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Le jeu d'acteur à  l'épreuve de l'analyse du mouvement


par Mona Dahdouh
Université Paris VIII - Master Danse  2021
  

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II- SYMBOLIQUE DES GESTES DANS LA CRÉATION DE LA

SCÈNE

«Ce que l'on appelle souvent la ligne centrale, le corps central, ne peut se résumer à une zone géographique du corps, à une structure, mais bien à une fonction centrale, radicale, celle où s'initie notre rencontre avec le monde»1

Dans le cadre de sa recherche, Laurent Berger veut «replacer l'acteur au centre absolu de son action»2. Mettre un texte de théâtre en scène semble suggérer que l'action découle d'abord de ce texte. Or, si les didascalies peuvent renvoyer à certaines postures, mimiques, déplacements, elles ne rendent pas compte d'une gestualité, justement parce que celle-ci ne peut être décrite par des mots. En danse, c'est le geste qui fait sens. Christine Roquet affirme

que «le danseur n'est jamais un traducteur fidèle et transparent de ce que serait la "vérité"d'une oeuvre, celle-ci ne pouvant être identifiée par l'inscription de sa forme en amont de sa

représentation»3. Mais cette «vérité» est-elle davantage dans les mots du texte de théâtre que dans l'action, le regard et la posture du comédien interprétant une scène?

Le symbolique

Tout d'abord, qu'est ce que le sens que nous cherchons ? En utilisant le terme «symbolique», nous souhaitons éviter d'associer la recherche du sens de la gestualité à celle d'une signification. La lecture symbolique fait appel à l'imaginaire qui sous-tend tout processus de création. En psychanalyse, le symbolique exprime le rapport entre cet imaginaire produit par les sens, et le langage. Mais le langage ne détermine pas le sens du geste. Il est le point de départ, et non le point d'arrivée. Chez Freud, le symbolique est surtout appliqué au rêve et relève des associations inconscientes qui constituent l'imaginaire d'un sujet. Il ne s'agit pas de plaquer une signification à un élément objectif, mais de chercher la relation entre l'individu et cet élément, par le symbolique. Il n'est pas un sens pré-établi. D'après les théories d'analyse du mouvement de Rudolf Laban puis de Hubert Godard, le geste est toujours symbolique car il est en lien avec le langage et s'inscrit dans un environnement qui est une «construction imaginaire»4 de la personne qui l'effectue. Le sens du geste échapperait donc

1 Hubert Godard. « Des trous noirs », Nouvelle de danse,n°53, Bruxelles:Contredanse, 2006

2 Voir l'entretien en annexe

3 Christine Roquet, Vu du geste : interpréter le mouvement dansé, CND Pantin. 2020. p.13

4 Hubert Godard. « Des trous noirs », Nouvelle de danse,n°53, Bruxelles:Contredanse, 2006

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toujours à une explication. Il est par essence polysémique puisqu'il se réfère à l'image du corps tel qu'on l'a développé en psychanalyse. Selon Françoise Dolto, «l'image inconsciente du corps est actuelle, vivante, en situation dynamique»1. Si «l'image du corps est du côté du désir»2, le geste effectué dépasse un cadre utilitaire.

Durant la période de création, le geste est un moyen de création pour l'acteur, et il en explore les limites et les sens. Dans notre étude, s'intéresser à l'aspect symbolique des gestes des acteurs uruguayens dans le cadre des répétitions est compliqué car l'analyse de leur gestualité ne s'accompagne d'aucune conversation ou autre contact avec les acteurs. Notre seul lien avec eux étant cette captation de répétitions, l'accès à la structure symbolique de leur corps est limité. Pour analyser les symboliques des gestes des répétitions, il faudrait donc étudier à travers les vidéos les conditions de déploiement de ceux-ci, et considérer la situation de jeu isolée sans déduire des règles exhaustives concernant l'interprétation en géneral. C'est ce que nous ferons en analysant l'orientation corporelle des acteurs et l'espace fictif que le geste construit. Nous l'avons vu, la gestualité se crée en mouvement, pendant les répétitions, car elle ne préexiste pas à la création. En effet, c'est l'acteur qui, par la portée symbolique de son propre corps, crée cet espace signifiant pour le spectateur. Par sa gestualité, il le déploie en lien avec le propos issu du texte. Cette gestualité peut mettre en lumière la complexité du texte et les différentes strates qui le traversent afin de trouver une justesse dans le jeu.

1) Extrait 6: Le Laboratoire, déploiement d'un imaginaire.

En regardant l'extrait qui date du 24/08, nous assistons à une parcelle d'un exercice proposé par Laurent Berger: les acteurs alternent entre le discours direct et le discours indirect en ponctuant leur texte d'une interjection comme «je dis», «je réponds» dans le contexte d'une joute verbal entre les personnages. C'est un exercice poussant les acteurs à se «distancier» de leur personnage et à briser le «quatrième mur» en racontant la scène au public, comme s'ils la revivaient. Les comédiens sont perturbés et cela a des conséquences sur leur gestuelle, leurs déplacements et leurs regards. Cette sorte de désorientation presque méthodologique de la part du metteur en scène révèle comment l'espace de répétition construit la fiction par la gestualité. Mais avant tout, le Laboratoire est un temps de recherche pour l'acteur, dans lequel ses gestes

1 Françoise Dolto, L'image inconsciente du corps. Paris, Seuil. 1984. p.23

2 Ibid. p.36

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cherchent leur sens et leur destination.

a. Le Laboratoire: un espace d'exploration.

Par la gestualité, le Laboratoire est donc d'abord l'espace où l'acteur explore le personnage qu'il jouera lors de la représentation. Globalement, la gestualité est l'aboutissement des actions des acteurs: à la fois son accomplissement et la fin de celle ci. Si l'attention à ses propres sensations permet à l'acteur de déployer une gestualité plus consciente lors des répétitions, on observe que cela relève plus de son schéma postural1 qui module la qualité de ses gestes que d'une écriture. Il convient d'observer la part d'affect dans les gestes déployés et de se demander si elle renforce le propos du texte.

Parfois, le geste que les acteurs proposent ne résulte pas du texte, mais au contraire mènent au discours. À 2:16 de l'extrait 6, Luis Pazos anticipe l'emphase du texte qui suit par son geste: «divine perfection de la femme». Par ailleurs, certains gestes conditionnant aussi la gestualité de l'acteur naissent d'actions qui ne sont pas propres à la pièce. À 4:29, il porte ses mains à la tête comme pour se rappeler de son texte. À 1:06 de l'extrait, l'actrice reprend le texte au même endroit qu'au début de l'extrait et pourtant ses gestes sont différents: elle est penchée vers lui, un pied sur la marche du banc qui les sépare. Au début de l'extrait, elle est plus ouverte vers le public, l'adresse étant moins claire alors. Le geste de désigner renforce son propos, emprunt de symbolique et chargé d'affect: elle veut accuser Richard du meurtre de son mari. Par ailleurs, le sourire et la mimique de l'acteur Luis Pazos à 4:05 quand il lui répond «non, ils sont morts» est un geste rempli d'affect, mais il est dissocié du ton grave et sérieux du texte. Par ce décalage qu'il propose et qui survit à l'exercice, l'acteur façonne un personnage complexe, flegmatique et joueur. Pourtant, son sourire n'est composé à aucun moment, contrairement à la diction du texte qu'ils travaillent presque exclusivement les deux premiers jours. À travers ces différents essais gestuels, c'est comme s'ils tentait de rencontrer les personnages.

En fait, dans cet extrait, les acteurs sont à la fois en action et en recherche. Ils tentent de répondre à la consigne de l'exercice, ce qui teinte leur jeu et leurs états de corps. En fonction de leur adresse ils orientent leur regard, tendent leur bras ou fléchissent leur jambes: à 00:32, l'actrice se tourne vers le public en déployant son bras et lorsqu'elle se retourne vers lui, elle garde le bras tendu pour le désigner. Certains gestes arrivent en réaction à ceux de

1 Ce qui permet et ce qui conditionne le geste. Il anticipe tout mouvement et sert de toile de fond à toutes les coordinations. Hubert Godard. « Des trous noirs », Nouvelle de danse, n°53, Bruxelles:Contredanse, 2006

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l'autre. Par exemple à 00:17, Luis s'appuie en posant son pied sur le rebord du banc pour s'accouder sur sa cuisse, et Florencia reprend ce geste en l'adaptant à son personnage à 2:05. En observant la part d'incontrôlable du geste, nous rappelons que l'analyse consiste à s'approcher et non à proposer une lecture exhaustive. «Un protocole de lecture chorégraphique n'est pas là pour épuiser le visible, il n'est qu'une stratégie éphémère»1, puisque chaque geste ne pré-existe pas à son exécution. Pour l'observateur, faire confiance dans l'aspect éphémère et non nécessaire du développement des gestes pour créer l'imaginaire global de ce qu'il voit demande d'abandonner la logique rationnelle et référentielle d'un geste à un symbole.

b. Analyse de l'orientation corporelle: ouvrir les espaces.

Dans le cadre de cet exercice, les gestes ne sont pas des symboles mais ils ont une valeur de code. Il s'agit de créer des espaces différents: celui de la fiction, et celui de la narration. En effet, ce sont leur orientation corporelle et leurs regards qui construisent les deux espaces dans lequel le spectateur se projette. Ils sont alternativement personnages et narrateurs de la scène. Pour analyser comment ces espaces sont créés, nous observerons les différences entre les états de corps des acteurs dans leur différents rôles pour cet exercice à partir de la consigne.

Nous percevons tout d'abord qu'ils n'organisent pas de la même manière les transitions entre ces changements de posture: les ruptures entres les orientations de l'actrice sont nettes, ses mouvements sont amples et son engagement postural est précis. Elle distingue davantage ses membres de son buste, de sa tête et de ses jambes. Tout s'oriente de manière autonome en fonction de l'adresse de l'actrice. Pour elle, certaines parties de son corps sont garantes de maintenir le personnage dans sa situation dramatique et d'autres dialoguent clairement avec le public. Dissocier les parties de son corps en fonction de son orientation lui permet de maintenir les deux espaces de l'imaginaire et donc de complexifier et d'enrichir celui-ci. Luis Pazos, qui ne dissocie pas les parties de son corps semble tour à tour citer le texte2 et faire le plaidoyer de Richard III devant un tribunal (il a la main dans la poche, le regard au sol, il sourit de manière désabusée à la colère de Lady Anne). À la fin de l'extrait en effet, il est en hypertonicité, ses mouvements de bras sont amples et il multiplie les changements d'adresse

1 Christine Roquet, Vu du geste : interpréter le mouvement dansé, CND Pantin. 2020. p.124

2 Dans l'Achat du cuivre, B.Brecht, dans une démarche de distanciation, conseille à l'acteur de « montrer une attitude de proposition » et d'envisager le « texte comme citation ».

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comme pour appuyer un propos. En étant pleinement dans un espace imaginaire puis un autre, il construit la simultanéité des deux autrement que le fait l'actrice.

Ces changements d'orientation contribuent à faire coexister les deux espaces imaginaires. L'établissement de l'espace de la narration correspond au temps de la performance et permet au public d'accepter le second intellectuellement -par les conventions théâtrales- mais aussi sensiblement -par l'empathie kinesthésique-. Car l'acteur est corporellement présent, et il sait qu'il est en présence d'un public qui le regarde. Les gestes des acteurs dans cet exercice tendent à définir cette connexion entre les deux «espaces», connexion nécessaire pour faire naître l'imaginaire. Cette connexion est construite par les petits regards de complicité au public, qui lient le spectateur et l'acteur mais aussi avec des gestes de désignation, comme à 00:50.

Par ailleurs, l'orientation du corps de l'actrice est soit frontale, soit latérale par rapport au public. De plus, son regard est clairement adressé. Luis Pazos demeure davantage dans un entre deux en terme d'orientation et de posture. Au lieu de la réorganiser entièrement lorsqu'il change d'adresse, il transfère son poids d'un pied à l'autre et pivote à partir de ce transfert, ses pieds étant écartés et orientés diagonal au public. Lorsque son regard se tourne vers le public, tout son corps se tourne car le transfert de poids lui permet de pivoter sans réorganiser ses muscles posturaux. Cela tranche avec l'engagement tonique, postural et gestuel de Florencia. Ces états de corps attribuent une rigidité au personnage de Anne et un certain flegme à celui de Richard.

