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Le jeu d'acteur à  l'épreuve de l'analyse du mouvement


par Mona Dahdouh
Université Paris VIII - Master Danse  2021
  

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Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis

Master Arts mention Danse

LE JEU D'ACTEUR

À L'ÉPREUVE DE L'ANALYSE DU MOUVEMENT

REGARDS SUR LA GESTUALITÉ

SUJET : À travers la captation vidéo de répétitions de l'Acte I scène 2 de Richard III dans le cadre de la recherche de Laurent Berger sur le jeu d'acteur: les enjeux de l'analyse du mouvement dans la gestualité des acteurs.

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Mona Recordier Dahdouh
Sous la direction de Julie Perrin
Septembre 2021

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REMERCIEMENTS

Je remercie Julie Perrin pour son accompagnement tout au long de l'année, et l'ensemble de l'équipe de professeurs du département Danse de Paris 8.

Je remercie Laurent Berger pour le partage des vidéos qui m'ont permis d'écrire ce mémoire, ainsi que pour sa disponibilité et sa bienveillance.

Je remercie ma famille et mes amis pour leur soutien, leur écoute et leur présence.

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PRÉFACE

En 2019, le département Danse de l'université Paris 8 a été une ouverture sur deux mondes : celui de la Recherche, et celui des études en danse. Issue d'une formation théâtrale, je ne connaissais la danse qu'à travers une pratique amateur. La découverte des techniques somatiques, d'une histoire et d'une pensée du geste a résonné avec mes débuts dans l'expérience théâtrale.

Je sentais un lien créateur entre les exercices d'exploration de soi et la création d'un personnage dont les traits se précisent en répétition. Le détour par le corps et la sensation permettait d'éviter des tentatives d'imitations qui auraient pu avoir lieu après des indications d'ordre psychologiques ou concernant des états émotionnels. Après quelques mois entre mes répétitions et les ateliers à l'université, je compris que se trouvait potentiellement, au coeur de ces nouvelles perspectives sur le mouvement, le point de départ de mon sujet de mémoire dans le cadre du Master Danse.

J'ai contacté une compagnie parisienne pour participer à leur résidence de création en tant qu'observatrice mais un mois avant le début de la résidence la France a été confinée. Au cours d'une discussion informelle, j'ai appris que mon ancien professeur de théâtre Laurent Berger menait plusieurs laboratoires dans le cadre d'une recherche sur le jeu d'acteur, et me proposait de récupérer des vidéos de ce travail.

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RÉSUMÉ

En traversant trois approches sur le geste (son fondement, sa symbolique et les interactions qui le composent), ce mémoire questionne le sens de la gestualité des acteurs lors d'un processus de création d'un spectacle à partir d'un texte dramatique. En considérant la gestualité des acteurs comme une entrée de lecture de leur jeu, il questionne la signification des gestes effectués lors des répétitions, mais aussi leur origine et leur direction, les intentions qui y sont associés et leur portée esthétique sur l'oeuvre en construction. En utilisant la méthode d' analyse du mouvement dans son potentiel expressif et relationnel, dans la lignée du danseur Rudlof Laban, ce travail propose d'observer les répétitions d'un Laboratoire sur le jeu d'acteur en Uruguay mené par le chercheur Laurent Berger. À travers l'étude de leur organisation posturale, de leur tonicité et de la structure symbolique qui orientent leurs gestes, la réflexion tend à expliquer que leur gestualité est d'une part l'expression de leur singularité, et d'autre part qu'elle dépend des interactions et des conditions spatio-temporelles du déploiement de leur geste pendant les répétitions. La gestualité des acteurs ne remplace pas le propos du texte mais l'enrichit, car elle en révèle certaines subtilités et peut l'actualiser sans le trahir. Ce langage est composé d'éléments signifiants issus de la corporéité des acteurs comme leur état de corps, leur tonicité ou encore leur organisation gravitaire.

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AVANT-PROPOS

Le corps de l'acteur au théâtre: de Antonin Artaud à l'Anthropologie Théâtrale1

Observer et analyser le corps et le geste de l'acteur au théâtre s'inscrit dans une recherche particulière, développée tout au long du XXème siècle en Europe par plusieurs chercheurs et praticiens de cette discipline. Antonin Artaud dans son ouvrage Le théâtre et son double, en s'appuyant sur sa découverte personnelle du théâtre oriental et notamment du théâtre balinais2, revendique un théâtre dans lequel les signes remplaceraient les mots3. Il considère donc le théâtre en tant qu'expérience sensible que les mots ne sauraient traduire. Pour lui, la mise en scène est un «langage dans l'espace et en mouvement»4. En refusant la représentation au profit de l'instantané et de la production d'affects, il resserre l'enjeu de la création théâtrale autour de l'acteur en mouvement sur une scène. En revendiquant un rapport direct entre l'acteur et le spectateur, il déconstruit l'intérêt de tout intermédiaire en allant jusqu'à supprimer le personnage de théâtre «pour laisser la parole aux forces de la vie et de la mort à travers le corps de l'acteur»5. En France, Antonin Artaud ouvre le regard vers une autre manière de jouer et de penser le jeu, et notamment à partir des éléments biologiques et anatomiques de l'acteur. Dans son texte «Un athlétisme affectif»6, il écrit qu'un acteur peut accéder à un sentiment par son souffle. Comme un athlète qui doit connaître le fonctionnement de son corps pour l'utiliser de manière efficace, l'acteur doit savoir utiliser son souffle de la bonne manière en fonction du sentiment exprimé, pour mouvoir son corps de la meilleure façon à travers la scène.

Quelques décennies plus tard, Jerzy Grotowski, jeune metteur en scène, précise cette impulsion en créant en 1959 à Opole en Pologne le «Théâtre Laboratoire». Il recentre la pratique du théâtre autour du jeu d'acteur, et le jeu d'acteur autour de l'action physique.

Celle-ci est directement liée à l'émotion. Le développement de l'art cinématographique puis

1 Étude de l'homme dans ses comportements en situation de représentation

2 Théâtre masqué traditionnel balinais. Un théâtre basé sur une gestuelle codée et des mouvements expressifs. En 1931, A.Artaud découvre ce théâtre à l'Exposition coloniale internationale, et s'inspire de cette expérience pour fonder ces théories théâtrales.

3 Le terme « signe » est complexe et renvoie à plusieurs terminologies. Comme A.Artaud dans «Sur le théâtre balinais», nous l'utilisons ici comme un élément perceptif qui rend «inutile toute traduction dans un langage logique et discursif». Dans Le théâtre et son double, folio essais, 1964. p.83

4 Antonin Artaud, « La mise en scène et la métaphysique », op.cit p.69

5 Robert Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994, p.10

6 Texte de 1938 publié dans Le théâtre et son double, folio essais, 1964. p.199

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télévisuel le mène à revendiquer le théâtre comme le seul lieu permettant une relation directe entre l'acteur et le spectateur. La prise en compte de cette relation privilégiée, permise par le temps et le lieu du spectacle-vivant, semble essentielle pour l'analyse du jeu d'acteur par la gestualité. Grotowski créé des exercices destinés à réveiller la mémoire du corps de l'acteur pour retrouver des sensations et un «patrimoine gestuel enfoui»1. Il s'agit donc pour l'acteur d'exprimer, au sens de «faire sortir», et non de représenter un personnage ou une situation.

Dans la même lignée, Eugenio Barba reprend ce travail sur le jeu d'acteur, notamment en fondant l'I.S.T.A2 en 1979. Cette institut entend, à travers des sessions de travail pratique et réflexif rassemblant des professionnels du monde entier, dégager des principes et des règles dont l'acteur occidental peut tirer profit en «maîtrisant sa propre expressivité»3. Il prend l'acteur comme fondement de l'art théâtral, et part du postulat que l'homme utilise sa présence physique et mentale selon des principes différents dans un contexte de représentation que dans sa vie quotidienne. Il propose «l'étude du comportement pré-expressif de l'être humain en situation de représentation organisée»4, comportement au fondement de l'incarnation. Il s'agit d'analyser le comportement de l'acteur avant même qu'il ait l'intention d'exprimer quelque-chose: c'est ce qu'il appelle le «pré-expressif». Cela permet, loin de considérer le spectacle comme un produit, de «comprendre comment on y est parvenu, par quel utilisation du corps-esprit»5. En effet, «il faut bien que l'acteur avant de représenter ceci ou cela soit en tant qu'acteur»6. Par l'étude du pré-expressif, en associant le geste et l'action directement au corps de l'acteur dans les répétitions, avant même la représentation d'une fiction, Barba décale le regard sur le travail de l'acteur.

Cette réflexion sur le corps dans le champ du théâtre rencontre des recherches et des méthodes dans d'autres disciplines de l'art vivant, notamment la danse. Les conditions de présence des danseurs et de mise en danse sont aussi étudiés, sans omettre que ces analyses visent à terme à créer un spectacle.

1 Aurore Chestier, « Du corps au théâtre au théâtre-corps », Corps, 2007/1 (n° 2), p. 105-110

2 Institut International d'Anthropologie Théâtrale

3 Raymonde Temkine, « BARBA EUGENIO (1939- ) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 20 juillet 2021. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/eugenio-barba/

4 Selon lui, le «niveau pré-expressif» du travail de l'acteur est ce qui permet par la suite de travailler un personnage au niveau expressif. Il s'agit de «modeler la qualité de son existence scénique». Eugenio Barba. Le canoë de papier, Traité d'Anthropologie Théâtrale. L'Entretemps, coll. « Les voies de l'acteur ». 1993. p.30

5 Ibid. p.167

6 Ibid. p.164

«L'acteur n'exécute pas, mais s'exécute, interprète pas mais se pénètre, raisonne pas mais fait tout son corps résonner. Construit pas son personnage, mais s'décompose le corps civil maintenu en ordre, se suicide. C'est pas d'la composition d'personnage, c'est de la décomposition de la personne, d'la de décomposition d'l'homme qui se fait sur la planche»

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Valère Novarina, Le théâtre des paroles, Paris, 1989. p.24

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INTRODUCTION

«Eve, notre mère originelle, en cueillant le fruit de l'arbre de la connaissance, fit un mouvement dicté et par un dessein tangible et par un dessein intangible. (...) Une actrice peut-elle représenter Eve cueillant un fruit sur l'arbre de telle manière qu'un spectateur ignorant l'histoire biblique prendra conscience de ses deux desseins, le tangible et l'intangible?»1

Dans l'introduction de sa Maîtrise du mouvement2, Rudolf Laban, chorégraphe et théoricien de la danse, s'interroge sur l'importance de la gestualité des acteurs dans un spectacle vivant: comment transmettre au spectateur les desseins des personnages? Dans le cadre de la recherche de Laurent Berger sur le jeu d'acteur, nous nous sommes donné la tâche d'analyser les gestes et mouvements des acteurs en création, interprétant les personnages Richard III et Lady Anne dans la scène 2 du premier acte de la pièce de Shakespeare. Et ce, en usant de théories et méthodes de l'analyse du mouvement, à travers la captation vidéo des répétitions.

