur les pratiques et représentations du dugong dans la société néo-calédonienne, nous pouvons constater que les décideurs politiques de la protection de cette espèce en Nouvelle-Calédonie essaient d'enclencher ce processus de ce que nous avons défini comme la « patrimonialisation ». Dans cette démarche, les « savoirs locaux » sont un enjeu considérable pour les acteurs institutionnels qui peuvent les utiliser à des fins politiques. Nous explorerons ponctuellement ces pistes de recherche à travers l'analyse des dynamiques des savoirs et des pratiques relatifs au dugong.

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III. Typologie comparée des « savoirs » relatifs au dugong : entre science et tradition

Dans cette partie, nous entendons introduire certains savoirs détenus par la dite « population locale » et de comprendre comment ils s'accordent ou non aux perceptions et aux intérêts des acteurs relevant du « savoir scientifique ». Par là, nous souhaitons bien prouver que, contrairement aux idées reçues, « savoir local » et « savoir scientifique » ne s'opposent pas nécessairement et même, qu'au sein de la catégorie des « savoirs locaux », il existe une certaine diversité et de grandes disparités dans la transmission des savoirs en fonction des lieux d'enquête. Autrement dit, la « société néo-calédonienne », ce « local » si spécifique à cette étude, est une création des acteurs du Plan d'action dugong qui ne semble pas aussi homogène que le suggère l'utilisation du singulier. Cette catégorie rassemble une large gamme d'acteurs ayant différents profils, statuts, âges, métiers et occupations, lieux de vie, positions sociales, appartenances ethniques etc. Tous ces facteurs sont à prendre en compte dans la formation du « savoir » relatif au dugong et dans ses modalités de transmission.

III.1. « Si je vous dis « dugong », qu'avez-vous envie de me dire ? »

En réaction au mot « dugong », certaines personnes ont eu tendance à expliquer qu'à priori, ils ne savent rien sur l'animal parce que l'animal est assimilé à la tradition kanak. En tant que « non-kanak », ils ne perçoivent pas légitimes ou habilités à s'exprimer sur cet animal. Cependant, quand on insiste un peu, ils soulignent le fait que le terme « dugong » est d'origine « scientifique » et qu'ils ne l'emploient pas au quotidien. La plupart des personnes interrogées en Brousse semblent toutes préférer l'expression « vache-marine ».

D'après un entretien réalisé auprès d'une jeune stagiaire de l'IRD, « vache marine » est également employé pour qualifier les quelques dugongs aperçus dans la mer Rouge, notamment par les touristes-plongeurs venus explorer les fonds, à la recherche du mammifère qui demeure près des herbiers de la plage de Marsa Alam (Égypte). Nous avons réalisé une recherche internet pour vérifier ses propos et, effectivement, le terme « vache marine » est internationalement connu ; ce qui signifie donc que cette désignation n'est pas propre aux habitants de l'île. Quoiqu'il en soit, les Néo-calédoniens rencontrés en Brousse lui attribuent ce nom (commun à tout le territoire), et ce depuis de nombreuses années. L'extrait d'entretien suivant résume bien pourquoi les Néo-Calédoniens l'appellent comme tel :

« Nous, le nom scientifique on le connaît mais on ne veut pas l'appeler comme cela. Elle a un nom, c'est la « vache marine » ! Ca a été le nom calédonien qui a été donné comme cela. [...] Que tu prends n'importe qui, Kanak ou Blancs, qui que ce soit, c'est un nom que nous lui avons donné quoi. [...] Le nom de la vache marine aujourd'hui elle part. Dans quelques années... En fin de compte quand celui qui disait la « vache marine », c'était dans un sens « beh j'en ai pêché une quoi », c'était dans le sens nourriture quoi. » (Bourail, un pêcheur professionnel, Calédonien d'origine européenne de quarante-cinq ans).

Or, à travers ces propos, nous comprenons bien pourquoi l'un des chevaux de l'Agence des aires marines protégées concernant la conservation du dugong porte sur la terminologie utilisée pour désigner le mammifère. Le chef de l'antenne à Nouméa nous a expliqué que si

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les personnes continuent à dire « vache-marine », cela signifie qu'ils persistent à considérer l'animal comme une ressource alimentaire potentielle, à cause de la comparaison avec la « vache ». Ainsi, l'un des objectifs du travail de communication du Plan d'actions est de vulgariser le plus possible l'emploi de l'appellation « scientifique » à travers des campagnes de sensibilisation dans les écoles ou les manifestations environnementales par exemple. Mais, d'après les données de l'enquête, il semble que cette entreprise soit difficile à réaliser en Brousse parce qu'elle touche à la question de l'identité.

De plus, la réticence de la « population locale » concernant le mot « dugong » renvoie à d'autres problématiques : celles de la reconnaissance du statut des acteurs institutionnels comme les porteurs du « savoir scientifique » et des relations entre les deux groupes. En se distinguant de ces derniers et en leur attribuant le « savoir scientifique », les Néo-calédoniens établissent une distinction et donc, mettent à distance et/ou en doute la légitimité de ces acteurs environnementaux.

Cette analyse est parallèle à une idée, défendue par un gendarme à la retraite qui était responsable de la protection des réserves de Bourail, selon laquelle certains broussards persistent à vivre comme au temps des années 1950-1960 où la ressource marine était largement abondante, où les préoccupations environnementales n'existaient pas et surtout où la compétence environnementale n'était pas l'affaire des politiques publiques. Ils défient les autorités sous prétexte qu'« avant, il n'y avait pas toutes ces règles ». Autrement dit, les personnes qui pensent de cette manière seraient, selon lui, les plus susceptibles d'être des braconniers en puissance car ils persistent à ne pas vouloir respecter les lois et ne reconnaissent pas la légitimité des Provinces et de l'ensemble des acteurs institutionnels. A ce propos, un Calédonien d'origine européenne retraité de la mairie de Poya déclare dans un entretien :

« Nous, on essaie de préserver les ressources mais le problème c'est les mentalités. Il faut que les gens comprennent que les lois ne sont pas là pour les

embêter mais pour protéger les ressources dans le long terme ».

Nous mobilisons cet exemple simplement pour montrer que la légitimité des instances environnementales n'est pas encore totalement établie en Brousse et que le choix des mots employés par les personnes peut être significatif d'une volonté de distinction plus ou moins importante de ces acteurs, et ce pour deux raisons majeures : soit parce qu'ils ne sont pas considérés comme légitimes, soit parce qu'ils détiennent le « savoir scientifique », perçu comme opposé aux « savoirs locaux » par les Néo-Calédoniens. Autrement dit, il s'agit encore une fois d'une bataille de l'identité puisque le but des habitants de l'île qui ne veulent pas parler de « dugong » est d'affirmer : « Nous ne sommes pas eux ».

Cette volonté de se distinguer des acteurs institutionnels est peut-être liée aux multiples déceptions d'une partie des Néo-Calédoniens face à la PS par exemple, dont on reproche régulièrement les décisions politiques imposées et la rigidité. Ils sont susceptibles de perdre peu à peu confiance dans ces autorités, à mesure de leurs propres désillusions et de la non-prise en compte de leurs opinions. Le discours d'un jeune pêcheur de la tribu de Kélé est particulièrement significatif de ce sentiment d'abandon et de la méfiance d'une partie de la population locale pour ces acteurs :

« C'est moi qui ai retrouvé le dugong mort retourné dont on t'a parlé l'autre jour. Je l'ai dit à la tantine et elle a dit que c'était elle qui l'avait vu quand elle a appelé les autorités parce qu'après, ils vont croire que c'est moi qui l'ait

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tué... La Province n'a rien fait, on ne les a jamais vu venir pour récupérer la carcasse et cela n'a rien changé alors maintenant je ne dis plus rien. »

Ensuite, il existe deux niveaux de revendication identitaire que nous avons repérés à partir de l'analyse lexicale : l'identité broussarde néo-calédonienne et l'identité micro-locale. Dans le contexte mélanésien sur Pouébo, les Vieux possèdent d'autres mots pour désigner l'animal : ils utilisent le « nom en langue » plus que celui de « vache-marine ». Ce sont principalement des Vieux qui mélangent les langues parce que beaucoup maîtrisent mieux leur langue maternelle locale que le français. Les Kanak de plus de cinquante ans emploient également ces termes comme des synonymes, et certainement moins les jeunes qui peuvent être moins à l'aise que leurs aînés avec ce langage.

Pour résumer, en classant le terme « dugong » dans la catégorie des mots « scientifiques », les Néo-calédoniens rencontrés sur les terrains d'enquête affirment qu'ils ne souhaitent pas l'utiliser. Ils préfèrent employer le mot qui leur semble le plus proche d'eux, soit celui de « vache-marine » (identité broussarde), soit celui en langue vernaculaire (identité Kanak locale). Aussi, à travers l'analyse de l'utilisation de ce terme, nous pouvons en déduire plusieurs hypothèses sur lesquels nous nous basons dans la suite du développement :

- la distinction identitaire des groupes s'opère par une séparation entre les types de connaissances ;

- il existe des relations complexes entre « savoirs » et « identités » en Nouvelle-Calédonie ;

- les identités néo-calédoniennes fluctuent et se fondent sur plusieurs oppositions en fonction des « batailles » à mener : acteurs locaux / institutionnels, la Brousse / Nouméa48 ; au sein de la communauté broussarde : kanak / « non-kanak » ; au sein de la communauté mélanésienne de Pouébo par exemple : Jeunes / Vieux.