L'analyse des mouvements des acteurs en fonction des changements d'orientation permet de comprendre comment l'effort de distanciation peut faire office de porte d'entrée vers l'imaginaire du texte, à travers les regards et les différentes manières de s'adresser au public. L'orientation corporelle peut permettre à l'acteur de créer des espaces imaginaires. Ainsi, l'effet de distanciation impliqué par la nature de l'exercice souligne la présence de l'acteur dans le contexte réel de la performance, et il met en avant la singularité du jeu qui détermine les caractéristiques du personnage. En effet, c'est à partir de sa propre symbolique qu'il crée les espaces imaginaires dans lequel le spectateur se projette.

Pendant les répétitions, les éléments du réel et ceux de la fiction se mêlent. Il s'agit donc d'explorer ce lien que l'on pressent créateur entre l'imaginaire qui entoure le comédien et l'imaginaire ancré dans le texte qu'il interprète. D'abord à travers le concept d'un «geste fondateur», puis en analysant la construction gestuelle de l'actrice au cours d'une lecture.

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2) Extrait 1: La puissance symbolique du geste.

Cet extrait de 5:47 est issu de la première lecture de la scène au premier jour de Laboratoire. Florencia Zabaleta travaille une partie d'une tirade de Lady Anne dans laquelle celle-ci se lamente et prie pour que son mari soit vengé de son meurtrier, Richard III. Notre observation des gestes que nous nommons «fondateurs» pendant cette lecture fait référence à la structure symbolique du corps. Les gestes fondateurs cristallisent le lien fondamental entre la fiction dramatique et la singularité du l'acteur : il s'agit donc de comprendre le fonctionnement de la structure symbolique du corps, proposé par H. Godard. Ainsi, nous pourrons analyser l'utilisation de Florencia de certains gestes particulièrement liés à elle dans son approche du texte, et nous proposerons alors une manière de travailler en fonction de ce rapport à l'imaginaire de l'acteur.

a. La structure symbolique du corps.

Comprendre le sens d'un geste dans un certain contexte demande de réunir tout l'imaginaire lié à l'histoire personnelle, le langage verbal, et la réalité extérieure sur laquelle le sujet qui le déploie projette ses désirs. Cette lecture symbolique de la gestualité est inhérente à l'histoire de vie d'une personne, car elle se cristallise au moment de l'organisation gravitaire d'un enfant qui marque l'accès à son autonomie. C'est ce que Hubert Godard appelle la fonction tonique. Si on se reporte à sa pensée, on observe le corps «comme un univers symbolique»1 qui peut avoir une fonction multidimensionnelle selon la structure corporelle2 qui nous occupe :

«La structure symbolique, le sens, qui est le terrain de la psychologie, de l'économie libidinale, du langage, forme un champ qui donne aussi lieu à une autre entrée de l'image du corps, celle qui touche à l'inconscient»3.

Le mouvement est donc toujours signifiant, puisqu'il provient d'une sensation chargée d'affect, et même d'un croisement de sensations: «toute sensation est nécessairement élastique

1 Hubert Godard, « Le geste manquant » Entretien mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994

2 Les « structures corporelles » forment l'ensemble d'une grille de lecture du corps proposé par Hubert Godard. Elle est composée de la structure somatique,le « corps en tant que matière », la structure coordinative, manière « dont les parties du corps s'organisent », la structure perceptive qui témoigne d'un «mode de percevoir singulier » et la structure symbolique. Dans Christine Roquet, Vu du geste, p.25-26

3 Hubert Godard. « Des trous noirs », Nouvelle de danse,n°53, Bruxelles:Contredanse, 2006

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et contient en quelque sorte la clé non seulement de son propre mouvement mais de tout mouvement.»1. Nous l'avons vu, la gestualité est l'expression d'une singularité. En effet, un geste apparemment identique n'aura pas le même sens en fonction de la personne qui l'effectue, par rapport à son contexte symbolique.

b. Analyse des «gestes fondateurs»

Hubert Godard parle de «gestes fondateurs» qui sont «donnés» et se «développent plus ou moins selon les personnes»2: ce sont des gestes, comme celui de repousser, aller vers ou désigner qui sont des «fonctionnalités physiologiques» mais qui apparaissent dans un contexte psychique et émotionnel. Selon lui, ces gestes développent dans les premières années de la vie une manière d'être au monde. Ces liens subsistent, et orientent tout notre rapport à la gestualité. À travers l'acception de sa portée symbolique, le geste fondateur devient un gestalt, c'est à dire qu'il n'est jamais «seulement accumulation fonctionnelle de capacités». Cette théorie s'appuie sur le croisement de différentes sciences, de la biologie à la psychanalyse.

Dans cet extrait où on assiste à la première lecture de la tirade de Lady Anne par l'actrice Florencia Zabaleta, l'utilisation d'un geste «complètement fondateur»3, celui de designer, révèle un univers symbolique pour le spectateur. Elle désigne son partenaire représentant Richard plus de huit fois au cours de l'extrait4. L'attitude qu'elle déploie d'aller vers est également considérée comme un geste fondateur. Aux premiers abords, ces gestes nous semblent témoigner d'un engagement interprétatif fort pour une première lecture de la scène. Cette attitude exprime-t-elle «l'univers symbolique de gestes»5 de la comédienne ou celui du personnage? Le concept de geste fondateur nous permet de voir à quel point la gestualité propre de Florencia cristallise le lien symbolique entre la fiction dramatique qui nous est proposée et l'originalité de son jeu. Lady Anne sera créée en partie à partir du geste de désigner dont la charge symbolique appartient à la comédienne. De plus, bien les gestes fondateurs désigner et aller vers participent à construire la dynamique conflictuelle entre les personnages, leur portée symbolique ne les enferme pas dans une signification. Il ne s'agit pas d'une gestuelle codifiée mais d'un geste directement lié à l'univers symbolique de l'actrice.

Alors, le sens de sa gestualité dépasse le cadre de la fiction qu'elle prend en charge.

1 Michel Bernard. « Esquisse d'une nouvelle problématique du concept de sensation », op.cit. p.115

2 Hubert Godard, « Le geste manquant » Entretien mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994

3 Ibid

4 Extrait 1 : 00:40 ; 1:26 ;1:33 ; 2:09 ; 2:18 ; 4:07 ; 4:25 ; 5:27

5 Hubert Godard, « Le geste manquant » Entretien mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994

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Elle crée à partir d'un imaginaire gestuel singulier et contextuel. C'est elle qui propose cet univers, et Laurent Berger dans sa direction répond en gestes et en mots, sans fermer le sens de sa gestualité. Le geste de désigner de la comédienne exprime une dynamique dans son jeu, et sa manière de désigner évolue et change en fonction de l'énergie qu'elle y met. À 2:08, elle commence une réplique en désignant Richard puis elle se reprend avec plus de force et de vitesse. En accord avec cette énergie, son geste paraît plus accusateur. Ce second mouvement engage davantage sa posture et même sa tête qui se penche alors. Elle déploie un deuxième «geste fondateur», celui d'aller vers. Le geste de désigner se renforce aussi de sa deuxième main qui esquisse également un doigt se dirigeant sur l'acteur en face. La notion de «geste fondateur» nous permet de faire le lien entre la symbolique d'un geste et son expressivité théâtrale.

c. Jouer à partir de son univers symbolique.

Car dans le contexte du jeu théâtral, ce lien symbolique peut être un outil pour stimuler la créativité des acteurs. Comme l'écrit le philosophe Basile Doganis, «le type d'imagerie, le registre poétique et sensoriel, engendrés par une croyance, ont une incidence qualitative directe sur le comportement et le type de mouvements déployés»1. Dans l'extrait 1, le metteur en scène associe le fait de répéter «venge sa mort» au verbe «massacrer»2pour diriger la comédienne. Le verbe d'action est ce qui permet «d'émuler une réalité», c'est à dire de simuler un comportement. Basile Doganis décrit le processus d'émulation en reprenant l'exemple du coquillage proposé par le philosophe et professeur d'aïkido Itsuo Tsuda: «persuader son corps avec toute la bonne foi que l'on va se pencher pour ramasser un coquillage réel, qui est juste là, qu'on pourrait déjà le toucher»3. En fait, la notion de «geste fondateur» permet de concevoir le geste fondamentalement en lien avec l'affect du sujet qui l'effectue et donc, nous l'avons vu, le corps et sa fonction tonique. Elle attribue à chaque geste une sensation en fonction de l'environnement dans lequel on l'a développé au début de sa vie et colore une manière d'être, dans la vie et sur la scène. Dans un article sur la place du jeu dans les cours de danse pour enfants, la spécialiste en AFCMD Nathalie Schulman rapproche les éléments expressifs de la fonction tonique et des gestes que H. Godard qualifierait de «fondateurs»: «les muscles qui ont permis au bébé de se tenir debout et de faire ses premiers pas

1 Basile Doganis. Pensée du corps. La philosophie à l'épreuve des arts gestuels japonais (danse, théâtre, arts martiaux. Les Belles Lettres. 2012.p.75

2 Il dit « par la répétition, elle change, alors ça devient "le massacrer" »

3 Basile Doganis, op.cit.p.68

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s'harmonisent petit à petit avec les gestes des membres supérieurs: prendre, jeter, remplir, vider, pousser, tirer»1. En prenant conscience de la puissance symbolique et donc signifiante de sa propre gestualité, il serait alors possible de ne plus jouer des grands rôles comme Richard III avec le poids de toute une tradition d'interprétation.

«Il faut arrêter de vouloir jouer selon les canons. Parce-que les canons finissent toujours par t'écraser. La tradition finit toujours pas t'écraser.»2

En effet, construire un personnage à partir d'une gestuelle contient le risque d'appauvrir le personnage. Lorsque celui-ci est joué depuis des siècles, au cinéma comme au théâtre, cela peut avoir une incidence sur la qualité interprétative du comédien et la réception de l'oeuvre.

«Tu ne peux pas faire aussi bien que Laurence Olivier pour faire Hamlet et en même temps tu peux faire beaucoup mieux. C'est ce que j'essaie de faire avec l'acteur c'est de le replacer au centre absolu de son action et lui expliquer qu'il n'y a pas mieux qu'elle ou que lui pour jouer ce qu'on a à jouer.»3

Accepter la singularité de son geste et sa portée symbolique est nécessaire durant le Laboratoire dirigé par Laurent Berger. C'est par la rencontre entre ce «centre absolu»4 que représente l'acteur et la fiction que la gestualité se forme. Le concept de Hubert Godard que nous avons utilisé permet de comprendre la valeur singulière d'un acteur, au-delà de sa technique. La gestualité est signifiante car elle provient d' univers éminemment symboliques: celui du comédien mais aussi celui du metteur en scène qui participe à la création. Les «gestes fondateurs» de l'acteur influencent les états de corps en général dans son «comportement quotidien», et dans un contexte «extra-quotidien»5 au travers de sa rencontre avec le propos qu'il va interpréter.

1 Nathalie Schulmann. « De la pratique du jeu à la maîtrise du geste », dans Marsyas n°35-36, déc. 1995

2 Parole de Laurent Berger. Voir l'entretien en annexe.

3 Idem

4 Idem

5 Expressions amenées par E.Barba dans le cadre de l'Anthropologie Théâtrale.

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3) Extrait 1: Première lecture, au croisement de deux imaginaires.

Selon Christine Roquet, l'interprétation théâtrale consiste à «rendre visible, par la parole, par le corps, par le geste, cet engagement de l'acteur envers la vérité d'un propos»1. Cette vérité ne peut être décrite en dehors de la scène, auquel cas il ne s'agirait pas de spectacle vivant. Cependant, elle préexiste à la création d'un certain metteur en scène et de ses acteurs. L'enjeu de la création est alors, en partie par le geste, de la révéler.

a. Un imaginaire complexe.