La gestualité

L'attitude gestuelle questionne le sens des mouvements du corps. Un mouvement est, selon le danseur et penseur Hubert Godard, un «phénomène relatant les stricts déplacements du corps dans l'espace»3. En revanche, le geste est un mouvement accompagné de «sa portée symbolique»4. La portée symbolique du geste tel qu'il sera étudié dans cette étude se trouve dans l'attitude générale, échappant à la « volonté » de l'acteur. Cette acception se distingue d'une approche commune, qui associerait le geste à l'intentionnalité du mouvement, particulièrement aux membres et à la tête5.

Cette considération sur le geste est en lien aussi bien avec une réflexion sur le corps issue de la phénoménologie, développée par le philosophe Michel Bernard, qu'avec des études biologiques et neurologiques autour de l'aspect fondateur des gestes dans l'évolution et la vie

1 Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement. Actes Sud, l'Art de la danse. 1994. p.19

2 C'est le dernier ouvrage de R.Laban, décrivant sa pensée concernant le mouvement expressif.

3 Hubert Godard, « Le geste et sa perception » dans La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot. Bordas, 1995.

4 Hubert Godard, « Le geste manquant » Entretien mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994

5 « Mouvement du corps, principalement de la main, des bras de la tête, porteur ou non de signification » dans le Larousse en ligne. URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/geste/36848. Consulté le 06/07/2021

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d'une personne en général.

La gestualité des acteurs

Tout d'abord, un acteur est, d'après son étymologie latine (actor), celui qui agit, et selon le Larousse en ligne1, une personne qui représente un personnage dans une pièce de théâtre ou un film. Pour le chercheur Patrice Pavis dans le Dictionnaire du théâtre, «il est à la fois celui qui est signifié par le texte [...] et celui qui fait signifier le texte d'une manière nouvelle à chaque interprétation». Ce paradoxe entraîne dans le travail du comédien un double mouvement entre l'interprétation du texte et l'incarnation d'un personnage à partir de son propre corps. La distinction entre «interprétation» et «incarnation » est proposée par le chercheur Robert Abirached dans La crise du personnage dans le théâtre moderne. Pour lui «l'acteur donne corps au personnage: ossature, coffre, peau, visage, voix, geste [...]. L'incarnation est en même temps approche et distance, prise de possession et dérobade»2, alors que l'interprétation est définie par la transposition «d'un système de signes3 à un autre» des «intentions de l'auteur»4. Ainsi donc, nos acteurs navigueront sans doute entre interprétation et incarnation, une observation qui sera un des objets principaux de notre travail. En effet, pour interpréter un texte dramatique, l'acteur use nécessairement de gestes au sens où nous l'avons défini, puisque ses mouvements sont signifiants dans le contexte esthétique dans lequel il travaille. Cependant, la gestualité de l'acteur dépasse sa « gestuelle » en tant qu'usage de gestes dans le but de servir un texte ou un personnage. Elle n'est pas l'illustration d'un propos mais se travaille et se perçoit en tant qu'élément activant de la fiction.

L'analyse du mouvement

«Le spectateur peut bien se demander si ce mouvement, apparemment sans but objectif, a été fait pour révéler certains traits de l'humeur d'Eve ou de son caractère. (...) Par ailleurs, plusieurs mouvements concordants, comme le maintien et la marche d'Eve avant le geste vif de saisie, offriront des indications additionnelles et plus claires sur sa personnalité»5.

1 URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/acteur/885. Consulté le 06/07/2021

2 Robert Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994, p. 68 et 71

3 Un système de signes est un langage.

4 Robert Abirached, op.cit. p.73

5 Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement, traduit de l'anglais par Jacqueline Challet-Haas et Marion Bastien, Actes Sud, 1994, p.20

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Selon l'analyste du mouvement Rudolf Laban, comprendre le personnage d'Eve nécessite d'observer son maintien, sa marche, et la vivacité de son geste. Il définit dans le même ouvrage la pensée motrice comme «accumulation, dans l'esprit de chacun, d'impressions d'événements, pour laquelle manque une nomenclature.»1 Son analyse du mouvement examine les impulsions et les dynamiques qui donnent naissance et vie au mouvement du danseur dès le XIXème siècle. Dans la seconde moitié du XXème siècle, Laban propose, entre autre, un système de lecture du geste qu'il nomme «Effort» et qui prend en compte la qualité du geste effectué, c'est-à-dire «les modalités de l'attention mises en jeu chez le danseur»2, son «investissement énergique, sa couleur, ses transformations dynamiques»3.

C'est à partir de cette mouvance, avec des préoccupations différentes, qu'au début des années 1990, que les danseurs Hubert Godard et Odile Rouquet fondent la discipline de l'Analyse Fonctionnelle du Corps dans le Mouvement Dansé (AFCMD). Instituée dans le cadre de la création du Diplôme d'État de professeur de danse, elle est fondamentalement liée à l'évolution de la discipline de la danse et à la formation du danseur. Cependant, elle ne s'intéresse que peu aux techniques du geste dansé, puisqu'elle privilégie dans son approche son potentiel expressif et relationnel. Elle utilise des outils venant de différentes disciplines pour lire et analyser le geste : la biomécanique, l'anthropologie, la psychanalyse, l'Histoire, etc. À partir des croisements de ces savoirs autour du corps humain et ses mouvements, elle s'interroge sur les fondements d'un geste et les forces qui le déploient, afin de l'interpréter. Hubert Godard affirme que «la moindre variation de la partie du corps qui initie le mouvement, les flux d'intensité qui l'organisent, la manière qu'a le danseur d'anticiper et de visualiser le mouvement qu'il va produire, tout cela fait qu'une même figure ne produira pas pour autant le même sens».4 Sur ces questions, cette étude s'appuie particulièrement sur le récent ouvrage Vu du geste: Interpréter le mouvement dansé de la chercheuse en danse Christine Roquet.

À partir de ces théories, l'analyse du mouvement propose plusieurs outils de lecture du geste, dont nous tenterons de nous emparer pour analyser la gestualité des acteurs. Ces outils concernent par exemple la dynamique du geste, son fondement, son amplitude dans l'espace et

1 Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement, traduit de l'anglais par Jacqueline Challet-Haas et Marion Bastien, Actes Sud, 1994. P.39-40.

2 Christine Roquet, Vu du geste : interpréter le mouvement dansé, CND Pantin. 2020. p.131

3 Ibid.

4 Hubert Godard, « Le geste et sa perception » dans La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot. Bordas, 1995.

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dans le temps, son orientation et l'engagement tonique qui le conditionne.

Les enjeux

Un enjeu est, comme son nom l'indique, ce que l'on «met en jeu», dans le cadre d'une activité ludique ou d'une compétition. C'est donc une prise de risque qu'on appelle un pari. Mais un pari malgré tout raisonnable et mesuré, puisque notre étude sera, somme toute, le fruit de diverses lectures spécifiques, d'observations des gestes des acteurs, ainsi que d'une réflexion. C'est ce qui se joue généralement dans une entreprise bien organisée qui engage quelque chose de précieux, et qui entraîne l'instigateur vers une issue certes incertaine, mais non moins avisée. C'est aussi une sorte de «mise en jeu», comme le revendique le metteur en scène italien Giorgio Barberio Corsetti lorsqu'il explique le choix scénographique de faire jouer ses comédiens sur un sol incliné dans sa mise en scène de La famille Schroffenstein : «il faut aussi qu'il y ait une mise en jeu physique.(...) Il y a quelque-chose de l'ordre de l'émotion qui se transmet, c'est du risque, de la mise en jeu justement... on appelle ça ''jouer''»1. Nos efforts dans la mise en place d'une méthode se basant sur des outils empruntés à la fois à une théorie ancienne telle que celle de Rudolf Laban (LMA), et l'AFCMD, pourraient aussi bien résoudre de façon nuancée les problèmes que nous allons rencontrer, ou nous mener inexorablement vers une impasse. Passer par l'analyse du mouvement pour observer la gestualité des acteurs répétant une scène de Shakespeare nous conduirait à voir ce qu'on ne voit plus, par habitude. Une telle approche sur le geste des acteurs permettrait alors de laisser plus d'espace, dans l'analyse esthétique et peut être dans la création, à la dynamique des mouvements des acteurs dans l'espace. À partir de sa définition de la «corporéité spectaculaire», c'est à dire du corps de l'artiste dans un contexte de représentation, le philosophe Michel Bernard nous enjoint à regarder le jeu d'acteur à partir de catégories interprétatives liés à sa gestualité : l'étendue et la diversification du champ de visibilité, l'orientation, la posture, les attitudes, les déplacements, les mimiques et la vocalisation. Sans nous pencher sur chacun des opérateurs de la pragmatique corporelle2, nous utiliserons cette théorie en tant qu'elle nous mène à développer une «autre forme d'approche et d'analyse du théâtre et de la danse»3. Nous croiserons les différents regards qui gravitent autour de cette pensée du geste en nous plongeant dans l'expérience singulière de l'observation et de l'analyse

1 https://youtu.be/reOa1FgrOC0. Consulté le 20/07/2021

2 La « pragmatique corporelle » étudie le mouvement corporel en tant qu'il est compris dans un contexte spatio-temporel, et relatif à la personne qui se meut.

3 Michel Bernard, « De la corporéité comme ''anticorps'' », De la création chorégraphique. CND, 2006. p.23

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du «Théâtre Laboratoire» 1 de Laurent Berger.