Enfin, nous avons remarqué que les habitants de la commune de Pouébo connaissaient mieux leur dialecte et l'étymologie du terme « dugong » en langue que dans les autres terrains d'enquête. Un Vieux de la tribu de Yambé nous éclaire sur la signification de « mudep », le nom en Jawé pour « dugong » :

« C'est ça qui est difficile parce que l'on ne sait pas ce nom là. On ne peut pas trouver pour traduire. On dit seulement mudep, c'est la fumée dans le mot dedans. "Mu" .
· c'est fumée. "Dep" .
· c'est la vache-marine. On fait la liaison avec. La fumée et le "dep". »

En effet, comme la baleine, le dugong est un mammifère qui respire en remontant à la surface pour récolter par leur « évent »49. Le terme « fumée » qu'utilise le vieil homme fait référence au nuage de gouttelettes d'eau rejeté par l'animal lorsqu'il respire. Les noms en langue à Pouébo sont directement liés aux observations par la population du comportement de l'animal. Cela signifie donc que ces personnes ont développé des connaissances forgées à

48 De nombreux acteurs institutionnels rencontrés dans le cadre du stage sont basé à Nouméa - exemple : IRD, Agence des aires marines protégées, WWF, Province Sud...

49 C'est le mot scientifique pour désigner le trou par lequel ils respirent.

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partir de l'observation de leur environnement, c'est-à-dire des « savoirs naturalistes locaux ». La formation de ces savoirs ne semble pas si éloignée de celle de certaines sciences comme la biologie, qui suit une démarche inductive50. En ce sens, nous nous interrogeons sur l'effective opposition entre « savoirs locaux » et « savoirs scientifiques » à travers l'exemple des « savoirs naturalistes locaux ».

III.2. « Savoirs naturalistes locaux » vs « savoirs scientifiques » ?

Dans l'article de Laurence Bérard (et al. 2005), l'auteure acte la naissance de l'expression « savoirs naturalistes locaux » dès la négociation de la Convention sur la diversité biologique en 1992. Ce texte entend mettre en avant le « respect, la préservation et le maintien des connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales qui incarnent un mode de vie traditionnel », c'est-à-dire revaloriser les connaissances et les pratiques locales liées à un objet de la protection de la biodiversité. Un savoir naturaliste local désigne donc toute connaissance écologique, agricole, botanique, anatomique, physiologique, zoologique, paysagère construite, testée et conservée par une communauté dans un territoire donné (définition CDB). Concernant le dugong, ces connaissances sont relatives à l'observation attentive par les populations côtières (en général) de l'animal, mais aussi au nom qu'il possède, à la manière de le classer dans l'univers animalier, à son comportement etc.

III.2.1. Un modèle « local » de classifier cet animal ?

Selon la classification de Linné, un naturaliste suédois du XVIIIème siècle qui a fondé les bases du système moderne de nomenclature des espèces, le dugong appartient à la catégorie des mammifères. Ils forment une classe d'animaux vertébrés, dont l'homme fait également partie, qui sont caractérisés essentiellement par l'allaitement des jeunes individus, un coeur à quatre cavités, un système nerveux et encéphalique développé, une température interne constante et une respiration pulmonaire51. Bien que les mammifères soient initialement adaptés à la vie sur la terre ferme, certains se sont secondairement adaptés à la vie en milieu aquatique ou marin. Le dugong appartient donc au règne des mammifères marins selon la classification scientifique « classique » largement diffusée dans le monde. D'après les entretiens et les discussions menées sur le terrain, il semble que les habitants connaissent globalement bien ce terme et sa signification générale.

Mais notre enquête sur la zone de Pouébo a révélé que beaucoup de Vieux, en continuant de parler leur langue vernaculaire, perpétuent la manière dont leurs parents, leurs grands-parents catégorisaient le dugong parmi les éléments naturels. Que ce soit en Nyelâyu, en Cââc ou en Jawé, l'animal fait partie du grand ensemble des « animaux de la mer », qu'ils traduisent en français par « poisson » mais qu'ils emploient rarement. Dans la langue traditionnelle, ils invoquent directement le nom de l'animal dont ils parlent et non la catégorie auquel il appartient. Par conséquent, ils ont tendance à dire : « On va pêcher le dawa / ou le picot / ou la tortue / ou le dugong » plutôt que « On va pêcher du poisson ». Nous souhaitons simplement souligner le fait que le système de distinction des espèces dans la culture mélanésienne est différent de la nomenclature « scientifique » de Linné. Et cela se comprend

50 Qui part de l'observation pour mener à une hypothèse ou à un modèle scientifique.

51 http://fr.wikipedia.org/wiki/Classification_classique

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assez facilement si nous considérons le travail d'Isabelle Leblic (2008) qui explique que le monde naturel dans la tradition kanak se découpe entre la terre et la mer. Il existe donc les « animaux de la terre » et les animaux de la mer ».

Cela ne signifie aucunement que les Vieux de la commune ne connaissent pas le terme « mammifère » en français et ne savent pas ce qu'il signifie. Ensuite, puisque la langue, les savoirs et techniques liées à l'animal sont davantage maîtrisés par les Kanak d'un certain âge (plus de cinquante ans), les « jeunes » des tribus de Pouébo ont moins conscience de cette différence de classification entre leur langue et le français. Certains utilisent le terme scientifique de « mammifère » appris à l'école pour le classer, d'autres ne se sont pas poser la question et ne sauraient dire à quelle famille il appartient. Dans la Zone Côtière Ouest, la situation est quelque peu différente. Les personnes, de tout âge et origine confondus, semblent le qualifier de « mammifère » de manière quasi générale. Seules certaines personnes de la tribu de la montagne expliquent ne pas savoir comment le classer. Il s'agit de cas isolés puisque la grosse majorité des personnes arrivent à le classer, notamment dans la famille des « mammifères marins ».

En revanche, à Pouébo, deux Vieux parmi les plus âgés (plus de soixante ans) de la tribu de Yambé et de la tribu de Saint-Denis de Balade ont expliqué que leurs anciens distinguaient deux types de dugong : le « mukâc » et le « poralic » (en Jawé). Selon eux, ces espèces seraient cousins et sont nettement distinguer par leur apparence physique : « c'était deux races différentes et dans les deux, il y avait chez chacun des mâles et des femelles ». Le premier est grand de plus de 3 mètres environ (« il pouvait faire la taille de la table »), d'une forme allongée mais massive et porte la couleur noire ou grise. D'après le Vieux de la tribu de Yambé, le suffixe « kâc » signifie l'« homme » en langue, ce qui lui donne peut-être une valeur supplémentaire - d'autant plus que cette espèce a totalement disparu des côtes de la commune :

« Le court, on le voit encore mais le gros là, on n'en voit plus. Peut-être dans le Nord et sur la Côte Ouest. Ici, avant il y en avait et maintenant, il n'y en a plu. Depuis les années 1960, on n'en voit plus des gros ».

L'autre espèce, le « poralic » doit son nom à un poisson qui se nomme de cette manière en langue vernaculaire : le poisson-ballon. Selon un jeune de la commune, « c'est pour cela que l'on dit "poralic" parce que la forme doit être la même et l'autre est plus comme une baleine, il est long, allongé. » Le « poralic » est donc plus court, de couleur marron « feuille d'automne » et possède un ventre bien gras de la même forme que le poisson-ballon.

Cette manière de distinguer ces deux espèces de dugong semble propre à la région de Pouébo ou du Nord de la Grande-Terre car nous n'avons pas entendu parler d'une telle distinction dans la Zone Côtière Ouest ou dans nos échanges à Nouméa. Elle n'est pourtant pas reconnue par les sciences de la vie et de la terre car il n'existe officiellement qu'une seule et même espèce de dugong, le « dugong dugon ».

Toutefois, lors des restitutions des données de l'enquête aux divers partenaires du Plan d'actions, la découverte de cette nomenclenture et de l'observation de deux « types » de dugong a particulièrement intéressé le chercheur en biologie marine travaillant sur cet animal, le détenteur des connaissances scientifiques les plus poussées concernant l'animal. Selon lui, cette distinction possède une équivalence scientifique et il émet l'hypothèse que la différenciation de couleur, qu'il a pu aussi observée, s'explique par la différence d'âge des dugongs : le « mukâc » serait un vieux dugong et le « poralic » serait plus jeune. Autrement

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dit, les connaissances locales lui ont apportées une information jugée importante concernant l'âge des dugongs présents sur la côte nord-est.

Par conséquent, tout comme le biologiste marin Simon Foale dans son article de 2006, le thésard en biologie marine travaillant sur le dugong met l'accent sur la complémentarité des savoirs « autochtones » avec les « savoirs scientifiques ». Et s'« il y aura peut-être toujours des aspects du monde naturel sur lesquels les Mélanésiens qui pratiquent la pêche de subsistance et les scientifiques ne seront jamais d'accord, [...] je pense qu'il existe déjà un degré considérable de concordance épistémologique, ou qu'il est possible d'y parvenir facilement » (Foale, 2006 : 142). Cela signifie donc que certains scientifiques n'opposent pas forcément ces deux types de connaissances mais reconnaissent au contraire leur nécessité afin de mieux renseigner les savoirs qu'ils forment. De la même manière, en commandant une étude en sciences sociales sur les « savoirs » détenus par la population autour du dugong, les acteurs environnementaux y voient aussi un intérêt évident pour servir l'objectif de conservation.

Ainsi, nous comprenons qu'à l'échelle de l'île et des terrains d'enquête, il n'existe pas un modèle local de classer la nature mais des modèles qui dépendent des systèmes cognitifs admis par des groupes sociaux plus ou moins larges. Ensuite, concernant l'opposition au « savoir scientifique », il est vrai que les termes et les représentations sont différents mais ils semblent complémentaires et peuvent s'apporter l'un et l'autre. En effet, en reprenant l'exemple de l'emploi du terme « mammifère » à Pouébo, nous nous apercevons que la population connaît le terme et donc, est influencé par le savoir scientifique. De plus, et c'est là l'idée que nous défendons dans la prochaine section, tous ces savoirs se recoupent puisqu'ils partent tous de l'observation d'une même réalité.