Une partie du sens que les acteurs portent par leur gestualité est déjà inscrit dans le texte par l'auteur. Le travail sur le texte révèle les différentes strates qui le constituent et il consiste à les faire entendre. Pour analyser l'expression gestuelle de ces strates, nous utiliserons les outils Labaniens des deux attitudes fondamentales lutter contre et s'abandonner à , mais aussi celui du système de l'Effort concernant le rapport au temps2. Nous nous demanderons aussi si le mouvement effectué est concentrique ou excentrique, puisque ces éléments témoignent des étapes d'un effort musculaire, et si son axe central est en flexion ou en extension. Nous lisons alors comment la structure gestuelle de Florencia se fait en lien avec celle du texte.

Dans la première partie de l'extrait, l'actrice est penchée vers le comédien Luis Pazos à qui elle s'adresse. Elle est en hypertonicité, voire crispée: ses mains se referment dans un geste concentrique à 00:18, elle désigne soudainement Luis à 00:42. À 00:55, elle fait un geste de prière suivie d'un autre geste de la main soudain et concentrique. Dans une deuxième partie, elle reprend le même texte à 1:25 et déploie un geste concentrique quand elle invoque Dieu. Elle reprend encore à 2:08 et commence à construire, avec le metteur en scène, une gestualité en fonction du texte:

« Ô Dieu, qui fis ce sang, venge cette mort! -- Ô terre, qui bois ce sang, venge cette mort ! -- Ciel, de ta foudre frappe le meurtrier à mort; -- Ou terre, ouvre toi toute grande et dévore-le vivant; -- comme tu avales le sang de ce bon roi -- que son bras gouverné par l'enfer a massacré. » (Richard III, W. Shakespeare)

1 Elle différencie alors l'interprétation en danse et en théâtre. Christine Roquet, Vu du geste : interpréter le mouvement dansé, CND Pantin. 2020. p.13

2 Le mouvement est soudain ou soutenu

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Dans une troisième partie, que nous identifions à partir de 3:30, Laurent Berger la reprend et lui propose de trouver une autre variation pour la troisième partie de la prière: le «massacrer»1 avec le texte. Elle reprend la lecture à 4:29, et à 4:38 elle illustre d'un geste concentrique du bras droit l'injonction «frappe le meurtrier à mort». À 05:34, elle ouvre ses bras de bas en haut et sur les côtés, et se penche petit à petit sur sa feuille jusqu'à la fin de sa réplique. Loin d'illustrer ou de paraphraser le texte énoncé, lors de cette première lecture du Laboratoire, Florencia tente d'explorer le sens du texte par son interprétation, dont la gestualité fait partie. Celui-ci a une portée symbolique puissante: c'est une prière du personnage de Lady Anne qui se recueille sur la tombe de son mari et se retrouve face à son meurtrier, Richard III. Mais la richesse de ce texte ce trouve dans ses multiples interprétations potentielles qui dépassent le cadre du drame. Il s'agira donc d'observer une rencontre entre l'actrice et le texte qu'elle lit. Nous verrons ainsi que sa gestualité permet un passage symbolique entre l'oeuvre de Shakespeare et le spectateur.

b. Symbolique du texte, symbolique du geste.

En utilisant le concept de corporéité proposé par Michel Bernard et en appliquant à l'analyse de geste une pensée en réseau, on repère que la construction du texte de Shakespeare a une certaine musicalité. Dès la première lecture, les gestes de l'actrice expriment une sensibilité du texte qui se trouve au sein même de cette structure musicale. L'enjeu de ce Laboratoire n'est pas de représenter quoi que ce soit, mais d'exploiter le texte comme un matériau pour le travail de l'acteur. Or la forme du texte, «ce flottement, cet équilibre instable qui définissent le vers anglais»2 conditionne malgré tout la gestualité de l'actrice dès le premier jour. La tirade se construit autour de la nature de prière de la triade, et de la répétition structurelle qui la forme, puisque Lady Anne répète comme une incantation «Ô Dieu ! Venge sa mort»3. Ainsi, Laurent Berger, cherchant à éviter une interprétation linéaire et monochrome, donne pour indication d'agrandir l'adresse pour ponctuer la prière. L'actrice doit accueillir la variation à l'intérieur du texte empli de répétitions. Anne s'adresse d'abord au ciel, alors, l'actrice regarde en l'air avec un geste concentrique des mains et du corps entier, qui exprime la symbolique de la prière. Puis, lorsqu'elle s'adresse à la terre, elle change d'adresse et regarde l'acteur face à elle. Son axe est alternativement en flexion et en extension

1 Selon ses mots à 3:47 de l'extrait

2 https://francoisemorvan.com/traductions/shakespeare/le-songe-dune-nuit-dete/

3 « Ô dios, venga su muerte»

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et cela marque une sorte de tempo dans la diction du texte. Par ailleurs, à partir de 3:30, Laurent Berger la reprend et lui propose de trouver une autre variation pour la troisième partie de la prière : le «massacrer»1 avec le texte. Elle reprend la lecture à 4:29 et à 4:38, elle illustre d'un geste concentrique du bras droit l'injonction «frappe le meurtrier à mort».

Cette approche sur le texte, enrichie d'une considération en réseau de la symbolique de son geste permettrait à l'acteur de se laisser surprendre par ce qu'il dit, et d'en surprendre le spectateur. Dans cet extrait, la gestualité spontanée de Florencia découvre les subtilités du texte avant même qu'elle ne construise son interprétation avec le metteur en scène. Bien qu'elle parte du texte et qu'elle soit construite avec Laurent Berger, sa gestualité n'est pas chorégraphiée. À 0:55, Florencia fait un geste de recueillement («Ô Dieu») suivi d'un léger redressement de son axe, d'une contraction de son corps et de sa main droite faisant pointer son index vers le haut comme pour signifier la fulgurance d'une idée («venge sa mort»). Par ces gestes, elle joue une subtilité dramaturgique que Laurent Berger expose juste après: c'est la prière qui donne l'idée de la vengeance à Lady Anne. Une fois que cet élément de jeu est verbalisé par le metteur en scène, il s'agit de construire ce geste en préservant la surprise de la demande de vengeance pour le spectateur. Florencia Zabaleta est inter-prète2 parce-que sa gestualité, témoin de sa singularité, se situe entre l'oeuvre et le spectateur. Ce dernier, symbolisé par le metteur en scène pendant cette lecture, reçoit le sens d'une gestualité qui se déploie au delà de toute réflexion de l'actrice. D'ailleurs, lorsqu'elle reprend ce vers après l'explication dramaturgique à 1:40, elle n'a pas le réflexe de reproposer le geste de l'index signifiant l'idée du personnage qui apparaît par la prière.

Selon Laurent Berger, il s'agit de permettre à l'acteur de «se situer en dessous de la maîtrise du sens à se laisser surprendre par les mots, à accepter l'imperfection car on ne sait pas d'où le sens ou l'émotion vont surgir. Elle prend en compte le texte dans sa dimension polysémique et contradictoire sans en proposer une résolution». En bref, Florencia, au premier jour de répétition, s'appuie sur la prière d'Anne pour explorer les multiples sens du texte de Shakespeare, et comme nous l'avons observé, la gestualité participe à cette dissociation potentielle entre la parole du personnage et l'expression de l'acteur. Car les gestes et les mots n'ont pas la même capacité d'expression, et l'interprète, entre le spectateur et l'oeuvre, est révélateur de cette force expressive multipliée. Au delà d'être un porte-parole, par sa gestualité parfois dissonante, il fait entendre que le texte de théâtre a d'autres fonctions que la fonction

1 Selon ses mots à 3:47 de l'extrait

2 De interpres-etis en latin : l'intermédiaire, celui qui explique

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dramatique.

«C'est bien dans le geste lui-même que s'organise la production de sens»1 écrit Hubert Godard. Une lecture symbolique des gestes des acteurs nous aura permis d'explorer «la manière dont ils partagent des imaginaires», pour reprendre les mots de Laurent Berger durant notre entretien. Même lorsqu'il est assis à une table, le mouvement du comédien en travail nous a donné accès à un sens davantage de l'ordre de la correspondance sensorielle que d'une signification. En effet, le symbolique serait une manière de dépasser cette approche du jeu d'acteur et en l'occurrence, de la gestualité des acteurs. C'est donc le rapport fondamental du geste à l'imaginaire qui donne un sens à la gestualité dans un contexte de spectacle-vivant. À travers le paradigme de l'analyse du mouvement, le geste de l'acteur exprimerait un imaginaire décrit par l'auteur qui dépasse le cadre dramatique, et la tradition théâtrale.

«On partage des fictions mais on essaie de les comprendre ensemble» poursuit Laurent Berger lors de l'entretien. C'est ensemble que nous créons la gestualité, et c'est par un travail en commun aussi qu'elle devient signifiante. La répétition permet de construire jour après jour une gestualité signifiante par son contexte spatio-temporelle. Ce sont donc les interactions, finalement, qui permettent de composer un jeu d'acteur particulier.

«En somme, ce qui est central, c'est la relation.»2

1 Hubert Godard. « Le geste et sa perception ». Dans La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot. Bordas, 1995

2 Hubert Godard. « Des trous noirs », Nouvelles de danse,n°53, Bruxelles:Contredanse, 2006

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III. LES INTERACTIONS QUI COMPOSENT LES RÉPÉTITIONS: UNE GESTUALITÉ AU DELÀ DE LA SINGULARITÉ

«Le mouvement n'est autre que ce processus, cette série de transformations et de relations, cet ajustement constant à ce qui est proposé»1.

La répétition est avant tout un espace où les personnes participant à la création se retrouvent. C'est un lieu de vie dans lequel on s'efforce d'inventer des espaces, de créer des personnages et de tester des figures. Rien ne se fabrique au delà de ce qui se partage dans l'équipe de création. Tout se crée par l'interaction entre les éléments de cette équipe unique et singulière. En fait, le sens de la gestualité qui se fabrique est multidimensionnel, se remet en jeu et se recompose à chaque fois que l'acteur met son costume. Ce sont les entrecroisements entre ces différentes dimensions qui permettent aux acteurs d'attribuer un sens à leur geste et par extension, une interprétation à la scène qu'ils jouent. Dans ce Laboratoire, comment l'unicité de la direction d'acteur s'éclate-t-elle en rencontrant la singularité de chacun des comédiens ? Et comment l'hétérogénéité qui caractérise le jeu des deux acteurs peut-elle s'harmoniser lorsqu'ils sont tous le deux sur scène ? En quoi les gestes s'influencent mutuellement et qu'est ce qui fait une gestualité signifiante ?

Nous étudierons d'abord la rencontre de l'actrice avec le texte dans une dimension réticulaire en nous demandant en quoi sa gestualité se construit en fonction de ce qu'elle lit. Puis, nous étudierons le déploiement d'une direction particulière de l'actrice à travers la vidéo de la lecture à la table (extrait 1). À partir de la théorie des croisements sensoriels, nous nous attarderons sur le potentiel créateur des interactions entre les acteurs : nous analyserons les dynamiques gestuelles, ce qui les permet et ce qu'elles créent pour le spectateur. Nous verrons alors comment les méthodes d'analyse du mouvement offrent la possibilité de détacher le mouvement des acteurs d'une quelconque approche disciplinaire. En effet, en observant l'interaction et ses conséquences sur la gestualité, on se trouve davantage face à une performance artistique qu'à une représentation théâtrale. S'ensuit donc une discussion sur l'utilisation des éléments associés à la mise en scène comme l'intrigue, le personnage et le «quatrième mur». La question de l'interaction, en effet, permettrait de se pencher sur le phénomène d'identification et ses modalités.

1 Odile Rouquet. La tête au pieds, Esquisses 89-90. 1991. p.28

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1) Extrait 1: La lecture, une rencontre.