La recherche de Laurent Berger

Laurent Berger est maître de conférence en «Arts du spectacle parcours Théâtre et Spectacle vivant» à l'Université Paul Valéry de Montpellier. Il est aussi metteur en scène et chercheur dans le domaine de la création théâtrale contemporaine. Spécialiste de Shakespeare, il dirige une recherche portant sur le jeu d'acteur depuis décembre 2019 au sein de «l'institut de recherche en musique et arts de la scène» de La Manufacture2 à Lausanne: «Être et jouer» - Systèmes et techniques du travail de l'acteur contemporain ». Les transformations du théâtre occidental au XXème siècle ont souvent été accompagnées d'avancées significatives de la théorie théâtrale, et c'est dans ce contexte que se situe son travail de recherche. Il interroge ainsi les techniques de l'acteur et les processus de création, éclairant sous un jour nouveau «la question de jeu et non jeu, de présence réelle ou fictionnelle de l'acteur et de distance entre l'interprète et l'acte»3. Cette recherche a pour but d'actualiser les théories de direction et de jeu d'acteur, notamment en organisant des « workshop théâtre »4 dans divers pays (France, Suisse, Canada, Uruguay...).

La session étudiée se déroule à Montevideo en août 2020. Participent à cette expérience les comédiens uruguayens Luis Pazos et Florencia Zabaleta, le chercheur Laurent Berger qui se place alors dans une posture de metteur en scène, ainsi que des observateurs de l'équipe de recherche assistant la mise en scène ou prenant en notes le déroulement de la séance.

Acte I scène 2 de Richard III

Dans ses pièces historiques, Shakespeare retrace le conflit des familles royales Lancastre et York pendant la guerre des Deux-Roses: Édouard IV destitue Henri VI en le faisant tuer lui et son fils Édouard de Westminster, par son frère Richard. La première scène s'ouvre sur un monologue du personnage éponyme exposant la situation ainsi que ses intentions de prendre le pouvoir sur son frère Édouard de Westminster (Édouard IV) par tous

1 Expression issue du travail de Jerzy Grotowski en 1959.

2 La Manufacture, Haute école des Arts de la Scène

3 Extrait de la présentation sur le site web de La Manufacture.URL : https://www.manufacture.ch/fr/4466/Etre-et-jouer-Systemes-et-techniques-du-travail-de-l-acteur-contemporain. Consulté le 6/07/2021

4 Il s'agit de mettre en évidence le processus de création et l'évolution du travail de construction par les acteurs et le metteur en scène.

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les moyens. Au début de la deuxième scène, Lady Anne, veuve de ce dernier, se lamente sur sa tombe. Richard, qu'elle insulte et à qui elle conjure de partir, tente de la séduire jusqu'à la persuader de son amour, au point qu'elle accepte de l'épouser. Par sa situation d'une cocasserie tragique, cette scène ambiguë se prête particulièrement à l'analyse sur le jeu des acteurs, autant pour la recherche de Laurent Berger, que pour notre étude.

Les captations vidéo

Notre matériau d'observation se constitue de captations vidéo: huit sessions d'une durée d'environ une heure sont contenue dans six extraits que nous analyserons plus précisément. Les vidéos témoignent de l'évolution des répétitions, mais aussi de la confrontation des acteurs avec un «public témoin» pendant la dernière séance, marquant la fin du Laboratoire. Elles sont destinées initialement à être visionnées dans le cadre privé du «Laboratoire» pour une autre étape de la recherche de Laurent Berger. C'est un enregistrement sans montage, avec un angle de vue assez neutre afin de nous plonger dans cette expérience malgré la distance qu'impose l'image vidéo. En tant qu'outil de recherche, la vidéo nous permettra d'analyser le geste avec précision ainsi que les indications du metteur en scène, pour pouvoir nous poser les questions adéquates, d'abord à partir d'une méthode d'«observation flottante»1. Le premier extrait, issu du premier jour de répétition, le 18/08, est une lecture à la table d'une tirade de Lady Anne par la comédienne Florencia Zabaleta. Dans l'extrait 2 (24/08) et l'extrait 3 (28/08), les acteurs sont sur scène. Ils durent environ une minute 30 et témoignent de la construction d'une conflit entre les personnages. L'extrait 4 dure environ une minute et est issu de la présentation en public du 29/08, tout comme l'extrait 5 qui nous en offre un échantillon de deux minutes. Enfin, l'extrait 6 témoigne, sur quatre minutes, d'un exercice de jeu basé sur la distanciation de l'acteur à son personnage.

À travers l'analyse des gestes extraits des captations vidéo, il s'agira donc de mettre à l'épreuve le jeu d'acteur en général, à l'aide d'outils de l'analyse du mouvement. En effet, le fondement du geste de l'acteur ainsi que les forces qui le déploient dans une expression esthétique théâtrale restent un mystère, et ce laboratoire permettrait peut-être d'en manier

1 Méthode utilisée en Anthropologie et développée par Colette Petonnet dans Espaces habités. Ethnologie des banlieues. Paris, Galilée. p.39 : « elle consiste à rester en tout circonstance vacante et disponible, à ne pas mobiliser l'attention sur un objet précis, mais à la laisser "flotter" afin que les informations la pénètrent sans filtre, sans a priori, jusqu'à ce que des points de repère, des convergences, apparaissent et que l'on parvienne à découvrir des règles sous-jacentes. »

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rationnellement, dans les limites du possible, les subtilités. Si l'on suit la pensée de Laban, toujours dans l'introduction de La maîtrise du mouvement, «un caractère, une atmosphère, un état d'esprit ou une situation ne peuvent être réellement représentés sur scène sans le mouvement et sans sa force d'expression inhérente. Les mouvements du corps, y compris ceux des organes de la voix, sont indispensables à la représentation scénique».1 Une certaine attention au geste des acteurs pourrait alors conduire à repérer les modalités de l'expressivité de ces mouvements, et peut-être à analyser l'enjeu esthétique de cette expressivité. Il ne s'agirait ni d'extrapoler le sens des gestes des acteurs, ni de le réduire, mais d'explorer le terrain du jeu des acteurs de ce Laboratoire afin de tenter d'y trouver un angle de regard et de lecture assez ouvert pour nourrir la réflexion. Cette méthode d'étude du geste du danseur, et comme expression esthétique du corps en mouvement, pourrait alors nous permettre, dans une certaine mesure, de mener une recherche adéquate sur le jeu d'acteur au théâtre à partir de sa gestualité. Loin d'être entendue comme un «ensemble de gestes considérés sur le plan de leur signification symbolique ou de leur valeur d'accompagnement du discours»2, la gestualité est pour nous une entrée dans la lecture du jeu des acteurs permettant de poser la question du lien entre les mouvements du corps et le sens esthétique, dans le cadre de la création d'une oeuvre théâtrale. Grâce aux divers outils disponibles dans diverses théories comme l'AFCMD, l'Analyse du Mouvement de Laban, ou les théories de la corporéité dansante3 et spectaculaire, nous pourrions nous approcher, par notre observation de ce cas de Laboratoire, d'une conclusion acceptable concernant la question du sens de la gestualité des acteurs dans la création d'une forme théâtrale.

Nous allons d'abord porter notre regard sur le fondement des gestes des acteurs au cours de ce Laboratoire, comprenant l'origine et la direction de ces gestes. Ensuite, nous mettrons en évidence les fonctions symboliques de la gestualité pendant la création de la scène qui nous concerne. Et enfin nous nous attarderons sur ce qui nous apparaît comme primordial, à savoir les interactions gestuelles entre les différents participants au Laboratoire et qui jalonnent la création de la scène, jusqu'à sa représentation en public.

1 Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement, traduit de l'anglais par Jacqueline Challet-Haas et Marion Bastien, Actes Sud, 1994, p.21

2 Définition de la gestualité selon le Larousse en ligne.

URL : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/gestualit%C3%A9/36857. Consulté le 06/07/2021

3 Théorie de Michel Bernard, dans De la création chorégraphique, CND Pantin. 2006. À la page 120, il la définit comme un « dialogue incessant et conflictuel avec la gravitation », et une «dynamique de métamorphose incessante déterminée conjointement par un jeu auto affectif ou auto réflexif permanent de tissage et de détissage de la temporalité». Elle est donc un dialogue du corps avec le temps et le poids.

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I- LE FONDEMENT DES GESTES AU COURS DU

LABORATOIRE

«Le corps, la voix, le texte, les émotions et la technique peuvent-ils encore être considérés
comme des territoires séparés dont on aurait le choix ou non de privilégier l'expression?»1

C'est en s'inspirant de la démarche du philosophe François Jullien et en reprenant son concept d'écart que l'étude revendique l'utilisation de méthodes issues du champ de la danse pour comprendre des événements théâtraux. En effet, les gestes ne sont pas un «territoire séparé» des autres éléments de la création. À propos de sa méthode d'analyse anthropologique, Eugenio Barba parle d'une «stratégie du détour permettant de repérer ce qui est nôtre à partir de l'expérience de ce qui est autre».2 François Jullien quant à lui, explique l'intérêt de prendre le risque de regarder ce qui est usuellement «indifférent»3 à une culture ou une discipline et ainsi revendique un «dépaysement de la pensée»4. Il s'agit de remettre en questions des partis pris tellement ancrés qu'ils deviennent des impensés.

Selon la chercheuse en théâtre Anne Ubersfeld, la gestuelle d'un acteur peut être découpée en «signes théâtraux5». Utiliser les méthodes d'analyse du mouvement permettrait de décaler l'interprétation de «la gestuelle d'un acteur»: il ne s'agirait alors non pas de découper le geste en signes pour le comprendre, mais d'observer la dynamique de ce geste, les forces qui le déploient, de son origine à son aboutissement. Ainsi, nous montrerons comment la gestualité se déploie, c'est-à-dire se développe dans toute son extension, et révèle une singularité de l'acteur. Pour cela, nous explorerons la manière dont les gestes évoluent au cours du Laboratoire en particulier, ce qui nous permettra de comprendre quelles dynamiques de gestes observer pour l'analyse. À travers les extraits 2,3 et 4 des répétitions, nous étudierons alors l'expressivité des gestes des acteurs en s'emparant du concept de «fonction tonique» puis la singularité de ceux-ci à travers l'étude de leur posture.

1 Odette Guimond. « L'éducation somatique et le mouvement au théâtre: la méthode Feldenkrais. » L'Annuaire théâtral, 1994. p.99-106. https://doi.org/10.7202/041215ar

2 Eugenio Barba. Le canoë de papier, Traité d'Anthropologie Théâtrale. L'Entretemps, coll. « Les voies de l'acteur ». 1993. p.31

3 François Jullien. « L'écart et l'entre. Ou comment penser l'altérité? » 2012. ffhalshs-00677232f. Consulté le 21/07/21. URL : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00677232.