III.2.2. Assimilations à d'autres espèces et à l'homme

Animaux associés au dugong pour leur proximité physique et comportementale

Les habitants de l'île que nous avons rencontré ont tendance à établir de nombreux parallèle avec d'autres espèces de Nouvelle-Calédonie à partir de caractéristiques physiques proches. Par exemple, le dugong possède les mêmes attributs que les cétacés, comme la baleine ou le dauphin : la silhouette générale et la queue. Cette assimilation est relativement ancienne puisque, dans ses écrits, Charles Lemire de 1884 (Voyage à pied en Nouvelle-Calédonie et description des Nouvelles-Hébrides, 2012 : 329) le qualifie de « gros cétacé mammifère ». De même, comme nous l'avons expliqué précédemment, certains Vieux de la commune de Pouébo nous ont parlé du « pudo» (la baleine en langue Jawé) en évoquant le « mudep » (dugong).

Ensuite, beaucoup de personnes ont observé le dugong depuis le bord de mer en train. Ils l'ont se nourrir et savent qu'il « broute » les herbes marines (tout comme la tortue verte auquel il est également associé). Cela les emmène à penser à la vache, qui broute et qui possède un peu le même gabarit, ou encore au cochon, qui se nourrit de manière similaire en remuant le sol avec son groin semblable à son museau. Ces « ruminants » sont plutôt des animaux du quotidien dont tout le monde connaît le comportement. En se référant à eux, les Néo-Calédoniens essaient de qualifier son comportement par la métaphore et ils le rendent peut-être plus proche d'eux, de leur vie quotidienne.

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Enfin, le dugong est souvent associé à la tortue parce que, comme l'indique un notable de Pouébo : « ils mangent à la table et finissent dans la même assiette ! ». En effet, tout comme la tortue marine, le dugong se nourrit d'herbier et est mangé lors des mêmes cérémonies coutumières kanak, telles la Fête de la Nouvelle-Igname, les mariages ou encore les deuils etc. (cf. sections suivantes). En outre, il faut noter que certains animaux auxquels l'animal est associé (telles la tortue marine, la baleine, la raie ou le requin) sont aussi des animaux importants dans la tradition kanak car ils représentent des totems importants. Ils sont perçus par l'ensemble de la population néo-calédonienne comme des « emblèmes » de l'île. En ce sens, cette association est basée à la fois sur l'observation des comportements des deux animaux et sur leur place dans la tradition kanak.

Ainsi, par le jeu des analogies, les personnes interrogées ayant déjà observées un dugong à travers leurs pratiques de la mer sont capables de décrire avec une relative précision le comportement de l'animal. Certes, ils n'utilisent pas le même vocabulaire que celui des scientifiques ou des environnementalistes mais leurs connaissances, relativement poussées, du comportement du mammifère sont du même ordre. L'autre analogie d'ordre comportemental qui revient régulièrement dans les discours est celle du dugong et de l'homme. Elle est portée plus particulièrement par les Kanaks et ce pour plusieurs raisons. Si certains évitent l'emploi du vocabulaire scientifique en préférant la métaphore pour désigner le fait que le dugong est un mammifère, ils emploient en fait un outil conceptuel qui est particulièrement utilisé dans leur propre système de sens.

Analogie avec l'homme comme manifestation de la pensée symbolique kanak

En effet, ils appartiennent à une société qui fonctionne sur la base du totémisme. Il s'agit d'« un mouvement de génération continue où se trouvent associés des humains et des non-humains, les uns et les autres partageant avec leur totem certaines propriétés, et une identité de nature entre eux consistant en un ensemble d'attributs moraux, physiques et comportementaux ». (Friedberg, 2007 : 170). L'homme paraît donc se différencier de l'espèce animale, végétale ou minérale mais il entretient une relation de filiation avec la nature, notamment à travers l'invocation des totems partageant des caractéristiques avec certains individus qui se reconnaissent de ce/ces totem(s).

Dans sa thèse (2004), Jean-Brice Herrenschmitt a analysé la structure des mythes mélanésiens, qui intègrent très souvent des « opérateurs totémiques » dans la trame narrative. Il explique que le rôle du totem n'est pas tant de marquer la différence que de favoriser la communication entre l'homme et la nature. Par conséquent, il ne doit pas se comprendre comme appartenant à la nature et à la culture mais comme l' « enfant » et le « médiateur » de ces deux entités (Herrenschmitt, 2004 : 117). Dans les mythes analysés, les opérateurs totémiques invoqués sont le trait d'union entre la nature et la culture, entre l'environnement et l'homme. « Au lieu de les opposer, leur présence et leur complicité montrent à quel point ce n'est pas le rejet de la nature qui est fondamentalement enjeu, mais bien l'affirmation de la dualité comme vecteur civilisateur et fondement culturel » (Ibid.). Il se situe donc dans la continuité de la pensée de Lévi-Strauss qui explique que le totémisme est une méthode classificatoire établissant une « homologie des écarts différentiels entre une série naturelle, les espèces éponymes, et une série culturelle, les segments sociaux » (Lévi-Strauss, 1962 : 204).

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En ce sens, les mythes kanak sont des paraboles de la genèse sociale et culturelle d'un groupe défini, qui y puise son identité et sa mémoire sur la base d'une histoire d'un ou plusieurs ancêtres mythiques, en des lieux donnés. Ainsi, il n'est pas étonnant de constater que cette analogie entre l'homme et le dugong ont été repéré dans de nombreux mythes kanak récoltés sur le terrain, qui sont tous sensiblement différents mais possèdent la même trame narrative. Par exemple, le mythe de la création d'un clan de la tribu de Kélé, qui se revendique du totem dugong, indique que le mammifère est aussi poilu qu'un homme, voire possède une origine humaine ancienne. Il nous a été raconté par une vielle dame d'une tribu de la chaîne de Bourail et le voici retranscrit :

« Les gens dont je parle là, ce sont les gens de la vache-marine. Ils avaient dit qu'il y avait deux frères dans le clan. Ils se sont disputé, ils n'arrivent pas à s'entendre et les parents n'arrivent pas à les réconcilier. Ca fait que le plus jeune, il voulait se réconcilier avec son frère mais il ne veut pas. Comme son frère ne voulait pas accepter sa demande de réconciliation, il a préféré partir. Il a décidé de partir de lui-même.

Quand il est parti, avant de partir, il y avait chez eux un régime de bananes-poingo. Il a pris deux bananes, deux bananes mûres pour partir. Il marche, marche et continue sa route en descendant vers la mer. En marchant, il avait faim, il a mangé la moitié d'une banane. Il ne l'a pas mangé en entier, ca fait qu'il lui restait une banane entière et la demi-banane. Il va, il descend dans l'eau parce qu'il boude son frère. Il descend dans la mer, il descend. Il a mis le reste de bananes qu'il n'a pas mange sous son bras et il descend, il descend dans la mer. La marée monte sur lui, elle continue à monter et lui à descendre. Son frère, il reste là-haut et regarde après lui mais il ne peut rien faire. L'autre il descend, il descend jusqu'à ce que l'eau recouvre sa tête. C'est comme cela qu'il s'est transformé.

Et tu sais, à chaque fois qu'ils vont tuer cela, quand il dépouille la bête pour la manger, ils trouvent toujours cette forme de banane en entier et de demi-banane sous l'aisselle. Moi je dis parce que j'ai vu, c'est pour cela que je crois en cette histoire. La peau, ce n'est pas comme la peau du poisson, c'est comme cela [elle caresse son bras]. Il a des poils.

C'est la légende du clan dont sont issu les XXX. Il y avait beaucoup de descendants de ces clans, il ne reste plus que ces gens-là. C'est-à-dire que du temps des anciens avant, il n'y avait pas encore la religion mais chaque clan a sa propre idole pour pouvoir croire en quelque chose. Maintenant, il y a la religion mais avant c'était les animaux. »

De même, Emmanuel Tjibaou explique que le dugong, s'il fait parti des grandes espèces marines, possède probablement un statut spécifique dans la culture mélanésienne. Il incarne l'ancêtre, et donc un être lié au monde humain : « Les espèces de mammifères marins, ils ont ce statut là de référence, un ancêtre commun à tous, c'est comme un Vieux quoi ».

Ainsi, si, par la référence analogique entre l'homme et l'animal, les personnes manifestent le fait que le dugong est un mammifère, cette manière de comprendre le monde semble s'éloigner du protocole et des modes de savoir mis en place par les sciences. En fait, il s'agit là d'une caractéristique des « savoirs populaires » bien connue de l'anthropologie du développement puisque Olivier de Sardan formule leur distinction ainsi : les « savoirs populaires techniques sont localisés, contextualisés, empiriques, là où les savoirs technico-

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scientifiques sont standardisés, uniformisés, formalisés » (Olivier de Sardan, 1995 : 193). Si auparavant, nous avions convenu d'une possible complémentarité entre le « savoir scientifique » et les « savoirs naturalistes locaux » par exemple, il semble que ceux qui sont rattachés à la tradition kanak soient plus difficilement compatibles avec le « savoir scientifique ».

III.3. Répartition identitaire entre « savoirs autochtones », « savoirs traditionnels » et « savoir moderne » liés au dugong

III.3.1. « Savoirs autochtones » : le dugong dans les diverses traditions kanak

Nous avons choisi d'employer ici le terme de « savoir autochtone » pour qualifier les savoirs issus de la tradition kanak et de le différencier ainsi d'autres « savoirs traditionnels ». Nous justifions ce choix par le fait que l'identité des Kanak est actuellement l'objet d'une reconnaissance officielle et internationale en tant que « peuple autochtone ». En effet, le 12 avril 2014, les chefferies des huit aires coutumières se sont réunies pour rédiger la « Charte du peuple Kanak », signant le socle commun de leurs valeurs et des principes fondamentaux de leur civilisation. Cette charte a pour objectif « de doter le Peuple Kanak d'un cadre juridique supérieur embrassant une réalité historique, de fait, et garantissant son unité et l'expression de sa souveraineté inhérente. f...] Cette démarche étant une contribution préalable et incontournable à la construction d'un destin commun. » (La Charte du Peuple Kanak, 2014 : 10).