Le mot «texte» vient du latin «textum», le tissu. Que tisse l'actrice Florencia Zabaleta au cours de cette première lecture ? Au regard des éléments symboliques qui lui sont personnels que nous avons traités plus haut, nous allons tenter de percevoir des liens productifs entre les images évoquées par le texte et la gestualité spontanée et fondatrice de Florencia. En effet, ces deux instances sont imbriquées dès la première lecture et nous parlerons d'une «rencontre» entre l'actrice et son texte. Comment cette rencontre tisse t-elle une gestualité particulière ? Ces éléments créent une construction gestuelle dépendante du texte prononcé, mais proposant un imaginaire autonome. Par exemple, la gestualité ne redouble pas l'effet de répétition que le texte propose. Au contraire, elle permet d'apporter des variations dans le jeu de Florencia : elle commence avec des gestes resserrés sur elle-même, concentriques, elle a le regard au sol. Elle s'ouvre à mesure de son texte, changeant d'abord son regard, puis ajoutant des mouvements amples et en ouverture vers le public. Le geste et le texte étant deux éléments pouvant exprimer différents aspects de l'oeuvre.

a. «Le chiasme parasensoriel»

En effet, le geste enrichit le texte par une sorte de correspondance baudelairienne que Michel Bernard nomme «chiasme parasensoriel»1. C'est la correspondance étroite entre l'acte de sentir et l'acte d'énoncer. Michel Bernard théorise ce croisement dans le cadre de sa recherche sur la complexité du phénomène sensible au cours de laquelle il en décèle trois autres: le «chiasme intrasensoriel» qui réside dans la double dimension simultanée active et passive de tout sentir, le «chiasme intersensoriel» qui fait référence au croisement entre les sens et l'intercorporéité qui est au fondement des autres croisements.

Par le chiasme parasensoriel, M. Bernard considère l'acte d'énonciation comme fondateur à la fois de la sensation et du langage, et démontre par là l'origine sensorielle de l'imaginaire et son rôle créateur et même vital. Selon lui, le phénomène d'expressivité permet de se rendre compte que la voix qui est au coeur du processus d'énonciation, constitue le chemin vers un imaginaire gestuel qui enveloppe notre corporéité. En effet, le corps est «soumis aux fluctuations d'une double histoire symbolique : celle-de la société ou de la culture à laquelle il appartient, et celle de la singularité événementielle et contingente de sa

1 Michel Bernard, « Sens et fiction », dans De la création chorégraphique, CND, 2001. p96-97.

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propre existence».1

Ce chiasme permet de proposer un regard différent sur le phénomène d'incarnation que celui d'un mouvement qui irait du dehors au dedans. Selon R. Abirached, un personnage s'inscrit dans un corps «sans cesser d'être fictif, dans une réalité, sans cesser d'être hétérogène au monde quotidien, psychologique et social»2. «Le comédien est le lieu où ces données virtuelles s'incarnent». Avec le chiasme parasensoriel, on ne sépare plus le processus d'incarnation de celui d'énonciation. Si on suit la pensée de Michel Bernard, ces données s'y incarnent par l'énonciation «comme acte fondateur à la fois de ce visible et de cet invisible, de la sensation et du langage»3. Il s'agit donc toujours d'exprimer quelque-chose.

Dans un contexte de répétitions, l'imaginaire est souvent utilisé pour stimuler la créativité des acteurs et le phénomène d'incarnation de l'acteur. Cet imaginaire est enrichi de l'attitude du metteur en scène lorsqu'il donne une indication. Un lien sensoriel et émotionnel est donc effectué entre le texte prononcé par Florencia et sa gestualité.

b. Par le lien, la construction

Nous l'avons vu, la tirade est une prière. Elle se structure par la répétition qui la forme, puisque Lady Anne répète comme une incantation «Ô Dieu ! Venge sa mort»4. Nous sommes donc face à «univers symbolique»5 qui se construit et qui s'étend tout au long de la lecture. La gestualité de l'actrice est une conséquence des indications sur sa lecture et le témoin d'un travail sur les différents imaginaires qui constituent les strates. Le texte, construit autour d'anaphore (l'interjection «ô») et d'épiphore («venge sa mort») appelle l'acteur à faire des choix d'interprétation. Florencia reprend quatre fois la lecture de ce passage et fabrique une certaine gestualité en dialogue avec la structure du texte. Pour le premier vers, celle-ci apparaît dès le début : elle est penchée vers la table, les mains jointes au niveau de sa tête. Pour le deuxième et troisième vers, la composition se fait de manière plus séquencée. D'abord, elle le regarde avec conviction, et son axe est tour à tour en flexion ou en extension, ce qui change successivement son rapport à la gravité. Lorsqu'elle reprend cette phrase6 à

1 Michel Bernard. « Les fantasmagories de la corporéité spectaculaire » dans De la création chorégraphique, CND Pantin. 2006.p.86

2 Robert Abirached. La crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994.p.70

3 Michel Bernard, « Sens et fiction ». op.cit.p.99

4 « Ô dios, venga su muerte»

5 Nous empruntons cette expression à Hubert Godard qui dit lors d'un entretien : « au lieu de penser le corps comme une fonctionnalité, je le pense comme un univers symbolique de gestes ». Dans « Le geste manquant » Entretien mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994

6 « Ô terre, qui bois ce sang, venge cette mort ! -- Ciel, de ta foudre frappe le meurtrier à mort »

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4:35, ses mouvements sont davantage concentriques. Quand elle la lit pour la troisième fois, elle regarde de nouveau Luis, mais ses mouvements sont de nouveau concentrés et resserrés sur elle. Enfin à la troisième partie (fin de cet extrait), suite aux indications du metteur en scène, elle offre une dimension moins intime à ses paroles: à 5:30, son souffle et son corps se relâchent, puis ses bras se soulèvent sur les cotés dans un mouvement ample et contrôlé. Tous ces éléments créent une construction gestuelle interdépendante du texte prononcé, mais proposant un imaginaire autonome. La gestualité ne redouble pas l'effet de répétition que le texte propose. Au contraire, elle permet d'apporter une évolution dans l'adresse du personnage: Elle commence avec des gestes de recueillement le regard au sol et termine l'extrait les bras tendus et jusqu'au bout des doigts, à travers un geste associé davantage à l'accueil, et dont l'adresse est moins concentrée. Elle s'ouvre à mesure de son texte, changeant d'abord son regard, puis ajoutant des mouvements amples en ouverture vers le public.

Le premier geste de recueillement, apparu spontanément à 00:55 attribue de fait du symbolique à ses mouvements. Il conditionne le jeu de la comédienne et lui permet de mettre en avant l'objet singulier de cette prière: la vengeance. La gestualité qui se créé tend à développer l'apparition de ce motif dans l'ambivalence, puisque l'actrice alterne entre les mouvements concentriques associés à la prière et l'intimité et les gestes excentriques associés à la vengeance qu'elle appelle. En effet, alors que l'amplitude de ses bras révèlent une amorce d'ouverture de la part du personnage, la posture de l'actrice ainsi que son regard restent penchés vers la table, face à Richard III1.

À travers les outils présentés, l'analyse de la construction non pas d'une chorégraphie, mais d'une gestuelle révèle que la gestualité peut faire sens en association ou en dissociation avec le texte. Par exemple, à 4:38, l'actrice renforce la violence de l'injonction «frappe le meurtrier à mort» en rassemblant son tonus par un geste concentrique avec le bras droit et le poing serré, ce qui souligne l'émotion suggérée par le texte. A contrario, à la fin du deuxième vers à 3:09, elle se soulève légèrement de sa chaise pour tourner la page de son texte. Une dissonance entre le texte et le geste apparaît. Alors que dans le premier vers qui s'adresse à Dieu sa gestualité la rapproche du sol, dans le second vers, elle s'adresse à la terre et sa gestualité la pousse à se redresser jusqu'à soulever son bassin de la chaise. Bien que subtile, cette dissonance est révélatrice d'un rapport au geste et à la parole du dedans au dehors, dans un mouvement progressif d'ouverture. Ainsi, la gestualité telle qu'elle est décrite dans cet

1 Précisons qu'il s'agit d'une lecture, et le jeu (notamment le regard) est conditionné par ce contexte

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extrait permet d'observer cet écart, au lieu d'attribuer le sens du spectacle au texte ou au personnage. Le dramaturge Jean-Pierre Ryngaert, dans un colloque sur l'acteur revendique un travail sur le «fond de l'énonciation plutôt que sur le contenu des énoncés ou l'identité de l'énonciateur»1 : il s'agirait de «mettre en oeuvre un écart entre le dit et le dire».Cet écart serait alors comme personnifié par le metteur en scène, qui dirige l'actrice et donne une direction à sa gestualité.

2) Extrait 1: Par l'interaction, le déploiement d'une direction d'acteur.

Dans la vidéo, les deux acteurs sont tous deux assis autour d'une table, face à face. Nous avons accès à la corporéité de Florencia de profil, alors que Laurent Berger est presque dos à la caméra. Pour observer les qualités d'interaction entre eux, nous utiliserons les outils permettant de lire la tonicité et la circulation du mouvement à partir du schéma fonctionnel2 issu de l'AFCMD. En observant les éléments singularisant leur mouvement comme le flux3 ou la kinésphère4 (par l'amplitude des gestes et le type de contraction d'un mouvement excentrique ou concentrique), nous observerons la manière dont la gestualité de Laurent Berger oriente celle de Florencia au cours de cette lecture. Il s'agira d'abord d'analyser les interactions gestuelles qui constituent la lecture. Nous verrons alors une gestualité qui se construit, et ce, par-delà leur singularité. Cette analyse en réseau nous révélera alors les particularités de la direction d'acteur durant le Laboratoire: si la gestualité de l'actrice se crée par l'interaction, celle-ci ne consiste pas en une série d'imitations formelles.

a. Une gestualité qui se construit

C'est en collaboration avec le metteur en scène que la gestualité de Florencia se crée. En observant les résonances entre les gestes du metteur en scène et ceux de l'actrice pendant la lecture, une direction d'acteur se déploie. Au delà des mots employés, la gestualité de Laurent Berger influence celle de Florencia qui commence à créer la structure de la tirade. La dirigeant sur le sens du texte, ses gestes, nous l'avons vu, portent un sens en eux-mêmes. À

1 « Incarner des fantômes qui parlent » dans L'acteur, entre personnage et performance, dirigé par Jean-Louis Besson. Études théâtrales, 23, 2003. p.21

2 Voir la présentation des outils en annexe

3 Il peut être contrôlé ou libre, en suivant la grille de lecture du système Effort de Rudolf Laban.

4 C'est « l'espace que le corps peut atteindre sans transfert de poids ». Rubrique « Kinesphère » dans Philippe Le Moal (dir.), Dictionnaire de la danse, Paris. Larousse. 2008.p.750

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1:42, il frappe sur la table comme pour marquer et faire résonner une indication de jeu. Il arrête une nouvelle fois l'actrice à 2:30 en claquant des doigts, puis, en mimant une sorte de schéma de structure de la tirade étudiée (dont le ton est du plus intime au plus grandiose) il se lève à 2:47. Les gestes spontanés de Laurent Berger ne sont pas imités par Florencia, parce-qu'ils ils n'ont pas de sens en dehors de sa propre corporéité à lui, perçue à partir de son attitude posturale. Après qu'il se soit levé à 2:47, ses mouvements sont de plus en plus amples mais restent concentriques et leur flux est contrôlé. À 3:25, il lève son coude gauche ce qui élève son centre de gravité et il le relâche en s'accoudant sur la table. Par ses gestes à la fois amples et concentriques, il témoigne de cette structure ambivalente, entre le recueillement intime et la plainte publique. À 2:47 et à 3:42, il se lève de sa chaise: son flux est contrôlé et son mouvement est concentrique, alors que ses gestes se déploient dans l'espace.