4 Ibid.

5 Elle définit le terme signe théâtral: « un stimulus produisant non seulement des effets de reconnaissance et d'intellection mais des réactions affectives et/ou physiques », dans Louise Vigeant, « À l'école du spectateur : entretien avec Anne Ubersfeld » dans la revue Jeu (27), p.38-51. 1983.

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1) Extraits 2, 3 et 5: l'évolution de la gestualité des acteurs.

Ces trois extraits illustrent l'évolution de la gestualité des acteurs Florencia Zabaleta et Luis Pazos sur six jours. Il s'agit d'un dialogue d'une minute situé vers le milieu de la scène. Celui-ci est un tournant dans la scène: en quelques répliques la scène de conflit devient scène de séduction. Au début de l'extrait, Richard admet les sentiments amoureux qu'il porte pour Anne qui en est outrée.

L'évolution de la gestualité des acteurs en répétition découle de l'évolution de l'appropriation de Florencia et Luis de leur propre personnage et de leur rapport à leur partenaire. Il s'agit d'observer cette évolution dans son contexte intradiégétique (le texte et la situation dramatique), comme extradiégétique (le contexte de répétition). Pour cela, nous expliquerons d'abord la méthode de création de Laurent Berger, ce qui nous permettra d'analyser l'évolution gestuelle des acteurs sous plusieurs axes : les différents déplacements des acteurs dans l'espace et leurs orientations corporelles sur scène par rapport à leur axe central: en flexion, en extension ou en torsion. Cette grille de lecture s'appuie sur l'outil AFCMD du schéma fonctionnel, consistant à distinguer les différents éléments anatomiques à la source de chaque mouvement. Ainsi, il permet une lecture du corps en fonction de deux référents: l'axe horizontal (le sol) et l'axe vertical (la ligne gravitaire). Nous relèverons alors les différents états de corps des acteurs au fil du Laboratoire. Ce terme est issu du champ de la danse, et plus particulièrement de la sensation du danseur et désigne «une certaine disposition sensorimotrice»1 du danseur. En l'utilisant dans le cadre de l'analyse de la gestualité des acteurs, on fait résonner la volonté de Laurent Berger de travailler la scène sans ne fixer aucun élément formel.

a. Le refus de fixer la forme.

Tout au long du Laboratoire, Laurent Berger refuse de construire une partition physique pour/avec les acteurs. Durant le Laboratoire, rien n'est jamais écrit, sauf le texte qui doit être interprété avec précision. Comme nous l'avons observé, les gestes effectués, incluant les déplacements, les regards et les orientations du corps, peuvent changer chaque jour, et ce jusqu'à la présentation. Pour le metteur en scène, il faut prendre le risque à chaque séance de construire à nouveau la scène. Dans l'entretien que nous avons mené avec Laurent Berger, il

1 Christine Roquet. Vu du geste, « Interpréter le mouvement dansé ». Édition CND, 2020.p.154

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en parle comme une des difficultés principales pour les acteurs : «Il faut donner à l'acteur suffisamment d'éléments pour que le jeu soit possible, mais suffisamment peu pour que le jeu ne soit pas déterminé»1.

«Le fait d'avoir cette diversité fera qu'il se sentira libre s'il est suffisamment inspiré, au moment de jouer, de choisir une autre option qui n'aurait pas été préparée. Mon travail consiste à ce qu'il se fasse confiance d'abord pour pouvoir ensuite, moi, faire confiance en ses choix.»2

Selon le chercheur-metteur en scène, il s'agit donc de faire confiance à l'acteur dans sa capacité à sentir la meilleure action à déployer pour chaque session de jeu. La manière de diriger de Laurent Berger diffère d'une méthode qui passerait par l'indication formelle concernant les actions et les gestes qui les composent. Cela demande aux comédiens de développer une certaine image intéroceptive3 de leur corps pour agir de la meilleure façon sans réfléchir. Refuser la mise en place d'une partition physique pendant les répétitions est une manière d'abandonner le contrôle de l'aspect formel d'un spectacle, et de revendiquer une part de créativité à l'acteur :

«Cela remet en cause l'idée que la composition physique du jeu puisse être imposée à l'acteur depuis l'extérieur, depuis une image qu'on lui transmet et qu'il est chargé d'exécuter.»4

On se rapproche alors d'une définition du jeu proche de celle qui caractérise une activité ludique : pour le chercheur en philosophie Jacques Henriot, «jouer c'est ne pas savoir où l'on va, même si l'on a soigneusement préparé son itinéraire et calculé ses effets»5. En effet, lors de l'entretien, Laurent Berger revendique une certaine désorientation créatrice pour l'acteur.

«Je ne m'intéresse pas tellement aux effets à court terme. Je donne des outils pour que l'acteur soit capable (...) de générer lui-même de la nouveauté.»6

1 Voir l'entretien en annexe

2 Idem

3 Sensibilité provenant de son propre corps.

4 Laurent Berger, « Répétition vs Entraînement », L'ethnographie, 5-6 | 2021, mis en ligne le 12 mai 2021, consulté le 30 juillet 2021. URL : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=864

5 Jacques Henriot, Le jeu. PUF, 1969. p.54

6 Voir l'entretien en annexe

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Les exercices proposés dans le Laboratoire ne sont pas faits pour avoir d'effet direct. Le metteur en scène préfère que «ça se décante et que ça apparaisse deux jours plus tard»1. Il s'agirait de faire confiance également au temps du jeu en répétition, à la capacité de se mettre en état de jeu par le jeu lui-même. Laurent Berger souhaite éloigner l'acteur du résultat, pour le rapprocher de ses sensations, «créer des vides qu'il devra remplir sans reposer sur des rails»2.

Cette façon de diriger nous permet d'analyser les gestes avec des outils d'analyse du mouvement. Nous utiliserons en particulier les outils de R. Laban, basés en particulier sur la «pensée motrice» : selon lui, elle organise le mouvement dans ses processus et non dans les figures qu'il constitue. Il s'agit donc d'observer son déploiement, dans l'organisation de ses forces et dans ses accents.

b. Analyse comparative: un déploiement.

Ces trois extraits témoignent de l'évolution des gestes des acteurs qui constitue le déploiement d'une gestualité au fil des répétitions. Durant le laboratoire, certains gestes traversent les répétitions et d'autres partent à mesure que le jeu des acteurs se précise. Dans l'extrait 2, qui a lieu le 24/08, les deux acteurs commencent l'un en face de l'autre et de profil au public. Florencia est assise à l'extrémité gauche du banc, et Luis y est de l'autre coté, debout. L'extrait 3, issu de la répétition la veille de la présentation commence également par un face à face de chaque côté du banc. Lors de la présentation en public (extrait 5), ils commencent le dialogue de profil, debout, assez proche l'un de l'autre. Puis, dans l'extrait 2, le buste de l'acteur est penché vers elle, qui est droite, sa main droite sur sa cuisse droite et sa main gauche sur son visage. Elle a le regard vers le bas. Lorsqu'elle prend sa réplique, l'actrice penche à son tour son buste vers lui qui se redresse alors. Luis Pazos fait un geste qui disparaîtra dans les répétitions qui suivront: il serre son pantalon en faisant une légère torsion du buste et en se penchant vers elle. Dans un silence et face à la posture droite de Lady Anne, ce geste est révélateur d'une tension concentrée au niveau des mains, et d'un manque de stabilité. En rehaussant légèrement ses épaules, elle rit, et lui baisse la tête. Ce geste laisse la place, dans l'extrait 3, à une réplique sortie sans laisser de silence, et à une attitude plus résolue: ses poings sont serrés et immobiles, tout son corps est contracté. Lors de la présentation publique, si le geste de serrer son pantalon est absent, il a permis à Luis Pazos de

1 Voir l'entretien en annexe

2 Idem

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s'ouvrir la voie vers une attitude plus fragile de Richard III. En effet, ce geste connote une vulnérabilité, et peut être associé à une attitude enfantine. Ses appuis sont instables, il piétine et il détourne son regard d'elle mais son tronc reste orienté vers elle, ce qui crée une torsion de son buste. On retrouve le geste de la torsion, mais il est développé, appuyé par une maîtrise de l'ensemble du corps. En effet, si dans l'extrait 3 il s'approche de deux pas vers elle lorsqu'elle se penche vers lui en le défiant, lors de la présentation publique, il se recule d'un pas et piétine quelques secondes. Cet état de corps différent renvoie au spectateur la fébrilité du personnage à l'instant précédent sa déclaration d'amour.

Ainsi, notre lecture comparative révèle qu'une dynamique gestuelle ce déploie au fil des répétitions. La théorie de « la pensée motrice » développée par Rudolf Laban à partir des deux états de corps aller vers et repousser1 qu'il considère comme les deux « attitudes fondamentales » du geste, développe une identité forte de la scène et du rapport avec son personnage. En effet, selon lui, «les sensations motrices (...) n'ont pas de propriétés objectivement mesurables et peuvent seulement être classées en fonction de leurs qualités, de leurs intensités et de leurs rythmes de développement»2. La deuxième partie de la scène3 est marquée dans les trois extraits par un avachissement de la posture de Florencia Zabaleta, qui est déjà assise dans l'extrait 2 (00:50), et qui s'assoit dans une attitude proche du repousser dans les deux autres4: mains vers le visage, bras entre les jambes, tête vers le sol. Dans l'extrait 5 il se rapproche alors d'elle de derrière, appuie ses mains sur le canapé et penche sa tête vers elle dans une attitude d'«aller vers». Dans l'extrait 2, elle se lève ensuite et se met face à lui, alors que dans l'extrait 3, elle ne se lève pas du canapé: il se retourne vers elle en penchant son buste et en tendant son bras droit vers elle. Lorsqu'il s'approche d'elle, elle se lève du banc avec un mouvement de recul. Elle lui répond en tournant la tête vers lui, alors que dans l'extrait 2 elle s'approche de lui lentement. Qu'ils les expriment avec leur buste, leurs bras, leurs mains ou leur visage, ces mouvements témoignent de la dynamique de séduction qui prend le dessus dans ce milieu de scène. Chaque geste qui se développe charge les personnages au cours des répétitions.