Par « autochtone », nous entendons la définition donnée dans l'ouvrage dirigé par Stéphane Pessina Dassonville, Le statut des peuples autochtones, à la croisée des savoirs, suivant laquelle « les nations autochtones sont celles qui, liées par une continuité historique avec les sociétés antérieures à l'invasion et avec les sociétés précoloniales qui se sont développées sur leurs territoires, se jugent distinctes des autres éléments des sociétés qui dominent à présent sur leurs territoires ou parties de ces territoires. Ce sont à présent des éléments non dominants de la société et elles sont déterminées à conserver, développer et transmettre aux générations futures les territoires de leurs ancêtres et leur identité ethnique qui constituent la base de la continuité de leurs existences en tant que peuple... »52 (2012 : 14). Puisque, selon nos observations et entretiens, les Mélanésiens ressentent une menace importante concernant la transmission de leurs valeurs et savoirs,53 il nous paraissait donc approprier d'employer le terme d' « autochtone » pour qualifier leur système cognitif. Ce faisant, nous reconnaissons la portée politique de la sauvegarde de ces savoirs.

La tradition et la coutume kanak sont multiples et plus ou moins respectées selon les individus et les régions du territoire néo-calédonien. Le lieu d'habitation (mer ou terre) joue un rôle majeur dans la mobilisation de tel ou tel élément naturel dans la coutume, et il en va de même pour la mobilisation du dugong dans la coutume. Une tribu de la montagne mobilise

52 E/CN.4/Sub.2/1986/7/Add.I, Par. 379 à 382.

53C'est pourquoi ils ont rédigé une Charte d'ailleurs, pour qu'ils puissent continuer à faire respecter leurs règles sociales sans qu'elles ne s'effritent et disparaissent. En ce sens, nous pouvons établir un parallèle avec l'Agence de Développement de la Culture Kanak qui s'est donné pour mission de récolter les « savoirs menacés d'extinction » avec la mort des Vieux et ainsi, qui institutionnalise et écrit des connaissances étaient informelles et orales.

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plus facilement un animal de son quotidien direct comme la roussette54 ou le lézard qu'une espèce qui vit dans un autre environnement. Les connaissances sur le dugong et son importance dans la coutume diffèrent selon que les personnes habitent les tribus de la chaîne ou de bord de mer. Sur le terrain, cette répartition des connaissances paraît toujours actuelle, même si nous avons rencontré quelques exceptions majeures. Par exemple, c'est une femme qui habite dans la chaîne qui nous a raconté le mythe sur le dugong précédemment cité.

Mais globalement, les zones où les personnes attribuent une place à ce mammifère marin dans leur coutume sont situées en bord de mer et où la densité de population de dugongs est relativement conséquente.55 Dans ces endroits, les habitants n'attribuent pas la même valeur à leur coutume locale, ni ne possèdent la même relation à leur tradition, notamment liée au milieu marin. Entre autre raison, la plus évidente est à chercher du côté de l'histoire : les tribus de toute la côte ouest ont réalisé de nombreuses migrations vers l'intérieur des terres au moment de l'Insurrection Kanak de 1878, c'est pourquoi aujourd'hui il y a assez peu de tribus de bord de mer sur cette côte. Les savoirs relatifs à la pêche et aux animaux marins ont certainement subi des altérations et les coutumiers ont dû s'adapter et adapter leurs coutumes à leurs nouveaux lieux de vie. A l'inverse, à cause du désintérêt des colons pour ces zones, la Province Nord concentre une forte majorité Kanak qui semble avoir mieux préservé ses traditions, et ce malgré les impacts des premiers contacts avec la civilisation européenne.

Le dugong est donc intégré de différentes manières dans les traditions locales que ce soit dans la tradition orale qu'au niveau des manifestations culturelles importantes comme certaines cérémonies coutumières. Lors de ces événements, les animaux et la nourriture ont une fonction symbolique importante à jouer, comme nous le rappelle Emmanuel Tjibaou, directeur de l'ADCK :

« Dans les cérémonies coutumières, le truc ce n'est pas de manger mais de communier. Manger c'est facile, mais la fonction de ces animaux c'est plutôt de rappeler ce lien qui fait de nous des hommes. C'est parce qu'on est debout ici dans cet espace social, c'est parce que les ancêtres ils nous ont donné la vie. f...] Dans les discours traditionnels, il arrive que les noms des espèces soient cités, le nom des pics et des reliefs, parce que justement ce qui est mis en avant, c'est ce qu'il représente, l'esprit, les forces qu'il représente. »

Parmi les cérémonies coutumières où le dugong était important, nous pouvons citer la cérémonie de la Nouvelle Igname dans la région de Pouébo. Si aujourd'hui elle n'est plus célébrée dans toutes les tribus de la commune, elle célébrait la fin du cycle de l'igname (un tubercule des plus sacrées pour les Kanak) ou le début d'une nouvelle période de culture du champ. C'était une fête importante qui favorisait la cohésion sociale et où chaque famille apportait ses ignames, cultivées avec efforts pendant toute l'année, et d'autres « provisions » (aliments) pour accompagner l'igname et le taro. Ce faisant, les clans de la terre se chargeaient de chasser la roussette et le notou (deux animaux « sacrés » présents en montagne) et les clans de la mer amenaient la tortue et le dugong.

Leur viande était donc particulièrement recherchée pour accompagner l'igname, comme l'atteste les propos de l'ancien maire de Pouébo, qui explique que leur consommation lors de

54 La roussette est une espèce de chauve-souris, seul mammifère terrestre endémique à la Nouvelle-Calédonie.

55 Les tribus de bord de mer dans la région nord, de Voh-Koné-Pouembout (avec la tribu d'Oundjo, connue pour la chasse au dugong) à Pouébo, en passant par Koumac, Poum et Ouégoa (tribu de Tiari) ; et les tribus de bord de mer de la région sud-ouest, principalement près de la commune de La Foa et de Moindou.

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la Fête de l'Igname était primordiale pour les clans de la mer afin que l'année soit féconde et que tout se passe bien :

« Je pense que cela va plus loin que cela. Il faut la tortue et le dugong pour les vieux, c'est important pour la fête de l'igname. Si on ne l'a pas, c'est vraiment quelque chose de grave. Oui aujourd'hui [on s'adapte avec la loi]. Mais c'est une fête culturelle. Pour les Vieux qui font encore brûler les ignames, il FAUT cela, tu comprends ? »

A cette occasion, le meilleur morceau était réservé au chef de la tribu car, lors de cet événement, la chefferie de la tribu est aussi à l'honneur. Mais cette association entre le dugong et la chefferie dans la coutume n'est pas propre à la commune de Pouébo, plutôt à la région nord en général : la commune de Poum, les îles de Belep au nord de la Grande-Terre, la commune de Koumac etc. A Koumac par exemple, certaines tribus consommaient ce mammifère pour les mariages, les enterrements et les intronisations de grands chefs. Ce sont aussi des régions où les habitants pratiquaient la pêche traditionnelle.

En parallèle, d'après des informations récoltées en entretien, la tribu de Kélé plus au sud sur la Côte Ouest est moins connue pour sa pêche traditionnelle au dugong, et ce même si un coutumier de la tribu nous a avoué : « cela fait plus de quarante ans que l'on n'a pas pêché le dugong pour les coutumes » (Kélé, 2014). Selon une habitante, le dernier dugong qui ait été pêché puis consommé était destiné à l'enterrement du petit chef de la tribu de Moméa à la fin des années 1970 - début 1980. Toutefois, le dugong n'a pas disparu de la transmission orale dans cette tribu puisque nous avons récolté le mythe précédemment cité, que nous avons retrouvé par la suite plusieurs fois sur les terrains d'enquête (Poya - tribu de la chaîne et du bord de mer) mais avec des variations et des adaptations à la toponymie et aux thématiques locales importantes. Ainsi, nous voyons bien combien les « savoirs traditionnels » kanak relatifs au dugong sont disparates au sein même de cette communauté d'appartenance.

Comme pour appuyer ce constat, un jeune homme de Pouébo d'une trentaine d'années affirme que :

« Chaque représentation est propre à chacun, à chaque région, à chaque tribu. C'est pour cela qu'on n'a pas forcément les mêmes représentations. [...] Oui, ce sont parfois les mêmes : on fête tous la fête de l'igname, on fête aussi les mariages, les baptêmes et tout. Ça, ça ne change pas. Mais nous avons des interprétations sur les mammifères, c'est chacun, c'est propre à ses traditions».

Dans le monde mélanésien, il existe des réalités micro-sociales voire micro-culturelles différentes, qui impliquent des variations dans la tradition kanak et dans la relation entre ces micro-groupes et le dugong.

En outre, les habitants de Pouébo ne le consommaient pas uniquement lors de cette occasion, mais aussi pour les enterrements et les mariages jugés importants, comme ceux des chefs. A ce propos, le grand chef du district du Lé-Jao nous raconte une anecdote qui prouve bien que l'animal était recherché pour ces cérémonies, même si ce n'est plus le cas aujourd'hui :

« Le jour de mon mariage, en octobre 2009, c'était le moment où la règlementation est appliquée donc j'ai fait la demande de deux tortues légales. Ca fait qu'il y en qui sont allés. Ils sont pas allés aux tortues, ils sont d'abord allés au poisson. Et quand ils attendaient le poisson pour la première pêche,

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beh le dugong est venu se coller au bateau. Ils ont hésité à harponner parce qu'ils savaient que c'était interdit. Donc ils sont revenus et ils m'ont demandé : « Il y a le dugong en bas, demain on retourne, qu'est-ce qu'on fait ? ». Le lendemain, ils sont partis et pareil, même scénario. C'est un peu comme un « Prenez-moi, la règlementation ce n'est pas pour vous ! » Et non. J'ai dit non parce qu'il faut respecter la loi maintenant.»