Le metteur en scène est dans la recherche d'une évolution du jeu de l'actrice sur cette tirade. L'évolution de sa propre gestualité est aussi visible dans sa corporéité tout au long de l'extrait. Dans ses prises de parole, il commence avec son centre de gravité bas, relâché, dans une posture de recueillement, puis son centre de gravité se soulève jusqu'à ce qu'il se lève de sa chaise par deux fois. C'est cette structure que Florencia reprend lorsqu'elle lève sa tête et se dresse sur son axe à 5:27, puis quand elle ouvre ses bras à 5:28. Ce qu'il s'agit de transmettre à l'actrice c'est l'intention du geste en fonction de la structure dramatique et poétique du texte : la gestualité se crée alors à partir de sa direction.

b. Par-delà la singularité

Par ailleurs, la première posture du metteur en scène étant celle de l'accueil Laurent Berger intervient dans la lecture de Florencia parce-qu'il perçoit une voie à suivre pour le jeu. En effet, alors qu'il est enfoncé dans sa chaise, il se lève par son axe à 1:00. À partir de ce mouvement son tonus augmente jusqu'à la fin de l'extrait. Alors, ils sont tous les deux dans un état tonique intense, à la différence de l'acteur Luiz Pazos qui n'est pas en travail et qui est dans un état de corps relâché. Le metteur en scène et la comédienne se renvoient mutuellement cette posture tendue qui provient aussi de l'énergie du texte. À 4:35, Florencia est en lecture et l'écoute de Laurent Berger est très active, focale. Ils ponctuent tous deux en même temps l'injonction «venge sa mort» d'un geste soudain et contrôlé de la tête et du haut du corps. De même, à 2:39, ils prennent la même position en même temps. Cela révèle un espace de connexion important ente les corporéités. Ce serait donc à partir d'une «immense

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intercoporéité indéfinie»1 que la gestualité de l'actrice se compose. La théorie sur le corps comme réseau sensoriel et celles qui en découlent sont d'abord développées par le phénoménologue Merleau-Ponty. Puisque «toute sensation est nécessairement élastique et contient en quelques sortes la clé non seulement de son propre mouvement mais de tout mouvement»2, il nous semble nécessaire de nous concentrer sur les liens entre sensation et mouvement, et sur la part créative de ces liens.

c. Construire à partir d'une passivité

Comme dans l'extrait 1, la gestualité des acteurs découle de cet échange entre indication et proposition, entre écoute et parole qui constitue l'exercice de la lecture. Cette lecture semble marquée d'un croisement «intrasensoriel». Ce premier chiasme accueille la double phase active et passive d'une sensation, et par extension, d'un mouvement ou d'un mot. En effet, le metteur en scène est d'abord relâché corporellement. Le poids de son corps est en arrière et ses bras sont en l'air, on les devine derrière la tête. Cela témoigne d'une écoute et d'un accueil des propositions de l'actrice. À 1:00, il arrête pour la première fois la lecture et son état tonique évolue: ses mouvements sont tendus et ses poings se serrent.

Faisant référence à l'écoute du psychanalyste, Basile Doganis parle de «passivité volontaire» pour décrire les postures comme celle de Laurent Berger au début de l'extrait. De manière à être disposé à diriger l'actrice efficacement, il y a «un certain relâchement de la focalisation sur un seul point (rapport à l'objet) qui permet de se décentraliser (rapport à soi du sujet), de déplacer son propre corps et ses propres facultés de leurs assises ordinaire». Dans un contexte de création, il s'agirait de s'adapter à l'autre dans ce qu'il est dans sa posture et sa manière de se mouvoir pour l'amener ailleurs dans son jeu d'acteur3. L'interaction, qui permet les alternances entre actif/passif et focal/périphérique4 masque les spécificités individuelles et révèle une forme d'hétéronomie dans la gestualité déployée par l'actrice. Selon Basile Doganis, la phase d'hétéronomie qu'on pourrait associer à la posture de Florencia dans cet extrait est la marque d'un «abandon et [d'une] ouverture à l'altérité»5 et elle est une phase créatrice et productrice d'une gestualité. Il se base sur cette double capacité de n'importe quel

1 Michel Bernard, « Sens et fiction », op.cit.p.97

2 Michel Bernard, «Esquisse d'une nouvelle problématique du concept de sensation », op.cit. p.114

3 Basile Doganis. Pensée du corps. La philosophie à l'épreuve des arts gestuels japonais (danse, théâtre, arts martiaux. Les Belles Lettres. 2012. p.114

4 Sur le modèle de la vision, Ce croisement fonctionne pour tous les sens. C'est une manière de distinguer une sensation sourde (périphérique) d'une sensation appuyée, localisée (focale).

5 Basile Doganis, op.cit. p114

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sens à être à la fois passif et actif, focal et périphérique: «quand ''je'' vis, est-ce que je suis entièrement actif et sujet du verbe ''vivre'' ? La formule rimbaldienne qui remplace ''je pense'' par ''on me pense'' restitue elle aussi quelque-chose de cette intuition d'une passivité en deçà de toute activité»1. Dans ce contexte de première lecture de la scène, «en-deçà» ou plutôt en amont de toute activité, l'analyse des gestes de Florencia Zabaleta et de Laurent Berger révèle l'esquisse d'une direction d'acteur particulière qui se déploie tout au long des répétitions.

d. Une direction d'acteur particulière.

En effet, l'influence de Laurent Berger sur la construction gestuelle de la scène n'est pas formelle, elle touche davantage au fondement du geste qu'à sa figure. Même quand il mime les gestes du personnage qui parle, la gestualité du metteur en scène ne désigne aucunement un résultat formel attendu. En effet, même s'ils ont bien la même position à 2:39 (la main sur le front et la tête vers le bas), quand on fige l'image, on observe que cette position ne relève pas de la même organisation posturale chez l'un et l'autre. Alors que Laurent Berger s'appuie totalement sur la table, attrapé par la gravité, son axe central en légère flexion et relâché, Florencia est droite sur son axe, elle semble au contraire lutter contre la gravité et s'élève. Son coude n'est pas sur la table et ses doigts sur son front sont tendus vers le haut. Ainsi, il ne s'agit pas de dire que l'acteur et le metteur en scène partagent une corporéité, car leur organisation posturale diffère.

De la même manière, le metteur en scène ponctue ses indications de «gestes fondateurs» qui lui appartiennent: par exemple à 3:55 il se jette avec énergie. À 4:37 Florencia reprend ce même passage du texte («Ciel, de ta foudre frappe le meurtrier à mort») en appuyant sur le mot « frappe » et en effectuant également un geste fondateur avec une tonicité importante (elle sert le poing) et une dynamique concentrique (elle ramène l'énergie vers elle). Il convient de comparer les «gestes fondateurs» déployés par chacun d'entre eux pour signifier le texte en fonction de leur propre gestualité. Lors de sa dernière intervention à 4:54, le centre centre de gravité de Laurent Berger est assez haut et sa kinésphère s'agrandit notamment par son mouvement de bras. Pour orienter Florencia vers une attitude offensive, il frappe sur la table à plusieurs reprises. Ce geste a une symbolique particulière, et Florencia transpose cette symbolique par le geste de désigner. En outre, pour mettre en avant la réplique «frappe le meurtrier à mort», ils proposent tout deux un geste soudain: à 3:51, il dirige son bras vers

1 Ibid.p.115

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l'avant avec une énergie proche du geste de jeter, alors qu'elle associe l'injonction «frappe» au geste de rassembler, en ramenant son coude avec le poing serré (4:35). Ces gestes fondateurs témoignent d'un rapport symbolique de chacun au texte. Par cet échange, ils créent un imaginaire commun, avec des images différentes. Ils portent en eux le sens du texte par une énergie propre, unique et singulière. Pour le metteur en scène, il s'agit pour Anne de «massacrer» Richard avec la parole (3:46), et cette intention se traduit par le «geste fondateur» de désigner qui revient à de nombreuses reprises dans cet extrait. Ce sont les répétitions, sortes de ré-unions sensorielles qui permettent cet échange. Avec le metteur en scène, «on partage des fictions mais on essaie de les comprendre ensemble»1.

L'imaginaire qu'ils partagent est ce qui fait qu'ils travaillent ensemble durant les répétitions. C'est à la fois ce qui les rassemble, et ce qui fait qu'une interprétation est une performance singulière et unique. En effet le «fonds posturo-tonico-émotionnel2 non conscient [met] en jeu la fonction imaginaire proprement humaine et [s'élabore] dans l'intercorporéité»3. Une gestualité singulière se définit alors, car un imaginaire se déploie dans le mouvement alternatif entre l'activité et la passivité des sens. Cet imaginaire, même s'il n'est pas similaire, permet de produire un imaginaire commun.

Grâce à l'analyse du mouvement, on perçoit donc à la fois l'aspect collectif de la création d'une gestualité, et la forte singularité de celle-ci qui va déterminer l'originalité du personnage. Dans les répétitions, son élaboration se fait de façon interactive et multidimensionnelle. En fait, étudier les rapports entre corporéités dans le contexte du travail de construction nous mène maintenant à nous poser la question de la fabrication d'une gestualité signifiante pendant la représentation. Elle se fait par un dialogue corporel entre les acteurs.

1 Parole de Laurent Berger. Voir entretien en annexe

2 Expression qui exprime le lien indissociable, dans la naissance et le déploiement d'un geste entre ces trois éléments.

3 Christine Roquet. «Du mouvement au geste. Penser entre musique et danse», Filigrane. Musique, esthétique, sciences, société.

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3) Extrait 5 : Entre les acteurs, un dialogue dynamisé.

Cet extrait de 2:26 vient de la captation de la scène jouée le jour de la présentation en public. Il s'agit du même texte que les extraits 2 et 3. Cette fois, les acteurs sont autour d'un canapé, et le banc symbolisant le cercueil est devant eux Cette scène étant un dialogue : certains éléments ne naissent ni d'un acteur ni du metteur en scène, mais d'un échange tonique, cinétique, ou d'expression de visage. Comment les acteurs échangent entre eux à travers leurs gestes ? Quels mouvements marquent la dynamique de leur échange? La vidéo révèle la manière dont les corporéités se rendent visibles les unes aux autres, et a fortiori s'exposent sur scène. En l'occurrence, nous avons pu voir qu'elle témoigne de la relative autonomie de l'acteur quant au déploiement de son geste. Cette analyse se concentrera sur le dialogue dynamisé1 des «sphères»2 des acteurs. Ainsi, elle nous mène à observer une tonicité importante entre les deux, ce qui révèle la complexité du rapport de force entre les personnages qu'ils interprètent. Par ailleurs, les distances qui les séparent durant l'extrait témoignent d'une ambivalence dans les intentions de leurs gestes. Une intention commune s'exprime alors à travers leur gestualité, en particulier à travers la gestion de l'équilibre de la scène.

a. Le dialogue tonique: un rapport de force complexe

La fonction tonique, que nous avons étudié en première partie, fonctionne toujours en dialogue. C'est dans un contexte de «triangulation gravitaire» 3 que se fondent les gestes de l'enfant : entre l'axe gravitaire, l'attention par la perception et «l'objet d'amour» vers lequel est tendu l'attention. Lorsqu'un enfant fait ses premiers pas, qu'il cesse de s'agripper et tend les bras vers «quelqu'un qui lui tend les siens, nous assistons au début de l'autonomisation du centre cinétique du déplacement »4. Le déploiement d'un geste dans sa portée affective est donc forcément lié à celui auquel on s'adresse. Dans un contexte de fiction, cette portée peut être utilisée pour exprimer l'oeuvre et créer de l'émotion pour le spectateur.

L'analyse de l'interaction tonique des acteurs révèle deux éléments qui semblent contradictoires: le rapport de force entre les personnages et la dynamique de séduction qui

1 Fondé sur l'organisation posturale de chacun et leur manière d'habiter l'espace qui en découle.

2 C'est une sorte de bulle d'espace qui entoure l'acteur et varie en fonction de ses déplacements sur la scène.

3 Hubert Godard, « Le geste manquant » Entretien mené par Daniel Dobbels et Claude Rabant. 1994

4 Hubert Godard, « Présentation d'un modèle de lecture du corps en danse ». Le corps en jeu, dir. Muriel Arguel.

PUF, Paris, 1992

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englobe ce conflit. Le texte correspondant à cet extrait témoigne de la transition entre les deux registres, pourtant très mêlés tout le long de la scène. Pour analyser le dialogue tonique entre les acteurs, il convient d'utiliser la grille de lecture du Kestenberg Movement Profile (KMP)1. La lecture se fait à partir de paires d'adjectifs contraires qui servent à qualifier les relations toniques entre les interprètes: canalisé est opposé à souple, tendu s'oppose à doux et soudain se distingue de hésitant. Ceux-ci renvoient à une lecture psychologique des gestes, car les premiers éléments de chaque paire témoignent d'un comportement plutôt agressif, et les seconds relèvent d'une certaine indulgence ou bienveillance.