Bien que les attitudes corporelles varient au cours du Laboratoire, la dynamique de

1 Elles sont le fondement sur lequel s'appuie la théorie des huit actions élémentaires d'effort à partir desquelles Laban propose de lire le mouvement. Rudolf Laban, La maîtrise du mouvement, op.cit.p.106

2 Ibid. p.110

3 Nous la situons au moment où Richard se concentre sur sa déclaration d'amour à Lady Anne : à partir de « Mais douce Lady Anne/ Laissons cette âpre joute de nos esprits/ Et suivons une méthode un peu plus calme ».

4 Extrait 3 à 1:00 et extrait 5 à 00:51

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séduction se déploie évidemment en lien avec les répliques que les acteurs prononcent. Ainsi, lorsque Richard prétend pouvoir tuer pour passer une heure sur «son sein charmant», Luis Pazos (extrait 3, 1:26) la désigne avec ses mains, ses jambes fléchissent légèrement et son buste se courbe subtilement, comme pour s'incliner devant elle. Lors de la présentation publique, il se penche jusqu'à se déséquilibrer et poser ses genoux sur le canapé, continuant de se pencher vers elle. En utilisant les outils « Labaniens » d'analyse du mouvement, on observe que la gestualité est davantage définie par une dynamique de déploiement que par un système d'analyse des gestes considérés comme des signes théâtraux et dont la somme créerait une gestualité.

c. États de corps et mise en jeu.

En effet, ce qui se déploie est davantage lié à des états de corps qu'à des figures. Si nous regardons d'abord le geste de Luis Pazos consistant à mimer un combat d'épée1, nous voyons que dans l'extrait 2, il l'exécute en regardant le public et en le visant, puis il se tourne vers elle les bras ouverts, puis elle s'approche de lui lentement. Sa main droite est fermée et son coude exécute six mouvements de flexion et d'extension. Son bras est plutôt détendu et il n'y a pas vraiment d'engagement tonique global de sa part, pourtant la vitesse à laquelle il fait ces mouvements est assez élevée. Pendant cette répétition, il s'agit d'un geste d'illustration d'un propos. Pourtant le 28/08 (extrait 3), ce geste est remplacé par un geste qui n'est pas symbolique2, mais qui révèle un état de corps particulier de la part de l'acteur. Ici, la vitesse à laquelle bougent ses mains est dissociée de son état tonique: il avance vers le public de manière assez détendue. Tout se déroule comme si le geste de l'épée, apparu dans l'extrait 2, avait précédé un état de corps tendu que l'acteur réutilise dans l'extrait 3, au détriment du signe de l'épée. En même temps, cette attitude précise ce geste qui subsiste au cours du Laboratoire. Le 29/08, l'acteur fait le tour du canapé et le geste du combat d'épée en regardant le public, puis désigne le chiffre 1 avec son index en se retournant vers elle, le buste penché. Le geste symbolique revient mais l'engagement tonique de l'acteur est bien plus élevé que dans l'extrait 2.

De la même manière, alors que dans les premiers jours, Florencia semble être restée assez en dehors de la séduction dans son jeu (elle est assez statique et son axe central n'est ni

1 Ce geste accompagne la réplique « votre beauté qui me hantait dans mon sommeil/ Et me poussait à entreprendre la mort du monde entier »

2 Nous utilisons ici cet adjectif dans un sens usuel: en ce qu'il fait référence à un symbole commun, ici, l'action de trancher avec une épée.

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en flexion, ni en extension), à la fin du Laboratoire (extrait 3), son jeu est différent: elle se penche vers lui, s'approche plusieurs fois, puis lorsqu'il se penche vers elle en retour, elle le repousse mais en restant stable sur ses appuis (c'est son buste qui se penche vers l'arrière). Pendant la présentation de la scène, l'amplitude de l'attitude repousser semble atteindre son apogée lorsque Florencia repousse son visage de sa main après avoir ri. Ce geste ambigu, à la fois tendre et violent, reflète l'ambivalence du rapport entre les personnages à cet endroit du texte. Il est la conséquence des différents états de corps convoqués lors des répétitions. En fait, c'est la dynamique de son jeu global qui teinte les mouvements qu'elle effectue. En choisissant d'observer les états de corps des acteurs pour étudier les modalités de fabriquer du sens par le geste, nous faisons l'hypothèse que celui-ci se déploie dans le processus de jeu de l'acteur, et non en amont.

Christine Roquet nous apprend que dans les bals « l'état de danse émerge de la danse elle-même»1. Comme si danser amenait de fait une manière de penser «en mouvement». La manière de faire naître le mouvement des acteurs est en accord avec l'approche des penseurs des études du geste en danse. Ainsi, «la figure, la forme d'un geste nous aide peu à comprendre son exécution, et encore moins sa perception par le danseur et le spectateur»2. Les répétitions auraient alors pour enjeu de développer quelque chose que l'acteur aurait déjà en lui et qui serait déclenché par les répétitions. En parlant du passage de la lecture au jeu sur scène, Laurent Berger évoque le déploiement qu'il attend de l'acteur, en refusant de lui imposer une forme quelconque :

«Comme le ski ou le surf, après tu es capable de faire des sauts, parce-que toute cette chose-là était pratiquement incorporée à l'intérieur. Et ce n'est pas de la technique, c'est quelque-chose qui est neuronal, c'est une connaissance profonde du corps.»

Sur scène, par le geste, il s'agit pour lui de faire sortir quelque chose qui est déjà au centre des acteurs, «le moment où on joue». Il poursuit en précisant: «Et ce n'est pas ce qu'on appelle des automatismes, c'est le corps et l'esprit ensemble. Ce n'est pas la compréhension, c'est quelque-chose où tout est lié et ça nous appartient.»

Ça nous appartient, c'est incorporé... Dans ce laboratoire, la direction d'acteurs passe

1 Christine Roquet. Vu du geste, « Interpréter le mouvement dansé ». Édition CND, 2020. p.253

2 Hubert Godard. « Le geste et sa perception ». Dans La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot. Bordas, 1995

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par le constat que le personnage se déploie à partir de ce qu'est l'acteur. C'est comme si tout était déjà en lui en puissance, les répétitions permettraient alors de «déplier» cette énergie, pour reprendre l'étymologie du verbe «déployer». Alors, se concentrer sur la naissance d'un mouvement précis permettrait de relier la singularité d'un personnage incarné à la singularité de celui qui l'incarne. «Avoir de l'énergie pour un acteur signifie savoir comment la modeler» écrit E.Barba1. Le déploiement de cette énergie passe par la gestion tonique des acteurs et attribue alors une expressivité au geste.

2) Extrait 4: La fonction tonique, l'expressivité par la gestualité.

Le quatrième extrait dure 1 minute 19. Il est issu de la présentation en public qui achève le Laboratoire, et nous montre l'ouverture de la scène. Richard s'adresse à un personnage hors scène, et Anne l'interpelle, lui demandant avec fermeté de partir. À la vidéo, nous voyons la scène délimitée par un éclairage: un canapé est posé au centre en milieu/fond de scène, et un banc noir est posé au centre, plus proche du public. Lorsque l'extrait débute, Florencia Zabaleta se dirige au fond de la scène, de dos. Luis Pazos nous regarde en souriant. Il commence le texte en regardant une direction bien précise loin de lui et vers nous, et avançant son buste jusqu'à se déséquilibrer.

a. Analyse des états toniques des acteurs.

Cet extrait révèle une importante alternance entre deux états corporels intenses: le relâchement et la contraction. Active dès le début de la vie, la fonction tonique est ce qui permet à l'enfant de se retourner, c'est à dire de mettre en pratique sa première autonomie, sa première séparation avec la mère et distanciation avec le monde extérieur : car elle relève «en partie du moins (...) de l'organisation gravitaire»2. Elle implique les «gestes affectifs»3 du nourrisson fondamentalement lié au rapport affectif qu'il entretient avec son environnement. Ces éléments de l'ordre de la tonicité des interprètes en jeu révèle la capacité des méthodes d'analyse du mouvement à lire l'expressivité du jeu de ces acteurs uruguayens. En effet, à travers cet extrait nous observons le lien entre la tonicité des acteurs et la puissance expressive

1 Eugenio Barba. Le canoë de papier, op.cit. p.91

2 Hubert Godard. « Le geste manquant ». Entretien mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994.

3 Ibid.

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de leur geste. Ainsi, nous interrogerons le lien entre cette expressivité et le sens de la gestualité des acteurs. Il s'agirait pour eux de comprendre comment il se développe pour lui attribuer un sens particulier, qui soit mouvant et relatif au déploiement du geste.

L'engagement tonique peut être ciblé et concerner certains muscles ou le regard, ou global, et définir l'état de corps général d'un des acteurs. Nous observerons notamment les regards des acteurs et nous nous demanderons si leur vision est focale, c'est-à-dire si elle pointe une direction précise, ou périphérique si elle «englobe l'espace environnant»1 témoignant d'un état de corps plus détendu. Par exemple, quand Luis Pazos marche vers le public, le regard est focal. Pour lire les états toniques nous utiliserons les outils Labaniens issus du système Effort, en nous interrogeant en particulier sur le flux, libre ou contrôlé, et le temps, soudain ou soutenu des mouvements. Ce système permet de se poser la question de l'énergie convoquée par l'acteur dans le déploiement de son geste. À 00:10, Florencia est derrière le canapé et s'y appuie de manière détendue: le pied gauche posé dessus, le genou fléchi et le bras accoudé au genou, elle le regarde. À 00:24, Luis s'appuie sur sa jambe gauche et utilise sa main gauche pour récupérer le pistolet dans sa poche. De manière soudaine et contrôlée, il se contracte et s'avance rapidement vers l'avant-scène. Il sort du cadre, et nous voyons Florencia dans la même position alors que nous entendons Luis hors cadre. Lorsque Luis Pazos revient dans le cadre à 00:34, sa marche est plus fluide, moins rapide et plus détendue. Cependant, son regard est toujours aussi focal et ses yeux sont écarquillés. Il désigne le public du doigt plusieurs fois et de manière saccadée. Lorsqu'elle commence sa réplique, Luis s'éclipse du cadre en gardant les yeux écarquillés et son regard focal. Elle se redresse et se tourne vers lui de manière détendue jusqu'à 1:15, quand elle effectue un geste contrôlé qui demande la tension des ses membres (et ce jusqu'à ses doigts) mais aussi de son visage par les mimiques.

b. Expressivité et sens du geste.