Dans cette déclaration, qui certes illustre le fait que le dugong était consommé pour d'autres cérémonies que la Fête de l'Igname, l'interlocuteur nous indique que les savoirs traditionnels kanak se modifient au contact d'autres types de savoirs et d'autres pratiques qui sont aujourd'hui valorisés par la société, mais aussi et surtout il donne un indice sur le conflit potentiel entre les récentes lois et le respect de sa tradition et culture. Nous avions déjà évoqué quelques exemples qui prouvaient qu'ils étaient en mutation56 sans pourtant mettre en évidence les luttes sous-tendus entre les personnes détenant différents types de « savoirs » : savoirs scientifiques / savoirs traditionnels ou autochtones / savoirs juridiques etc.

De plus, cela montre dans quel sens s'opère la mutation des savoirs traditionnels : ils plient sous le poids des politiques environnementales néo-calédoniennes, influencées par des décisions prises par les instances internationales ; et donc de l'hégémonie du global. Pour aller plus loin dans l'analyse de cette dynamique, nous nous interrogeons sur les perceptions locales de l'environnement et du dugong et sur ce qui, fondamentalement, différencie le point de vue des acteurs institutionnels et de la « population locale ». Est-ce simplement un conflit entre modèle de la connaissance ou un conflit d'intérêts ?

III.3.2. Opposition « culturelle » entre les acteurs sur la base des savoirs sur la nature : dépassement des préjugés

Pour répondre à cette question, nous continuons avec un notable de Pouébo :

« Le Kanak a besoin de la nature pour survivre, c'est ce qui fait la différence entre le Kanak et l'Européen vis-à-vis de la nature. Pour moi, c'est la domination, les Européens ont voulu dompter la nature ! Le Kanak vit avec la nature, l'Européen cherche à dominer et maîtriser la nature. [...] Je dis cela parce que pour la fête de l'igname, la tortue on va pêcher au dernier moment pour des questions de conservation, et on en trouve toujours. On dirait qu'elles nous attendent les deux tortues à prendre. Il n'y a que les esprits qui le savent, c'est le mystère de la vie ».

Cette personne exprime alors l'idée que les sociétés occidentales n'ont pas le même rapport à la nature que le peuple autochtone. Si nous suivons son raisonnement, il met en avant le fait que les perceptions culturelles façonnent les modalités de l'action : parce que les Kanak vivent dans une relation de complicité et de respect culturel envers la nature, elle leur offre ce dont ils ont besoin au moment où ils en ont besoin, sans qu'ils ne soient contraints de planifier ou de faire trop d'efforts.

Au contraire, l'« Européen » cherche à dominer la nature puisque, comme nous l'avons remarqué précédemment, sa conception de l'environnement est basée sur la rivalité entre humain et « non-humain », en employant la terminologie de Philippe Descola (2007).

56 Par exemple le fait que les Jeunes de Pouébo emploient davantage le terme « mammifère » que celui en langue vernaculaire.

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L'homme, bien plus qu'il ne tente d'imiter ou de s'en inspirer, souhaite recréer voire surpasser la nature. Cette manière de penser la nature est attribuée à l' « Occident » que l'on peut définir comme une civilisation transfrontalière qui se confond souvent au « capitalisme historique ». Selon Immanuel Wallerstein, il est « assez évident que la description de l'activité capitaliste cadre avec les principales tendances de la pensée « universelle » occidentale depuis la fin du Moyen-Âge. » (Wallerstein, 1990).

À travers son discours, l'habitant de Pouébo a certainement voulu désigner cette manière « capitaliste » d'être au monde, qu'il oppose à sa propre culture. Il signifie donc qu'il existe deux groupes culturels distincts : les Kanak, qui possèdent une relation de complicité et de filiation avec la nature, et les Européens, qui pensent la nature comme une ressource exploitable que l'homme peut maitriser, notamment grâce aux sciences. Encore une fois, il s'agit là d'une stratégie de distinction des uns par rapport aux autres, ce qui signifie très clairement que la nature possède une dimension identitaire forte, que cette personne souhaite affirmée.

Cette distinction ne prend donc absolument pas en compte les possibles hybridations entre les deux modes de pensée ou encore les autres manières de considérer l'environnement « européenne » qui se fondent sur une autre relation que l'exploitation. A ce propos, une stagiaire de l'IRD parisienne de vingt ans nous a communiqué sa fascination pour le milieu marin qu'elle a elle-même désignée comme une « relation basée sur le plaisir ». De plus, elle était aussi bénévole à l'Aquarium de Nouméa car, pour elle, « si on perd le milieu marin, les premiers à en subir les conséquences, c'est nous parce que tu n'as plus la ressource marine que, mine de rien, on utilise beaucoup. f...] Tant que les gens n'ont pas réussi à se l'approprier de telle ou telle manière, f...] ils ne s'en intéressent pas et ca leur passe au dessus ». Elle a tenu à transmettre ses connaissances scientifiques au grand public parce que dans un but de préservation de l'environnement. Son témoignage indique donc deux types de relations « européennes » à la nature autre que celle de l'exploitation : le plaisir et la protection de l'environnement.

D'ailleurs, il nous semble la perception de l'environnement en tant que ressource exploitable n'est pas uniquement attribuable aux seuls Européens, ce serait donner raison aux opinions communes et aux images que chaque culture se fait d'elle-même. La distinction entre le Kanak et l'Européen joue ainsi sur le plan des idées communes : quand les sociétés mélanésiennes reflètent une idée de la nature et de l'organisation sociale dans une relation de continuité et de tradition, la société occidentale est en rupture avec l'élément naturel et paraît résolument moderne. Par conséquent, ces idées alimentent la distinction que la « population locale », a fortiori certains Kanak, opère entre « eux » et « nous » (les Européens, les scientifiques, les politiques publiques, les conservationnistes, les capitalistes etc.), entre les « savoirs traditionnels » et les « savoirs modernes ».

Cependant, la catégorie des « savoirs traditionnels » n'est pas homogène en Nouvelle-Calédonie puisqu'elle est aussi l'objet de revendication ou de différenciation identitaire. Comme nous l'avons évoqué précédemment, les Kanak sont un peuple « autochtone » et ainsi, si l'ensemble de leurs savoirs est « traditionnel » puisqu'il se transmet de génération en génération, il est aussi « autochtone ». En reprenant l'exemple du rapport à la nature, est-ce que cela signifie qu'ils sont les seuls à posséder un rapport « privilégié » à l'environnement ? Comment comprendre et qualifier les savoirs relatifs à la nature dans l'ensemble de la brousse néo-calédonienne ?

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Si les perceptions et les pratiques relatives à l'environnement sont parfois associées ou différenciées dans les discours suivant les appartenances communautaires, elles sont aussi partagées entre communautés, notamment entre Kanak et Calédoniens d'origine européenne. Les frontières entre les deux cultures précédemment évoquées sont plus minces qu'il n'y paraît. Si chaque communauté s'affirme dans son rapport aux autres identités culturelles en présence, il existe depuis les premiers contacts entre les « cultures » un réel phénomène d'acculturation entre les groupes, qui se traduit par des emprunts dans les manières de vivre. Certains préfèrent alors insister sur les ressemblances entre les groupes, comme un Calédonien d'origine européenne de soixante ans, qui affirme que « la tradition calédonienne et mélanésienne c'est la même. Les cultures se ressemblent. Par exemple, que tu sois en tribu ou pas, le premier geste quand tu arrives chez quelqu'un : on te propose du café ».

De même, leur approche de la nature est souvent abordée avec pragmatisme, autour de certaines activités relatives à la nature comme l'élevage ou l'agriculture. Toutes les habitations que nous avons visitées dans la Zone Côtière Ouest, que ce soit en tribu ou non, comportent un jardin, un poulailler et de nombreuses plantes, et ce même au sein des villes-villages. Cela prouve bien une certaine partage des savoir-faire par delà les frontières communautaires, y compris concernant le rapport à la nature. Concernant l'agriculture et l'élevage, il s'agit parfois des professions des personnes interrogées : beaucoup se sont spécialisés dans l'élevage de boeuf, de cerfs, de porcs, de brebis et de chevaux, dans les vergers, dans l'apiculture ou encore dans l'horticulture, dans la pêche et la vente d'un poisson particulier etc. Puisque toutes les personnes de la Côte Ouest partagent un mode de vie proche en lien avec l'environnement, mais aussi un certain nombre de savoirs et pratiques, nous avons choisi de le qualifier de « broussard ».

Pourtant, d'après nos observations dans la Zone Côtière Ouest, à l'inverse des peuples autochtones d'Océanie, les Calédoniens d'origine européenne ne revendiquent pas la valeur symbolique de la nature car ils n'ont aucune « croyance particulière » dans ce domaine. Par exemple, ils ne disposent pas d'une « culture » basée sur le totémisme et ils ne confèrent aucune symbolique aux espèces animales et végétales. Mais il nous semble que ce constat doit être nuancé puisqu'un homme de la région de Bourail, ayant toujours vécu avec les Kanak car étant le seul « Blanc » autour de son domicile, explique :

« Mais tout de même, il y a certaines superstitions qui sont assez communes entre nous. Les Vieux, ils disaient par exemple qu'il ne fallait pas faire de mal à un tricot rayé pendant la pêche, cela portait malheur. Pareil, à la chasse, quand tu tues un animal qui est trop petit, trop jeune, beh on rentrait souvent bredouille ».

Ces « superstitions » jouent finalement le rôle de règles de conduite à observer pour récolter les fruits d'une pêche ou d'une chasse. Elles partent du présupposé que toute mauvaise action d'une personne, celui qui ne respecte pas la règle, est directement sanctionné par la nature elle-même. Autrement dit, l'environnement possède ses propres lois qu'il faut respecter. Cette logique se rapproche beaucoup des interdictions qui existent sur les « lieux tabous » en milieu kanak par exemple, qui représentent à des lieux « sacrés » qu'il faut respecter. Il faut comprendre que ces endroits ont souvent été marqués par la présence, la lutte, la mort d'un ancêtre (historique ou mythique), ce qui leur vaut l'appellation « sacrés » (Wickel et Herrenschmitt, GIE Océanide, 2009).

Toutefois, ces « superstitions » qui se transmettaient de génération en génération sont celles des anciens Calédoniens d'origine européenne, du temps du père de l'homme interrogé.

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Il s'agit donc de « savoirs traditionnels » plus ou moins propres à la communauté calédonienne d'origine européenne. Il est fort probable qu'elles ne soient plus enseignées aujourd'hui aux générations actuelles. Le temps qu'évoque notre interlocuteur est perçu comme révolu, celui où les Caldoches parlaient les langues vernaculaires kanaks et où les proximités entre les deux cultures étaient nécessaires pour la survie de chacun. Par exemple, il raconte comment son père aidait les Kanak à l'époque de l'indigénat : comme ils ne pouvaient pas posséder de fusil pour chasser, son père chassait pour eux ou leur céderait quelques uns de ses boeufs. Il pratiquait la philosophie du partage et de la solidarité avec tout un chacun. Depuis les Évènements, selon lui, les deux peuples ont pris l'habitude de s'affronter et de se critiquer, ce qui a nourri des antagonismes réciproques.

Nous retrouvons ces conflits entre les deux communautés dans certaines pratiques anciennes relatives au dugong, comme celle de la pêche. Concernant les « savoirs traditionnels » liés à cet animal et propres à la Nouvelle-Calédonie, ce sont les deux peuples les plus longtemps installés sur le territoire qui les ont développés. Ce constat paraît plutôt évident si nous considérons que le dugong est animal endémique que l'on retrouve en grand nombre autour des côtes de la Grande-Terre et qu'un savoir traditionnel relève de sociétés « une longue histoire d'interaction avec leur environnement naturel » (définition UNESCO, cf. Lexique). Toutefois, la reconnaissance du statut « traditionnel » des pratiques de pêche des Calédoniens d'origine européenne ne semble pas du goût de tout le monde, comme nous le démontrons dans la partie suivante.

III.3.3. Pêche au dugong : une activité « traditionnelle » kanak et calédonienne !

Parmi les pratiques associées au dugong, la pêche est l'une des activités les plus spontanément évoquées en entretien et des plus connues par les Néo-calédoniens interrogés lors de cette enquête. Si la pêche kanak au dugong est un phénomène connu, celle réalisée par les Calédoniens d'origine européenne l'est beaucoup moins et en tout cas, est totalement ségrégée par certaines personnes pour plusieurs raisons que nous aborderons par la suite. Dans un premier temps, nous souhaitons montrer qu'il existe bel et bien des « traditions » de pêche, et dans la communauté mélanésienne et chez les Calédoniens d'origine européennes, à partir de la description des outils et méthodes de pêche.

Entre autre occasion, la pêche au dugong dans la communauté mélanésienne est réalisée pour approvisionner la population en poissons nécessaires pour célébrer les cérémonies coutumières, telles la « Fête de la Nouvelle Igname » à Pouébo. Il s'agit donc d'une pêche dite « traditionnelle » qui, selon Isabelle Leblic, est l'une des seules à avoir « perduré » pour répondre aux besoins des cérémonies coutumières (Leblic, 2008). Elle s'effectuait avec des outils artisanaux fabriqués à la main par les pêcheurs eux-mêmes à partir des matières premières qu'ils possédaient comme la coco ou différents bois. Parmi les plus outils les plus significatifs, nous pouvons citer le harpon ou la sagaie, et ce même s'il existe une pêche traditionnelle au filet à grosses mailles.

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Figure 5 : Harpon en fer à béton avec une bouée attachée au bout pour être utilisée comme flotteur

(c) Dupont, Pouébo, 2014. Il appartient à un pêcheur de Saint-Denis de Balade

D'après les habitants de Pouébo, le harpon fait partie des outils dévolus à la pêche traditionnelle à la tortue et à celle du dugong. S'ils étaient fabriqués par les pêcheurs « du temps des Vieux », ils sont façonnés désormais dans du fer à béton. Selon les propos d'un des deux pêcheurs précédemment cités, les Vieux utilisaient du bois de banian pour sculpter le manche du harpon et ce sont les mêmes instruments qui sont utilisés à la fois pour la pêche à la tortue et pour celle au dugong. Ce n'est pas le cas dans d'autres régions qui pratiquent également la pêche traditionnelle à ces deux espèces puisque, dans la commune de Koumac, certaines tribus possèdent deux noms en langue pour exprimer « la sagaie pour la tortue » et la « sagaie pour le dugong ».

Nous avons recensé plusieurs types de harpons, tous « faits maison », employés pour la pêche au dugong. Par exemple, la tribu de Kélé possède sa propre manière de façonner une sagaie, même si seules six personnes sont encore capables de la fabriquer. Il s'agit d'un harpon où le crochet qui sert à harponner est tressé avec des « tiges en fer » autour de bois pour le fixer. Ensuite, il suffit de laisser l'objet une nuit dans l'eau salée pour que le bois gonfle et les « fers » se resserrent. Les familles de pêcheurs de dugongs issues de la communauté calédonienne d'origine européenne utilisaient quant-à-elles un harpon fabriqué dés les années 1950-1960, qui était « monté sur un barbé » pour « ne pas lâcher » la proie.

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Figure 6 : Exemples de pointes barbées (c) M. Barré, 2003, p.37.

D'après un pêcheur professionnel calédonien d'origine européenne de la région de Bourail, la « vraie fabrication » d'un harpon à barbé permet aux pêcheurs d'être plus efficaces :

« Je dis la vraie fabrication d'harpon parce qu'ensuite ils ont fait toutes ces bêtises. Tu as des fabrications d'harpon où la pointe est droite. Ca fait que quand tu piques la vache marine, la vache marine qui fait 4 mètres, quand tu piques, bon si tu la piques mal, c'est fini. La vache marine elle plonge et tu ne la revoies plus. Dans la nuit, les mecs ils peuvent en piquer 5 et en ramener qu'une seule ! »

Le « harpon à barbé » était constitué d'une tige en fer de cinquante centimètres, surmontée d'une manille (pièce en acier forgé constituée d'un étrier) sur laquelle était placée une pointe à barbe de cinq centimètres. Il existe plusieurs versions de ce même instrument et nous en avons recensé deux : soit la fin du manche se finissait en boucle, à laquelle une corde était attachée avant d'être reliée au bateau. L'autre outil n'en possède pas mais tous deux ont un manche creux en forme de « tuyau », dans lequel la corde passe et relie directement le bateau à la pointe. Selon le même pêcheur :

« La pointe était montée sur une manille, le tuyau s'emboîtait un peu dedans. Le jeu du tuyau, tu ne pouvais pas le tirer à la main mais avec la force de la vache marine, ca fait qu'il se déboîtait et il s'accrochait à la vache marine. Ce qui fait que la corde elle tirait sur le tuyau mais elle était sur la vache marine. Ca fait que la corde était accrochée à la proie ».

Il semble donc que chaque famille de pêcheur de dugong calédonienne d'origine européenne fabriquait son instrument selon son propre savoir-faire. Bien évidemment, ces outils se sont modernisés avec les évolutions technologiques : la pointe n'était plus façonnée dans du « fer » mais dans de l'inox etc. Aujourd'hui, peut être que si la pêche était encore autorisée, on constaterait d'autres avancées sur ces instruments, à moins que les personnes ne lui préfèrent les fusils sous-marins actuels.

Le harpon n'est pas utilisé essentiellement pour la « pêche traditionnelle » mais aussi pour ce que nous nommons les « pêches à l'occasion ». C'est une activité qui n'est pas exclusivement réservée aux Calédoniens d'origine européenne puisque certains Kanak la pratiquaient aussi. Ladite « occasion » était provoquée par la présence de l'animal mais

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reposait surtout sur la décision du pêcheur dans son bateau. Lorsque les pêcheurs des tribus comme les pêcheurs calédoniens d'origine européenne apercevaient depuis leur embarcation un dugong qui passait à côté, ils pouvaient alors décider de l'attraper pour le ramener au rivage (ou non). A ce moment, ils avaient toujours une sagaie dans le fonds du bateau dont ils se servaient contre l'animal.

La fabrication et l'utilisation de cet instrument pour la pêche au dugong se sont transmises en ce temps là de père en fils57 puisque les deux pêcheurs calédoniens d'origine européenne, de quarante cinq-cinquante ans, ont déclaré avoir déjà pêché ce mammifère avec leur père. L'un d'entre eux nous explique qu'il n'avait qu'une seule chance pour harponné l'animal parce que, après la première attaque, il était stressé et durcissait sa peau qui devenait trop dure pour faire rentrer la pointe du harpon. Son père lui avait indiqué le meilleur moment pour l'attaquer : « Il fallait le piquer juste avant qu'il lâche l'aire, juste avant qu'il respire. Et oui, le dugong, il a une peau qui est plus molle quand il respire. Elle se détend à ce moment là ».

En revanche, les techniques au harpon semblent différentes de celles des clans pêcheurs de Pouébo en charge de cette pêche. Grâce à leurs récits, nous avons réussi à dégager le déroulement d'une pêche au harpon à bouée. Cette dernière était encore couramment pratiquée dans la zone jusque dans les années 1980 environ.

Étapes de la pêche traditionnelle dans la commune de Pouébo d'après les descriptions des Vieux et moins Vieux interrogés

1. Préparation de la grosse pêche entre hommes

Les vieux pêcheurs de Pouébo appelaient « grosses pêches » les pêches en groupe rassemblant une dizaine d'individus (voire plus), qui étaient organisées par les anciens pour répondre aux besoins des cérémonies coutumières. A cette occasion, les Vieux de l'époque sélectionnaient les hommes (jeunes et moins jeunes) qui participaient à la pêche au moins cinq jours avant la date effective de l'activité. Ils se retrouvaient dans une maison construite en bord de mer, prés de la zone de mise à l'eau de l'embarcation, afin de se retrouver « entre hommes ». Durant cette préparation, les participants préparaient les provisions et l'embarcation, ils se mettaient en conditions en préparant des « médicaments », des « potions » pour rendre la pêche fructueuse, ou encore ils se racontaient des anecdotes, des récits des pêches précédentes

2. Repérer l'animal depuis le bateau

Idéalement, la pêche traditionnelle au dugong s'effectuait de jour, par temps de marée haute et de forte houle. S'il n'y avait pas de houle, alors les pêcheurs se rabattaient sur la tortue pour célébrer la fête de l'Igname. Ensuite, les pêcheurs naviguaient dans les zones susceptibles fréquentées par les dugongs, comme les platiers où l'herbe marine y est abondante. La plupart du temps, ces derniers savent où se trouvent ces animaux parce qu'ils ont tendance à rester sur un même périmètre.

3. Le harponner dans les reins ou dans le dos avec le harpon à bouée

Lorsque la bête repérée à la surface au moment où elle respire, les pêcheurs s'approchent et l'un d'eux tente de la harponner avec la sagaie à bouée avant qu'elle ne plonge à nouveau. Ils n'ont souvent qu'une seule chance parce que, une fois stressée, le dugong se contracte et sa peau devient impénétrable. La bouée du harpon possède plusieurs fonctions : elle ralentit ralentir l'animal dans sa fuite, elle l'empêche de plonger et elle permet de repérer ses déplacements depuis la surface.

4. Poursuivre l'animal pour le fatiguer, le « courser » avec le bateau

Une fois harponné, ils suivent les traces du dugong, qui essaie de s'enfuir à toute allure mais il est vite rattraper par les pêcheurs rapides grâce au moteur puissant du bateau. Cette course a pour but d'épuiser

57 Nous n'avons pas rencontré de femme calédonienne d'origine européenne ayant raconté avoir déjà pêché le dugong.

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l'animal. Pour éviter le bateau qui le gêne dans sa fuite, il fait des demi-cercles, il tourne et découvre son ventre. Les pêcheurs attendent ce moment pour « le piquer » à nouveau avec une autre sagaie, restée sur le bateau, ce qui continue de le fatiguer jusqu'au moment où il s'arrête presque.

5. Sauter sur l'animal pour l'attraper et noyer l'animal en enfonçant les doigts dans les narines

Deux ou trois pêcheurs sautent à l'eau, sur l'animal pour l'immobiliser et lui enfoncer deux doigts dans les « narines », habituellement engorgée par des clapets ou des « bouchons », selon le terme consacré des pêcheurs de Pouébo.

6. Attacher le dugong à l'un des côtés du bateau, devant et derrière

Lorsque l'animal est mort, il est trop lourd pour que les trois ou quatre personnes puissent l'amarrer sur le bateau. Les pêcheurs qui sont dans l'eau attachent d'un côté ou de l'autre de l'embarcation la tête et la queue du dugong, afin de pouvoir le ramener au bord de mer et le découper.

7. Découper l'animal selon des méthodes spéciales sur la plage ou dans la tribu

Dans certaines tribus, la découpe de la viande de tortue ou de dugong se faisait directement en bord de mer, et dans d'autres, il fallait ramener la bête au sein de la tribu. Tout le monde n'était pas habilité à réaliser cette étape car cela demandait un certain doigté et savoir-faire que seuls quelques uns détenaient. Si un non-initié dépecer l'animal, alors la viande était fichue : « elle a le goût du savon ».

Ainsi, les Kanak ne sont pas les seuls à avoir pêché le dugong, les Calédoniens d'origine européenne aussi, et ce même s'ils déclarent ne pas employer les mêmes techniques. S'il ne s'agit pas d'une « pêche traditionnelle » au sens entendu par les Kanak (une pêche pour les cérémonies coutumières), certaines familles de pêcheurs parmi les Calédoniens d'origine européenne possédaient une « tradition » de la pêche au dugong. Ils ont façonné des outils spéciaux et ont développé leurs propres techniques pour le pêcher, des techniques qu'ils ont conservé de générations en générations jusqu'à aujourd'hui. En ce sens, nous affirmons qu'ils possèdent une « tradition » de cette pêche et nous rappelons qu'en anthropologie, une « tradition » est « un objet de la transmission : c'est ce qu'il convient de savoir ou faire pour faire partie d'un groupe qui, ce faisant, arrive à se reconnait ou à s'imaginer une identité culturelle commune » (cf. définition donnée dans le Lexique - Izard et Bonte, 1991 : 710).

Nous insistons sur cet aspect parce que, lors d'une des restitutions de ce travail dans les zones d'enquête, nous avons suscité une vague de vives contestations de la part du public en avançant qu'il existait une pêche traditionnelle kanak ET calédonienne. Nous avons défendu la position anthropologique et donc insisté sur les définitions du vocabulaire employé (mot « tradition ») sans que cela n'ait retenu leur attention. Au contraire, certains « non-caldoches » ont perçu le fait qu'on associe les pratiques « traditionnelles » mélanésiennes aux pratiques des Calédoniens d'origine européenne comme une insulte aux Kanak. Aussi les thématiques des savoirs et du patrimoine culturel à sauvegarder semblent-elles rester le monopole de la revendication identitaire kanak. Cela s'explique certainement du fait que les Mélanésiens jouissent d'une reconnaissance en droit grâce au statut de « peuple autochtone » et non les Calédoniens d'origine européenne, qui ne possèdent pas une place culturelle bien définie dans la société. D'ailleurs, certaines personnes nous ont déclaré qu'il s'agissait d'une communauté « sans tradition », ni « culture » propre.

De la même manière, certains Calédoniens d'origine européenne, notamment ceux qui revendiquent le plus leur identité calédonienne, peuvent avoir une image très négative parmi la population broussarde. Par exemple, concernant la pêche au dugong ou à la tortue, ils sont souvent accusés de braconnage, comme le prouve le témoignage d'un jeune pêcheur appartenant à l'Association Bouraillaise pour la défense des Lieux de loisirs, de l'Environnement et du Patrimoine culturel et Identitaire Calédonien (ABLEPIC) :

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« Quand on s'est monté en association, les journaux stipulaient : « Les braconniers hors la loi se sont constitués en association ». f...] Il existe aujourd'hui une réelle diabolisation du caldoche. Ce problème est tu mais il est présent partout » (Bourail, homme d'une vingtaine d'années).

De même, à la question : « Mais qui est-ce qui braconne le dugong ? », beaucoup de personnes ont répondu qu'il s'agissait des Calédoniens d'origine européenne ayant de gros moyens et du bon matériel de pêche. Ainsi, les différentes communautés utilisent la thématique des savoirs culturels relatifs au dugong comme arguments supplémentaires dans leurs conflits ethniques ou dans leur lutte pour la reconnaissance identitaire.

Dans cette partie, le thème de la permutation des connaissances entre autres a été abordé à travers l'analyse comparée entre les savoirs traditionnels ou autochtones relatifs au dugong et le mode de connaissance scientifique. Nous avons alors constaté que les frontières entre ces deux sphères, entre le « traditionnel » et le « moderne », sont plus souples qu'il n'y paraît au départ car elles peuvent s'apporter l'une et l'autre. Toutefois, même si les acteurs institutionnels du Plan d'actions s'intéressent de plus en plus aux « savoirs locaux » concernant cet animal, notamment grâce à la présente étude, les populations locales sont davantage poussées à acquérir des connaissances qui correspondent à la « culture des développeurs ». Elles sont relatives à la biologie (par exemple, la classification du dugong) mais aussi au cadre juridique en vigueur et aux mesures de protection environnementale.

Par conséquent, nous nous sommes posée la question de savoir si la dynamique des savoirs entre acteurs « institutionnels » et « locaux » concernant la préservation de la ressource marine était similaire à celle relevant des savoirs de types scientifiques. Qu'en est-il également des pratiques locales en matière de protections environnementales ? Sont-elles en adéquation avec les mesures légales ? Les habitants souhaitent-ils que la ressource marine soit préservée, a fortiori le dugong ? Pour répondre à ces questions, nous nous sommes d'abord intéressée à la notion de « conscience environnementale ».

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IV. Perceptions et pratiques relatives à la protection du dugong : articulation des savoirs et des intérêts des acteurs « locaux » et « institutionnels » ?

IV.1. Conscience environnementale en question : est-ce que les « populations locales » sont susceptibles de protéger le dugong ?

Que devons-nous entendre par « conscience environnementale » ? S'il l'on considère l'acception la plus vaste du terme « environnement », comme le font Isabelle Leblic et Jean Trichet (2008), celui-ci désigne tout objet qui entoure un être. En ce sens, l'homme s'inspire de ce qui est à côté de lui, de l' « autre » en général, pour bâtir son univers psychique, mental, relationnel et social. Et vice-versa, par son action et selon son idée préalable, il modèle son environnement qui se modifie à son contact. « L'homme est aussi l'acteur de l'étude de son propre environnement, juge et partie. C'est un privilège qui le met, seul, à même de procéder à des choix utiles ou nuisibles à son environnement » (Trichet & Leblic, 2008 : 6). Il s'agit là d'un trait commun à toutes les sociétés du monde. La communauté mélanésienne de Pouébo est donc consciente de son environnement, y compris naturel puisque, comme nous l'avons déjà évoqué précédemment, une partie de son organisation sociale est basée sur une certaine compréhension et interprétation collective de cet élément.

De plus, les habitants ont adopté le discours des environnementalistes et le vocabulaire propre au monde du développement. Il semble que les sociétés mélanésiennes, notamment celle de Pouébo, ont très bien intégré le concept de « développement durable »58 et l'enjeu environnemental. Si, à partir des années 1970, on constate la montée des « réactions spontanées d'une opinion qui prend conscience de la croissance des risques qu'engendre une recherche effrénée du profit par l'application de n'importe quelle conquête technique, quelles qu'en soient les conséquences à long terme » (citation du géographe Pierre Georges ; Brunel, 2004 : 23), le peuple kanak n'a pas été épargné par cette mobilisation et ce mouvement. Parmi les problèmes majeurs touchant l'environnement aujourd'hui, nous pouvons citer le réchauffement climatique ou encore les pollutions de toutes sortes. Or, certaines personnes de la tribu de Diahoué s'inquiètent du fait que des « indicateurs écologiques », guidant et rythmant le « calendrier » des Vieux qui se base sur l'observation de la nature et de la lune, sont moins fiables qu'avant à cause du changement climatique qui modifie les mouvements naturels. Certains Vieux, quelques notables et certains jeunes des tribus de la commune de Pouébo emploient d'elles-mêmes des termes comme « changement climatique », ce qui prouve bien qu'une partie de la population est pleinement consciente des problèmes environnementaux en jeu actuellement.

Il est également possible que de récents projets de conservation dans la région, comme l'aire marine protégée de Hyabé/Lé-Jao dans le district Sud au milieu des années 2000, aient modifié les représentations que les gens ont et se construisent de l'environnement, notamment maritime, ainsi que leurs pratiques. C'est ce que nous tâchons de décrire à travers notre

58 Le « développement durable, c'est s'efforcer de répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des satisfaire ceux des générations futures. » (Rapport dit Brundtland, 1987). Aujourd'hui, une action s'inscrit dans le développement durable « quand elle parvient à concilier les trois « E » : Économie, Équité, Environnement » (Brunel, 2004 : 5).

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ethnographie des représentations et des usages de l'espace maritime, en prenant en compte leurs évolutions temporelles.

« Avant, on ne s'en préoccupait pas parce qu'on pensait que la ressource était inépuisable. Et puis, les gens faisaient n'importe quoi, ils pêchaient à la dynamite ou à la bombe à carbure quand j'étais gamin. J'ai vu faire mais j'ai jamais fait, c'était trop dangereux. [...] Par contre, ils ne savaient pas que certaines méthodes de pêche étaient dangereuses pour l'environnement ».

Ce témoignage d'un homme de plus de soixante ans d'une tribu de Pouébo met en lumière une conception de la nature comme une ressource tellement abondante que la question de la sauvegarde des espèces ne se pose pas et que, en ce sens, il n'existe aucune « conscience environnementale ». Cette représentation de l'environnement est encore très ancrée dans les mentalités en Nouvelle-Calédonie, que ce soit dans la Zone Côtière Ouest ou sur Pouébo. En effet, un pêcheur d'une tribu de la commune a toujours entendu son père et son grand-père lui répéter que « plus on pêche du poisson et plus le poisson est abondant ». Un tel discours illustre bien combien les Néo-calédoniens perçoivent/percevaient leur nature comme généreuse, ce qui a engendré des pratiques de prélèvements assez extrêmes.

« Quand j'étais jeune, je devais avoir 16-17 ans, il y a eu un grand rassemblement chez les Atiti à Yaté. Ils avaient pêché 53 tortues en 3h30 ! Bon je veux bien qu'on tue des tortues pour faire un bougna, mais autant ! C'était devenu un concours, à celui qui en ramenait [à terre] le plus et le plus vite. C'était comme cela avant les mentalités, c'est encore le cas d'ailleurs » (Bourail, homme de plus de soixante ans).

Ce type de concours et de surenchère semblait donc faire partir des mentalités broussardes depuis au moins cinquante ans, à en croire notre informateur. Lors de notre enquête, nous avons également rencontré des personnes qui s'adonnent à ce genre de pratique, notamment autour du cerf : plus elles touchent de cerfs et plus la reconnaissance des autres chasseurs, et donc leur prestige, est grand(e). Un autre interlocuteur, un gendarme de Bourail à la retraite, rajoute que cette manière de considérer la ressource naturelle est toujours actuelle pour une certaine partie de la population :

« Au niveau des pratiques de pêches et de chasse, les [broussards] vivent comme il y a 30 ou 40 ans, ils n'évoluent pas avec la société. Ils sont dans une logique d'abondance, c'est un problème ».

D'un autre côté, à cette époque, « les gens pêchaient selon leur besoin et maintenant, ce n'est plus le cas ». De nombreuses personnes s'entendent pour dater les dérives de la surpêche, de la chasse intensive et de la surconsommation à l' « arrivée du congélateur », qui a facilité le mode de conservation. A la place de partager les fruits de ses activités vivrières, les habitants des campagnes préfèreraient garder la nourriture pour eux-mêmes, marquant ainsi la perte d'une certaine philosophie de la redistribution et le début de l'aire « individualiste ». Nous n'avons pas réussi à savoir avec exactitude le moment où les congélateurs ont été introduit en Brousse mais nous savons que le courant électrique était accessible sur la commune de Pouébo à la fin des années 1980-début des années 1990 et sur le Côte-Ouest à la fin des années 1960-1970.

De plus, les broussards donnent souvent comme explication à cette suractivité l'augmentation de la densité de population, l'amélioration des outils, méthodes et moyens de prélèvements des animaux dans le milieu naturel, ainsi que le non-respect des espaces côtiers

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en général par le développement touristique et les nouveaux arrivants sur le territoire. Mais la raison qui reste la plus partagée est celle de l'argent : certains Néo-calédoniens sont tellement intéressés par devenir de plus en plus riche, à travers la vente de leur pêche ou de leur chasse, qu'ils n'ont aucune considération pour les conséquences environnementales de leur activité. Ainsi, les « temps modernes » signent la fin du mythe de l'abondance et le début de l'attrait pour l'argent au détriment de la nature.

Mais d'un autre côté, les Néo-calédoniens ne cessent de constater les dégradations massives depuis quelques années sur l'environnement, ce qui a peut-être eu pour effet de réveiller la « conscience environnementale » de certains et le souci de la transmission aux générations futures :

« On a fait un grand-pas et depuis pas très longtemps en matière d'environnement. [...] Et c'est pour cela que je me suis engagé dans l'environnement. C'est venu du constat qu'il avait de grosses dégradations sur la mer comme dans les terres. Et puis, j'ai envie de préserver la nature pour nos enfants, pour qu'ils connaissent ce que l'on a connu » (Bourail, homme de plus de soixante ans).

Selon cette personne, la population s'est aperçue d'un changement dans la densité et la fréquentation des espèces dans les lieux où ils ont l'habitude de pêcher et de chasser. Cette prise de conscience a bouleversé les comportements de ceux qui sont les plus sensibles à la cause environnementale, qui se sont parfois engagés dans la protection de la nature. Or, cette responsabilité était souvent déléguée aux seuls coutumiers, comme en témoigne cette phrase d'un employé de la mairie de Poya à la retraite : « Nous, on n'est pas des coutumiers. On participe à la protection de la nature alors que c'est un rôle qui d'habitude est attribué aux coutumiers. Mais ca va rentrer dans les mentalités aussi, c'est un processus long ». Il semble donc que la protection environnementale soit une nouvelle attitude que beaucoup d'habitants aimeraient voir se propager, mais aussi un moyen de redynamiser la cohésion sociale et la vie en Brousse à travers des réunions d'informations, des actions, des foires, des projets...

A ce propos, le gendarme à la retraite, déjà évoqué, indique qu'en l'espace de trente ans, il a remarqué que de nombreux projets relatifs à l'éco-tourisme ou à la protection de l'environnement se sont développés dans les alentours de Bourail et de la Côte Ouest en général. Un autre complète en expliquant que, depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, les décideurs politiques sont de plus en plus tournés vers ces questions, avec la création des Provinces par exemple. Il ajoute :

« Mais je trouve qu'il y a un vrai changement. Maintenant on commence à faire attention à la nature, à la respecter. Par exemple, les sociétés minières ne peuvent plus faire n'importe quoi. C'est une bonne chose. Avant ils rasaient la montagne n'importe comment et maintenant, il y a des procédures, donc ca montre bien... Au niveau de la mer, c'est pareil avec les réserves. »

Pour conclure, il semblerait qu'une évolution à double vitesse des « mentalités » concernant la protection de la nature soit en marche : si certains continuent à vivre sans se soucier des conséquences de leurs activités maritimes sur la population animale, des associations locales, de plus en plus nombreuses et avec des légitimités différentes en matière de gouvernance environnementale, ont vu le jour depuis cinq à dix ans. Toutefois, cela ne signifie aucunement que tous les broussards se sentent concernés par la protection

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DUPONT A, ETHT7, La conservation du dugong en Nouvelle-Calédonie : la mobilisation et la confrontation de savoirs et

pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique » menacée

environnementale mais plutôt que les discours et les manières de penser sont de plus en plus tournés vers ces enjeux-là. Ce phénomène révèle l'apparition d'idées et des pratiques renouvelées ou renforcées autour de la protection de l'environnement par les Néo-Calédoniens.

En matière de protection du dugong, l'aire marine protégée est l'outil juridique et effectif de protection le plus utilisé par les acteurs institutionnels. Elle s'accompagne d'une surveillance maritime plus ou moins stricte en fonction des statuts légaux. Ils mobilisent donc un savoir et des pratiques notamment législatives pour défendre cet animal, ce qui pose la question de la compatibilité de telles méthodes avec les modes de vie locaux. Est-ce que les populations côtières possédaient déjà leurs propres modes de gestion maritime ? Est-il possible que cet instrument légal court-circuite les pratiques locales ou au contraire, sont-ils complémentaires ?

Pour répondre à ces interrogations, nous exposons deux cas où la place des pratiques locales en matière de protection environnementale n'est pas abordée de façon similaire par les acteurs de la conservation. Nous proposons dans le premier cas, celui de l'aire marine de Hyabé-Lé-Jao dans la commune de Pouébo, une analyse à l'échelle micro-locale des mécanismes engagés pour sauvegarder le dugong. Dans la seconde situation, nous changeons d'échelle en considérant les pratiques et savoirs de plusieurs acteurs institutionnels, environnementaux et locaux.

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