Ce qui ressort le plus de cette lecture est l'alternance entre les rapports passif et actif de l'un à l'autre. Lorsque Florencia se déplace à l'autre bout du canapé, son geste est soudain et la mène en hypertonicité. Luis Pazos s'approche d'elle à son tour avec un tonus plus relâché et elle s'éloigne pour se rasseoir de l'autre côté du canapé. Il s'assoit à côté d'elle, son corps tourné vers elle alors qu'elle est dos à lui. À 01:40, il approche sa main de sa taille et en réaction, de manière soudaine, elle éloigne sa taille de quelques centimètres. À 1:55 il se lève du canapé et se retrouve dos à elle, et face au public.

Par ailleurs, on distingue à quel point Lady Anne est dans l'attaque. Dans la première partie de l'extrait, elle s'approche de lui à une distance intime à plusieurs reprises. Il s'agit de le menacer en feignant un rapprochement physique. De la même manière, elle le repousse au visage en changeant sa tonicité jute avant le contact: alors quelle s'approche doucement de son visage, le geste de le repousser est soudain et on peut y interpréter l'agressivité de l'intention du personnage. Richard III reprend le dessus lorsque Luis Pazos se tient debout derrière elle, alors qu'elle est assise sur le canapé face au public. Mais en s'approchant soudainement de lui lorsqu'il s'assoit, engageant fortement sa tonicité, elle reprend le dessus sur lui. Elle va jusqu'à lui tourner le dos et le repousser d'un geste quand il approche sa main de sa taille. Luis Pazos, jusque là plutôt relâché, se lève face au public, en hypertonicité. Elle le rejoint en se levant et en se mettant face à lui. Puis jusqu'à la fin elle amorce les déplacements alors qu'il est dans la réaction: elle s'accroche à lui, ce qui le fait reculer de presque un mètre, puis elle approche son buste de lui pour se retrouver a quelques centimètres de son visage et lui crache dessus.

Ainsi, Florencia est plus offensive dans son jeu. Elle est tendue dans cet extrait, alors que Luis propose un état de corps relâché. Pourtant, l'attaque qu'emploie Florencia est subtile car elle varie rapidement d'état tonique, comme si elle voulait leurrer son partenaire de jeu:

1 Théorie proposée par la psychiatre Judith Kestenberg dans les années 1950, inspirée par les théories labaniennes. Il s'agit de qualifier le mouvement par des états psychologiques.

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quand elle lui touche la joue, elle s'approche de manière douce, puis son geste devient soudain. À la fin, elle s'approche de lui en souplesse et de manière fluide et lorsqu'elle se trouve à quelques centimètres de son visage, elle lui crache dessus. C'est quand il se lève du canapé avec un état de corps soudain et tendu que le rapport de force change. Ce renversement se produit suite à plusieurs gestes agressifs de la part de Florencia : elle se recule quand il s'approche d'elle, elle éloigne sa taille quand il veut la toucher. Pourtant, par ses prises de recul, dans ses déplacements et ses orientations par rapport à elle, Luis Pazos interprétant Richard III prend l'espace de contrôler la situation de conflit. En effet, l'attention au dialogue tonique par les outils issus du KMP révèle trois étapes dans leurs états toniques et leur positionnement face à l'autre.

En fait, chacun prend et perd plusieurs fois l'ascendant sur l'autre au cours de l'extrait. Leur singularité s'exprime avec le contexte dramatique dans lequel la relation prend forme. Au début, Luis Pazos sort d'un état de corps tendu, et très vite il peut être qualifié d' hésitant alors que celui de Florencia est soudain: on le voit à 00:17 quand elle lui touche le visage. À son contact, elle se retourne et s'éloigne de lui. Davantage dans l'abandon, il se recule en se laissant porter par l'élan de son contact. Elle change également de tonicité quand Luis Pazos témoigne d'une agressivité par ses mouvements: elle devient comme hésitante. Lorsqu'elle se lève du canapé elle est mobile sur son axe et piétine au sol. C'est comme si Richard avait perdu le contrôle de la situation, ce qui la déstabilise au début. Puis à 2:00, elle reprend soudainement un état tonique que l'on qualifierait de canalisé et tendu: elle soulève son pied deux reprises, et ses jambes ne fléchissent pas alors qu'elle piétine vers l'arrière. Enclenchant la troisième partie de l'extrait, Luis Pazos, se relâche alors, et la disponibilité de son état de corps le fait reculer lorsqu'elle s'agrippe à lui et qu'elle le pousse légèrement à 2:07.

b. Les distances: des intentions ambiguës

Ces variations dans le rapport de force entre les personnages témoignent d'une relation ambiguë, ce qui donnent à la scène une tonalité ambivalente, entre le combat et la séduction. Au début de l'extrait, ils sont face à face, à une distance personnelle. Elle s'approche de lui et ils se retrouvent à une distance intime. Ces différenciations entre les distances sont issues de la théorie de structuration de l'espace de l'anthropologue Edward.T.Hall appelée «proxémie», qui propose d'évaluer l'espace de l'interaction en distinguant quatre distances: intime,

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personnelle, sociale et publique. Il s'agit d'observer les distances en fonction du contexte, et donc de l'interaction entre les acteurs. À 00:17, elle lui touche le visage en s'approchant doucement et le repousse. À 00:41, ils se déplacent tout deux et se retrouvent éloignés et face à dos. Ils sont tous deux face au public et lui se trouve derrière elle. Puis il s'assoit à l'extrémité du canapé mais elle se rapproche à 01:16 pour se retrouver à quelques centimètres de son visage. A la fin, elle s'approche de lui jusqu'à atteindre une distance intime, et lui crache au visage.

Alors que nous avons observé le rejet et l'attaque de Lady Anne dans l'engagement tonique et les déplacements de Florencia, nous remarquons également qu'elle le touche par deux fois au cours de l'extrait. A chaque contact, l'intention est ambiguë. D'abord quand elle le repousse au visage, alors qu'elle s'approche avec douceur (00:17), puis quand elle s'accroche à lui pour ensuite le pousser (2:07). À plusieurs reprises, elle s'approche de lui à une distance intime pour ensuite s'éloigner jusqu'à atteindre la distance personnelle, voire sociale. Ces différentes distances entre eux prennent sens dans le contexte dramatique de l'extrait, leur rapprochement à une distance intime paraissant étonnant et même transgressif d'un certain code social et culturel au vu de la situation des personnages. Lady Anne semble osciller entre la crainte, la haine et l'attirance pour ce qu'il représente.

c. L'intention commune du geste

Les différents paramètres qui permettent d'étudier cet extrait par l'angle de l'interaction et des distances révèlent les subtilités de ces différentes émotions. En effet, grâce à l'intensité du dialogue tonique, la monstruosité des personnages, au sens étymologique du terme1, et l'invraisemblance de la situation sont partagées au spectateur par la complexité du jeu, et au delà de la seule volonté de l'acteur. En effet, l'intention d'un geste ne correspond pas à l'intentionnalité d'un sujet à exprimer quelque-chose. L'intention de la pièce de théâtre, en tant qu'oeuvre d'art n'est pas de communiquer, et le geste, par l'intention qu'il porte, dépasse toute tentative de communication. D'ailleurs Frédéric Pouillaude, en s'appliquant à définir une théorie de l'expression du geste dansé écrit «le critère d'intention de communication est non pertinent quant à l'application de la notion d'expression»2. Ce n'est ni le texte ni le signe auquel le geste renvoie qui exprime le personnage. C'est par le geste que l'intention se

1 En décalage avec la norme, et provoquant à la fois terreur et admiration.

2 Fréderic Pouillaude, « L'expression en danse : au delà de l'exemplification » dans Quand le geste fait sens dirigé par Lucia Angelino. Mimésis. 2015. p.42

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dessine. Ne dit-on pas «c'est le geste qui compte» et «pour la beauté du geste» ? Si le geste ne dépend pas de l'intentionnalité de la personne qui l'effectue, il dépend du contexte et des interactions qui permettent de le déployer. On parle donc d'une intention commune et donc d'un fondement collectif des gestualités construites pendant le Laboratoire. Le contexte de la répétition est primordial pour que les acteurs développent un jeu particulier ensemble. En effet, Laurent Berger le précise dans son entretien, «deux personnages comme Richard III et Anne, en fait, ils jouent ensemble»1.

«Parce-que le partenaire est vraiment là.(...) C'est très difficile psychologiquement quand tu te confrontes à un personnage incarné par une personne de comprendre que c'est ensemble, que c'est un partenaire de jeu.»2

Grâce à la méthode de l'Effort de Laban qui permet de lire le geste à partir de la polarité contraction/détente, mais aussi des théories sur la posture comme fondement du geste, nous observons dans l'extrait 5 que le lâcher prise accroît la disponibilité des deux acteurs en jeu, et enjoint à sentir l'équilibre de la scène. C'est ainsi qu'ils développent une écoute, et qu'il font varier ensemble sans cesse le point d'équilibre qui les relie. Nous le voyons en fonction de l'utilisation de leurs différentes forces, comme la vitesse de leur mouvement, l'amplitude de leur gestes dans l'espace et le flux de leurs mouvements.

d. La gestion de l'équilibre: donner forme à la scène

En effet, les variations qualitatives de leurs mouvements respectifs témoignent de l'instabilité de leur état de corps, qu'ils soient l'un en harmonie avec l'autre, en contraste ou en rupture. C'est cette instabilité, correspondant à l'ambivalence du rapport de pouvoir qui lie les personnages, qui compose un équilibre entre les deux acteurs. Pour analyser l'alternance entre leurs états toniques, nous utiliserons l'outil des «attitudes fondamentales»3, qui relève de leur engagement tonique et témoigne d'une écoute aiguë entre les deux acteurs. La dynamique lutter contre témoigne d'une tonicité importante et s'abandonner à est associée davantage à une détente corporelle. Ce sont des verbes opposés, exprimant un engagement tonique, et selon Laban à la base de toutes les nuances orientant la qualité d'un mouvement. Par exemple,

1 Voir l'entretien en annexe

2 Voir l'entretien en annexe

3 Axe de lecture proposé par R.Laban. Le mouvement se fonde sur les deux attitudes « Lutter contre » et « S'abandonner à »

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dans l'extrait 5, Florencia s'approche de Luis sur le canapé dans une attitude de lutte (1:15), alors que lui est dans une attitude d'abandon quand il s'approche d'elle quelques secondes plus tard (1:25). Beaucoup de mouvements sont effectués en réaction de l'un et l'autre, mais les attitudes diffèrent. Parfois, leur état de corps est contagieux: nous pouvons mentionner l'attitude de lutte qu'il arbore devant elle à 2:03 et qu'elle reprend pour lui répondre juste après.

« Il y a plein de contrastes, ils vont lutter physiquement et vocalement l'un contre l'autre, mais il faut avoir une grande conscience qu'ils produisent le spectacle ensemble. C'est parce-qu' ils jouent tous les deux qu'il y a jeu, ce n'est pas chacun pour soi. »1

En outre, cet équilibre qui les lie soutient le schéma dramatique de cette partie de la scène: elle l'attaque et il s'abandonne, il la séduit et elle le repousse. Lorsqu'il s'abandonne à elle, il est en hypotonicité, et il se déséquilibre à plusieurs reprises quand elle le repousse (00:17; 01:24; 2:07). À la fin, au contraire, il ne tangue pas lorsqu'elle lui crache dessus, ce qui marque une évolution dans la dynamique de la scène. De son coté, Florencia est davantage en contrôle de sa tonicité, mais à de nombreuses reprises, elle se décentre de son axe pour s'approcher ou s'éloigner de lui tout en restant dans sa kinesphère. Cela dévoile encore son ancrage et son centrage qui confère à son personnage une certaine force et dignité. Pourtant, dans cet extrait, ce décentrage la pousse parfois au déséquilibre. À 0:14 par exemple, quand elle rit en mettant sa tête vers l'arrière ou à 2:05 lorsqu'elle lui répond qu'un meilleur mari que celui qu'elle a eu ne peut exister sur cette terre.

Par l'intercorporéité, ces déséquilibres sont fondateurs de l'équilibre général qui se déploie de leur jeu en commun E.Barba écrit «la vie de l'acteur, en effet, se fonde sur une altération de l'équilibre»2. Observer les interactions entre les acteurs permet alors d'analyser le lien fondamental entre l'intensité émotionnelle des personnages, le dialogue tonique des acteurs et l'équilibre de la scène. Le déséquilibre, enchevêtrement de «tensions musculaires»3est au fondement de leur jeu, car il a une grande capacité à exprimer des émotions. Pourrait-il alors être un outil de jeu pour développer l'écoute des acteurs entre eux,

1 Voir l'entretien en annexe

2 Eugenio Barba. Le canoë de papier, op.cit. p.43

3 Ibid. p.44

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la qualité de leurs échanges gestuels et donc leur interprétation? En AFCMFD, la notion de déséquilibre et l'instabilité qu'elle engendre pour le danseur est essentielle. Selon Odile Rouquet, une des fondatrice de cet enseignement, «l'homme est juste assez instable pour être stable» et c'est son instabilité qui le caractérise comme «dynamique et non comme statique»1. Pour Laurent Berger, le déséquilibre est un vecteur de créativité. Il rapproche l'instabilité physique de l'acteur avec sa capacité à «générer lui-même de la nouveauté»2. Car le déséquilibre surprend le partenaire avec lequel il joue, tout comme le spectateur. Il fait entrer dans le jeu d'acteur de l'imprévisible et donc de la vitalité au théâtre.

L'extrait 5 nous donne accès à ce lien collaboratif entre les acteurs fondamental pour la naissance d'une gestualité. Nous l'interprétons en regardant les états et orientations des corps des acteurs qui interagissent entre eux. En effet, si on considère les différentes attitudes des acteurs comme appartenant à une «immense incorporéité indéfinie»3 comme le propose Michel Bernard, l'équilibre que l'on perçoit entre eux pour analyser le sens de leur mouvement n'a pas à voir avec leurs limites corporelles individuelles. Ils sont comme un balancier expressif d'émotions contradictoires et mouvantes qui composent la scène interprétée.

4) Extraits 4 et 5: Intercorporéité en représentation

a. Au delà des disciplines

Selon Michel Bernard, c'est donc à partir d'une «intercorporéité indéfinie» que se définit la singularité d'un individu. Pour lui, la notion de corps individuel implique la «dénaturation de la dimension matérielle et sensible de notre vécu»4. Le corps est un« réseau sensorimoteur instable d'intensités»5 qui mène à ce processus. La notion de corps a mené à remplacer la valeur de la perception par l'information, l'expression par la communication, et l'imaginaire par la rationalité calculatrice. Le philosophe propose alors de remplacer cette catégorie par celle de corporéité, dans la mouvance de la phénoménologie. Cette déconstruction nous permet de considérer autrement la gestualité des acteurs de ce Laboratoire, et notamment d'attribuer une valeur analytique à l'éphémère, aux croisements, et

1 Odile Rouquet. La tête au pieds, Esquisses 89-90. 1991. p.73

2 Voir l'entretien en annexe

3 Michel Bernard, « Sens et fiction », op.cit.p.97

4 Michel Bernard, « De la corporéité comme "anticorps" », op.cit. p.19

5 Michel Bernard, « Les fantasmagories de la corporéité spectaculaire », op.cit.p86

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aux qualités manquantes des gestes des acteurs. En effet, M.Bernard révèle que l'acte de création est l'effet du «travail d'un réseau matériel et énergétique mobile et instable de forces pulsionnelles et d'interférences d'intensités disparates et croisées».1 L'utilisation du concept de corporéité nous permet également d'établir une méthode de regard sur le geste en réseau. «La spécificité (...) d'un art par rapport aux autres ne saurait se justifier par l'indépendance et originalité des propriétés matérielles d'un organe sensoriel pris en lui même»2. En parlant de l'art, Michel Bernard précise: « son apparente sédentarité et insularité dans la clôture d'un domaine ne sont que la résultante des exigences normatives d'un besoin social et des contraintes institutionnelles»3.

Selon lui, les différentes expressions artistiques se trouvent à l'intérieur d'un «"spectre esthétique" où se conjuguent, comme sur la palette des couleurs fondamentales, des tonalités énergétiques et sensorielles imbriquées : picturalité, plasticité, musicalité, fragrance, saveur, théâtralité et (...) orchésalité4»5. Cette pensée des arts en spectre nous permet de considérer autrement encore les éléments critiques et esthétiques issus de la danse pour analyser le geste théâtral dans le contexte interactif des répétitions de la scène de Richard III. Dans un contexte de représentation tel que celui que nous étudions, il s'agirait donc d'envisager les enjeux créatifs de cette dynamique sensorielle en réseau et de croiser les perspectives sur les deux disciplines. À travers l'analyse rythmique de la gestualité des acteurs (extrait 5), nous observerons le potentiel dansé de chaque geste. Par l'étude de leur tonicité dans l'extrait 4, nous associerons leurs interactions au caractère performatif de leur jeu d'acteur qui oriente évidemment leur gestualité.

b. Analyse rythmique et mouvements dansés (extrait 5)

Selon Laban, le rythme du mouvement déployé détient une partie du sens auquel il renvoie. En comparant les deux figures de danseurs Arabesque et Attitude, R.Laban propose une opposition entre la pensée en mot et la pensée motrice:

«Les mots exprimant des sensations, des émotions, des sentiments ou certains états d'âme
ne feront qu'effleurer les réponses profondes que les formes et les rythmes des actions

1 Michel Bernard, « De la corporéité comme "anticorps" », op.cit. p.19 p.20

2 Ibid.p.22

3 Ibid.

4 Ce qui fait danse pour Michel Bernard

5 Michel Bernard, « De la corporéité comme "anticorps" », op.cit. p.23

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corporelles sont capables d'évoquer. Dans toute sa sobriété, le mouvement peut en dire bien plus que des pages de description»1.

En effet, selon lui «les sensations motrices (...) n'ont pas de propriétés objectivement mesurables et peuvent seulement être classées en fonction de leurs qualités, de leurs intensités et de leurs rythmes de développement»2. Permis par la pensée motrice, ces mouvements appartiennent donc à un autre langage qui ne peut être comparé au langage des mots. Ce système semble davantage se développer à partir de croisements sensoriels.

Dans l'extrait 5, nous nous concentrerons sur les changements de tonicité pour voir qu'ils participent aux variations rythmiques de l'extrait. Selon Laban, le rythme du mouvement déployé détient une partie du sens auquel il renvoie. Un rythme commun important se dégage de la lecture du dialogue tonique entre les acteurs et découle d'une écoute profonde. Tout au long de la vidéo, les acteurs changent tour à tour la vitesse d'exécution de leurs gestes et déplacements, qu'ils ponctuent d'accélération et de décélération de l'un ou de l'autre. À 1:02, un accent tonique est marqué par l'acteur de Richard qui s'approche du canapé soudainement. Quelques secondes plus tard, un nouvel accent tonique apparaît avec le geste mimant l'épée. Alors que le temps semble se suspendre quand il s'assoit sur le canapé et que les deux corps sont relâchés, Florencia Zabaleta surprend le spectateur en rompant le rythme: elle s'approche rapidement et soudainement de lui sur le canapé. Un nouvel accent tonique moins fort réapparaît juste après quand elle étale ses mains sur son visage et se griffe avec un engagement tonique fort.

Le rythme musical, exprimé grâce à la prise en compte des accents toniques des gestes des acteurs dans l'extrait 5 est-il au coeur du sens de leur gestualité ? Dans le contexte du geste dansé, c'est une des hypothèses de la philosophe Lucia Angelino, qu'elle expose dans son ouvrage collectif Quand le geste fait sens: «la signifiance immanente au geste s'ancre essentiellement dans le rythme, c'est à dire plus précisément dans la durée intérieure qu'il symbolise et qu'il nous transmet3». Si on applique cette hypothèse au théâtre, les gestualités des acteurs en interaction créeraient un rythme et leurs gestes appartiendrait à un tempo. La gestualité des comédiens en action seraient alors un système de signe différent, autonome de celui du texte. Ce langage pourrait donc être utilisé comme un simulateur de sensations et d'expression dramatique. Mais ce texte en particulier porte en son sein un rythme et tout un

1 Rudolf Laban, op.cit. p.127

2 Ibid. p.110

3 Lucia Angelino (dir.). Quand le geste fait sens, Paris. Mimesis, 2015. p.26

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imaginaire qui y est relié, marqué par le vers shakespearien.

La musicalité étudiée à partir du dialogue tonique entre les acteurs pendant la présentation en public (extrait 5) nous montre un lien entre l'engagement tonique des acteurs entre eux et une certaine orchésalité de leurs mouvements. Alors, le mouvement de l'acteur s'apparenterait à celui du danseur. Selon Michel Bernard, la corporéité dansante se caractérise notamment par la «dynamique de métamorphose incessante déterminée conjointement par un jeu auto-reflexif permanent de tissage et détissage de la temporalité et de défi de la gravitation»1. Le jeu tonique entre les acteurs crée cet effet de métamorphoses constantes, et les variations de flux2 et de temps3 relatives au déploiement de leurs mouvements exprime un effet de tissage/détissage de la temporalité. Elle est constamment détruite et reconstruite en fonction des phases auxquelles l'accent rythmique de leurs mouvements apparaît: la phase de l'impulse, qui prépare le mouvement, celle de l'acmé, qui révèle le mouvement à l'apogée de son déploiement, et celle de l'impact qui l'achève. De plus, nous l'avons vu en traitant la notion d'équilibre, leur centre de gravité évolue constamment, et la temporalité de la scène découle également de cette maîtrise gestuelle.

En outre, selon le philosophe, la danse s'apparente à la «quête d'un corps individuel qui tente vainement mais incessamment de nier son apparente unité dans la multiplicité, la diversité et la disparité des actes»4. Dans cet extrait, le rythme commun qui sous-tend la gestualité des acteurs leur sert de cadre commun à partir duquel ils proposent des gestes singuliers sous la forme d'accents toniques. À partir de celui-ci, la tonicité, la vitesse de déplacement ou encore la qualité du contact peuvent varier. Lorsque la tonicité est basse, le rythme commun se sent. Ils débutent l'extrait avec un rythme commun jusqu'à 00:50 où Florencia ralentit le tempo et s'assoit et Luis au contraire, accélère et prend de la distance en se dirigeant en fond de scène. À 1:26, ils retrouvent un rythme commun: ils accélèrent le tempo de la scène ensemble à 2:00. Puis, ils se relâchent jusqu'au dernier accent tonique de Florencia, lorsqu'elle lui crache au visage. Le ryhtme commun, qui créé une sorte de tempo tend à gommer les spécificités individuelles de leurs personnages et révèle une qualité dans le jeu d'acteurs.

1 Michel Bernard. « Sens et fiction » dans De la création chorégraphique, CND Pantin. 2006. p.100

2 Libre ou contrôlé

3 Soudain ou soutenu

4 Michel Bernard, « L'avènement de la danse », op.cit.p.82

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c. États de corps et présence (extrait 4)

À travers cet extrait issu aussi de la présentation en public, regarder le tonus permet d'analyser la dynamique de la scène en fonction du contexte de la représentation et notamment des interactions entre les deux acteurs, et non des objectifs des personnages. Tout d'abord, nous pouvons observer que le fait d'alterner entre une attitude corporelle contractée et une détente corporelle renforce la capacité des acteurs à jouer dans l'instant présent et en interaction, que ce soit avec le public ou entre eux. En effet, le changement d'état tonique témoigne d'une complicité entre les acteurs. À 00:16, lorsqu'elle commence à parler derrière lui, il suspend son mouvement en contractant tout son corps jusqu'à ses yeux, comme pour se figer et lui laisser l'espace de la parole. Quand elle termine sa réplique, il reprend son mouvement qui devient soudain fluide et rapide, et récupère le pistolet qui est dans sa poche. Ainsi, le jeu entre les acteurs se fait au présent, en interaction entre eux et avec le spectateur. Après le moment le plus tendu dramatiquement, lorsque Luis sort du cadre et s'avance vers le public le pistolet à la main, son retour dans le cadre est plutôt surprenant: la détente corporelle est soudaine, et son regard, toujours concentré est en décalage avec le reste de son corps. Ses appuis sont instables, il piétine, il a les mains dans les poches. Le passage brusque d'un état tonique à un autre stimule l'oeil du spectateur.

Les retours à la détente de l'acteur après une forte tension créent un effet dans le jeu. Cet effet de distanciation permet une proximité avec le public. À la fin de l'extrait, Florencia fait un geste plein de tension suivi d'une attitude de détente tout aussi soudaine qui s'accompagne d'un regard complice au spectateur. Par cette détente dans le corps, et par son regard, l'actrice propose un jeu dans lequel le public est inclus. De plus, elle propose au public une rupture dans la situation dramatique. Ainsi, grâce à l'intensité tonique des acteurs qui caractérise la performance en public, le spectateur n'assiste pas à une représentation mais à une « performance ». Dans l'article «Répétition vs Entraînement », Laurent Berger rapproche la performance des acteurs à un performance de sport, par le croisement entre la préparation et l'imprévu qu'apporte l'interaction. Selon lui, la répétition est une «préparation à une action imprévisible, dont les règles offrent un cadre éthique mais ne contrôlent pas le déroulement technique et esthétique de l'événement».

En tant que spectateur critique, nous regardons les éléments du jeu d'acteur qui se rapportent au contexte des répétitions avant de prendre en compte le contexte dramatique. Au travers de la tonicité, il s'agit d'observer une qualité de présence exprimant des émotions

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inhérentes aux acteurs avant d'attribuer celles-ci à des personnages. Pendant le Laboratoire, Laurent Berger tente d'éloigner l'acteur du personnage dans son jeu pour lui permettre de «proposer sa propre expression et sa propre créativité»1. Dans son traité d'Anthropologie Théâtrale2, E. Barba compare la présence de l'interprète aux trois phases du jeu d'acteur japonais: la résistance, la rupture et l'accélération. Ils correspondent à trois éléments dynamiques et toniques corporels pour observer le geste, la tonicité du corps en mouvement étant donc selon lui un de éléments créateurs d'une présence scénique.

Celle-ci, pendant les répétitions, dépend de la disponibilité du comédien, et en l'occurrence elle est en partie le résultat des exercices. Durant certaines, la tension corporelle est au centre du travail à travers un exercice basé sur le karaté, dans lequel le metteur en scène propose aux acteurs de varier entre contraction et détente. Lors de l'entretien, Laurent Berger en parle en ces termes:

«Il faut du relâchement : il y a des moments, pour certains aspects du texte où tu vas faire très attention au phrasé, et des moments où tu ne vas pas t'en occuper parce-que tu vas être dans un rapport plus détendu, et ça a aussi à voir avec ton émotivité...»3

Il s'agit donc de jouer les différentes dynamiques qui se trouvent dans le texte, en utilisant sa capacité d'acteur à varier constamment d'état tonique, en lien avec le texte et son partenaire. Le metteur en scène relie la consigne de relâchement des corps à un renoncement de leur part à s'identifier au personnage qu'ils interprètent : «sortir le personnage de la focal, et amener l'acteur dans le temps présent»4.

Alors, le personnage est considéré comme un «point d'appui»5 pour l'acteur lors de la création de la scène. Cette expression est reprise du chercheur Robert Abirached, lorsqu'il explique le rapport d'Antonin Artaud au personnage. Dans la dernière partie de son oeuvre, celui-ci a «méthodiquement exploré les capacités musculaires, nerveuses et vocales du corps humain, en les mettant en relation avec leur faculté d'exprimer la gamme des affects les plus profonds»6. L'analyse du mouvement nous ayant permis de localiser cette «gamme des

1 Voir l'entretien en annexe

2 Eugenio Barba. Le canoë de papier, Traité d'Anthropologie Théâtrale. L'Entretemps, coll. « Les voies de l'acteur ». 1993. p.112

3 Voir l'entretien en annexe

4 Idem.

5 Robert Abirached. La crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994.p.443

6 Ibid.

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affects» au niveau de la tonicité, un travail sur l'engagement tonique des acteurs permettrait alors partiellement de travailler cette déconstruction. En parlant du Laboratoire, Laurent Berger a dit : «on a énormément approfondi le texte, et au moment où on joue il faut pratiquement oublier que c'est compliqué». Il s'agit en effet de désapprendre, de mettre à distance un regard technique et analytique focalisé sur le texte. Cette prise de distance dans le traitement du personnage ne consiste pourtant pas à l'abandonner.

Grâce à la captation des répétitions de la scène 2 de l'acte I de Richard III, nous observerons alors les multiples interactions de la gestualité, entre le jeu et le «non jeu», entre le personnage et le comédien. Ce qui fait sens serait alors dans l'écart entre les gestes déployés. En comprenant le potentiel dansé de la gestualité des acteurs, il ne s'agit pas d'avoir un discours disciplinaire mais de constater, dans un contexte d'interaction, que le sens du geste appartient au monde de la sensation. En effet, la sensation est au fondement de tout mouvement du corps.1

5) Lâcher la fiction

S'intéresser aux méthodes d'analyse du mouvement nous a permis d'étudier théoriquement les rapports entre le geste et la création théâtrale. L'enjeu de toute création étant de produire une forme, notre volonté d'améliorer les relations entre le metteur en scène et l'acteur peut passer par la connaissance de la puissance signifiante de ses gestes. À travers l'étude des vidéos du Laboratoire étudié, ils nous est proposé de reconsidérer l'usage des outils de création dramatique pour l'acteur.

a. Refuser le personnage pour enrichir l'imaginaire

« Ce qui arrive à Richard III et Lady Anne, ça n'est jamais arrivé à

personne et ça n'arrivera jamais à personne. (...)Tout ce qu'on pourrait rapprocher avec l'idée de personne, c'est du charlatanisme, c'est complètement faux. »2

1 «Toute sensation est nécessairement élastique et contient en quelques sortes la clé non seulement de son propre mouvement mais de tout mouvement», Michel Bernard. «Esquisse d'une nouvelle problématique du concept de sensation », op.cit. p.114

2 Voir l'entretien en annexe

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En effet le Laboratoire de Laurent Berger postule un manque de pertinence pour l'acteur d'aujourd'hui de vouloir interpréter un personnage classique tel que Richard III selon les codes traditionnels du théâtre occidental. Les méthodes d'analyse du mouvement, utilisées généralement pour la danse nous révèle qu'une autre manière de créer est possible. Le personnage devient alors un outil de jeu comme ceux que nous avons étudié: la tonicité, l'orientation ou encore l'attitude posturale. Voir le personnage comme une «succession d'événements, de causes, d'effets, réels, factuels ou affectifs»1 relève d'une perception mécaniste de l'individu que les travaux de Michel Bernard notamment remettent en question.

De la même manière, selon Laurent Berger «l'adresse est juste un élément pour réinjecter de l'extérieur, donc de l'inconnu dans le jeu de l'acteur». Dans l'exercice de distanciation qu'il propose, il s'agit pour l'acteur de perdre le contrôle de sa propre interprétation. Par l'analyse de leur gestes qui les orientent dans l'espace on comprend comment l'imaginaire se construit. En fonction des combinaisons entre leurs différentes orientations et les interactions entre eux, l'imaginaire proposé est toujours en mouvement. Christine Roquet retraçant l'histoire du corset et ses effets sur le corps féminin écrit «l'entrave au mouvement et à la respiration vient alors brider notre perception.de l'environnement»2. La situation dramatique pourrait-elle être considérée comme le corset de l'acteur lors de la création? Le personnage dessinerait alors les traits de ce corset. Par ailleurs, en tant qu'observateur, nous ne pouvons nous empêcher de nous questionner à propos de la réception du jeu d'acteur. Nos études sur la gestualité et sa portée signifiante telle qu'elle est construite pendant les répétitions nous permettent de nous identifier sensoriellement à la fiction à laquelle on fait face.

b. L'empathie kinesthésique

«Savoir par avance les points du corps qu'il faut toucher c'est jeter le spectateur dans des transes magiques»3.

Hubert Godard explique d'abord que c'est notre rapport au poids, à la gravité, qui permet la distance de l'observation, puisque cela nous empêche de «nous confondre avec le spectacle du monde»4. Dans le cadre de la danse, cette distance varie en fonction des

1 Stéphane Olivier, « Persona non grata » dans L'acteur, entre personnage et performance, op.cit. p.42

2 Christine Roquet, Vu du geste. op.cit. p.216

3 A.Artaud, « Un athlétisme affectif », op.cit. p.210

4 Hubert Godard. « Le geste et sa perception ». Dans La Danse au Xxème siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot. Bordas, 1995

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mouvements observés, ce qui produit un «effet de transport»1 chez le spectateur. La gestion du poids du danseur modifie la perception, et même par l'esthétique du chorégraphe, elle l'oriente. À travers sa propre perception, l'observateur du mouvement traverse une expérience kinesthésique. Qu'est-ce-qui permet cette sorte d'identification du spectateur, par le corps ?

Cette identification par le corps dont on parle rarement au théâtre repose sur le «transport de la scène à la salle»2 et sur l'expérience de la représentation. Elle dialogue avec celle proposée par Aristote dans La Poétique, basée sur la mimesis3. Pour Aristote, au théâtre, la mimesis n'est pas une tentative d'imiter le réel, mais la construction d'une représentation qui produit de la réalité. L'enjeu est d'attribuer à cette représentation un effet de réel, et plusieurs artifices sont utilisés par l'artiste pour créer l'identification du spectateur à la fiction proposée. L'activité mimétique implique en elle-même l'identification du spectateur et sa transformation, d'un seul et même mouvement. L'adhésion à un personnage ayant une identité sociale et psychologique par exemple, comme le propose le «théâtre bourgeois»4 selon le chercheur en théâtre Jean-Pierre Ryngaert, est emblématique de l'identification mimétique. En observant des éléments du jeu qui ne concernent pas la mimesis mais les dynamiques des mouvements des acteurs, le spectateur se place dans un autre type d'identification, de l'ordre de la sensation. Le corps de celui qui perçoit réagit à un élément qui le stimule : c'est l'empathie kinesthésique:«le mouvement de l'autre met en jeu l'expérience propre du mouvement de l'observateur. L'information visuelle génère, chez le spectateur, une expérience kinesthésique (sensation interne des propres mouvements de son corps) immédiate.»5

Par l'analyse des qualités expressives des mouvements des acteurs tel que leur tonicité, on observe que l'imaginaire projeté sur le spectateur se transmet par le mouvement. Selon Lucia Angelino, l'empathie kinesthésique permet de comprendre que «le mouvement, la gestualité, l'expressivité des corps est ce qu'il y a de plus intuitif et de plus profond dans la compréhension et la communication entre les personnes, ce qui se situe à l'origine de toute forme d'empathie»6. Se pencher sur les gestes des acteurs reviendrait donc à faire ressortir la puissance empathique du rapport entre un acteur et un spectateur. Il s'agirait d'accepter une interprétation sans la comprendre rationnellement, comme en danse. L'empathie kinesthésique

1 Ibid.

2 Ibid.

3 La mimesis est l'imitation ou représentation du réel.

4 Jean-Pierre Ryngaert, « Incarner des fantômes qui parlent » dans L'acteur, entre personnage et performance, op.cit, p.12

5 Hubert Godard, « Le geste et sa perception ». op.cit.

6 Lucia Angelino (dir.). Quand le geste fait sens, Paris. Mimesis, 2015. p.26

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permet d'avoir accès à un imaginaire qui ne s'explique pas par le langage. Dans le cadre de la mise en scène d'un texte, deux imaginaires dialoguent alors: celui du récit, et celui du mouvement.

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