À travers les changements d'états toniques des deux acteurs, une alternance entre deux attitudes de jeu est perceptible: l'accueil et le refus, les deux attitudes fondamentales qui orientent un mouvement. Ils témoignent de la dynamique de mouvement face à l'environnement dans lequel il s'effectue. Le passage de l'un à l'autre reflète une expressivité dans le jeu. Que le corps soit tendu ou détendu, plus l'engagement tonique est visible, plus

1 Christine Roquet. Vu du geste, op.cit. p.88

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l'expressivité est intense. Les variations entre ces deux attitudes créent ainsi une certaine dynamique de jeu et exprime la situation dramatique. Avant sa première phrase, Luis Pazos est dans une attitude d'abandon et d'accueil : il mâche quelque-chose, son regard est rieur et tourné vers le public, il est sur ses deux appuis. Puis le texte commence et le changement se fait. Son regard se focalise, il se met en appui sur une jambe ce qui le déséquilibre: c'est comme sil se préparait au combat. À la fin de l'extrait, lorsque Anne lui crie «Aussi, va t'en!» (01:14), elle passe d'une détente corporelle assez importante, qu'elle garde tout le long de l'extrait, à une tension soudaine, concentrée dans le geste adressé qu'elle fait avec ses mains. Ce geste mobilise tout son corps, son visage, ses jambes, son tronc. Elle est dans une posture de combat et dans l'attaque: les jambes écartées, son regard concentré sur lui. Par réactivé, soudainement et furtivement, Luis prend la même attitude alors qu'il était dans une détente juste avant. Par la contraction de ses membres du côté gauche et de son visage soudainement figé, il propose aussi une attitude de lutte. L'expressivité ici, est orientée par la tonicité de l'acteur. La maîtrise de sa tonicité permettrait alors de conscientiser, voire de gérer sa gestualité, au delà de sa propre intentionnalité.

L'acteur par son geste, exprime son personnage, dans «ce qui l'agite, et non ce qu'il représente ou signifie»1. Dans l'introduction à un ouvrage collectif concernant le sens du geste dans les arts, le philosophe Renaud Barbaras émet l'hypothèse qu'il n'y aurait pas de différence entre un mouvement et le sens de ce mouvement2. Cette réflexion nous enjoindrait à éviter d'essayer de saisir le sens d'un geste théâtral, mais d'en comprendre les modalités en s'intéressant au contexte de déploiement de celui ci. Si un geste ne peut représenter quoi que ce soit, c'est parce-qu'il ne pré-existe pas à son déroulement même. Le geste exprime justement parce-qu'il ne se contente pas de décrire, de mimer. Sa forme résulte du geste lui-même.

Or dans l'extrait 4, le sens des gestes se déploie malgré toute intention : c'est ce qui permet un jeu d'acteur complexe. En observant cet engagement tonique, mais aussi l'orientation gravitaire et les marches des acteurs, il nous semble que les personnages se révèlent dans leur complexité, et leur inépuisable force expressive. En effet, les deux attitudes varient parfois au sein du même acteur exprimant un état corporel et émotionnel complexe

1 Jean-Pierre Ryngaert, «Incarner des fantômes qui parlent» dans L'acteur, entre personnage et performance dirigé par Jean-Louis Besson, Études théâtrales, 23, 2003. p.23

2 Renaud Barbaras, « Introduction » dans Lucia Angelino (dir.). Quand le geste fait sens, Paris. Mimesis, 2015.p.9-10

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voire contradictoire. Dans les marches de Luis par exemple, on perçoit un décalage de tonicité entre le haut du corps et les jambes: lorsqu'il revient dans le cadre à 00:34, ses jambes sont mobiles et le mouvement de ses bras est fluide, mais son regard est focal. Le décalage est encore plus visible quand il ressort du cadre à 00:50. Après avoir détendu son corps à la fin de sa réplique, il laisse l'espace scénique à Lady Anne, et sort de scène en gardant une attitude de lutte au niveau du visage, fermé et concentré. Son torse reste frontal et il contrôle la position de sa main droite. Son état tonique diffère à partir de la ceinture pelvienne: sa marche est souple, son mouvement est fluide. Mais il est dans le contrôle et son bras droit est contracté. Ce décalage tonique crée une distance presque risible entre la situation dramatique et la situation de performance. C'est dans l'écart entre l'état tonique et la situation de jeu qu'apparaissent les subtilités que nous relevons, offrant un certain poids à la gestualité des acteurs.

L'acteur n'est donc pas le transmetteur d'un message, mais l'expression de son personnage, et l'expressivité du geste se trouve dans sa manière singulière de l'effectuer. Ainsi, au lieu de penser le geste comme signe, la gestualité s'intéresse à la manière de l'effectuer, à ses «qualités motrices et dynamiques plus ou moins idiosyncrasiques»1. C'est, selon le danseur et philosophe Fréderic Pouillaude, ce qui offrirait la «puissance expressive du geste»2.

c. La maîtrise de la gestualité par l'inhibition

L'inhibition en tant que concept est développé par Mathias Alexander3. Il peut être un exemple du lien effectué entre la conscience de sa tonicité et la capacité d'incarner un personnage au théâtre. Ce concept est utilisé en AFCMD pour corriger les gestes des danseurs en s'intéressant à tout le processus qui le compose, et non uniquement à sa figure. Il décrit le processus conscient qui consiste à empêcher un certain «circuit réflexe»4 pour faire un mouvement afin d'en travailler un autre pour un geste plus efficace. Ce concept résonne avec la pensée exprimée par Hubert Godard selon laquelle «l'imposition d'une vision mécaniste du mouvement, qui correspond à une vérité anatomique, peut en fait induire une erreur pédagogique et diminuer les choix esthétiques»5. Celui-ci prend l'exemple du développé en

1 Fréderic Pouillaude, « L'expression en danse : au delà de l'exemplification » dans Quand le geste fait sens dirigé par Lucia Angelino. Mimésis. 2015. p.38

2 Ibid.

3 Frédéric Matthias Alexander (1869-1955) est un acteur qui a développé vers 1900 une technique d'éducation somatique destinée à l'origine à améliorer l'usage de sa voix : la technique Alexander

4 Hubert Godard. « Des trous noirs », Nouvelles de danse,n°53, Bruxelles:Contredanse, 2006

5 Ibid.

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danse classique. La discipline enjoint le danseur «à se diriger vers ce qui empêche le mouvement, l'antagoniste, les ischio-jambiers, afin d'inhiber sa fonction pour obtenir le délié voulu par ce style de danse»1. L'inhibition ayant à voir avec le relâchement musculaire, implique un retour à soi et rend possible la déconstruction des acquis devenus automatismes.

Dans le contexte d'une création théâtrale, elle permettrait à l'acteur d'accéder à des possibilités de gestes non évidentes. Par ce détour, l'incarnation serait plus libre pour l'acteur. L'attention à la tonicité d'un acteur dans le cadre d'une création permettrait donc de charger sa gestualité d'affect, sans passer par un jeu psychologique, ni par une intention volontaire de l'acteur. Dans cet extrait, l'émotion dégagée par les variations toniques est complexe et ne peut s'expliquer par la psychologie du personnage: nous le voyons à travers la marche de sortie de Luis Pazos, ou encore le regard complice au public de Florencia.

En outre, au cours de l'entretien, plusieurs propos du metteur en scène résonnent avec le concept d'inhibition. Pour lui, il est important d'«apprendre à relativiser la pertinence des outils qu'on utilise et de les adapter à un projet artistique qu'on a», de «réinjecter de l'extérieur, donc de l'inconnu dans le jeu de l'acteur» ou encore de «renoncer à certains outils»2 pour jouer autrement. Si les hypothèses qui orientent le laboratoire qu'il a dirigé ne sont pas directement en lien avec l'analyse du mouvement, cette dernière n'est pas étrangère à une pratique basée sur le renoncement et le lâcher prise : par des éléments anatomiques et historiques notamment, Christine Roquet évoque l'utilisation de la fonction tonique en danse comme ce qui enjoint à «laisser faire» pour «accompagner le faire»3, en expliquant le rapport entre les muscles antagonistes et les muscles agonistes. Ainsi, durant les répétitions, les acteurs échangent leur texte, varient leurs adresses4 et passent par le discours indirect5 dans le processus de création de leur personnage. L'intégration des indications dans la durée est également mise en valeur par le metteur en scène:

«Je travaille plutôt en déconstruction qu'en construction, donc c'est une manière de faire

autre chose qui coule, mais je ne veux pas que ça dirige trop, je veux que ça décante et

que ça apparaisse deux jours plus tard.»6

Pour comprendre le sens de la gestualité des acteurs en création, il faudrait déconstruire les impensés, issus d'une tradition théâtrale en France, qui fondent notre rapport

1 Ibid.

2 Voir l'entretien en annexe

3 Christine Roquet, Vu du geste : interpréter le mouvement dansé, CND Pantin. 2020. p.58

4 Voir Extrait 4

5 Idem.

6 Voir l'entretien en annexe

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au jeu d'acteur et à la création d'un personnage. L'attention à la fonction tonique dans cet extrait nous révèle que que la gestualité prend sens dans l'expressivité du mouvement des acteurs. Nous pouvons alors déconstruire un modèle d'incarnation du personnage basé sur une imitation pour proposer une conscientisation de l'acteur de son propre potentiel expressif. Cependant, pour une étude plus approfondie sur les modes de déploiement de son propre mouvement, il convient de se pencher sur la naissance de celui ci, en analysant l'organisation posturale des acteurs du Laboratoire.

3) Extraits 2 et 3 : La posture, expression d'une singularité.

A travers les extraits vidéos que nous avons décrit en ouverture de cette étude, nous observerons la circulation des mouvements des acteurs dans leur corps, grâce au schéma fonctionnel séparant les parties du corps et proposant une grille de lecture du mouvement en fonction de sa circulation. Le schéma fractionne le corps humain en trois éléments: les membres, les ceintures et l' axe central. Celui ci - comprenant le crâne et la colonne vertébrale - représente ce qui tient, le centre du mouvement, et son fondement. Les ceintures -ceinture pelvienne et ceinture scapulaire- transmettent le mouvement initié. Enfin, les membres, ce qui pend, achèvent le mouvement1. Comprendre le mouvement dans son élaboration nous suggère alors de nous pencher sur la posture des acteurs comme origine de celui-ci. Cela nous mènera alors à nous interroger sur sa direction et son intention, mais aussi sur le potentiel contrôle de l'acteur sur son expressivité lorsqu'elle est incarnée par sa posture. Elle semblerait alors traduire la singularité de l'interprétation des acteurs et leur potentiel créatif.

a. Origine du geste et singularité.

Tout d'abord, nous observons que le geste prend son origine dans la posture de chaque acteur. Lorsqu'elle prend sa réplique au début de l'extrait, Florencia fait partir son mouvement de son axe : elle penche à son tour son buste vers lui, qui se redresse alors. Dans l'extrait 2, qui a lieu le 24/08, Florencia est assise à l'extrémité gauche du banc, droite sur son axe, et Luis est debout de l'autre coté. Il est légèrement désaxé par des épaules en rétro pulsion et sa tête est en légère flexion vers l'actrice. En utilisant de manière combinée le schéma

1 Cette description est issue de l'ouvrage de Christine Roquet, op.cit. p.52

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fonctionnel et l'outil de l'accentuation dynamique des plans de l'espace de la corporéité1 de Hubert Godard concernant les modalités rythmiques d'une marche, on observe une particularité dans la posture de l'acteur: la combinaison entre un mouvement controlatéral de ses membres, et un mouvement homolatéral au niveau de ses ceintures. À la fin de l'extrait 2, l'actrice s'approche de lui lentement dans une marche controlatérale.

À la veille de la présentation (extrait 3), tous deux commencent le dialogue également face à face mais debout, de chaque côté du banc. Luis Pazos est en légère flexion vers Florencia au niveau de son axe. Il se déséquilibre légèrement en approchant sa tête d'elle sans modifier ses appuis au sol. Elle se penche vers lui puis lui se rapproche de deux pas vers elle. Elle rit en restant penchée puis se redresse et s'approche à son tour de lui de quelques pas en mouvement homolatéral pour se retrouver à quelques centimètres de son visage. Elle est droite sur son axe, les épaules en extension et le bassin en antéversion Il approche son visage du sien et sans se déplacer, elle place son bassin en rétroversion et ses épaules en antépulsion. Il revient sur son axe et marche de l'autre coté, le visage orienté vers le public. Elle s'assoit face au public, l'axe, les membres et les ceintures verrouillés et vers le sol. Puis sa tête se redresse sur son axe et son épaule gauche est en abduction. En comparant ces deux répétitions, on remarque alors que la gestualité des personnages prend naissance dans la posture des acteurs : l'axe de l'acteur est plutôt verrouillé et ses mouvements sont initiés par ses membres et sa tête, alors que les mouvements de l'actrice partent en grande partie de son axe central. C'est à partir de cette posture que ses gestes se déploient.

Ainsi, la posture de chaque acteur témoigne d'une expressivité singulière chez lui. D'une certaine manière, son attitude posturale2 est une sorte d'aptitude à bouger qu'il porte en lui, «ainsi qu'une signature de [son] humeur et [de son] comportement»3. C'est donc sa posture qui fonderait le centre de gravité sur lequel il s'appuie pour construire son personnage. Dans les marches de Luis Pazos, on repère que ces mouvements partent régulièrement des ceintures et des membres, ce qui fait suivre l'axe central. L'orientation de son corps est souvent une conséquence du mouvement de ses membres et ses ceintures. Florencia Zabaleta au contraire, se désaxe plus facilement. On le voit bien lorsqu'elle évite le baiser de Luis, elle reste droite sur ses jambes et penche son buste, ce qui crée un effet particulièrement visible. En fait, la

1 Ces trois plans sont le plan horizontal, le plan vertical et le plan sagittal. Il s'agit alors d'observer la kinesphère de quelqu'un, concept théorisé par Rudolf Laban.

2 Pour reprendre l'expression proposée par Christine Roquet : « une gestion gravitaire, signature de notre rapport au monde » dans Vu du geste, op.cit. p.63

3 Christine Roquet, Vu du geste : interpréter le mouvement dansé, CND Pantin. 2020. Page 63.

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posture est la base de l'expressivité du jeu des acteurs, et teinte alors l'humeur et le comportement de leur personnage. Dans ce Laboratoire, Lady Anne est digne et dans la retenue. Ainsi, ses changements de posture rapides, ses mouvements de bras amples font une forte impression sur le spectateur. Au contraire, Richard III se montre en général dans la démonstration, la tête en avant et les bras gesticulant. Lorsque Luis joue en se déséquilibrant par exemple, ou en changeant d'appuis, le spectateur a accès à une faille chez le personnage.

Nous remarquons aussi à quel point l'origine d'un geste et sa direction sont liées. En fait, c'est la tension entre l'axe vertical et l'axe horizontal qui définit le fond sur lequel s'inscrit un geste. Regarder le geste de l'acteur, c'est à la fois se demander comment il se porte, et comment il est porté dans sa relation au poids, à l'espace et à l'environnement. Dans la marche des acteurs de ce Laboratoire, cette tension est assez visible: alors que dans l'extrait 3, la marche homolatérale de Florencia suggère son intention de séduire, dans l'extrait 2, sa marche en controlatéral peut témoigner d'une froideur et d'une retenue. L'observation de l'initiation du mouvement, rendue possible grâce au schéma fonctionnel, nous conduit à observer que la gestualité s'inscrit dans le fond tonique des acteurs, lieu de cristallisation de l'histoire affective de chacun. Analyser la gestualité des acteurs présuppose donc de prendre en compte leur rapport singulier et fondateur à la gravité. En effet, «le simple fait de respirer» change la posture et «entraîne certaines variations du centre de gravité»1 :

«Il est certain que si le souffle accompagne l'effort, la production mécanique du souffle fera naître dans l'organisme qui travaille une qualité correspondante d'effort. L'effort aura la couleur et le rythme du souffle artificiellement produit»2.

L'effort, c'est à dire l'élan du geste, porte en lui son sens, sa direction. Si la volonté d'utiliser ses qualités respiratoires sous-tend une lucidité sur le mécanisme de la posture comme fondement de sa gestualité, agir sur les « registres les plus inconscients » ne signifie pas contrôler son mouvement pour orienter3 son geste. En effet, Hubert Godard le précise, «les effets de cet état affectif», ce qu'il appelle "musicalité posturale" «ne peuvent être commandés par la seule intention. C'est ce qui fait toute la complexité du travail du danseur...

1 Hubert Godard, « Le souffle, le lien » dans Marsyas, n°32, IPMC, Paris, décembre 1994, p. 27-31

2 Antonin Artaud, « Un athlétisme affectif », op.cit. p.204

3 Du latin "oriri" se lever, prendre son origine à, ce verbe témoigne de la tension inhérente à la posture entre l'attraction terrestre et l'attraction spatiale. Il désigne à la fois la direction d'un mouvement que le terrain sur lequel il naît.

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et de l'observateur»1. L'intention de l'acteur ne peut être traduite volontairement par le geste qu'il effectue. Selon l'homme de théâtre Jerzy Grotowski, «si un acteur veut exprimer, il se trouve alors divisé; il y a une partie qui veut et une partie qui exprime, une partie qui commande et l'autre qui exécute les ordres».

b. L'intention du geste.

La posture porte en elle l'intention du geste: le sens du mouvement est dans son déploiement. À la fin de l'extrait 3, l'observation de la posture assise de Florencia illustre l'état émotionnel de Lady Anne. Lorsqu'elle s'assoit, sa colonne est affaissée, son visage est tourné à l'opposé de Luis et ses membres sont comme appelés vers le sol: son pied gauche est posé sur la tranche, sa main gauche pend entre ses jambes et sa main droite semble retenir le poids de son corps en s'appuyant sur le banc. L'actrice, qui avait commencé le dialogue en se désaxant de nombreuses fois, que ce soit pour aller vers lui (axe en flexion) ou le fuir (axe en extension), semble jouer une Lady Anne découragée. Pourtant, quelques instants plus tard, sa tête se redresse, ainsi que son épaule droite qui s'ouvre en s'opposant à l'orientation de son épaule gauche, et son coude droit se lève aussi. Cette intention naîtrait donc du geste lui-même. La posture de l'actrice reflète une contradiction entre l'ouverture de sa ceinture scapulaire, son coude et son visage, et l'énergie qu'il renvoie à travers un relâchement musculaire. L'intention telle qu'on l'a décrite n'est pas l'intentionnalité. C'est l'élan du mouvement et sa direction. La conclusion de cette observation est ambivalente: c'est de cette posture que se déploie la contradiction interne du personnage, de la même manière que cette position est le résultat de l'errance émotionnelle et morale dans laquelle se trouve le personnage à cet instant.

Selon Hubert Godard, le théâtre dramatique2 «recherche la transparence entre le propos (le texte) et l'attitude corporelle», et l'enjeu est d'exprimer le personnage et son dessein. Il n'y a pas d'intérêt porté à la forme durant la création. Nous l'avons vu, la direction d'acteur étudiée ne distingue pas une «forme», qui dans le cadre de notre étude sur la gestualité renvoie au corps de l'acteur et un «fond», qui renverrait à l'expressivité qu'il

1 Hubert Godard. « Le geste et sa perception ». Dans La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot. Bordas, 1995

2 Expression utilisée d'abord par B.Brecht pour le différencier du « théâtre épique », puis repris par le théâtre postdramatique dans les années 1990. Le théâtre dramatique est un théâtre dont le texte est construit de manière classique : une situation théâtrale se développe à l'aide d'outils telle que l'intrigue, les péripéties, les personnages. Hans-Thies Lehmann le définit comme « le noyau de la tradition théâtrale européenne ». Il est « subordonné au primat du texte » et l'imitation, l'action et la catharsis y occupent une place particulière. Dans Le théâtre post dramatique. L'Arche. 2002. p.26-27

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incarne. Cette association entre «la forme» et le «fond» de la gestualité lors de la création d'un personnage est-elle commune au phénomène de création théâtrale ? Les choix singuliers de ce metteur en scène nous permettent des conclusions concernant l'enjeu de l'observation de la posture sur la simultanéité entre l'intention du geste et sa forme. Considérer que l'intention d'un geste ne dépend pas de l'intentionnalité de celui qui l'effectue permet de généraliser ce point d'analyse. Selon les travaux neurologiques d'Alain Berthoz, l'intention d'agir précède et guide la perception et le regard.1 Elle peut donc être travaillée, modulée par les répétitions, dans le contexte de la création dune scène de théâtre.

c. Centre postural des acteurs et neutralité.

Si on considère l'attitude posturale des acteurs comme «le point à partir duquel toute direction est possible»2, le travail sur la scène peut être l'espace de recherche d'une incarnation «neutre». La neutralité étant comme une sorte de point de départ de tous les gestes potentiels que l'acteur déploie dans son processus d'incarnation. Cet état de neutralité a été travaillé dans la discipline, notamment par le pédagogue Jacques Lecoq à travers la technique du masque neutre. D'origine japonaise, le masque neutre est une technique de son «École Internationale » qui conduit le comédien à atteindre une présence «qui ignore la distance d'un commentaire, d'un jugement ou d'une opinion»3. Comme un moment de page blanche qui permet de ne pas être replié sur soi-même lorsqu'on exprime une oeuvre et un personnage, c'est un «masque de référence, un masque de fond, un masque d'appui de tous les autres masques»4.

Pour enrichir l'analyse de ce Laboratoire, nous proposons d'étendre cette technique de neutralité précédent le jeu au corps entier, entendu comme vecteur d'expressivité à travers la gestualité. L'analyse du mouvement, par ses techniques d'observation et de conscientisation de ses propres sensations permettrait alors d'atteindre un corps neutre. Ainsi, la neutralité serait le passage vers une gestualité adéquate. Moshe Feldenkrais5, par exemple, propose de connaître son propre rapport à la gravité, lié à sa posture pour atteindre une neutralité propice à l'incarnation théâtrale. Selon lui, c'est par sa relation à la gravité que l'acteur aura plus

1 Alain Berthoz, « Le sens du mouvement : un sixième sens ? » dans Le sens du mouvement. Odile Jacob. 1997. p.31-65.

2 D'après la réflexion autour du lien entre « centre » et « neutre » dans Isabelle Ginot. « Douceurs somatiques », Repères, cahier de danse, vol. 32, no. 2, 2013, p. 21-25.

3 Christophe Merlan, «L'école Lecoq: des mouvements de la vie à la création vivante » dans Anne-Marie Gourdon (dir.). Les nouvelles formations de l'interprète. Paris, CNRS, 2004. p.65

4 Jacques Lecoq, Le Corps poétique, Actes Sud, 1997. p.49

5 Physicien de formation et créateur d'une des méthodes d'éducation somatique les plus enseignées et pratiquées.

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facilement accès à l'état de neutralité nécessaire pour créer des personnages. Pour ne pas «se confondre avec son rôle»1, il serait nécessaire de connaître sa propre gestualité, ayant son fondement dans sa posture. Dans l'AFCMD, enseignée aujourd'hui dans les écoles supérieures de danse telle que le CNSMD2 de Paris, il s'agit d'aller «vers l'autonomie d'une organisation optimum du mouvement»3. Avant même de commencer un projet artistique, cette discipline appliquée au jeu d'acteurs leur permettrait d'atteindre une certaine neutralité sur laquelle se baser pour incarner plus librement un personnage. Dans l'article «Danse: l'en dehors et l'au-dedans de la discipline»4, la chercheuse Isabelle Ginot remet en cause la valeur disciplinaire attribuée traditionnellement à la technique du danseur ou du comédien, et elle souligne l'importance du projet esthétique dans l'engagement gestuel ou autre d'un artiste. La neutralité affective dans le geste ou la voix peut être un élément de la formation de l'acteur pour ne «pas se confondre soi même avec les signes d'un genre»5.

Dans le même article, Isabelle Ginot privilégie les méthodes interdisciplinaires pour les danseurs, leur permettant d'être sujet de leur danse en ayant la capacité de

« faire varier le rapport au poids, l'organisation posturale, les dynamiques, et tout un registre du mouvement qui, faute d'être compris par les danseurs et professeurs de danse eux-mêmes, est transmis le plus souvent par la seule imprégnation et répétition d'un style».

Selon elle, savoir utiliser ses éléments de l'ordre du mécanisme physique, «c'est pouvoir agir sur les registres les plus inconscients de son propre geste»6. Les techniques somatiques et l'analyse du mouvement permettraient donc au jeu d'acteur d'affiner cette sensation de corps neutre. Selon la chercheuse, les pratiques somatiques7 des danseurs sont «une alternative aux principes de la technique dansée»8. Le Laboratoire étudié semble tendre vers cette capacité de l'acteur à s'adapter :

1 «Image-Mouvement chez l'acteur: Restitution de la potentialité», Interview de Moshe Feldenkrais par M. Schechner (Tulane Drama Review, vol 10, no 3), traduit en français dans Développement somatique - Dynamique vocale -Dynamique corporelle- Prise de Conscience par le Mouvement, Espace du Temps présent, Paris, 1995. p.44.

2 Conservatoire Nationale Supérieur de Musique et de Danse

3 Définition de l'AFCMD selon le site de l'Association Accord Cinétique. URL : http://afcmd.com/page/11/qui-sommes-nous. Consulté le 27/07/2021

4 Isabelle Ginot, « Danse : l'en dehors et l'au-dedans de la discipline » dans Anne-Marie Gourdon (dir.). Les nouvelles formations de l'interprète. Paris, CNRS, 2004. p.179

5 Ibid. p.187

6 Ibid. p.194

7 L'approche somatique, dans la mouvance de l'analyse du mouvement considère le corps selon ses aspects biomécaniques, mais aussi selon les aspects de l'histoire personnelle, sociale et culturelle d'un individu. Ainsi, il est construit à partir des échanges d'un sujet avec son environnement.

8 Isabelle Ginot. « Danse : l'en dehors et l'au-dedans de la discipline », op.cit.p.188

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«Le matériau sur lequel je me concentre c'est vraiment l'acteur. Shakespeare est un outil qui permet d'ouvrir l'acteur à un maximum de ses potentialités. Moi je me concentre sur ce qu'on va pouvoir faire avec l'acteur pour trouver une certaine qualité scénique.»1

d. Auctorialité de l'acteur.

C'est ainsi que nous proposons de nous pencher sur la singularité de l'acteur quant à sa gestualité. Cette lecture des gestes permet en effet de voir la puissance créatrice de l'acteur à travers les éléments qui constituent les particularités de sa marche ou la circulation de son mouvement. Si notre analyse de la posture des acteurs nous révèle que leur gestualité est tant liée à l' organisation posturale des acteurs et à leur possibilité de la gérer, alors ils sont au centre de la création pendant les répétitions. C'est à eux de chercher, d'explorer leur jeu par des gestes, d'actualiser constamment, à chaque répétition et représentation le propos de l'oeuvre. Comme un musicien improvisant sur une scène, il pourrait y avoir une forme de composition dans cette manière de créer du geste dans l'instantané. Comme en musique, l'acteur invente son propre temps. Laurent Berger dit qu'il s'agit de «construire non pas une action figée» mais de «travailler sur un ensemble d'actions possibles, pour que les choses n'évoluent pas dans le vide mais qu'il y ait au moins trois ou quatre options de base que [l'acteur] sera en mesure d'enclencher»2.

La posture peut être un outil de jeu quand sa singularité est conscientisée par l'acteur. Alors, elle peut devenir pour l'acteur ou le danseur «le fonds où puiser pour faire varier la palette expressive»3. Nous reprendrons alors la phrase de Christine Roquet dans un article sur l'analyse du mouvement au département Danse de l'université Paris 8 :«je pense que la pratique de l'analyse du mouvement peut nourrir la part d'auteur que chaque interprète a en lui»4.

La gestualité se fonde dans la posture de l'acteur. La posture serait donc un «potentiel de gestes»5, le point de départ et le centre autour duquel ils jouent. Elle «contient la possibilité

1 Parole de Laurent Berger, entretien en annexe

2 dem pour les deux citations

3 Hubert Godard. « Le geste et sa perception ». Dans La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot. Bordas, 1995

4 Christine Roquet. « Danse et Analyse du mouvement à Paris 8 », entretien mené par Guilherme Hinz. Funambule n°14, 2017. p.50

5 Christine Roquet, op.cit. p.63.

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de tous les extrêmes»1, et donc d'une « palette expressive »2 étendue. C'est l'attitude posturale qui rend possible l'expression des extrêmes et les changements toniques. L'acteur est alors auteur de sa gestualité, et donc, d'une certaine façon, co-auteur de la pièce. Le metteur en scène Stéphane Braunschweig, alors directeur du TNS3, dit dans un entretien: «le temps des répétitions est celui de l'élaboration du texte comme partition. Une fois que l'acteur a fait cet apprentissage, il est un interprète comme un autre. Sauf qu'à certains égards il est quand même auteur de sa musique»4. Pour l'acteur, la posture est la signature de son interprétation et elle lui confère une part d'auteur à travers la création de son rôle. En effet, la gestualité qu'il déploie dans le cadre d'une création est une forme de composition.

En considérant le geste dans sa dynamique et non sa forme figée, nous voyons qu'une gestualité se déploie tout le long des répétitions chez chacun des acteurs. La gestualité qu'ils arborent le jour de la présentation est déjà en eux en puissance dès le premier jour des lectures à la table, et ils la déploient au delà de leur volonté de signifier. C'est à partir d'une conscientisation de sa propre gestualité que l'acteur pourrait exprimer le personnage de manière singulière, ce qui attribue à l'acteur une fonction d'auteur-interprète. En effet, c'est à partir de son propre imaginaire qu'il commence la création de son rôle au début des répétitions. D'après nos analyses sur le geste, les acteurs se confrontent à la portée symbolique des mouvements qu'ils déploient pour composer leur jeu au cours du processus de création. Ainsi, un imaginaire commun se construit par la gestualité des artistes, et ce au-delà même du travail de signifiance du metteur en scène et des acteurs.

1 Isabelle Ginot. « Douceurs somatiques », Repères, cahier de danse, vol. 32, no. 2, 2013, p. 21-25.

2 Hubert Godard. « Le geste et sa perception ». Dans La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot. Bordas, 1995

3 Théâtre National de Strasbourg

4 Entretien mené par Corine Pencenat, « La formation à l'école supérieure d'art dramatique du théâtre national de Strasbourg », dans Anne-Marie Gourdon, dir., Les nouvelles formations de l'interprète, Paris, éd. CNRS, 2004.p.53

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote