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Le refus de la linéarité dans l'adaptation cinématographique de la Rue Cases-Nègre de Joseph Zobel

( Télécharger le fichier original )
par Théophile Muhire
Université Natinale du Rwanda - Licence en Lettres 2004
  

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UNIVERSITE NATIONALE DU RWANDA

FACULTE DES LETTRES ET SCIENCES HUMAINES

DEPARTEMENT DE LANGUE ET LITTERATURE FRANÇAISES

OPTION : CREATION ET CRITIQUE LITTERAIRES

LE REFUS DE LA LINEARITE DANS L'ADAPTATION CINEMATOGRAPHIQUE DE LA RUE CASES-NEGRES DE JOSEPH ZOBEL

Mémoire présenté en vue

de l'obtention du grade de

Licencié en Lettres

Par MUHIRE Théophile

Directeur : Dr KAYISHEMA Jean-Marie

Butare, mars 2004

TABLES DES MATIERES

REMERCIEMENTS :.................................................................................. V

DEDICACE VI

INTRODUCTION 2

PREMIERE PARTIE : THEORIE ET METHODOLOGIE 6

CHAPITRE I : CONSIDERATIONS THEORIQUES 7

1.1 Littérature et arts 7

1.2 Ecriture filmique et techniques du roman 8

1.2.1 Temps et construction dans le récit romanesque 8

1.2.2 Temps du récit et temps dans le récit romanesque 10

1.2.2.1 L'ordre des séquences 10

1.2.2.2 La notion de durée : typologie de Genette 11

1.2.2.3 Fréquence singulative, fréquence itérative 11

1.2.3 Le Mode d'exposition dans le récit romanesque 12

1.2.4 Focalisation et perspective : roman/cinéma, analyse de Genette 13

1.3 Les parties et les temps forts du scénario 14

1.3.1 L'exposition 14

1.3.2 La progression continue..............................................................15

1.3.3 Le climax 15

1.3.4 Le dénouement 16

1.4 L'espace dans le roman et le film 17

1.4.1 L'espace dans le roman 17

1.4.1.1 L'espace lié à la grande ville 18

1.4.1.2 L'espace d'interface 18

1.4.1.3 Les huis clos ou espaces fermés 19

1.4.1.4 Les espaces ouverts 19

1.4.1.5 Le décor héros 19

1.4.2 L'espace au cinéma : le mouvement de la caméra 20

1.5 La construction du personnage dans le roman et le film 21

1.5.1 Le personnage dans le récit romanesque 22

1.5.2 Le personnage au cinéma 23

1.5.3 Le personnage comme signe 24

CHAPITRE II : CADRE METHODOLOGIQUE 26

2.1 La méthode narratologique 26

2.1.1 Le choix de la narratologie 26

2.1.2 Narratologie et cinéma 27

2.1.3 Narratologie et roman 28

2.1.4 Narratologie et adaptation 29

2.2 Le modèle narratologique élaboré par Francis Vanoye 31

2.3 Les autres méthodes 32

II.4 Obstacles à l'analyse 33

2.5 Synthèse 35

DEUXIEME PARTIE : L'ANALYSE DU CORPUS 36

CHAPITRE I : DE LA RUE CASES-NEGRES A RUE CASES-NEGRES 37

1.1 Présentation de La rue Cases-Nègres 37

1.1.1 Son auteur 37

1.1.2 Son « adaptatrice » 39

1.1.3 La rue Cases-Nègres 40

1.2 Différence de structure événementielle entre La rue Cases-

Nègres et Rue Cases-Nègres 43

1.2.1 Différence d'ensemble 43

1.2.2 Différence énonciative et narratologique 45

1.2.3 Différence des temps forts 48

1.3 Parties du roman susceptibles d'être portées sur écran qui ne l'ont pas été 55

1.3.1 Retour de José et sa grand-mère de chez sa marraine 57

1.3.2 Récit de M'man Tine à propos de sa jeunesse (« flash-back »). 59

1.4 Adaptation ou recréation artistique 60

CHAPITRE II : LES PERSONNAGES 62

2.1 La consistance et l'itinéraire des personnages principaux 62

2.1.1 José : approche socio-historique 62

2.1.2 M'man Tine : la fée du récit 64

2.1.3 Médouze ou la réhabilitation de l'oralité 67

2.1.4 M'man Délia, la grande absente du film 70

2.1.5 Les autres personnages 71

2.3 Schématisation de La rue Cases-Nègres 73

2.2.1 L'actant 74

2.2.2 Le rôle 74

2.2.3 Le personnage 75

2.2.4 Le comédien-interprète 75

CHAPITRE III : LE TEMPS ET L'ESPACE 77

3.1 Le temps 77

3.1.1 Le temps et l'image cinématographique 77

3.1.2 Les trois aspects du temps de La rue Cases-Nègres 78

3.1.2.1 L'ordre 78

3.1.2.2 La fréquence 81

3.1.2.3 La durée 82

3.1.3 Rapport nombre de pages / durée du film 84

3.2 L'espace 86

3.2.1 Hiérarchie topographique de La rue Cases-Nègres 87

3.2.2 Les champs de cannes, lieu de souffrance 89

3.2.3 L'école, lieu de désillusion 90

3.2.4 La ville, lieu de ségrégation raciale 92

CHAPITRE IV : BILAN ET PERSPECTIVES 94

4.1 La question de la réception 94

4.1 Relation entre la consommation audiovisuelle et la lecture de La

rue Cases-Nègres 95

4.2. De la réception du roman et du film : réflexions faites 98

4.3 Les rapports génériques 99

4.4 Le point de vue de l'auteur 101

4.5 Synthèse : d'un chef-d'oeuvre à l'autre 103

CONCLUSION 105

BIBLIOGRAPHIE 110

Remerciements

Ce mémoire n'aurait pas vu le jour, sans les encouragements et la collaboration de différentes personnes, à la fois, à l'Université Nationale du Rwanda, dans ma famille et dans d'autres institutions.

Koulsy Lamko fut le premier à me proposer d'orienter mes recherches dans le domaine de l'adaptation cinématographique dans un entretien après le cours de « littérature et cinéma ».

A la présentation de mon projet au département de Langue et Littérature Françaises, mon ambition fut attisée par Docteur Gasibirege Rose et l'équipe qu'elle dirigeait. Grâce à leurs encouragements, l'idée d'écrire ce mémoire commença à prendre forme. Leur collaboration ne me fit jamais défaut.

La réalisation des recherches fut rendue possible grâce au Docteur Kayishema Jean-Marie qui accepta d'en assurer la direction. Les conseils et les directives qui émanèrent de son expérience resteront le pilier de mon texte.

Toute ma famille, surtout ma mère Nyirabageni Christine, ma tante Usabyimbabazi Joséline et plusieurs de mes voisins, plus particulièrement Nsababera Fidèle, ont travaillé jour et nuit pour que je puisse parachever mes études.

Buntu Vénérand, Musabyimana Eustache et plusieurs de mes camarades d'école m'ont apporté une aide appréciable en acceptant de relire le manuscrit.

Le personnel du Centre d'Echanges Culturels Franco-Rwandais a accepté de m'apporter de nouveaux documents sur l'adaptation cinématographique des romans.

Que toutes et tous trouvent ici mes remerciements les plus sincères et ma profonde gratitude.

A la mémoire de mon père

« Donnez-moi

L'Esprit des lois

et j'en ferais un film »

Paul LEGLISE

INTRODUCTION

Depuis plus d'un siècle, l'adaptation d'oeuvres littéraires a été une pratique cinématographique très courante, parfois même dominante. Elle commence en même temps que la naissance du cinéma innovée par le cinéaste américain David Wark Griffith au début du 20e siècle. Les cinéastes des premiers temps « portaient sur écran » les romans qu'ils adaptaient. Toutefois, un bon nombre de gens continuent à penser que l'adaptation cinématographique d'un roman, d'une pièce de théâtre, d'un poème, d'une chanson ou de tout autre récit littéraire doit être conforme au texte de départ pour être qualifiée de réussie. La question suivante reste sur la bouche de jeunes chercheurs dans le domaine de littérature et cinéma : Peut-on produire un chef-d'oeuvre à partir d'une adaptation infidèle ? Certains critiques disent que non, d'autres disent que oui.

Nous allons examiner cette question à travers l'adaptation du roman de Zobel par le film de Palcy, deux oeuvres qui ont connu une réception élogieuse. Or, la simple comparaison de surface des deux oeuvres montre que Palcy n'a pas « collé » au texte d'origine, celui de Zobel. Les critiques se seraient-ils trompés en consacrant simultanément les deux oeuvres ? Ou au contraire, Palcy doit-elle justement sa réussite au fait qu'elle ne « colle » pas au texte d'origine ? Notre hypothèse opte pour cette dernière alternative.

Notre hypothèse se situe donc au coeur de ce débat non encore vraiment tranché qu'est la fidélité de l'adaptation à l'oeuvre d'origine. D'une part, bien des critiques ont plaidé pour la conformité de l'adaptation cinématographique à l'oeuvre dont elle s'inspire. Aussi bien Louis Chauvet (1950) que Lyon-Caen (1969), Olivier Dumont et René Paulin (2000) appuient l'idée que « l'adaptateur doit supposer que l'écrivain lui a donné l'ordre impératif de respecter scrupuleusement son texte sans en modifier les images, leur enchaînement ou les indications de mise en scène contenues dans son oeuvre. Il n'est qu'un simple exécutant »1(*).

D'autre part, André Gaudreault (1988), Francis Vanoye (1989), James Cisernos (2000) et André Gardies (1993) soutiennent au contraire que « l'adaptation cinématographique ne consiste pas en ce que le film tente de trouver les équivalents langagiers, expressifs ou artistiques au texte littéraire»2(*). Penser les choses ainsi suppose que l'oeuvre écrite est alors un modèle, une sorte d'horizon de référence sinon une pierre d'achoppement quant à l'évaluation esthétique. La démarche est, en un sens, beaucoup plus pragmatique, sinon prosaïque : elle fait du texte un réservoir d'instructions dans lequel le cinéaste puise librement.

Après avoir constaté que les avis de critiques ne s'appuient généralement pas sur les études de cas concrets - peu d'études existent, en effet, sur le phénomène de l'adaptation - nous avons pensé que ce mémoire pourrait être une contribution à la validation de l'opinion choisie. Nous nous sommes donc engagés à démontrer à partir du film réalisé par Ezhan Palcy Rue Cases-Nègres adaptant La rue Cases-Nègres, roman de Joseph Zobel, que l'adaptation ne se limite pas à sa plus ou moins grande fidélité à l'histoire ni à la simple reproduction de contenus. Dans la mesure où elle est, elle-même, une opération de création culturelle, l'adaptation rejette, intègre, ajoute des éléments et peut modifier la nature profonde de l'oeuvre originelle en fonction le plus souvent d'un contexte socioculturel différent. Par ailleurs, il existe toujours entre le texte littéraire et son adaptation cinématographique un décalage généré par la nature même du support utilisé, l'écriture ou l'image, mais aussi par le temps écoulé entre l'oeuvre et son adaptation. Et la réussite ne vient pas, selon Gardies que nous appuyons, « de la reprise systématique des parties de l'oeuvre de départ, mais aussi de ce que l'oeuvre d'arrivée ( le film ) a suivi scrupuleusement les techniques qui lui sont propres »3(*).

Mais l'adaptation cinématographique des romans, telle qu'elle a été abordée par différents auteurs, ne se limite pas à la simple reproduction de sens. Des études récentes ont prouvé qu'une telle approche est souvent vouée à l'échec si l'on en croit André Gardies, Francis Vanoye, André Gaudreault, James Cisernos et bien d'autres. La question n'est pas de savoir, par exemple, quels équivalents cinématographiques de la description inaugurale des champs de cannes le film va mettre en oeuvre, mais de savoir si l'instruction « description des champs de cannes » sera retenue ou non et comment, éventuellement, elle sera traitée narrativement à partir des données propres au langage cinématographique. Assurément, dans cette démarche, la notion de «  porter sur écran » ne trouve pas son compte puisque sa dimension linéaire est rejetée. Pourtant, il n'est pas impossible de réintroduire la question de fidélité à l'oeuvre de départ si l'on procède au groupement des équivalences, ou encore des différences et contrastes.

Si le roman et son adaptation cinématographique ont en commun la narrativité, ils restent irréductibles quant à leur écriture. Dans cette perspective, le texte littéraire sera comparé au film qui en découle grâce aux techniques narratologiques.

Opter pour la narratologie, revient cependant à se placer à un carrefour de tendances. Les auteurs comme Roland Barthes, Christian Metz, Gérard Genette, et Francis Vanoye ont, chacun à son époque, enrichi la théorie qui avait été initiée par Griffith. C'est pourquoi nous avons tenu en considération tous ces théoriciens ainsi que d'autres qui seront précisés dans notre exposé méthodologique. Toutefois, nous avons, dans ce travail, privilégié la méthode narratologique tel que définie par Gérard Genette (1972) et adaptée au récit filmique par Francis Vanoye (1993) pour plusieurs raisons : d'abord, ces auteurs sont beaucoup plus exhaustifs dans leurs traitements narratologiques des récits, ensuite, Vanoye semble compléter les lacunes de Genette en matière cinématographique, et enfin, leurs théories « collent » très bien à notre corpus.

En plus de la méthode narratologique, nous nous sommes servis de la sémiotique. Nous avons fait appel à Algilda-Julien Greimas (1970) à qui nous avons emprunté le schéma actantiel enrichi par les études d'Anne Goliot-Lété et Francis Vanoye en ce qui concerne l'analyse des personnages filmiques. Nous avons également fait appel à Goldman et Lukacs dont les théories en matière de sociologie de la littérature nous ont aidé à étudier le comportement du public face au roman de Zobel et au film de Palcy.

Avec cette démarche, l'option retenue sera claire : centré d'abord sur le romanesque, le regard se concentrera ensuite sur le filmique pour en établir la comparaison. C'est donc à souligner l'écart de la narration filmique vis-à-vis de la narration romanesque que ce mémoire s'attachera.

En ce sens, le cheminement de notre travail s'en trouve indiqué. Dans la première partie, il sera question de la théorie sur l'adaptation cinématographique des roman en général, mais aussi de l'exposé des méthodes qui nous ont guidé. Avec la deuxième partie, c'est au monde diégétique du roman du corpus que nous nous intéresserons, notamment en nous attardant sur les personnages, le temps et l'espace. Un chapitre de synthèse viendra clôturer le travail en établissant les rapports génériques et en mesurant la réception que le public a réservé à ces deux oeuvres, l'une par rapport à l'autre. C'est à ce niveau que nous allons donner notre point de vue sur la réussite ou l'échec de l'adaptation de Palcy.

Ce travail se veut donc une mise au point sur l'autonomie de l'adaptation cinématographique à travers le modèle offert par Euzhan Palcy dans son adaptation du roman de Joseph Zobel, tous deux Martiniquais.

PREMIERE PARTIE :

THEORIE ET METHODOLOGIE

CHAPITRE I :

CONSIDERATIONS THEORIQUES

1.1 Littérature et arts

L'étymologie du mot littérature vient du latin « litteratura » qui signifie « écriture ». La littérature est donc l'ensemble des textes écrits dans une perspective esthétique et qui se réalisent à travers divers genres : roman, poésie, nouvelle, théâtre, conte etc. Le Petit Robert définit le terme comme « l'ensemble des oeuvres écrites dans la mesure où elles portent la marque de préoccupations esthétiques ; les connaissances, les activités qui s'y rapportent ». Cette vision reste cependant partielle depuis que la critique admet, de façon paradoxale, la notion de littérature orale qui se définit par l'ensemble de tout ce qui a été dit, généralement de façon esthétique, conservé et transmis verbalement par un peuple et touchant la société entière dans tous ses aspects.

La littérature ne se résume donc pas à ce qui est écrit. Cependant, ce que l'on peut retenir de façon synthétique, c'est que, dès lors que l'actualisation du langage se fait par un discours oral ou écrit avec une recherche de sens second et de techniques de mise en valeur, - Roland Barthes parle du « Sens d'une infidélité » - , l'on se trouve en face d'un phénomène littéraire.

La littérature est de ce fait un art puisque l'on y rencontre un projet esthétique qui implique un savoir-faire. Dans le concert des arts, la perception de la littérature a toujours été centrale. Si, chez les Grecs, la rhétorique tenait une place prépondérante dans l'éducation civique, pendant le Moyen Âge, des sept arts constituant l'essentiel de l'enseignement en faculté des arts, la littérature constituait sous la forme d'un trivium grammaire, rhétorique, dialectique, une part importante du programme. Le reste étant dévolu au quadrivium, arithmétique, géométrie, musique, astronomie.

De nos jours, l'on distingue plusieurs types de classifications sur lesquelles il n'est nullement important de s'attarder. Il est difficile sinon pratiquement impossible de réaliser un film avec juste la caméra sur l'épaule sans une formulation de la pensée. L'on pourrait à juste titre dire avec Paulin Soumanou Vieyra que « tous les films documentaires et de fiction, de court comme de long métrage, procèdent presque toujours de l'adaptation d'une expression à une autre. Généralement de l'expression littéraire à l'expression cinématographique »4(*). Le cinéma peut également adapter la musique, la danse, le chant, etc.

1.2 Ecriture filmique et techniques du roman

1.2.1 Temps et construction dans le récit romanesque

On entend par récit tout texte littéraire : roman, poésie, nouvelle... Ici, nous nous intéresserons aux éléments fondamentaux d'un texte littéraire romanesque. Le récit reste un terme ambigu dont nous ne retiendrons que trois notions fondamentales :

- Dans son sens le plus courant, c'est un énoncé narratif, bref un discours.

- Chez les théoriciens et analystes, c'est le déroulement successif de faits et d'événements historiques rapportés. Il existe des relations d'enchaînement, d'opposition ou de répétition.

- C'est, en définitif, l'acte de raconter une histoire : la narration.

Pris comme une histoire, le récit est dominé par l'action. Il fonctionne selon un ordre le plus souvent contorsionné, ce qui est à la base de quelques apparences de désordre. Il s'agît de retrouver cette structure interne du récit. Schématiquement il y a une évolution en trois étapes : La situation initiale, le noeud (point culminant) et le dénouement.

Dans Esthétique du film, Marc Vernet5(*) reprend l'opérationnelle tripartition de Gérard Genette : récit /narration /histoire-diégèse pour l'appliquer au film.

L'histoire, nous dit-il, est « le signifié, le contenu narratif ». Le terme diégèse, proche mais non synonyme d'histoire (car d'une portée plus large), désigne l'histoire et ses pourtours, l'histoire et l'univers fictif qu'elle présuppose (ou post-suppose), en tout cas qui lui est associé. Ce terme présente le grand avantage d'offrir l'adjectif « diégétique » (quand l'adjectif « historique » s'avère inutilisable). Et du même coup une série d'expressions bien utiles telles que « univers/monde diégétique », « temps/durée diégétique », « espace diégétique », « son, bruit, musique diégétique (ou extra-diégétique) »6(*). A propos de la voix, Christian Metz parle de « péridiégétique »7(*) pour signifier la voix d'un narrateur qui se situe à la lisière de la diégèse et de « juxtadiégétique » pour la voix du personnage-narrateur qui accompagne l'histoire. C'est la « voix-je » de Michel Chion.

Le récit est donc construit autour d'une intrigue, c'est-à-dire d'un fil conducteur. Dans un récit, l'histoire évolue à travers des personnages. Il y a plusieurs définitions du personnage. Il faut retenir ici que c'est celui qui agit. En parlant des personnages, nous voudrions préciser l'importance du héros. Au sens étymologique, le héros veut dire « Homme Dieu  (Hercule) ». Il est par extension celui qui se distingue par des actions éclatantes, des vertus morales, souhaitables et exemplaires. Il est le personnage central, «un produit combinatoire »8(*) selon Barthes. Il est à l'intersection de tout l'univers créé et entouré d'opposants et d'adjuvants. 

Dans son aspect de discours, le récit est rarement linéaire, insipide (sans goût). Les écrivains emploient toujours des ingrédients pour donner plus de saveur à leur création. Pour faire correspondre le schéma du récit et les procédés littéraires, les auteurs utilisent des techniques pour créer leurs oeuvres. Ce sont les procédés de narratologie, rattachés aux notions de conjugaison : temps, mode, voix.

1.2.2 Temps du récit et temps dans le récit romanesque

La notion de temps n'est pas seulement liée aux temps de la conjugaison mais aussi aux temps de la nature, aux temps qui s'écoulent. Cette notion de temps va nous renvoyer au temps du récit et au temps de l'histoire et entre ces deux temps, la comparaison nous amènera à parler d'ordre des séquences, de durée et de fréquence. Tout est régi, selon Genette, par les relations entre temps de l'histoire et les pseudo temps du récit, c'est-à-dire les rapports entre l'ordre temporel de succession des événements dans la diégèse et l'ordre pseudo temporel de leur disposition dans le récit, les rapports entre la durée variable de ces événements, ou segments diégétiques et la pseudo durée ( en fait, longueur de texte ) de leur relation dans le récit : rapport donc de vitesse, rapport enfin de fréquence, c'est-à-dire les relations entre les capacités de l'histoire et celles du récit.

1.2.2.1 L'ordre des séquences

La séquence est une unité d'action avec une logique interne et une signification en dehors des autres unités. Il y a plusieurs ordres dans la présentation des séquences. Selon Genette9(*) :

§ L'analepse est un flash-back ou un retour en arrière (rétrospection). C'est le retour du récit d'une action passée par rapport à l'histoire suivante.

§ Le prolepse est une anticipation, le récit anticipé d'une action qui ne s'est pas encore déroulée.

§ L'enchâssement est un procédé très fréquent dans le roman. Un narrateur (personnage 1) rencontre un autre personnage. Le personnage 2 devient narrateur à son tour. Les strates enchâssées peuvent être supprimées sans gêner la cohésion de la narration.

1.2.2.2 La notion de durée : typologie de Genette

La durée est le rapport entre le temps véridique de l'action et le temps de sa relation. Quand la durée du récit :

§ Est égale au temps de l'action, la durée est une scène, c'est-à-dire que le récit et le déroulement sont simultanés.

§ Le temps du récit, supérieur au temps de l'histoire. Ici, le temps de l'histoire est dit temps statique, sans durée. L'on a alors des descriptions, c'est-à-dire des détails sur des choses ou des objets statiques. On parle alors de pause.

§ Le temps du récit, inférieur au temps de l'histoire. C'est le cas du film, d'un résumé. On a alors des ellipses. Cette structure se retrouve au cinéma et « si dans un roman sont décrits dans un chapitre des événements du jour et dans un autre des dizaines d'années, il y aura certainement différence de plans dans le film »10(*).

1.2.2.3 Fréquence singulative, fréquence itérative

La fréquence est le rythme auquel les événements sont racontés. En narratologie c'est l'observation que l'on fait de l'occurrence à laquelle l'événement est raconté. Le même événement peut être raconté une fois ou plusieurs fois. Et un fait pris en charge peut être repris plusieurs fois. Pour Genette, il ne faut considérer que le premier aspect.

§ Fréquence singulative : l'on raconte une fois ce qui s'est passé une fois. L'occurrence correspond à l'histoire.

§ Fréquence itérative : l'on raconte une fois ce qui s'est passé plusieurs fois. Fontanille estime qu'il faut aussi envisager :

- La fréquence répétitive dès lors que l'on peut avoir plusieurs occurrences pour plusieurs événements dans le but de créer l'effet d'obsession.

- La nécessité de faire part de l'événement qui est arrivé une fois mais a été raconté plusieurs fois.

1.2.3 Le Mode d'exposition dans le récit romanesque

Dans la conjugaison, il y a six modes. C'est la manière dont le verbe exprime l'action ou l'état. En narratologie, c'est la manière dont l'auteur raconte son histoire, c'est-à-dire le point de vue auquel il se place par rapport à ce qu'il dit. C'est sa position face à ce qu'il raconte. Dans ce cas, il y a plusieurs possibilités. Il peut être un simple observateur (description extérieure). Ou bien il peut faire partie intégrante de l'histoire (participation, autobiographie). C'est là qu'intervient la notion de distance.

Il faut donc déterminer le type de relation qui existe entre le narrateur et les personnages. Ces différents types de relations sont définis par les différentes focalisations. La focalisation, c'est le fait de fixer l'intérêt sur un point précis. Les différents modes dépendent de l'intérêt que le narrateur accorde à ses personnages. Plusieurs appellations apparaissent suivant les auteurs :

Genette11(*)

Pouillon12(*)

Todorov13(*)

Focalisation zéro

Vision par derrière

Narrateur en sait moins que le personnage

Focalisation interne

Vision avec

Narrateur en sait autant que le personnage

Focalisation externe

Vision du dehors

Narrateur en sait plus que le personnage

1.2.4 Focalisation et perspective : roman/cinéma, analyse de Genette

Genette parle de perspective. Pour lui, il y a le monde cité qui est l'univers de l'énonciation venant d'ailleurs et le monde narré qui est le monde de l'événement. La perspective se décrit donc en terme de mode comme focalisation, point de vue ou centre de l'intérêt. D'après Iouri Lotman, « le concept de point de vue est analogue au concept de raccourci en peinture et au cinéma »14(*) Par rapport à un énoncé narratif élémentaire de type conflictuel, la linéarité du discours empêche la superposition. Le choix se fait d'une perspective à l'autre. Pour lui, la question à se poser est la suivante : où se détermine le filtre ? La réponse est claire ! C'est au niveau du foyer : c'est la notion de foyer qui implique celle des types de focalisation :

- Pour la focalisation interne : dans un personnage ou dans son voisinage le filtre est l'ensemble de ce qui se passe à l'intérieur.

- Pour la focalisation externe : le foyer est hors du personnage. On n'a pas accès à ce qui se passe à l'intérieur du personnage.

- Pour la focalisation zéro : le filtre est variable et indéterminé. Le foyer se trouve quelque part, un filtre avec ses propriétés ; mais on ne sait dire où il est impliqué. Il n'obéit pas à un principe déterminé du personnage.

1.3 Les parties et les temps forts du scénario

1.3.1 L'exposition

C'est la partie initiale du scénario dans laquelle sont exposés au spectateur les différents éléments et points de départ à partir desquels l'histoire qui va être racontée va pouvoir fonctionner : les personnages principaux, le cadre, la situation de départ, la première perturbation.

C'est, pour Swain, l'introduction d'une information nécessaire sur le passé des personnages qui est nécessaire pour la compréhension du récit. Il doit, selon lui, comporter une « accroche » et un « commitment », c'est-à-dire un engagement vers le but qui devrait intervenir le plus vite possible, pour ne pas laisser les personnages inactifs. C'est le lieu du film où l'on doit avoir la plus forte concentration d'informations. C'est à l'habileté dans l'exposition que l'on reconnaît le scénariste expérimenté. L'exposition est difficile à réaliser car on veut donner le maximum d'information en un minimum de temps. L'art de l'exposition consiste à dramatiser une communication d'informations. C'est pourquoi il ne faut pas trop donner l'air de faire une exposition. Elle doit contenir les informations indispensables à une meilleure découverte (où et quand sommes-nous ? Qui sont les personnages, quels sont leurs liens parentaux, leurs situations professionnelles et familiales, qu'est-ce qui est nécessaire à la compréhension du début de l'histoire et ce, sans la transformer en une espèce de fiche statique où des gens qui se connaissent bien se raconteraient les uns aux autres). Il est important de créer une scène qui comporte une petite part de conflit si bien que les personnages semblent amenés par la situation à dire ce qu'ils disent plutôt que de le dire pour faire plaisir au scénariste. Elle doit être de durée limitée, ne pas être trop longue, ne pas être trop apparente, ne pas être trop obscure.

1.3.2 La progression continue

Au cinéma, la loi de la progression continue est celle qui veut que la tension dramatique soit conçue pour aller en croissant, jusqu'à la fin, jusqu'au climax. Il faut donc que les éléments les plus frappants et surtout les émotions les plus fortes soient prévus pour être donnés à la fin du film, au terme d'une montée. Boileau disait déjà avant la naissance du cinéma que le trouble de scène en scène doit être toujours croissant. Hitchcock à son tour pose la progression continue comme un principe. Selon lui, il faut que le film monte toujours comme un train à crémaillère. Swain estime que la progression doit être comme un escalier à monter, tandis que pour Nash Oakey, un scénario est une situation de crises, chacune plus grave que la précédente, et menant au climax qui vient souvent vers la fin de l'histoire. Pour Jean-Claude Carrière, il faut que toute scène avance en répondant à d'autres questions qui ont été posées précédemment, et en ouvre d'autres. Quant aux conditions de la progression, il faut dire que le cinéma est plus intéressé que le roman à maintenir une progression continue. Vale estime que la loi de la progression doit s'appliquer à tout élément de l'histoire. Chaque caractérisation doit grandir jusqu'à la fin. Chaque émotion doit être graduellement accentuée. Chaque décision doit être lourde de conséquences. Il ne faut donc pas commencer le film par un événement si fort qu'il ne permette plus aucune progression. Il est alors necessaire de choisir les émotions et les caractérisations qui rendent possible une gradation.

1.3.3 Le climax

Dans le film, c'est le point culminant (en émotions, en drame, en intensité) de sa progression dramatique. Il se situe en principe, dans les cas les plus courants (construction à progression dramatique), vers la fin du film. Après le climax, il ne peut y avoir que des scènes de résolution et de détente. C'est le moment du scénario où le conflit entre le désir du personnage et les dangers qu'il court atteint son point culminant. Il n'est ni nécessairement une scène violente, ni un coup de théâtre. Pour Herman, il est l'aboutissement d'une série de crises, dont il constitue la plus importante. Il donne une issue à l'histoire en menant le personnage principal vers la fin d'un épisode particulier de sa vie (qui peut être le dernier), mais il peut aussi ne pas déboucher sur une résolution complète du problème. Les temps forts sont les moments où l'émotion de toute nature (attendrissement, rire, peur, surprise...) est amenée à un haut niveau, plus haut qu'immédiatement avant ou immédiatement après. C'est un climax localisé ; il se prépare plus ou moins longuement. Il peut se créer avec une action ou des répliques. Bien des films utilisent le principe «trop de temps forts équivaut à plus de temps forts».

1.3.4 Le dénouement

Tout scénario a un dénouement qui, dans la plupart des cas, est sensé résoudre (ou tout au moins donner une réponse) à chacun des conflits exposés au cours du récit. Il est bon que le dénouement naisse de l'histoire même, des données de cette histoire et non pas de l'intervention magique et inopinée d'un élément extérieur (un deus ex machina surtout dans le cas d'un dénouement heureux). Dans un film, tout comme dans un roman il y a plusieurs sortes de dénouement : Le dénouement comme achèvement d'un cycle, le dénouement comme fin ouverte ou fermé, le dénouement en morceau de bravoure, le dénouement heureux ou « happy end »...

Dans la construction du scénario, on fait aussi recours aux différentes techniques de création littéraire. C'est surtout le cas du coup de théâtre et du « flash-back ». Le coup de théâtre (peripeteia) est un brusque revirement qui modifie la situation et la fait rebondir de façon imprévue, que ce soit l'intrusion d'un élément ou d'un personnage nouveau, un changement de fortune, la révélation d'un secret ou d'une action qui tourne dans le sens contraire de celui qui était attendu. Pour Aristote, c'est le revirement de l'action dans le sens contraire en suivant les lois de la vraisemblance et de la nécessité. Pour Diderot, c'est un incident imprévu qui se passe en action et qui change subitement l'état des personnages. Il repose beaucoup sur l'effet de surprise et entraîne souvent, pour les héros, un changement de fortune mais aussi des révélations inattendues ainsi que des redéfinitions de leur statut.

Le retour en arrière ou « flash-back » pose des problèmes spécifiques au cinéma, en raison du fait que la narration cinématographique ne connaît pas les temps du récit écrit : passé, imparfait, présent, futur. Elle se raconte au présent. L'on a souvent essayé au cinéma de signifier le « flash-back » par des procédés d'enchaînement et de déformation de l'image, qui se trouble, change de couleur, va au noir et blanc. Ce qui importe c'est que le spectateur comprenne que l'on est en « flash-back » quand bien même l'action est racontée au présent. Un film en « flash-back » peut commencer sur le dénouement fatal et le film sera alors le récit de ce qui a précédé le dénouement fatal, l'engrenage. On se remémore et l'on raconte à un tiers. C'est ce genre de récit que nous retrouvons dans le grand film Titanic.

1.4 L'espace dans le roman et le film

1.4.1 L'espace dans le roman

Gaston Bachelard15(*) appelle topo-analyse l'étude de l'espace. Selon lui, il existe deux sortes d'espace qu'il faut toujours différencier lors de l'analyse du roman ou du film : l'espace fictif et l'espace réel. Nous intéresse ici l'espace fictif, c'est-à-dire celui dont parle un texte ou qu'il évoque. C'est cet espace abstrait que l'écrivain doit construire par imagination. Le premier but d'un espace c'est de servir de cadre à l'action, de situer la scène, de manifester les personnages, de servir de décor, d'être un lieu de lecture possible.

Cependant, le choix d'un espace peut influencer énormément la créativité, la faciliter ou au contraire l'inhiber. L'espace peut même être le point d'ancrage de l'inspiration. Il faut faire en sorte qu'il ne fonctionne pas seulement comme un décorum, mais qu'il soit actant, que son occupation en fasse un élément déterminant dans l'histoire qu'on raconte. En narratologie, l'on parle d'isotopie. L'espace dans un roman est hiérarchisé et permet parfois d'identifier, à travers les isotopies dominantes, le type de roman ; par exemple Sous l'orage de Seydou Badian se déroule en grande partie dans la ville. Cependant, à un moment donné de l'intrigue, les héros sont envoyés au village d'où ils reviendront transformés. Pour situer une action, il faut aller vers des types d'espace susceptibles de faciliter l'installation des personnages. On doit d'abord répondre à ces deux grandes questions : « Où est-ce que je situe mes personnages, mon action ? Quels sont les avantages et les inconvénients que présente le lieu choisi ? ».  On distingue différents types d'espace dramatique, chacun ayant ses caractéristiques.

1.4.1.1 L'espace lié à la grande ville

La grande ville, c'est le lieu où se côtoient des milliers d'individus de toute race, âge et profession. C'est un lieu de rencontres inattendues, de changement rapide de fortune, de chance ou de débâcle, de ruine, un lieu également de conflits ethniques, d'injustice sociale, de rapports internationaux, du pouvoir corrupteur de l'argent, des tragédies de solitude, d'amour avorté, d'engouement brusque, de débat, de vie trépidante sans âme, de prostitution, de succès, ...une jungle en un mot.

1.4.1.2 L'espace d'interface

Les lieux de frontières sont intéressants pour l'ailleurs qu'ils suggèrent, pour le mode de vie instable qu'ils laissent supposer. Un port appelle des dockers, la drogue, la prostitution. Un château esseulé appelle l'intrigue alambiquée avec meurtre, un entrepôt abandonné appelle les bandes de délinquants, etc.

1.4.1.3 Les huis clos ou espaces fermés

Ce sont des espaces intéressants : chambre, prison, île, avion en vol, ascenseur bloqué, bateau, bref les lieux où l'espace géographique réduit impose la promiscuité, l'étouffant, l'intimité, le clos. C'est un espace d'intrigue forte où se révèle la psychologie des personnages.

1.4.1.4 Les espaces ouverts

Ce sont les lieux ouverts : les plaines, les déserts, les paysages sans bornes où se déroulent des actions épiques. Le héros conquérant y est confronté à la nature et aux hommes. Ce genre d'espace peut inspirer des drames romantiques et des conflits inattendus. La plupart les films western se déroulent dans des plaines étendues du « far west »

1.4.1.5 Le décor héros

Quand le décor peut inspirer à tel point que l'intrigue se confectionne par rapport à lui, que les actions n'ont de sens que par rapport à lui, il fonctionne alors comme un actant. Parfois, il faut travailler à en faire le point d'enracinement de la créativité.

Il faut ici attirer l'attention sur le fait que le bon écrivain sait suggérer des espaces qui, parfois, défient le bon sens. L'on n'est pas obligé de se confiner à l'usage habituel que l'on fait des lieux et de façon réaliste. On peut faire prévaloir la symbolique d'un espace sur la réalité de l'usage habituel, enfermer des hommes dans une citrouille, par exemple. Pour l'énonciation, souvent quand il s'agit de sketch, c'est dans les didascalies, les indications scéniques que l'on précise l'espace. Mais le discours des personnages, les actions peuvent aussi structurer l'espace, le suggérer.

1.4.2 L'espace au cinéma : le mouvement de la caméra

Dans un texte déjà ancien (1967), réédité en 1986, Noël Burch, à partir d'une démarche empirique, posait les bases d'une première approche structurelle de l'espace au cinéma.  Il se compose en fait de deux espaces : celui qui est compris dans le champ et celui qui est hors champs. La définition qu'il donne de l'espace du champ est extrêmement simple. Il est constitué par tout ce que l'oeil perçoit sur l'écran. L'espace hors champ est, à ce niveau d'analyse, de nature plus complexe. Il se divise en six segments selon Burch16(*). Les confins immédiats des quatre premiers segments sont déterminés par les quatre bords du cadre. Le cinquième segment se réfère à l'existence d'un espace hors champ « derrière la caméra ». Enfin le sixième segment comprend tout ce qui se trouve derrière le décor (ou derrière un élément de décor). A l'extrême limite, ce segment d'espace se trouve derrière l'horizon.

A ces six segments élémentaires de l'espace de Noël Burch s'opposent les trois niveaux de l'espace d'Eric Rohmer17(*) : l'espace pictural, c'est-à-dire, l'image cinématographique projetée sur le rectangle de l'écran et perçue comme la représentation plus ou moins fidèle de telle partie du monde extérieur ; l'espace architectural, c'est-à-dire l'existence objective de ces parties du monde fabriqué et l'espace filmique, c'est-à-dire l' espace virtuel reconstitué dans l' esprit du spectateur à l'aide des éléments fragmentaires que le film lui fournit.

Si, dans un roman, cet espace est dit, raconté ou décrit, au cinéma il est montré. Sans rien nier des notions d'espace telles que définies dans le roman, l'approche au cinéma est encore plus rigoureuse puisque technique. La description de l'espace doit donner des renseignements sur ses trois éléments essentiels qui sont le décor (description du lieu où va se dérouler l'action contenue dans le film), l'action (ce qui se passe à l'intérieur du plan) et le costume (vêtements portés par les personnages qui sont assez souvent significatifs). L'ensemble de ces éléments permet de changer la représentation du contenu, de donner le caractère de la représentation cinématographique, son sens, son style.

En somme, nous allons retenir, avec Gérard Betton que « le cinéma jouit d'une maîtrise totale de l'espace. Le réalisateur se contente très rarement de reproduire un espace global tel qu'il est. Il crée un espace purement conceptuel, imaginaire, structuré et quelquefois déformé »18(*).

1.5 La construction du personnage dans le roman et le film

Pour aborder les notions relatives aux personnages, il est important de bien distinguer les notions de personnage, rôle, actant et comédien, ce qui permet d'avoir un bon usage des terminologies.

Selon André Gardies19(*) : Le personnage est une personne imaginaire représentée dans une oeuvre de fiction. Son propre est d'appartenir au monde diégétique que propose le récit et de s'y définir. L'actant est un terme qui définit le personnage d'une oeuvre narrative en tenant compte de la fonction qu'il occupe dans le système du récit (sujet, objet, destinataire, destinateur, opposant ou adjuvant). C'est une force agissante au sein du monde diégétique, un facteur de la dynamique du récit.

Le rôle par contre, est une entité culturelle, préexistant à l'oeuvre, qui apparaît comme une figure relativement stable, susceptible néanmoins d'accepter des variations mineures (exemple : le rôle de Tarzan) tandis que le comédien est une personne réelle qui interprète le rôle ou le personnage d'un récit fictionnel.

1.5.1 Le personnage dans le récit romanesque

Un récit peut être centré autour d'un ou de plusieurs personnages. Tout le récit peut poursuivre pour objectif la peinture d'un caractère, la mise en action de ce caractère au travers d'un héros. Assez souvent le récit sert à raconter l'aventure d'un personnage ou de plusieurs à partir desquels le lecteur, par un processus d'identification ou de distanciation, se reconnaît ou reconnaît une époque, une société. Le bon romancier se donne pour objectif de faire aimer ses personnages. Mais aimer est un mot vague. Les Grecs anciens avaient, pour exprimer l'idée d'aimer, trois mots : éros, agapê et philia. Ce qui renvoie à la conception qui fait de l'être un sujet à trois dimensions : l'âme vitale, l'âme sensitive et l'âme pensante. Le romancier s'efforce à faire de sorte que son personnage soit aimé au niveau pulsionnel, affectif et intellectuel. L'on parle du triple amour du héros : catharsis (qui s'opère au niveau des purgations des passions), aisthesis (le sentiment affectif) et poeisis (acte créateur, stratégie du romancier qui permet de passer son message personnel et qui nous enrichit de nouvelles informations). Son but à travers le recit est donc de :

- Figurer le personnage

- Faire croire à son existence réelle

- Légitimer ses actions

- Faire comprendre ses attitudes, ses actions, ses motivations

- Emouvoir le lecteur pour l'intéresser au personnage

- Entraîner le lecteur à la découverte de l'humanité

Le personnage est différent de personne. Dès lors que l'on se trouve en situation de fiction, même si l'on s'appuie sur une réalité, même si l'on est en situation de biographie, l'on est en face d'un personnage. Il peut être un objet surtout dans le conte où l'on parle d'actant parce que même les objets font des actions. Le personnage se définit par un rôle. Il est protagoniste, personnage secondaire ou figurant. Il existe plusieurs types de personnage : l'avare, le cocu, le jeune premier, la femme acariâtre, la sorcière etc. Le caractère du personnage, s'il est bien défini, permet de repérer la motivation et de tisser des intrigues intéressantes.

Dans plusieurs types de roman et selon les époques, la perception du personnage ou la façon dont il est introduit et traité a changé. Le roman classique veut que l'on parte du rationalisme classique de l'idée, que le personnage ait une essence qui précède l'existence : un noble était né noble et ne devait s'adonner qu'à des actions de noble, un paysan de même. Un traître était déjà marqué par sa traîtrise sur la figure. L'être, le paraître et l'agir sont en correspondance dans une vision ordonnée des classes sociales.

Le roman réaliste au 19e siècle a mis en valeur la physionomie des personnages comme révélatrice de la personnalité profonde des individus. L'on a tenté de mettre en place une science des caractères. Le roman balzacien s'inscrit dans cette vision. Chez Zola, le roman naturaliste met tout le poids sur l'hérédité. Le personnage porte la marque de l'hérédité et son action est déterminée par une espèce d'atavisme caractérisant son être et provenant de son ascendance.

Le roman moderne et le nouveau roman font irruption au 20e siècle, renforcés par l'éclosion de la psychanalyse et des sciences sociales. Cela va changer profondément la création et les écrivains vont jusqu'à dénoncer le procédé du narrateur omniscient qui, de l'extérieur, est capable de lire dans la conscience des autres comme à livre ouvert. Il faut dire que de nos jours, le personnage de roman est envisagé sous plusieurs aspects selon les types ci-haut énumérés (classique, réaliste, moderne et nouveau roman).

1.5.2 Le personnage au cinéma

Parmi les objets qui peuplent le monde diégétique, le personnage occupe incontestablement une place prépondérante. Autour de lui et par rapport à lui s'organise le récit en même temps qu'il est généralement source et support d'une intense activité d'identification. Cela est probablement plus sensible encore au cinéma puisque, à la différence du roman où il n'existe que sous forme de traces typographiques -où il n'est, suivant l'expression de Philippe Hamon20(*) qu'un « être de papier »-, il est présent sous la forme de sa réalité analogique d'image et de sons. Il est un « être iconique » et par-là ressemble étrangement aux personnes de la vie réelle.

S'interrogeant sur le problème du personnage au cinéma, Iouri Lotman établit un parallélisme entre le comédien de théâtre et le personnage de roman pour mieux cerner la spécificité de l'acteur dans le film. Selon lui, « l'homme à l'écran s'apparente beaucoup plus à l'homme dans le roman et se distingue de l'homme à la scène »21(*). La possibilité de retenir l'attention sur des détails de l'apparence extérieure par un gros plan ou en faisant durer l'image sur l'écran existe intégralement dans le roman sous la forme de description détaillée tandis que sur scène elle est pratiquement impossible.

Un personnage de film se définit, pour Sidney Field22(*) à trois niveaux : professionnel (le point de départ de la caractérisation ), personnel (sa famille, ses amis), et intime. Il ajoute que le personnage étant le fondement du scénario, il faut le connaître avant de mettre un mot sur le papier.

1.5.3 Le personnage comme signe

Entre le personnage du scénario (voire du roman en cas d'adaptation) et celui du film effectivement réalisé, il aura donc fallu passer par le « casting » et choisir les divers interprètes. En ce sens, le personnage au cinéma décline une double identité : celle de l'acteur-interprète (comédien) et celle du personnage. En témoigne du reste l'usage fréquent et l'emploi souvent indifférencié de l'une ou de l'autre désignation. C'est donc là une différence majeure et évidente avec le récit écrit.

Cependant, ce que je vois sur l'écran, ce n'est pas l'acteur mais une image de lui. Sa réalité perceptible et sensible est faite d'images et de sons. Là se situe une autre différence avec le roman (avec le théâtre aussi mais pour des raisons exactement inverses puisque sur la scène les comédiens sont bien réels) où le personnage est fait de manière linguistique. Dans la perspective sémio-narratologique, cette différence de signifiant apparaît comme fondamentale dès lors qu'il s'agit de décrire le personnage comme un signe. Car c'est bien de cela qu'il s'agit, au moins à un premier niveau. En tant que signe, il appartient à un système, le système textuel, duquel il tire sa valeur. Il a ensuite une valeur, son sens, son signifié.

Le personnage sera donc analysé comme un signe saisi au sein du système textuel, avec sa face signifiante et sa valeur, à quoi il conviendra d'ajouter son fonctionnement narratif. Cela ne signifie pas que ce soit la seule manière « autorisée » d'analyser le personnage. D'autres approches, psychanalytiques, socio-historiques, rhétoriques, etc., sont tout aussi envisageables mais elles répondent à des pertinences autres que narratologiques.

CHAPITRE II :

CADRE METHODOLOGIQUE

2.1 La méthode narratologique

La narratologie est une méthode qui analyse les composantes et les mécanismes du récit. Tout récit a un objet. Il faut qu'il raconte quelque chose. Cet objet est l'histoire. Celle-ci doit être transmise par un acte narratif. Cet acte s'appelle la narration. Histoire et narration sont donc des constituants nécessaires de tout récit.

2.1.1 Le choix de la narratologie

Etudier le refus de la linéarité dans l'adaptation cinématographique d'un roman peut se faire sous plusieurs points de vue : sémiotique, psychologique, énonciatif, stylistique, etc. Cependant, la narratologie présente plusieurs avantages puisque elle connaît beaucoup de versions et plusieurs modifications dont l'ampleur appelle quelques précisions.

En effet, c'est à Gérard Genette (1972) que l'on doit, sinon le terme, du moins les bases constitutives et systématiques de cette science du récit (pour une histoire simple et concise, se reporter à l'ouvrage de Gaudreault et Jost, 1990). Or, la conception qu'il développe apparaît comme particulièrement restrictive puisqu'elle ne prend en compte que le récit écrit au seul plan de son énonciation. Sont donc exclus de cette narratologie restreinte ce qui relève de l'histoire, c'est-à-dire des évènements racontés et de leur organisation (notamment les analyses s'inscrivant dans la lignée des travaux de Vladimir Propp, 1973) et tous les récits dont le support n'est pas strictement linguistique comme, naturellement, le film narratif !

Nous opterons donc pour une narratologie « élargie » qui se donne pour objet la compréhension de ce qui est en jeu dans l'acte de raconter, en relation avec le médium dans lequel s'inscrit la narration. Précisément, parce que celui-ci exerce une très forte prégnance sur l'art de raconter, il importe de préciser ses caractéristiques essentielles. C'est ce que nous allons faire dans les pages qui vont suivre.

2.1.2 Narratologie et cinéma

Narrer n'est-il pas fondamentalement s'adresser à quelqu'un pour lui rapporter les évènement dont il était absent ? Le propre du récit cinématographique consiste en ce qu'il déploie son activité narrative en faisant usage du langage audiovisuel. Rien de particulièrement original dans cette assertion. Selon une opinion répandue, le récit filmique ne serait même guère plus que du récit verbal (écrit ou oral) mis en images et sons. Force est de reconnaître que la longue tradition de l'adaptation ainsi que le recours fréquent au scénario écrit, comme préalable au tournage, donnent quelque force à cette idée. Toutefois, les choses ne sont pas aussi simples.

Le propre du cinéma, ce qui le distingue d'autres médiums, ou d'autres arts, c'est de donner à voir, grâce à l'image mouvante. C'est elle, comme la sémiologie l'a établi depuis longtemps, qui est constitutive du cinéma ; les autres matières de l'expression (la musique, le bruitage, le verbal, ou encore les mentions écrites) sont facultatives. La fonction principale du cinéma réside donc dans la nécessité qu'il a de montrer, de donner à voir, et au besoin, de donner à entendre. En ce sens, il montre d'abord, il raconte éventuellement ensuite. Le récit filmique, ce n'est donc pas du récit mis en images et sons, mais des images et des sons agencés de façon à produire du récit. Il s'agit alors d'analyser en quoi le langage et l'expression cinématographiques sont susceptibles de produire de la narration, et, de ce fait, être maniable avec les mêmes outils que le récit oral ou écrit. Cette narration, pilier de notre travail, sera analysée grâce aux techniques de la narratologie. Les théoriciens qui sont le plus souvent cités pour avoir élargi la narratologie de Genette afin de la rendre capable d'aborder les récits filmiques sont notamment Francis Vanoye & Anne Goliot-Lété (1993), André Gardies (1993) mais aussi et surtout André Gaudreault (1988).

2.1.3 Narratologie et roman

Comme nous l'avons vu, la narratologie vise l'étude des formes et des relations entre les éléments du récit. Ce qui veut dire que les techniques de la narratologie s'appliquent au roman avec beaucoup de succès, si l'on considère que celui-ci constitue le récit par excellence.

Le roman est une oeuvre d'imagination en prose assez long qui présente et fait vivre dans un milieu des personnages donnés comme réels. Il nous fait connaître leur psychologie, leur destin et leurs aventures. Il existe deux orientations de la narratologie appliquée au roman : la première appelée couramment la sémiotique narrative est représentée par Propp, Bremond, Greimas, etc. Elle vise la narrativité de l'histoire, le rapport entre les différents actants, sans se soucier du support qui la véhicule. Car, pour la sémiotique, un même évènement peut être traduit par des médiums différents.

L'autre conception de la narratologie romanesque prend pour objet, non pas l'histoire, mais le récit comme mode de représentation verbale de l'histoire (façon de présenter l'histoire plutôt que son déroulement). Elle étudie donc les relations entre les trois plans que sont le récit, l'histoire et la narration. Cette conception répond aux questions du type : « qui raconte quoi ? », « jusqu'à quel point ? » et « selon quelles modalités ». Certains narratologues, comme Gérard Genette, essaient de concilier ses deux tendances avant de les appliquer au roman.

Si le roman est considéré comme un récit par excellence, il ne se réduit cependant pas à celui-ci (les romans balzaciens, par exemple, comportent des moments non narratifs, telles certaines descriptions). Il y a en outre des moments de narration dans des textes qui ne sont généralement pas reçus comme des récits. L'intérêt de l'approche narratologique appliquée au récit romanesque réside en ce qu'elle a montré que tout roman comportait des caractères d'un système, et que sa création ne relevait pas seulement d'une ineffable inspiration, mais aussi d'un ensemble d'opérations, certes complexes, mais repérables et descriptibles. Toutefois, cette approche a aussi ses limites. La première tient à la nature du corpus le plus souvent étudié. Contes et récits brefs, parce qu'il s'agit des formes assez simples, permettent la mise en évidences des structures élémentaires et des fonctions narratives de base, mais celles-ci ne sont pas suffisamment fines, pour rendre compte d'organisations complexes comme celles du roman. La seconde touche à l'objet même de l'approche narratologique. Visant à décrire la logique sous-jacente, son objet est en fait le récit et non la narrativité. Dans ce travail donc, on s'en tiendra au discours du récit romanesque, dans la foulée des travaux de Gérard Genette23(*) pour l'appliquer au roman de notre corpus. Genette sera complété, en matière cinématographique, par Gaudreault et Vanoye.

2.1.4 Narratologie et adaptation

Si la narratologie fonctionne fort bien avec la littérature d'une part, et le cinéma, d'autre part, il serait impensable qu'il ne soit pas un bon outil d'analyse pour des réalisations adaptant des récits littéraires. Cela nous amène à évoquer l'amorce d'une théorie de la confrontation entre littérature et cinéma, et surtout à souligner l'ambiguïté d'une telle approche. En effet, le langage verbal du texte littéraire et le langage filmique expriment et signifient en utilisant des éléments différents, selon des systèmes organiques non similaires. Comme le souligne Jean Mitry, en reprenant les propos de Georges Cohen-Séat : « le cinéma est un langage poétique, un langage au second degré » 24(*) contrairement à l'écriture littéraire qui a une grammaire concrète, un ensemble de règles applicables à toutes les constructions propres au langage dit et explicite, même s'il lui arrive parfois d'être implicite dans le fond avec ses présupposés et sous-entendus. Cependant, il faut nuancer les propos de Jean Mitry. Le cinéma n'est pas qu'un langage poétique et abstrait, il a aussi sa concrétisation dans la technique cinématographique et dans la construction du scénario qui n'est lui-même qu'une matérialisation de l'écriture littéraire. Littérature et cinéma sont déjà en interaction constante.

Les approches narratologiques des adaptations présentes aujourd'hui sur le marché sont extrêmement nombreuses et variées. Certaines visent à édifier une narratologie de l'expression ; elles mettent en jeu l'ensemble des récits filmiques face à l'ensemble des récits non filmiques (théâtraux, et romanesques par exemple). D'autres, à l'intérieur de l'ensemble des récits filmiques, à travers l'histoire du cinéma visent à établir ou participent à l'établissement d'une typologie de récits en définissant de grandes formes narratives. Enfin, celle qu'adopte l'analyste-narratologue vise à rendre compte du fonctionnement narratif propre à une adaptation particulière. Celle-ci s'inscrit dans la ligne des analyses « baziniennes », analyses qui mettent en relief la question de la fidélité à l'oeuvre de départ.

Il faut bien sûr envisager une infinité de démarches hybrides et toutes sortes d'interactions entre ces trois démarches. Celle, par exemple, d'André Gaudreault25(*) tient à la fois de la première, lorsqu'il s'évertue à défendre l'existence d'une narrativité « intrinsèque » au film, de la seconde, lorsqu'il s'arrête sur les adaptations dites « des premiers temps », et à la troisième, lorsqu'il s'arrête en particulier sur l'adaptation par Alfred Hitchcock de Rébecca, roman de Daphné du Maurier.

En ce qui concerne la troisième démarche, qui nous occupe plus particulièrement ici, il est important d'aller plus loin encore dans la précision. C'est pourquoi, nous avons choisi le modèle narratologique élaboré par Francis Vanoye pour nous guider dans notre travail.

2.2 Le modèle narratologique élaboré par Francis Vanoye

L'analyse narratologique que nous nous proposons de suivre tiendra compte de la démarche élaborée par Francis Vanoye et Anne Goliot-Lété dans leur ouvrage intitulé Précis d'analyse filmique (1993) surtout dans l'encadré 7 ainsi libellé26(*) :

Pour analyser une adaptation

- En premier lieu, observer le degré de parenté entre les titres, les noms des personnages, les contextes.

- Choisir un axe d'analyse (de même que pour l'analyse d'un film seul).

Cas d'une adaptation en apparence fidèle

- Observer le rapport nombre de pages-durée du film.

- Effectuer un inventaire des scènes supprimées ou condensées ainsi que des rajouts éventuels (plus rares) et des scènes dilatées (observer les conséquences de ces modifications).

- Faire la synthèse sur la structure globale des deux oeuvres (nombre de parties, impact de l' « effet-structure »...)

- Les personnages : suppression, synthèse, rajouts.

- Dramatisation des évènements. Ton du roman, ton du film.

- Visualisation des sentiments intérieurs des personnages.

Cas d'une libre adaptation

- Mise en rapport de certains aspects, structure, thèmes, détails pertinents = délimitation d'un terrain de comparaison.

- Nécessité d'opérer une préanalyse de chaque texte.

Mise en garde

Evaluer la distance qui sépare les deux textes et juger du « respect » ou de la « trahison » du texte filmique par rapport au texte littéraire nécessite de travailler sur les structures profondes et non seulement sur l'évènement superficiel, de ne pas se limiter au contenu mais de prendre en compte l'expression, consubstantiellement liée au sens.

2.3 Les autres méthodes

Outre ces théories-guides, auxquelles va se baser notre analyse, nous tâcherons de mettre en évidence certains faits dont le critère de sélection sera le point pertinent plutôt que le fait d'appartenir à telles ou telles autres théories. Dans cette optique nous auront une tendance sociologique souvent associée à la psychologie, voire à la filmologie27(*), qui a pour vocation de définir un cadre de recherche ayant pour objectif la « totalisation de l'expérience » dont les postulats de base reposent sur une vision ordonnée. La sociologie tiendra compte de cette totalisation de l'expérience en s'appuyant, par exemple, sur les problèmes économiques du cinéma qui peuvent se décliner de la façon suivante : fréquentation des salles, représentation du social, étude de la sortie du livre dans les médiathèques - institution littéraire et cinématographique - nous citerons sur ce sujet les réflexions faites par certains auteurs-réalisateurs à propos de la réception réservée à l'oeuvre cinématographique par rapport au roman porté sur écran.

L'analyse textuelle qui est la nôtre consiste donc à prendre des théories couramment utilisées en narratologie, mais aussi à considérer celles qui le sont moins. On parle alors de tout ce qui concerne la construction du point de vue héritée de Genette, le rôle de l'énonciation abordé par Jost28(*) , la sémiotique structurale de Greimas et les modèles de la grammaire générative qui, à partir d'une linguistique générativo-transformationnelle du cinéma, veut impérativement considérer la représentation audiovisuelle comme une phrase verbale. Dès lors, on en arrive presque à des rapprochements forcés entre deux modes d'expression différente que sont la littérature et le cinéma. On l'aura compris, cette confrontation reste très pratique et demeure souvent nécessaire.

II.4 Obstacles à l'analyse

L'analyse comparée entre un roman et son adaptation cinématographique se heurte à plusieurs obstacles qu'il est important de repérer si l'on veut se donner les moyens de les franchir.

Raymond Bellour29(*) affirmait que le texte filmique est « introuvable » au sens où il est « incitable ». Alors que l'analyse littéraire rend compte de l'écrit par l'écrit, l'homogénéité des signifiants permettant la citation, l'analyse filmique, dans ses formes écrites ne peut que transposer, transcoder ce qui relève du visuel (description d'objets filmés, couleurs, mouvements, lumière, etc.), du filmique (montage des images), du sonore (musiques, bruits, tonalités des voix, accents) et de l'audiovisuel (rapport des images et des sons).

On a pu voir certaines analyses poursuivre vainement le mythe d'une description exhaustive d'un roman ou d'un film. Entreprise vouée évidemment à l'échec puisqu'elle conduit à des analyses « microscopiques » non nécessairement pertinentes. Inversement, nombre de critiques et de théoriciens ont commis l'erreur de fonder leurs interprétations sur la base d'une lecture / vision unique du roman / film. L'inconvénient en est que l'on se souvient avoir lu / vu ce qui fait plaisir ou conforte une hypothèse d'analyse ou une impression d'ensemble. D'où la nécessité dans notre travail de vérification systématique.

Outre ces obstacles d'ordre matériel, il existe d'autres, plus durs à surmonter : ceux d'ordre psychologique. En effet, l'analyse comparée entre un roman et son adaptation cinématographique n'est pas une fin en soi. C'est une pratique qui procède souvent d'une commande des institutions scolaires, universitaires, journalistiques, libraires etc. Cependant, le fait que cette analyse soit le produit d'une commande n'écarte pas pour autant les questions du type « à quoi bon ? ». En effet, à quoi bon décrire, analyser un roman, un film ? A quoi bon cette opération qui semble symétrique et inverse de celle qui a présidé à l'élaboration de l'oeuvre finie ?

En fait, la description ou l'analyse procède d'un processus de compréhension, de reconstitution de l'objet fini. Mais dira-t-on, à quoi bon comprendre ? A quoi bon comparer un roman à son adaptation cinématographique ? Ne suffit-il pas de lire le roman et de voir le film ? Comparer un roman à son adaptation c'est prendre une autre attitude vis-à-vis de ces deux langages d'une même histoire, qui peut d'ailleurs apporter des plaisirs spécifiques. Comparer ces deux langages, c'est étendre son registre perceptif et, de ce fait, s'ils sont vraiment riches, mieux en jouir.

Mais, il y a aussi un travail de l'analyse pour au moins deux raisons : d'abord, parce que l'analyse travaille le roman et le film et les fait bouger. Elle fait bouger en même temps leurs significations et leur impact. Ensuite, parce que l'analyse travaille l'analyste et l'encourage à imiter ses prédécesseurs en matière d'écrits ou d'adaptation des écrits déjà existants. L'analyste et le lecteur ou le spectateur « normal » ne reçoivent pas le roman ou le film de la même façon. Le premier cherche précisément à se distinguer radicalement du second, à ne pas se laisser dominer comme lui par le roman / film. C'est ce que nous comptons faire dans la deuxième partie de notre travail.

2.5 Synthèse

Il est vrai que la littérature reste une mine d'or pour le cinéma. Elle lui offre une quantité d'histoires, de mythes et des synopsis en particulier ceux de la littérature négro africaine qui n'a pas encore fourni beaucoup de sujets aux réalisateurs de films. Cette littérature est attirante tant par sa richesse, sa diversité, son imaginaire, que par sa possibilité d'impliquer un public qui recherche les sources de sa culture traditionnelle et populaire, conditionnée par ce siècle. Ainsi, notre étude sera consacrée à Zobel et à son roman qui a été adapté au cinéma par Euzhan Palcy.

En outre, nous allons consacrer une place importante à l'étude de l'adaptation cinématographique des oeuvres littéraires qui est une pratique très courante dans le domaine de la production des films. Cependant, elle n'a pas eu des échos proportionnels à son importance à la faculté des Lettres et Sciences Humaines de notre université.

Il faut aussi souligner que l'absence de travaux sur le grand écrivain martiniquais Joseph Zobel suscite notre ardeur dans cette entreprise. Les quelques travaux qui ont été réalisés sur la littérature martiniquaise ne sont orientés pour la plupart que sur Aimé Césaire.

DEUXIEME PARTIE :

L'ANALYSE DU CORPUS

CHAPITRE I :

DE LA RUE CASES-NEGRES A RUE CASES NEGRES

1.1 Présentation de La rue Cases-Nègres

1.1.1 Son auteur

Joseph Zobel, l'un des «piliers» de la littérature antillaise, est né à Rivière-Salée, dans le Sud de la Martinique, en 1915.

Issu d'une famille très modeste, il est élevé par sa grand-mère M'man Tine, ouvrière agricole auquel il rend hommage dans La rue Cases-nègres. Pour poursuivre ses études, il rejoint sa mère à Fort-de-France et franchit grâce à ses sacrifices toutes les étapes d'un parcours scolaire brillant, jusqu'au baccalauréat. Un premier emploi au service des Ponts et Chaussées lui permet de vivre dans les villages du Diamant et du Saint-Esprit, puis il entre comme aspirant répétiteur au Lycée Schoelcher pour devenir maître d'externat. La Seconde Guerre Mondiale, isolant la Martinique de la France, le conduit à renoncer à ses projets d'études d'architecture en France. Ses aspirations artistiques débouchent sur l'écriture de quelques nouvelles dans lesquelles il décrit la vie du monde rural martiniquais. Un ami professeur de gymnastique porte ses textes au journal Le Sportif, feuille de chou habituellement consacrée à la publication des comptes-rendus de rencontres sportives. Les lecteurs du Sportif s'enthousiasment pour ces textes (publiés plus tard dans le recueil Laghia de la mort) qui retranscrivent les réalités martiniquaises. Parmi ses lecteurs, Aimé Césaire, engagé dans l'aventure de la revue Tropiques, encourage Joseph Zobel à écrire un roman. Ce sera Diab'-là, l'histoire d'un paysan qui décide de conquérir sa liberté par le travail de la terre, auprès d'une communauté de pêcheurs dont il partage la vie. Le thème du roman, pas plus que l'auteur, qui fustige l'ordre colonial, ne plaisent guère à la censure, qui «devrait délivrer des autorisations d'impression pour la moindre étiquette de bouteille de liqueur», selon Zobel. Le roman ne sera publié qu'en 1947.

Le ralliement de la Martinique à la France Libre, en 1943, marque la fin du règne répressif de l'Amiral Robert, envoyé du gouvernement de Vichy. Joseph Zobel rencontre alors le gouverneur Ponton, envoyé par le Général de Gaulle et la France Libre. Homme de culture, (c'est chez lui que Joseph Zobel rencontre Louis Jouvet, de retour de son exil aux Etats-Unis), il recrute le jeune écrivain comme attaché de presse du gouverneur, responsable de deux publications : la revue Antilla et l'hebdomadaire culturel La Semaine Martiniquaise. Après le décès du gouverneur Ponton, dont le remplaçant n'accorde pas d'intérêt aux questions culturelles, Joseph Zobel retourne au Lycée Schoelcher comme secrétaire du proviseur. Profitant d'un congé administratif, il rejoint Paris pour y reprendre ses études en 1946. Suivant des cours de littérature, d'art dramatique et d'ethnologie à la Sorbonne, Joseph Zobel est en même temps professeur adjoint au Lycée François Ier de Fontainebleau, ville où il s'installe avec son épouse et ses trois enfants en 1947. C'est à cette époque qu'il découvre la France rurale et en particulier le Gard.

Publié pour la première fois en 1950, son roman La rue Cases-Nègres reçoit le Prix des lecteurs, décerné par un jury de 1000 lecteurs de La Gazette des Lecteurs. Le roman connaît un grand succès, renforcé trente ans plus tard quand la réalisatrice Euzhan Palcy en tirera un film du même nom (qui obtient le Lion d'Argent à la Mostra de Venise en 1983).

En 1957, porté par son désir de connaître l'Afrique, Joseph Zobel profite de ses nombreuses relations parmi les Sénégalais de Paris (dont Léopold Sédar Senghor) et part au Sénégal dans le cadre des dispositifs mis en place par la loi-cadre. Le Ministre sénégalais de l'Education, Amadou Matar M'bow, le recrute comme directeur du collège de Ziguinchor (actuellement Lycée Djignabo) en Casamance. Il revient quelques mois plus tard sur Dakar comme surveillant général du Lycée Van Vollen et devient quelques années plus tard producteur d'émissions éducatives et culturelles à la Radio du Sénégal, dont il crée le service culturel. Les émissions de Joseph Zobel seront écoutées dans toute l'Afrique Occidentale Francophone. Quelques anecdotes de sa vie dakaroise sont relatées dans les recueils Mas Badara (1983) et Et si la mer n'était pas bleue (1982).

Installé en France depuis sa retraite en 1974 près du village d'Anduze (département du Gard), Monsieur Zobel poursuit aujourd'hui, dans un paysage qui n'est pas sans rappeler les mornes du Sud de la Martinique, son travail d'écriture. Il pratique en maître l'art floral japonais et le dessin.

En plus de La rue Cases-Nègres, Zobel raconte la vie de la Martinique rurale dans ses romans Diab'-là, Les Jours immobiles et Les Mains pleines d'oiseaux (réécrit en 1978 pour un public plus large) ainsi que dans les recueils de nouvelles Laghia de la mort et Et si la mer n'était pas bleue. En mars 2002, Zobel publie Gertal et autres nouvelles, un recueil de nouvelles suivies d'extraits de son journal (1946 à 2002).

Poète depuis de longues années, Joseph Zobel publie plusieurs recueils de poésie à compte d'auteur, dont Poèmes de moi-même (1984). Publié en 1994, Poèmes d'Amour et de Silence réunit des extraits d'un journal, des poèmes et des dessins qui en font un très beau livre d'art. En 2002, l'auteur publie chez Ibis Rouge Le soleil m'a dit..., un ouvrage rassemblant une partie de son oeuvre poétique.

Par ailleurs, en avril 2000, le Lycée Thoraille à Rivière-Salée a été rebaptisé le Lycée Joseph Zobel, en l'honneur de l'écrivain. Et le Salon du Livre Insulaire d'Ouessant a décerné son Grand Prix à Joseph Zobel, pour l'ensemble de son oeuvre, en août 2002.

1.1.2 Son « adaptatrice »

La cinéaste Euzhan Palcy est née à Fort-de-France en Martinique, en 1957. Apres ses études primaires et secondaires à Fort-de-France, elle devint journaliste dans la presse publique où elle commença sa carrière d'artiste. Elle composa La messagère, son premier sketch télévisé (1974).

Aidée et encouragée par son père, lui aussi écrivain, Euzhan Palcy composa des poèmes, des chansonnettes et des pièces de théâtre qui présageaient déjà de son génie créateur. Pendant sa carrière journalistique, elle eut l'occasion de lire deux romans qui vont par la suite avoir un impact considérable sur sa vie cinématographique : Cry the Beloved Country, d'Alan Paton et le classique martiniquais La rue Cases-Nègres de Joseph Zobel. La lecture de ces romans lui procurèrent une envie folle de les adapter au cinéma.

Par la suite, elle se rendit à Paris où elle étudia la littérature à La Sorbonne. Elle suivit en même temps les cours de cinéma à l'école Rue Lumière. Pour trouver un financement de son projet de rêve (adaptation de La rue Cases-Nègres), elle produit Le séminaire du diable (1981-1982), un court métrage qui prouva ses talents en matière cinématographique. C'est cette réalisation qui lui servira de prototype pour son premier long métrage (Rue Cases-Nègres) en 1983, réalisation qui devint internationalement reconnue si l'on considère les prix cinématographiques qui lui ont été décernés. Au Festival de Venise de 1983, Rue Cases-Nègres a obtenu le « best first film award » (Silver Lion) et le « best actress award », tandis que, une année plus tard (1984), ce film fut couronné du César pour le meilleur film français.

Le succès de ce film conduit Euzhan Palcy à Hollywood où elle devint la première femme noire à réaliser un film pour une maison de la taille de SU.MA.FA. Productions/Orca Productions/NEF Diffusion.

1.1.3 La rue Cases-Nègres

La rue Cases-Nègres de Joseph Zobel est sans aucun doute l'un des textes les plus connus de la Caraïbe. À en juger par le nombre d'éditions, de traductions, d'extraits reproduits pour l'usage des anthologies et des guides pédagogiques, et par l'accueil enthousiaste dès sa parution en 1950 (Prix des lecteurs 1950), ce récit d'enfance a su toucher les sensibilités de plusieurs communautés de lecteurs. Paru pour la première fois en 1950, aux éditions Jean Froissart, et puis, ensuite en 1955, aux Quatre Jeudis, La rue Cases-Nègres devra attendre jusqu'à 1974, lors de la nouvelle édition publiée par Présence africaine, avant de recevoir ses titres de noblesse de la critique et du public. Par ailleurs, l'adaptation filmique d'Euzhan Palcy (couronnée par le César pour le meilleur film en 1984, le Lion d'argent et le prix de la meilleure actrice au Festival de Venise en 1983) a su toucher à la fois le public antillais et un public plus vaste de cinéphiles et de téléspectateurs. La disponibilité du film sous forme de vidéocassette contribue aujourd'hui à son rayonnement et à sa consécration. La meilleure preuve en est que le texte figure désormais dans bon nombre de programmes scolaires et de cours universitaires.

A travers ce roman, l'auteur narre le récit de sa propre enfance et nous décrit la Martinique des années trente. José vit Rue Cases-Nègres avec sa grand-mère M'man Tine. Ce village est composé de deux rangées de « trois douzaines de baraques en bois couvertes en tôles ondulées » près de plantations de cannes à sucre.

Le matin, lorsque les grandes personnes se rendent au travail dans les cannaies, les enfants s'abandonnent à toute sorte de jeux ponctués de bêtises : ils déchirent leurs vêtements, cassent le bol de M'man Tine, mettent le feu sur la haie du domaine de Monsieur Saint-Louis, et, fatigués de ces désagréments, les travailleurs agricoles décident de ne plus laisser les enfants déambuler seuls à la rue Cases. Cette décision est saluée par M. Gabriel, le gérant de la plantation, qui exhorte les parents à envoyer leurs enfants dans les petites bandes pour sarcler les cannes.

Au lieu d'envoyer son petit-fils dans les petites bandes, M'man Tine l'enverra à l'école pour qu'il apprenne à « signer son nom » ce qui lui éviterait l'enfer de la canne. Sa vivacité d'esprit est entretenue et éveillée par ses longues discussions avec Médouze, l'ancien du village. Il est là pour lui rappeler l'histoire de son peuple, celle des esclaves révoltés.

Le pouvoir écrasant des colons est évoqué à travers le contraste entre les rues Cases-Nègres et les domaines des békés (Blancs créoles) et cela même si l'esclavage traditionnel avait été aboli, il y a longtemps. Médouze résumait la situation en une seule phrase : « le maître devient le patron ». Chaque semaine, les coupeurs de cannes ont un salaire misérable décidé par les hommes impitoyables qui les ont réduits à la dépendance économique.

José se consacre corps et âme à ses études qui le mèneront successivement de la Rue-Cases à Petit-Bourg et de Petit-Bourg à Fort-de-France, où il obtiendra son baccalauréat au lycée Schoelcher. A Fort-de-France, José retrouve sa mère Délia qui travaille comme lavandière chez les békés du quartier Sainte-Thérèse, puis comme bonne chez un riche propriétaire béké de la Route Didier. C'est à une année de la fin de ses études que M'man Tine mourra suite à une longue maladie causée par le travail sans repos dans les plantations de cannes.

Cet ouvrage est écrit en « peignant avec la mémoire du coeur et des blessures, la vaillance, la dureté et la tendresse des descendants d'esclaves acharnés à bâtir pour leurs enfants un pays plus libre et plus généreux »30(*). C'est une autobiographie romancée surtout qu'en 1950, en 1955 et en 1974, années où paraissent les diverses éditions de La Rue Cases-Nègres, le récit de vie et les autobiographies sont des genres à la mode. On répertorie un nombre croissant de récits à la première personne sous la plume d'intellectuels noirs de l'Afrique et des Antilles. Citons, entre autres, Climbié (1956) et Un nègre à Paris (1959) de Bernard Dadié, L'enfant noir (1953) de Camara Laye, Une vie de boy (1956) de Ferdinand Oyono, Dominique, Nègre esclave (1951) de Léonard Sainville, Je suis un civilisé (1953) d'A.E. Whily-Tell. Ces récits à la première personne tiennent un discours engagé contre les idéologies colonialistes de l'époque.

1.2 Différence de structure événementielle entre La rue Cases-

Nègres et Rue Cases-Nègres

L'impression d'ensemble, après la vision du film Rue Cases-Nègres et la lecture du roman La rue Cases-Nègres est double : les deux récits se ressemblent et ne se ressemblent pas. Déjà, les modifications apportées au titre en disent beaucoup. L'on pourrait à juste titre se demander pourquoi Euzhan Palcy a omis l'article sur le titre de son adaptation, laissant ainsi devenir « Rue Cases-Nègres » ce qui était « La rue Cases-Nègres ». L'omission de cet article révèle déjà une affirmation de distance vis-à-vis du texte d'origine.

Dans un premier temps un inventaire systématique des modifications opérées dans le film (coupures, ajouts, synthèses, déplacements dans la chronologie, glissements...) par rapport au roman s'impose dans le cadre de cette étude. Au cours de ce chapitre, nous verrons successivement la différence d'ensemble, la différence narratologique, la différence énonciative ainsi que la différence des temps forts entre le roman et le film.

1.2.1 Différence d'ensemble

La différence organisationnelle n'est pas très remarquable dans ces deux récits, du moins pour l'oeil d'un spectateur / lecteur ordinaire. Cependant, malgré toutes les ressemblances observées dans la structure d'ensemble des deux récits, rien n'empêche qu'on puisse déceler un bon nombre de divergences, pour peu qu'on utilise son discernement.

Les trois parties du roman ont été reprises avec une certaine différence par la cinéaste. Ces parties sont ainsi réparties :

- Première partie : pp. 7-80

- Deuxième partie : pp. 80-164

- Troisième partie : pp. 165-240

La première partie correspond à l'enfance de José lorsqu'il n'avait pas encore l'âge de commencer l'école (sept ans). Il a pour compagnons Gesner, Romane, Tortilla et Médouze. L'intrigue se déroule à la rue Cases-Nègres et dans la plantation de cannes. La deuxième partie se rapporte à la vie scolaire de José. Il étudie à Petit-Bourg et vit avec M'man Tine à la Cour Fusil. Ses compagnons sont notamment Jojo, Raphaël, Camille et Vireil. La troisième partie commence avec le départ de José pour Fort-de-France. L'intrigue se joue au lycée Schoelcher et aux quartiers Sainte-Thérèse et Route Didier. Il vit avec sa mère M'man Délia et ses compagnons sont Carmen, Jojo et Bussi.

Le film, lui, se présente sous forme d'un amalgame des trois parties précédées d'un prologue et suivies d'un épilogue. Le prologue n'est qu'un exposé des contrastes entre les trois composantes de la population martiniquaise. Le premier acte du film semble condenser les deux premières parties du roman. José enseigne déjà l'alphabet à Carmen avant qu'il ne commence l'école. A moins que la position de cette séquence ne relève d'une erreur de montage, elle n'a pas de sens et ne fait que brouiller la trame du récit. Au troisième acte du film, José vit toujours avec sa grand-mère puisque sa mère ne figure nulle part dans le film qui est finalement structuré, agencé et découpé de manière tout à fait différente, indépendamment du roman. La différence de structure entre les deux récits, ainsi que le rapport nombre de pages / durée du film seront développés au chapitre IV entièrement consacré à l'analyse temporelle du film par rapport au roman.

De manière générale, le film est moins rigoureusement construit et répond à une logique quelque peu différente de celle du roman. On constate que les événements sont moins contrastés, les drames moins violents, les joies moins intenses. Le film tend vers un nivellement, le roman, au contraire, vers un écartement maximal de l' « amplitude émotionnelle ». A ce sujet, on ne peut pas comparer par exemple la tristesse, l'émotion, la tension, et la révolte avec lesquelles José prononce ces phrases lorsqu'il était au lycée Schoelcher ainsi que leur mise en scène :

« personne ne me ressemble. Personne n'a d'ailleurs fait attention à moi. Serais-je repoussant à ce point quant à ma tenue ? » (LRCN, P. 171).

Dans le film, José est certes montré solitaire, mais aucune trace de tristesse ne se lit sur son visage.

Inversement (mais rarement), certaines séquences filmiques deviennent plus éloquentes que les pages du roman. Par exemple la rencontre avec Médouze devient plus émotionnelle dans le film que dans le roman, notamment lorsqu'il lui raconte la révolte des « esclaves » contre les békés. Médouze parle d'Afrique pour donner plus de force à l'idée de Zobel qui parle plutôt de Guinée dans son livre. Le vieil homme joue davantage un rôle de guide spirituel pour José et ses interventions deviennent plus longues dans le film que dans le roman.

Sur le plan rythmique, la structure dramatique du roman épouse exactement celle du déroulement narratif ; c'est-à-dire que les bouleversements émotionnels se confondent avec les pivots narratifs du roman (misère des nègres, travail éreintant, solitude à l'école etc.). Les deux rythmes, dramatique et narratif, se superposent parfaitement, ce qui rehaussent les tensions. Le film, lui, joue davantage sur des effets de syncope, tout en maintenant la tension (même amoindrie). Palcy et ses scénaristes ont su rythmer même les passages du roman les plus dénués de rythme avec l'insertion des chants et des danses créoles, simplement évoqués dans le roman.

1.2.2 Différence énonciative et narratologique

Un roman à la première personne et en focalisation interne -comme c'est le cas pour La rue Cases-Nègres peut difficilement passer subitement à la troisième personne. Le film, lui, est souvent à la fois à la première et à la troisième personne. Dans Rue Cases-Nègres deux éléments agissent en faveur du récit subjectif : d'une part, le prologue et sa voix off à la première personne, d'autre part, le fait que dans plusieurs séquences du film, la caméra accompagne fidèlement le personnage principal et que la plupart des événements ou des informations se dévoilent en fonction de son savoir, sauf la séquence où l'on voit monsieur Gabriel s'entretenir avec les agents de l'usine en leur inculquant, loin des yeux de José, la nouvelle tactique de ne plus laisser les enfants seuls à la rue Cases. 

Contrairement au récit autobiographique de Laye, où la focalisation met en évidence une prise de position affective (nostalgie, aigreur, tristesse) vis-à-vis des expériences vécues et narrées, la focalisation chez Zobel est rattachée aux expériences diverses de l'enfant au cours de sa formation identitaire. José, enfant de la faim et de la misère, remet en cause le politique et l'économique du système colonial. À ce monde violent, misérable, vieillissant, Zobel oppose la dignité et l'humanité de l'innocent dont José, l'enfant, sera le symbole. La stratégie de Zobel est subtile dans la mesure où il contraint le lecteur à prendre conscience de chacun des paliers narratifs qui jettent un éclairage sur l'univers de l'enfant. En amenant le lecteur à s'identifier avec l'enfant, il rompt l'illusion exotique des îles, pour ensuite l'inviter à épouser la réalité vécue par l'enfant. Personnage et narrateur oeuvrent pour authentifier le projet d'écriture et déstabiliser les certitudes du lecteur. Chez Zobel, le recours à la première personne actualise les données de l'histoire et ramène la situation de l'auteur à celle du lecteur. De toute cette litanie psychologique du roman, le film ne retiendra que l'innocence de José. Certes, dans le film, la caméra insistera beaucoup sur les actions de José mais on n'y trouve pas cette profondeur de la misère telle que Zobel sait la décrire.

En outre, quelques procédés narratologiques comme le « flash-back » ou le coup de théâtre, présents dans le roman, ont été délaissés lors de l'adaptation. Dans La rue Cases-Nègres, on s'aperçoit que le narrateur cède sa voix de façon stratégique. Il la cède à M'man Tine lorsqu'elle transmet son histoire personnelle comme un retour en arrière, depuis le viol par le Commandeur, M. Valbrun, jusqu'à sa situation présente, en passant par les déboires essuyés par M'man Délia, sa fille, mère de José. Ce « flash-back » ou « analepse » selon la terminologie de Genette, par ailleurs très prisé dans la narratologie filmique, a été délibérément escamoté par l'adaptation de Palcy comme, du reste, elle escamote toutes les autres analepses du roman.

Dans le film, l'effet troisième personne se superpose à l'effet « je » sans pour autant le supplanter. Le médium filmique laisse, grâce à la multiplicité des matières de son expression et donc à son ambivalence, une plus grande liberté aux récits subjectifs que le roman, nécessairement plus étriqué à ce niveau. Cette liberté aurait pu permettre à Euzhan Palcy, au moment de la recherche du cadavre de Médouze, par exemple, de passer discrètement de la première à la troisième personne, au moins momentanément : on aurait pu voiler le personnage du « petit José » (dans le roman, il reste au village ; dans le film, il accompagne les grandes personnes dans les cannaies et c'est lui qui va retrouver le corps de Médouze), pour ne le retrouver qu'à l'issue de l'ultime suspense, afin de le rendre plus intense, car il l'est bien moins que dans le roman. Il faut mentionner, en passant, que le retour au village de M'man Tine dans le film -et non dans le roman- symbolise le retour en Afrique dont parlait Médouze avant sa mort.

Adapter, ce n'est donc pas uniquement effectuer des choix de contenu, mais c'est aussi travailler, modeler un récit en fonction des possibilités ou au contraire, des impossibilités inhérentes au médium. On remarque dans Rue Cases-Nègres, que la spécificité du dispositif narratif filmique peut parfois même aboutir à une réinterprétation de certains éléments de contenu, n'ayant pourtant subi aucune modification particulière : dans le roman, les scènes de danse sont simplement évoquées, ce qui n'est ni faiblesse ni souci de résumer, puisqu'il n'est pas indispensable de retranscrire les chants créoles dont les lecteurs n'entendront ni rythme ni mélodie. Le film, bien entendu, y insère ces chants ponctués de pas de danse des nègres antillais parce que le médium filmique use également du son. Et là, l'effet est beaucoup plus saisissant car ces morceaux chantés font le plaisir de ceux qui regardent le film.

Le dispositif narratif, ses contraintes, ses possibilités, déterminent en partie le poids, l'impact, la valeur de certains éléments de contenu qui peuvent donc varier d'un médium à l'autre.

Ainsi, le film de Palcy qui semblait relativement proche du roman en surface, prend finalement une tournure assez différente : beaucoup plus rythmée, avec des personnages à la fois plus typés (Médouze représente l'Afrique traditionnelle de par ses subites références à sa littérature orale) et plus caricaturaux (le professeur Jean-Henri), peut être moins cohérent, en tout cas différemment organisé en ce qui concerne la distribution des rôles (un seul personnage dans le rôle de M'man Tine et de M'man Délia). Le film s'est donc approprié la biographie romancée de Joseph Zobel pour le faire basculer vers une comédie dramatique à thèmes émotionnels. Dans le roman, on suit l'évolution de la vie de José dès l'âge de cinq à dix-sept ans. Ce qui est curieux dans le film c'est qu'un seul comédien de onze ans interprète le personnage de José dont le parcours diégétique s'étend sur une période de douze ans. Il est inadmissible qu'il n'ait pas physiquement grandi alors qu'il a évolué à travers son discours. Le distributeur aurait mieux fait d'utiliser trois comédiens pour le personnage de José : un gamin de six ans, pour la période préscolaire ; un garçon de douze ans, pour l'école primaire ; un adolescent de dix-sept ans pour la vie à Fort-de-France. Cela aurait eu l'avantage de créer l'illusion d'un enfant qui grandit, thème indispensable pour tout récit biographique.

1.2.3 Différence des temps forts

L'analyse comparée d'un roman et de sa mise en scène cinématographique ne peut se faire sans se baser sur la distribution des temps forts et des pauses. Si le roman et son adaptation filmique ont en commun la narrativité et l'énonciation, l'organisation et la structure, ils peuvent rester irréductibles quant à l'agencement de leurs diégèses.

Certes, dans le passage de La rue Cases-Nègres à Rue Cases-Nègres, quelque chose se retrouve : le thème principal. Ces deux récits retracent le parcours de José Hassam, petit-fils d'une travailleuse agricole qui se sacrifie corps et âme pour qu'il puisse fréquenter l'école et améliorer son niveau de vie. Le protagoniste José appartient à la classe la plus défavorisée de la société martiniquaise d'antan, celle des ouvriers agricoles démunis et dévalorisés par le système de plantation. Cependant, le fil conducteur change du roman au film. Il n'y a pas davantage d'équivalence, en dépit de la persistance de cette idée, entre le plan et le mot, la séquence et le paragraphe, le panoramique ou le travelling et tel passage descriptif. Il est vrai que le film s'est construit à partir de ces petites unités que sont les plans et qui, réunis, donnent des séquences de Rue Cases-Nègres. Et un regard rapide peut voir là quelques analogies avec les mots, phrases et paragraphes de La rue Cases-Nègres. Nous allons en examiner les convergences et les divergences à l'aide du tableau suivant :

Roman

Film

Il commence sur la description de la vie à la rue Cases « Quand la journée avait été sans incident ni malheur, le soir arrivait, souriant de tendresse » (LRCN31(*), p. 9). Cette description correspond à la situation initiale de l'histoire. Cette description s'étend jusqu'à la page 16.

Le film s'ouvre sur un avertissement selon lequel, il est strictement réservé à l'usage privé. L'exposition nous montre un enchaînement de photos fixes en plan d'ensemble qui se succèdent en fondu, faisant ressortir un contraste très remarquable entre les cases des nègres, les maisons des mulâtres et les grands domaines des békés. Une voix off de José nous donne des indications temporelles, de la situation initiale du récit : « C'était les vacances. Tous les enfants de la rue Cases-Nègres attendaient avec impatience que leurs parents partent travailler dans les cannes pour qu'ils seraient [sic] libres toute la journée ». L'exposition est entièrement ponctuée d' une musique instrumentale. Cette partie dure deux minutes et quarante-cinq secondes.

Le départ de ceux qui vont travailler dans les champs constitue le noeud du récit. Les premiers jeux des enfants sont décrits à la page 17 : « En attendant que la bande soit au complet, nous nous amusons sur place, et nos cris et nos rires battent le rappel de ceux qui manquent.»

Le combat du serpent et de la souris suit directement le départ des travailleurs agricoles vers les champs de cannes. Ce combat ne se trouve nulle part dans le roman. C'est une invention d'Euzhan Palcy et il n'est pas là par hasard. Il reflète celui auquel se livrent les nègres contre les békés (serpent). La mort de la souris présuppose la mort certaine des nègres de plantations tel Médouze et M'man Tine.

Les enfants se mettent à la recherche du sucre et cassent le bol dans lequel mange M'man Tine. (LRCN, p. 25)

Le metteur en scène a « donné cinématographiquement » l'idée du livre. L'adaptation réalisée correspond très bien à ce qui est narré à la page 25 de La rue Cases-Nègres.

Les recommandations de Tortilla à José : « Tu arracheras une poignée de cabouillat [...] tu laisses tomber le cabouillat derrière toi. » (LRCN, p. 29) sont administrées sous forme de dialogue. Elles seront exécutées à la page 32 : « Je laisse mollement tomber mes noeuds de cabouillat à mes pieds. »

Dans le film, cette recommandation est dictée par une voix off de Tortilla tandis que José s'exécute en même temps pour appliquer la leçon de sa « maîtresse ».

La première rencontre avec Médouze et sa description par José : « il est le plus vieux, le plus misérable, le plus abandonné de toute la plantation » (LRCN, P. 41) intervient lors des conversations avec ses compagnons. Les devinettes et les contes s'ensuivent (pp. 42-46). Il lui parle en même temps de la révolte d'esclaves et de leur pays d'origine : la Guinée.

Le portrait de Médouze a été « porté à l'écran ». Il est aisément repérable grâce à ses haillons et à sa barbe blanche. Mais il apparaît dans le film pour la première fois au moment de la paye. Ils échangent quelques devinettes mais pas de contes. Dans le film il y aura trois scènes distinctes où va intervenir Médouze : dans la première scène, il échange quelques devinettes avec José. Dans la deuxième, il lui donne une leçon sur les mystères de la vie (cette séquence ne se trouve pas dans le roman). Dans la troisième scène, il lui raconte l'histoire de son peuple qui a son origine en Afrique (dans le roman on parle de Guinée).

L'incendie qui a ravagé le domaine de Monsieur Saint-Louis est évoqué de la page 54 à la page 58. José sera puni par M'man Tine.

Cet incendie a été repris intégralement dans le film avec des modifications dans les dialogues de Gesner, Orélie et Tortilla qui laissent penser à une recréation artistique ou à un réarrangement de l'histoire. Dans le film, tous les enfants seront punis par Monsieur Saint-Louis.

La mort de Médouze est décrite de la page 71 à la fin de la première partie dont la scène se déroule à Petit-Morne. C'est José qui a signalé l'absence de Médouze mais il n'est pas parti à la recherche de son corps.

C'est également José qui a signalé l'absence de Médouze mais il ne va pas rester au village pour attendre le cadavre avec les femmes et les autres enfants. Il accompagnera les grandes personnes dans les plantations de cannes et c'est lui qui découvrira le corps de Médouze. Durant la soirée, les villageois vont danser en guise de deuil. Dans le roman, les danses ne sont même pas décrites.

La deuxième partie s'ouvre sur les premiers jours de classe de José. Il était enseigné par une maîtresse.

Dans le film, la voix off de José annonce le début du deuxième acte. Cependant, les activités scolaires apparaissent même avant la mort de Médouze, lorsque José enseignait l'alphabet à Carmen. De toute façon, à Petit-Bourg, l'enseignant est un homme et non une femme.

Par malchance, la cruche de maman Léonce s'écrase dans les mains de José qui s'échappe vers la brousse.

Délibérément, José jette une pierre sur la vaisselle de maman Léonce et s'échappe vers l'école pour reprendre la punition qu'il avait abandonnée devant la classe. Il y a dans le film toute une invention de faits qui ne figurent pas dans le roman.

Dans le roman, Jojo s'évade pour fuir la dureté de son père et de sa marâtre (Jojo avait marronné : LRCN, p. 154) pour se retrouver avec José à Fort-de-France après douze ans. On ne parle pas de la mort de son père.

Dans le film, Jojo s'appelle Léopold et son père mourra suite à une crise de rein causée par un coup de pied de son cheval. Une histoire inventée de toutes pièces par Euzhan Palcy. José va le retrouver à son retour au village, attaché derrière un cheval en guise de punition pour avoir refusé d'obéir aux ordres des békés.

José dut continuer à Fort-de-France parmi les dix lauréats du certificat d'études, « les autres ayant dépassés l'âge requis » (LRCN, p. 160)

Dans le film, on ne trouve que deux lauréats, un garçon et une fille. La fille dut rester parce que son père ne voulait pas la laisser partir loin de ses yeux.

La troisième partie est dominée par un nouveau personnage, M'man Délia, la mère de José. C'est elle qui va désormais se charger de tous ses besoins.

M'man Délia ne figure pas dans le film et c'est M'man Tine qui se charge de José jusqu'à la fin du récit. M'man Tine évoque le nom de Délia pour dire aux spectateurs que celle-ci était morte il y a longtemps. C'est M'man Tine qui prononcera la célèbre phrase de M'man Délia : « Ils ne savent pas quelle femme de combat je suis ! » (LRCN, p. 168).

Le personnage de Carmen apparaît pour la première fois à la page 197. Il sera décrit par José comme suit : « C'etait un jeune homme, tout juste plus âgé que moi et d'une gaieté irrésistible ».

Dès le début du film, José enseignait déjà l'alphabet à Carmen. En outre, Carmen est un garçon beaucoup plus âgé que José.

Jojo raconte sa mésaventure à José lors de leur rencontre à Fort-de-France.

Orélie raconte la mésaventure de Léopold à José vers la fin du film, lors de son retour à Petit-Morne et celui-ci court voir lui-même l'affaire : Léopold était attaché derrière un cheval en guise de punition pour n'avoir pas obéi aux ordres des békés. Les paysans qui avaient formé un cercle autour de la place de punition chantaient un chant de tristesse et de souffrance, une chanson à faire pleurer même les spectateurs.

Le professeur accuse José d'avoir plagié son « plus émouvant souvenir d'enfance » tandis qu'il balbutiait des phrases pour se défendre : « Je vous jure que je n'ai pas... » (p.209)

Dans le film, José se rebelle et sort de la classe en disant à haute voix qu'il n'a pas copié. Son professeur reconnaît l'innocence de José et ira même jusqu'à lui demander pardon devant sa grand-mère, et par la même occasion l'inviter à reprendre ses études.

José avait sensiblement grandi puisqu'une douzaine d'années séparent sa vie à Petit-Morne et celle à Fort-de-France. Et lorsqu'il s'en était retourné au village, on le « félicitait d'avoir grandi » (LRCN, p. 205)

Dans le film, José ne grandit pas. Il reste un garçon de onze ans.

A la mort de M'man Tine, José était resté à Fort-de-France et sa mère s'était rendue à Petit-Morne après qu'une voisine avait envoyé un télégramme annonçant la maladie grave de la grand-mère. José apprit ce qui s'était passé à la vue de sa mère « coiffée d'un madras noir à petites rayures blanches » (LRCN, p. 238)

Dans le film, c'est la petite Gesner qui annonce à José que M'man Tine « ne respire plus ». C'est cette étape qui culmine en émotions et constitue donc le climax du film. Les scènes qui suivent sont une détente qui va jusqu'à l'épilogue et la musique qui clôturent le film.

Le dénouement se présente comme une fin ouverte puisqu'il laisse un projet non-accompli, celui de José de se charger enfin des besoins de M'man Tine, en guise de gratitude.

Le dénouement se présente comme l'achèvement d'un cycle pour rendre le spectateur davantage sensible à la souffrance de la population de rue Cases. La mort de M'man Tine vient clôturer le cycle. Le projet de José, de se charger enfin de sa Grand-Mère avait été en partie réalisé puisque dans les séquences précédentes, il lui avait dit : « c'est fini : Amantine ne repasse plus, Amantine ne lave plus ! » La bourse d'études va suffire pour la satisfaction de leurs besoins. Le film se ferme sur José entrain de laver les pieds de sa défunte grand-mère en fondu enchaîné sur le paysage martiniquais.

L'épilogue du film se présente sous forme d'une voix off de José qui annonce : « Amantine est allée dans l'Afrique de Monsieur Médouze. Demain, je vais partir à Fort-de-France en emportant avec moi ma rue Cases-Nègres ».

1.3 Parties du roman susceptibles d'être portées sur écran qui ne l'ont

pas été

Evaluer la distance qui sépare les deux textes et juger du « respect » ou de la « trahison » du texte filmique par rapport au texte littéraire nécessite de travailler sur les structures profondes et non seulement sur les éléments superficiels. Outre le degré de parenté entre les titres, les contextes, les organisations et les narratologies, il fallait effectuer un inventaire des scènes supprimées ou condensées ainsi que des rajouts éventuels et des scènes dilatées et observer les conséquences de ces modifications. Nous n'allons pas inventorier toutes les scènes supprimées. Ici, nous allons essayer d'adapter deux passages qui nous ont semblé très remarquables de par le suspense qu'ils créent. Nous allons chaque fois tâcher de proposer notre découpage technique. Nous utiliseront la terminologie de Tudor32(*) en ce qui concerne le langage du découpage.

Le langage technique du découpage selon Eliad Tudor

LES PLANS

DESCRIPTION

CINEMA

TELEVISION

 

AMERICAIN

FRANÇAIS

 
 

1 Extreme close up (ECU)

Très gros plan (TGP)

Très gros plan (TGP)

Les yeux, la bouche, l'oreille...

2 Close up (CU)

Gros plan (GP)

Gros plan (GP)

Coupe personnage au noeud de cravate

3 Insert

Insert

Insert

GP d'un objet : cigarette, lunettes, photo...

4 Medium Close shot (MCS)

Plan américain (PA)

Plan rapproché taille (PRT)

Plan rapproché poitrine (PRP)

Coupe personnage au génou avec une partie du décor

Coupe personnage à la taille

Coupe personnage à la poitrine

5 Medium shot (MS)

Plan moyen (PM)

Plan moyen serré (PMS)

Plan américain large (PAL)

Plan américain (PA)

Plan américain serré (PAS)

Coupe personnage aux pieds

Coupe personnage au dessus du génou

Coupe personnage au dessus à mi-cuisse

Coupe personnage aux hanches

6 Medium long shot (MLS)

Plan d'ensemble (PE)

 

Personnage entier plus partie du décor

7 Full shot (FS)

Plan général (PG)

Plan général (PG)

Plan grand ensemlbe (PGE)

Plan ensemble (PE)

Plan demi ensemble (PDE)

Personnage dans le décor entier

Personnage dans l'ensemble d'un décor particulièrement vaste

Personnage dans une importante partie du décor

Personnage dans une partie du décor.

1.3.1 Retour de José et sa grand-mère de chez sa marraine

José tient une poule (cadeau de sa marraine) d'une main ramenée sous son aisselle et une noix de coco dans l'autre.

« A un moment, mes doigts fatigués de tenir la noix de coco se desserrèrent sans doutes et le fruit se mit à dégringoler dans l'herbe, vers le pied du morne. Devant mon désarroi, M'man Tine m'assura que j'allais le trouver, et me dit :

- T'as qu'à descendre le chercher la dans les halliers.

Je débarrasse mon autre main de mon poulet ligoté, que je couche sur le bord du sentier, pendant que ma grand-mère est debout à m'attendre, et je m'apprête à descendre dans le fourré où a roulé la noix de coco. Mais aussitôt, M'ma Tine pousse un cri, jette ses bras en l'air, trépigne : le poulet s'est sauvé !

Son lien d'herbe s'est défait, et il fuit en caquetant devant M'man Tine qui, affolée, essaie de lui barrer la route en tous sens. Retournant sur mes pas, je me jette aussi dans la poursuite. Mais aussitôt, la bête gagne le champ de cannes et disparaît. M'man Tine la chercha longtemps, et moi-même je faillis m'égarer. La noix de coco, on n'y pensa plus. Nous rentrâmes au bourg ; il faisait nuit. » (LRCN, pp. 146-147).

Voici la découpage technique de cette partie :

SEQUENCE No 11

EXT. - FLANC D'UN MORNE - JOUR

 
 

PGE. Un sentier bordé par un champ de cannes.

 
 

PML. JOSE marche devant M'MAN TINE en tenant une poule et une noix de coco

 
 

PMS. La noix s'échappe de la main de José. Elle dégringole dans l'herbe vers le pied du morne.

 

M'MAN TINE

(Essayant de percer le bruit de la brousse agitée par le vent)

T'as qu'à descendre la chercher là dans les halliers.

JOSE

Oui, M'man !

INSERT. La noix sur terre.

 
 

PMS. José débarrasse sa main de la poule ligotée et la couche sur le bord du sentier.

 

M'MAN TINE

Plus vite que ça José hein ! Tu ne trouves pas qu'il est bientôt...

PM. M'man Tine pousse un cri, jette ses bras en l'air, trépigne...

 

M'MAN TINE

Le poulet s'est sauvé !

JOSE

Attrape-le M'man !

PDE. M'man Tine essaie de barrer la route à la poule. José se retourne et se jette, lui aussi à sa poursuite. La poule gagne les champs de cannes et disparrait.

 

M'MAN TINE

Mais qu'est-ce que tu as à me regarder comme ça ? Cherche-le, idiot !

Tout en cherchant, ils se dirigent vers...

 
 

PMS. Le champ de cannes. M'man Tine et José cherchent et cherchent encore. Sous les cannes à sucre, sous les touffes d'herbes...

 

M'MAN TINE

Rentrons, nous n'allons pas passer la nuit ici à chercher une poule qui ne se montre pas.

JOSE

Non M'man !

M'MAN TINE

Vite !

TRAV. ARR. M'man Tine et José rentre brédouilles. Personne ne parle à l'autre.

 
 

1.3.2 Récit de M'man Tine à propos de sa jeunesse (« flash-back »).

« Moi, quand j'était petite, j'ai donné du tracas à personne. Loin de là. A la mort de ma mère, personne n'a voulu de moi, sauf tonton Gilbert. Eh bé ! Qu'est-ce qu'il a fait de moi, tonton Gilbert ? Il m'a embarquée dans les petites bandes, à arracher des herbes, au pied des jeunes cannes, afin que je lui apporte quelques sous le samedi soir. Pendant ce temps, les carrées de terre que ma mère avait reçus du vieux béké qui était mon grand-père, c'était lui qui en était le maître, y plantait ce qu'il voulait, récoltait, en louait un carrée à celui-ci, un demi-carrée à celui-là. Moi, j'était toujours baissée du matin au soir dans un sillon, ma tête plus bas que mon derrière, jusqu'à ce que le commandeur, M. Valbrun, ayant vu comment j'étais faite, m'a tenue, m'a roulée à terre et m'a enfoncé une enfant dans le ventre. » (LRCN, P. 35).

Voici le découpage technique de cette partie :

Ces images qui relatent un récit en « flash-back » sont en noir et blanc pour contraster avec le récit principal. L'absence de dialogues renforce l'idée d'un récit enchâssé.

SEQUENCE No 5

EXT. - CHAMP DE CANNES - JOUR.

 

PGE. Un champ de cannes qui s'étend à perte de vue.

 

PE. Une centaine de sarcleurs s'acharnent à arracher les mauvaises herbes autour des cannes.

 

PANO. G-D. Net arret sur M'MAN TINE un peu loin des autres, baissée, en train de sarcler.

 

PPE. VALBRUN arrive tout près de M'man Tine. Il la regarde courbée.

 

ZOOM IN . Valbrun tend les mains vers M'man Tine et se saisit d'elle. Elle se débat et se Sauve vers les profondeurs de cannes.

 

PRT.Valbrun prend M'man Tine et la déshabille, non sans difficultés. Elle se débat toute nue.

 

PAL. Geste reflexe, M'man Tine se cache les les seins avec ses deux mains, Valbrun se saisit d'elle et la viole.

 

Retour au récit principal en couleurs et dialogué

1.4 Adaptation ou recréation artistique

Cette partie de l'analyse comparative entre La rue Cases-Nègres et sa mise en forme cinématographique nous a déjà permis de donner un aperçu de nombreuses ressemblances, mais aussi des divergences considérables tant du point de vue organisationnel que narratologique entre ces deux récits.

Au lieu de « porter sur écran », Euzhan Palcy n'a fait que « reproduire l'équilibre et les centres d'intérêt de l'original »33(*) selon les termes de Karel Reisz cité par Robert Pignarre. Pour montrer l'esprit « libéraliste » qui l'animait dans son projet, elle a modifié le récit en commençant par le titre. Elle a recréé, restructuré voire retravaillé La rue Cases-Nègres pour qu'il soit adaptable au cinéma comme Rue Cases-Nègres.

Le film n'est devenu qu'une représentation et une illustration du roman, une sorte de transcription actualisée du langage littéraire au langage cinématographique. Certes, la fidélité totale à l'oeuvre originale est exceptionnelle voire impossible. Cette fidélité a été irréalisable pour Euzhan Palcy d'abord, parce qu'on ne peut représenter visuellement des significations verbales, de même qu'il est pratiquement impossible d'exprimer avec des mots ce qui est exprimé avec des signes, des formes et des couleurs. Ensuite, parce que l'image conceptuelle, celle que la lecture fait naître dans l'esprit est fondamentalement différente de l'image filmique fondée sur un donné réel qui nous est immédiatement offert à voir et non à imaginer graduellement. Il est, par exemple, pratiquement impossible de reproduire cinématographiquement l'émotion psychologique contenue dans ce passage de José : 

« Un champ (de cannes) représente toujours à mes yeux un endroit maudit où des bourreaux qu'on ne voit même pas condamnent des nègres, dès l'âge de huit ans, à sarcler, bêcher, sous des orages qui les flétrissent et des soleils qui dévorent comme feraient des chiens enragés ; des nègres en haillons, puant la sueur et le crottin, nourris d'une poignée de farine de manioc et de deux sous de rhum de mélasse, et qui deviennent de pitoyables monstres aux yeux vitreux, aux pieds alourdis d'éléphantiasis, voués à s'abattre un soir dans un sillon et à expirer sur une planche crasseuse, à même le sol d'une cabane vide et infecte. Non, non ! Je renie la splendeur du soleil et l'envoûtement des mélopées qu'on chante dans un champ de canne à sucre. » (LRCN, p. 163)

On conçoit donc toute la difficulté et l'impossibilité d'Euzhan Palcy à transposer les pages éminemment psychologiques du narrateur. Elle a dû les escamoter, les condenser ou les étirer avec une intention formelle. Gérard Betton affirme que cela est « l'explication des échecs dans les tentatives de transposition artistiques de nombreux chefs-d'oeuvre tel Les Misérables, Crime et châtiment... et la quasi-impossibilité de porter à l'écran les héros stendhaliens, balzaciens et proustiens »34(*).

CHAPITRE II :

LES PERSONNAGES

2.1 La consistance et l'itinéraire des personnages principaux

Comme nous l'avons vu le personnage occupe incontestablement une place prépondérante dans n'importe quel récit. Dans La rue Cases-Nègres de Zobel, les personnages sont bien plus nombreux que dans le film de Palcy, qui a quelque peu simplifié l'intrigue. Le film fait un tri parmi les personnages présentés par le roman et semble privilégier les adultes, alors que le roman met une emphase sur le monde des enfants. Ainsi, de tous les compagnons de José tant à la rue Cases qu'à la Cour Fusil ou au lycée Schoelcher, Palcy n'évoque que ceux qui avaient une affinité très marquée avec le personnage principal. Dans le livre, Zobel accorde une place beaucoup plus importante à ses compagnons de bas- âge, « son plus émouvant souvenir d'enfance ». D'autre part, les personnages n'ont pas toujours la même psychologie. Ainsi, certains semblent plus humains, plus émotionnels ou plus fragiles dans le roman que dans le film ou vice versa. Nous allons essayer d'entrer dans leur fort intérieur pour découvrir la force qui les anime.

2.1.1 José : approche socio-historique

Personnage principal, José est omniprésent aussi bien dans le roman que dans le film. Tout le récit est écrit à la première personne et le narrateur n'est autre que le personnage principal. Cependant, aucune description minutieuse qui pourrait se comparer à un gros plan n'existe dans le roman, d'où certaines spéculations sur sa morphologie. Cependant, on sait que c'est un garçon de cinq ans au début du récit, et de dix-sept à la fin (cf. la référence temporelle : LRCN, p.204). L'idée générale qu'on se fait sur le personnage du José du roman c'est qu'il est un garçon beau, intelligent, bavard, qui grandit de l'enfance à l'adolescence (de cinq à dix-sept ans).

Dans le film, ce personnage est interprété par un garçon de onze ans et qui ne grandit pas, ce qui diminue l'effet du temps qui s'écoule, un thème pourtant très prisé dans le roman. Ce manque de croissance du personnage principal ôte un caractère autobiographique à l'oeuvre filmique, tandis que dans le roman beaucoup d'indices conduisent sur le terrain de l'autobiographie surtout dans la première édition de La rue Cases-Nègres, celle sortie en 1950. Elle met l'emphase sur la vie de l'auteur et sur celle des siens. Les éléments paratextuels renforcent les liens entre l'auteur, le narrateur et le personnage comme l'atteste la dédicace :

A MA MERE,

Domestique chez les Blancs.

A MA GRAND'MERE,

Travailleuse de plantation,

Et qui ne sait lire. (LRCN, 1950)

Les allusions généalogiques à la lignée maternelle de l'auteur correspondent de façon allusive à celle du protagoniste José dans le récit. Outre les éléments paratextuels, un certain nombre de rapprochements entre le contexte et le texte, entre le vécu de l'auteur et celui du protagoniste dans La rue Cases-Nègres sont à considérer. D'abord, les repères spatio-temporels à la fin du texte, « Fontainebleau, le 17 juin 1950 (LRCN 240) » se rapporteraient non au temps de l'histoire mais au temps de l'écriture. Ces indications temporelles jurent avec l'ancrage temporel du récit qui relate une enfance de l'entre-deux-guerres. Dans le récit, le système de plantation, même en voie de transition, demeure toujours intact. Si on considère la chronologie de l'auteur (né en 1915), l'ancrage spatio-temporel de l'histoire de José correspond au pan de vie de l'auteur. La proximité des prénoms, Joseph (auteur) / José (protagoniste) ainsi que l'expérience rurale dans cet univers de plantation ajoutent un autre élément à la relation autobiographique. Somme toute, la première édition invite à une lecture autobiographique de La rue Cases-Nègres. Par ailleurs, le changement du nom du Lycée Thoraille à Rivière-Salée en celui de Lycée Joseph Zobel en dit long à ce propos.

2.1.2 M'man Tine : la fée du récit

Interprétée par Darling Legitimus, M'man Tine est sûrement le personnage le plus réussi dans le passage du roman au film. Cependant, mis à part le fait qu'elle phagocyte le personnage de M'man Délia, la mère de José qui n'apparaît nulle part dans la réalisation de Palcy, nous ne pouvons pas non plus passer sous silence ses changements d'humeur d'un récit à l'autre. Le début du roman présente une grand-mère vigoureuse et agressive qui « fait quelque fois déferler les coups de triques, les coups de bâtons, les taloches sur moi (José) » (LRCN, P.58). Par contre, dans le film, M'man Tine semble plus humaine, plus tendre et plus fragile. Palcy fait d'ailleurs allusion à sa compassion lorsque M. Saint Louis battait son petit-fils après l'incendie qui a ravagé son domaine. Elle le qualifiera d'assassin, du fait qu'il ose lever la main sur un gamin de cinq ans alors que, dans le roman, c'est elle qui l'a battu. Autant M'man Tine parait gênante pour les jeux des enfants dans le roman, autant elle paraît vouée à leur cause dans le film.

Dans le roman, le narrateur commence et termine le récit en privilégiant la figure de la grand-mère, M'man Tine. Elle est indispensable non seulement à la formation identitaire de l'enfant narrateur, mais aussi aux horizons d'ouverture où elle le projette l'enfant narrateur. Dès les premières lignes du texte, le narrateur nous signalera les conditions de lecture du récit de vie de l'enfant à partir des figures discursives mises en jeux. Au début du texte, le narrateur nous rappelle la figure de M'man Tine à partir d'une perspective d'enfant. Il parle de son accoutrement, en particulier de sa robe rapiécée. Il en fournit aux lecteurs une description des plus minutieuses. Le recours à la métonymie est ici assez significatif. La robe rapiécée à plusieurs reprises en vient à représenter celle qui la porte. Le tissu est endommagé par les tiges de la canne et la couleur ainsi que le motif en sont méconnaissables. Comme l'ont souligné les critiques de Zobel, l'accoutrement de la grand-mère est évocateur des conditions d'existence des travailleurs agricoles et des préjugés de classe intériorisés par tous les Martiniquais.

Ce qui est surtout contraire à l'évolution narratologique du roman, c'est que, dans le film, M'man Tine est d'abord travailleuse dans les champs de cannes, parmi les autres habitants de la rue Cases, avant de s'installer en ville comme laveuse, en vue d'aider José à parachever ses études. Ce rôle de laveuse chez les Blancs est joué dans le roman par M'man Délia.

En outre, dans le roman, plus que dans le film, M'man Tine s'exprime plus souvent en « monologue à mi-voix » (LRCN, P. 14). Sa voix est basse, monotone et trahit sa fatigue ; d'ailleurs elle transmet son récit de vie sous cette forme de monologue pour que son petit-fils comprenne ses origines, et, par la même occasion, l'histoire familiale. Son récit sert de connexion entre son passé et son avenir et guide l'enfant dans la vie quotidienne dans l'espoir qu'il pourra un jour sortir des champs de cannes où sont normalement destinés les enfants des travailleurs agricoles. Ce récit relate donc les expériences de sa grand-mère, de sa mère et des membres de sa communauté et deviendra un puits d'images d'où l'enfant tirera la matière de son écriture.

Non seulement le film de Palcy ne présente pas M'man Tine comme une femme qui ne monologue pas souvent, comme c'est le cas dans le roman, mais aussi comme une femme de combat qui jure de lutter jusqu'au bout. Dans le roman, par contre, elle hésite quelquefois et recourt à l'aide de M'man Délia en cas de difficultés. Cependant, dans tous les cas, elle est présentée par certains critiques comme l'héroïne même du récit. Il n'est donc pas surprenant que la dernière image que nous offre le narrateur soit bien celle du corps abruti de sa grand-mère. José s'approche du cadavre de M'man Tine, l'examine de long en large, pour s'arrêter aux extrémités. Le portrait minutieux des mains révèle un glissement de perspective allant de l'objectivité à l'intersubjectivité. Au début du récit, le regard de José s'arrête à l'accoutrement et, par extension, aux apparences trompeuses qui minimisent l'individualité de sa grand-mère. Dans son évaluation de la beauté, M'man Tine garde comme horizons les contradictions et les limites de la réalité vécue dans les plantations. Seulement, les expériences et les observations de José au cours du récit lui permettront à la fin du récit de sonder les êtres et les choses. Ainsi le regard lucide de José, maintenant imprégné de tendresse et d'amour, retient les grandes lignes et l'énorme sacrifice d'une existence individuelle. Il faut signaler que, dans le roman, José s'imagine le cadavre de sa grand-mère. Il était à mille lieu de ce corps, tandis que, dans le film, c'est lui-même, aidé par Tortilla et Aurélie qui entreprit la dure épreuve de lavage du cadavre, ce qui diminue le caractère réaliste du film, vu son bas âge.

La reprise de l'image de M'man Tine, en particulier l'image de son corps à la fin du récit, signale un glissement au niveau des figures rhétoriques, allant de la métonymie (la robe de M'man Tine) à la synecdoque (les mains et les pieds de M'man Tine). Le glissement des figures discursives renvoie aux rapports de proximité et d'écart entre José et sa grand-mère. Au début, José dépend totalement de sa grand-mère et même les bribes descriptives consacrées à M'man Tine reflètent cette proximité. A titre d'exemple, la longue description de la robe de M'man Tine. Au fur et à mesure que se déroule le récit, l'enfant se sépare de plus en plus de sa grand-mère et cet écart se manifeste également dans le choix des figures discursives. A la fin du récit, l'écart entre José et M'man Tine trouve son expression la plus percutante dans l'appréciation des extrémités corporelles de la vieille femme. De plus, la figure de M'man Tine n'engage pas seulement sa personne mais celle de sa communauté. Elle porte en elle les signes de la résistance à tel point qu'elle pourrait être comparée aux fées des contes merveilleux.

Devant l'aveu de José, « M'man Tine n'avait-elle pas été vraiment la fée qui avait réalisé mon rêve ? » (LRCN, p. 107), le lecteur se rend compte que le personnage, le narrateur et l'auteur concourent à rendre hommages à cette grand-mère dont la vision « merveilleuse » avait su rejoindre « le réel ». Il convient de noter que, dans le film, une telle exaltation est difficile à porter sur écran. Dans le roman, le récit devient facilement le terrain de transformation des signes : le soleil, les champs de cannes, la vie des travailleurs agricoles, le sort des enfants...La métamorphose de M'man Tine en fée va dans ce sens car la laideur de son corps cède à la beauté de son âme. Cette lecture peut également s'appliquer à l'oeuvre entière qui se voue au salut des pauvres. La dédicace au début du film, « A toutes les rues Cases-Nègres du monde », ajoute foi à cette mission humanitaire.

En somme, le personnage M'man Tine connaît la meilleure fortune dans les deux récits car elle reste la mieux incarnée dans l'adaptation grâce à la brillante prestation de Darling Legitimus. Celle-ci a même décroché le prix de la « meilleure actrice » de l'année 1984. Ses gestes, ses paroles, ses mouvements et ses vêtements font d'elle une M'man Tine en chair et en os.

2.1.3 Médouze ou la réhabilitation de l'oralité

« Il est le plus vieux, le plus misérable, le plus abandonné de toute la plantation... sa cabane est la plus dénudé et la plus sordide... Son vrai visage est un masque hallucinant... avec sa tête grenée de cheveux roussâtres, sa barbe à l'aspect de ronce et ses yeux dont on ne voyait jamais qu'un petit filet parce que ses paupières restaient presque fermées. [Médouze] vêtu seulement d'un pagne avec au coup un minuscule sachet noir de crasse, et attaché à une fibre ressemblait à un beau corps d'homme que la flamme avait longuement grillé et qu'elle se plaisait maintenant à patiner dans toutes les gammes des bruns ». (LRCN, p. 41-42)

Telle est la description du vieux Médouze que le narrateur nous fait découvrir dès son entrée en scène. C'est ces détails que Palcy a formellement « porté sur écran », tandis que, dans le fond, c'est ce vieillard qui initie José à une appréhension de son milieu naturel et culturel. Il est l'aîné de la communauté et disposé à transmettre son savoir et sa sagesse aux jeunes générations, tâche dont il s'acquitte fort bien dans les deux récits (romanesque et filmique). L'expression vocale de M. Médouze se caractérise par sa verticalité. Il est souvent question de sa voix qui monte, surtout quand il relate des contes ou son histoire personnelle. Le ton en est cependant beaucoup plus émotionnel dans le film que dans le roman.

Il joue un rôle considérable dans l'initiation de José en vue d'éveiller ses dispositions intellectuelles. La communauté de la Rue Cases-Nègres est régie par un système de classe d'âge où les aînés et les adultes ont droit à la parole et où les enfants ont l'obligation de l'écoute. Quoique le système de plantation ait pour effet de faire intervenir les rapports de force dans cet enjeu, José, lui, en tire bénéfice. Cette écoute active de la parole de Médouze lui permettra de distinguer des mécanismes de survie et de résistance sur lesquels il bâtira sa propre philosophie. Médouze élargit des horizons intellectuels de l'enfant et lui propose d'abord un regard autre sur son univers. Il encourage l'enfant à suivre un système de valeurs où s'inscrivent l'être, le temps et l'espace dans des rapports intersignificatifs. Fidèle à ses traditions philosophiques, dans le roman tout comme dans le film, M. Médouze préfère la durée à l'instant, et il crée une certaine ambiance pouvant faire surgir la « parole de la nuit » :

« Il en est ainsi presque chaque soir. Je ne peux jamais entendre un conte jusqu'à la fin. Je ne sais si c'est M'man Tine qui m'appelle trop tôt, quoiqu'elle me gronde toujours de m'être trop attardé, ou si c'est Médouze qui ne raconte pas assez vite ». (LRCN, p. 45)

M. Médouze, « source intarissable de contes, de devinettes, de chansons » (LRCN, pp. 41-45) fournit des clés de compréhension et d'explication sur son milieu naturel et culturel. Dans cette veine, la parole du conteur, en imitant par exemple le galop d'un cheval, s'harmonise avec les bruits et les sons de la nature. Cette harmonie est, bien entendu, beaucoup plus accentuée dans le roman que dans le film grâce à l'intervention du son. L'initiation de José vise non seulement à valoriser les sources vives de l'humanité mais à reconnaître aussi les sièges du mal. A cet égard, le témoignage suivant est percutant :

« Tout l'attrait de ces séances de devinettes est de découvrir comment un monde d'objets s'apparente, s'identifie à un monde des personnes ou d'animaux. Comment une carafe en terre cuite qu'on tient par le goulot devient un domestique qui ne sert de l'eau à son maître que lorsque ce dernier l'étrangle ». (LRCN, p. 43)

Ainsi, M. Médouze, dans le film plus que dans le roman, fait à José l'apprentissage du lexique et du discours de domination qui perpétuent l'exploitation des pauvres et des démunis. Palcy y ajoute une leçon sur la vie que M. Médouze va administrer à son disciple tout en modifiant ses contes. Dans le roman, les contes de M. Médouze renferment des outils de résistance où la présence des personnages animaux interroge le statu quo et favorise les préceptes éthiques.

Outre le but d'établir un rapport entre l'être humain et son entour naturel et culturel, s'ajoute celui de lui faire connaître les connexions entre le réel et le merveilleux. Quand M. Médouze parle à José du « lapin [qui] marchait en costume de toile blanche et chapeau panama », ou « [...] du temps où toutes les traces de Petit-Morne étaient pavées de diamants, de rubis, de topazes ; toutes les ravines coulaient de l'or et les grands étangs étaient un bassin de miel » (LRCN, p. 44), il montre à José une autre façon de voir, de penser, d'imaginer son univers. Au fond, il cultive la résistance de l'enfant contre les tendances hégémoniques de la culture de l'oppresseur en enseignant à José les lieux vitaux de son existence :

« Ainsi sur la simple intervention de M. Médouze, le monde se dilate, se multiplie, grouille vertigineusement autour de moi (José) ». (LRCN, p. 43)

Plus émotionnels encore sont les récits dont M. Médouze lui fait part, des récits qui valorisent ses sources africaines. La valorisation de la Guinée, comme arrière pays et comme lieu de repos des âmes en peine, sert de gage de fidélité. Dans le film, Palcy remplace « Guinée » par « Afrique » dans le souci d'élargir les horizons à toute la diaspora noire des Antilles. Le programme narratif de M. Médouze s'inscrit dans la visée idéologique de l'auteur qui est celui de valoriser le vécu des personnages dans leur lutte contre l'Histoire et dans leur tenace résistance au discours hégémonique.

Ce récit généalogique d'esclavage, de colonisation, sert d'arrière plan au tableau de La rue Cases-Nègres. Les contes, les devinettes, les récits constituent un corps de savoir où le religieux, l'histoire, le politique et le social sont pensés non par rapport à la civilisation française, mais par rapport aux civilisations antillaises et africaines. M. Médouze se démarque, en raison de la grandeur de sa vision et de ses paroles. Sa présence transgresse la mort que lui réservent les champs de cannes. Le récit rend hommage aux leçons de M. Médouze car le narrateur puise dans la mémoire des lieux et des êtres et dans des situations d'oralité pour donner sens à sa démarche créatrice. De ce fait, La rue Cases-Nègres réhabilite la civilisation africaine en insistant sur les affinités historiques et culturelles qui rattachent l'Afrique et sa diaspora du « Nouveau-Monde ».

En somme, M. Médouze est un personnage typé qui représente les valeurs traditionnelles et culturelles des ancêtres descendants d'esclaves déportés d'Afrique vers les Antilles. Ce vieillard est sûrement l'un des personnages les plus caricaturaux qu'ait dépeint Zobel. Il mourra victime de la fatigue des champs de cannes. L'image de ce vieux sarcleur de cannes restera gravée dans la mémoire de José et il rassemblera tous les détails de leurs conversations pour en faire un récit que le professeur qualifiera de « plagiat ». Il ne s'imaginait pas un tel enfant composer un aussi beau texte. Il le met en garde de ne plus « s'amuser à ce petit jeux » (LRCN, 209). Dans le film, ce texte sera lu à toute la classe.

2.1.4 M'man Délia, la grande absente du film

Nous avons vu que, dans La rue Cases-Nègres de Zobel, les personnages sont beaucoup plus nombreux que dans son adaptation cinématographique, et que le film a quelque peu simplifié l'intrigue. C'est dans cette optique que Délia, la mère de José, ne fait pas partie des personnages qui ont été « portés sur écran ».

En effet, il est fréquent dans ce genre de films qu'un certain nombre de personnages soient passés sous silence. Ce qui est original avec le personnage de M'man Délia, c'est que son image domine la troisième partie du livre et que, par conséquent, il est impensable qu'un tel personnage soit escamoté. Elle avait seulement été évoquée dès le début du roman, mais elle entre elle-même en scène avec le début de la troisième partie, lorsqu'elle jurait d'aller jusqu'au bout : « Ils ne savent pas quelle femme de combat je suis » (LRCN, 168). Nous avons vu que son rôle a été phagocyté par M'man Tine dans le film. Pourtant, en l'absence de description détaillée de son personnage de la part de l'auteur du livre, n'importe quelle comédienne pouvait interpréter son rôle. Tout ce que l'on sait de sa personne, c'est qu' « elle faisait la lessive et le ménage chez les Blancs Créoles de la Route Didier » (LRCN, p. 168).

Toutefois, M'man Délia était une étrangère aux yeux de son fils. Ne le dit-il pas lui-même en ces termes ? : « Notre peu de familiarité me rendait plutôt timide avec elle » (LRCN, p. 186).

Et lorsque « le professeur avait demandé aux élèves les noms et professions des parents, sans aucune arrière pensée... c'était le nom de M'man Tine qui était sorti de [sa] bouche comme parente principale » (LRCN, p. 181).

Somme toute, on s'étonne de l'esprit créateur de Palcy qui a pu condenser deux personnages en une seule actrice. Elle y a fort bien réussi mais cette modification cinématographique atténue l'aspect autobiographique du roman.

2.1.5 Les autres personnages

Dans son récit, Zobel répertorie tous ceux qui ont été ses compagnons d'enfance, de la Rue Cases à Fort-de-France, en passant par Petit-Bourg. Cependant, dans le film, Palcy a dû faire, un choix et se limiter aux personnages qui jouent un rôle vraiment important. Il est vrai que, dans son « souvenir d'enfance », Zobel s'attarde beaucoup sur les descriptions morphologiques de ses camarades, et ce n'est pas pour rien qu'il s'efforce de mentionner leurs vrais noms comme l'ont révélé les critiques ; c'est dans le souci de les immortaliser, de faire en sorte qu'ils ne soient oubliés à jamais. Son entreprise a, en quelque sorte, réussi parce que chaque fois qu'on lit La rue Cases-Nègres, on se voit transporté dans un monde peuplé de Paul et ses deux soeurs Tortilla et Aurélie, de Gesner et Soumane, son petit frère, de Romane et Victorine, intrépides comme des garçons ainsi que de Casimir et Hector.

Outre ses camarades de la Rue Cases, l'auteur passe beaucoup de temps à décrire ses condisciples du Petit-Bourg et du Lycée Schoelcher. On retiendra entre autres Raphaël et Michel qu'on surnommait « panse parce qu'il avait un ventre épais », son frère Ernest plutôt frêle, et leur petite soeur Hortense, Sosso, le nageur, Camille, dont la culotte s'échappait de son ventre aux moments les plus imprévus, Vireil, bavard comme une pie et qui racontait souvent des histoires fantastiques, Jojo, le malheureux mulâtre battu tous les jours par sa marâtre, Christian Bussi, enfant gâté à qui sa maman donnait toujours trop à manger, Serge, le garçon le plus riche de la classe ainsi que Carmen qui sera son ami à Fort-de-France.

De tous ces camarades, ceux de la Rue Cases ont été repris dans le film, tandis que, parmi ceux de Petit-Bourg et Fort-de-France, seuls Jojo (Léopold dans le film) et Carmen se détachent des autres pour être repris chez Palcy avec quelques modifications :

- Jojo du roman a grandi « et sa bouche est soulignée d'un gros trait de moustache » (LRCN, p. 217). Par contre, dans le film, Léopold est un petit gamin d'une douzaine d'années.

- Carmen du roman est présenté comme « un jeune homme tout juste plus âgé que [José] » (LRCN, p. 197). Cependant, le film présente un garçon de loin plus âgé, et même les propos qu'il tient à José ne semblent pas coller à cause du décalage significatif d'âge entre les deux garçons.

Enfin, pour en revenir aux personnages principaux, on notera que M'man Tine et Médouze sont les deux qui changent le moins et que José et M'man Délia sont les deux qui changent le plus dans le passage du roman au film. De la croissance physique de José, on aboutit à sa stagnation formelle, et, de l'inconsistance marquée de M'man Délia, on aboutit à son absence totale.

2.3 Schématisation de La rue Cases-Nègres

Poussant plus loin la logique structurale, A.-J. Greimas35(*) montre que tout récit met en jeu six fonctions élémentaires et solidaires. Dans cette perspective, le récit minimal se décrirait ainsi : mandaté par A, B se met en quête de C pour le compte de D ; au cours de cette quête, il peut recevoir l'aide de E et faire face à l'opposition de F. Cette brève présentation sous une forme paraphrasée peut être formalisée sous le modèle actantiel proposé par Greimas.

En effet, ce que nous désignons à l'aide des lettres A,B,C,D,E,F correspond à ce que Greimas appelle les actants du récit qu'il nomme respectivement : destinateur, sujet, objet, destinataire, adjuvant et opposant.

Dans La rue Cases-Nègres les actants peuvent se schématiser comme suit :

M'man Tine

José et la population de la Rue Cases

Destinateur Destinataire

(A) (D)

José

-éducation

-liberté

-rémunération

Sujet Objet

(B) (C)

Médouze, Délia, Tine et la population de la Rue Cases

Les Blancs

Mme Léonce

L'ignorance

Adjuvant Opposant

(E) (F)

Poussant encore plus loin l'analyse des personnages, en y insérant les personnages cinématographiques, André Gardies36(*) propose un schéma qui repose sur la figure actorielle du système romanesque / filmique. Ce schéma peut nous aider dans l'appréciation des comédiens qui interprètent différents rôles et personnages dans leur passage du roman au film. En fait, cette figure résulte de la combinaison de quatre composants : l'actant, le rôle, le personnage et le comédien-interprète, chacun relevant d'un système propre.

2.2.1 L'actant

Selon Gardies, « la figure actorielle est d'abord une force agissante au sein du monde diégétique, un facteur de dynamique du récit. En ce sens elle peut se définir par la place qu'elle occupe dans le schéma actantiel »37(*).

Au cinéma, toutes les figures humaines qu'on peut voir sur l'écran ne sont pas des « figures actorielles ». Nombreux sont ceux qu'on qualifie de « figurants ». Ceux-ci n'ont à titre individuel aucune valeur actantielle et on les appellent des « non-actants ». En revanche, à titre collectif, ils peuvent jouer ce rôle. C'est le cas de la foule des paysans travaillant dans les champs de cannes. Ils jouent le rôle d'adjuvant. Mais il s'agit alors de la foule en tant qu'entité ; chaque « figurant », lui, est engagé et payé par la production sur la base de son statut de « non-actant ».

2.2.2 Le rôle

Le rôle est une sorte de modèle préexistant qui fournit un ensemble de règles et de contraintes aux comédiens qu'il endosse : traits physiques, mimiques, gestuelle, comportements particuliers. Le comédien, s'il est traître, devra tenir son rôle en fonction de l'image attendue.

2.2.3 Le personnage

Comme nous l'avons vu, le propre du personnage est d'appartenir au monde diégétique que propose le récit et de s'y définir par les rapports qu'il entretient avec tous les éléments qui peuplent ce monde. Il est naturellement l'une des sources nourricières de la figure actorielle, à laquelle il donne ce que, d'une certaine manière, on pourrait appeler son « essence ».

2.2.4 Le comédien-interprète

C'est bien entendu au comédien de donner « corps » à la figure actorielle. C'est la personne physique qui sera filmée dans le personnage de tel. Mais l'apport de l'interprète ne se limite pas à cette seule dimension physique. Le comédien, du moins le comédien professionnel participe aux mythes communautaires et s'ancre dans l'imaginaire social. Lorsque Sylvester Stalone entre dans un film pour y jouer un personnage précis, il est à la fois ce personnage et tous les autres qu'il a interprétés antérieurement (Rambo, Rocky, ...).

La figure actorielle, si elle se manifeste sensiblement par un signifiant de nature verbo-iconique, résulte, au plan de son signifié, d'un processus de sémiotisation complexe. Actant, rôle, personnage et comédien, chacun inscrit dans son propre système, sont autant de composantes qui, à des degrés divers et à partir de leur combinaison, contribuent à l'élaboration sémantique de la figure actorielle, elle-même fonctionnant au sein du système filmique. Dans La rue Cases-Nègres, ce processus pourrait se résumer ainsi :

Système filmique

Système romanesque

Principales figures actorielles

Actant

Rôle

Personnages

Comédiens

Destinateur

Mère clairvoyante

M'man Tine

Darling Legitimus

Sujet

Enfant des campagnes qui va à l'école

José

Garry Cadenat

Destinataire

Population exploitée

La population de la rue-Cases

Beaucoup de figurants

Opposants

Marâtre

Le propriétaire de champs de cannes

Mme Léonce

M. l'Econome

-Dorothée Audibert

-Francisco Charles

Adjuvants

Maîtres, camarades, voisins...

Médouze

Carmen

Jojo (Léopold)

Douta Seck

Joël Palcy

Laurent Saint-Cyr

Objet

Bien être social

Liberté, travail rémunéré, éducation

Les autres travaux sauf les champs de cannes comme l'enseignement, le travail de bureau...

CHAPITRE III :

LE TEMPS ET L'ESPACE

3.1 Le temps

3.1.1 Le temps et l'image cinématographique

Raconter au cinéma, mais aussi à l'écrit comme à l'oral, c'est, si l'on en croit Christian Metz cité par Gérard Genette, « monnayer un temps dans un autre temps »38(*). Celui-ci se trouve au coeur de l'acte de narration. Il n'est donc pas surprenant que la réflexion sur le temps ait depuis longtemps accompagné l'étude des formes littéraires. La narratologie filmique a donc pu, très tôt, bénéficier de modèles d'analyse élaborés ailleurs et antérieurement. Cependant, la question posée ici est celle de la linéarité temporelle au cours de l'adaptation de La rue Cases-Nègres, du roman au film.

Entre le récit filmique et le récit écrit, il existe une différence fondamentale puisqu'elle tient au langage même : alors que la langue, dans son système, distingue les divers temps et modes grâce aux verbes, l'image mouvante ne possède qu'un seul registre d'actualisation, le présent. Néanmoins, dire que l'image mouvante est au présent tend à la simplification. Il est beaucoup plus juste de la caractériser, comme le font Gaudreault et Jost, par sa valeur d' « imperfectif » : « L'image cinématographique se définit donc moins par sa qualité temporelle (le présent) ou modale (l'indicatif) que par cette caractéristique aspectuelle qui est d'être imperfective, de montrer le cours des choses »39(*). Cette durée imperfective au plan aspectuel n'ira pas sans conséquences quant à l'analyse du récit filmique.

Dans ce chapitre, il sera question de voir le rapport qui existe entre le temps de La rue Cases-Nègres, du roman au film. Toutefois, Figures III de Gérard Genette, synthèse remarquable de clarté et de précision, sera la référence de base même si, simultanément, la spécificité du médium cinématographique par rapport à l'écrit sera prise en considération.

3.1.2 Les trois aspects du temps de La rue Cases-Nègres

A partir du double axe temporel, Genette propose d'étudier les rapports qui se tissent entre le temps du récit et celui de l'histoire du point de vue de l'ordre, de la durée et de la fréquence. Nous allons reprendre ces trois formes de manifestation du temps en accordant beaucoup plus d'attention à la durée qu'aux deux autres. L'ordre d'ensemble de La rue Cases-Nègres a fait l'objet de notre analyse dans les pages précédentes et la fréquence, du moins au niveau des unités narratives de grande importance, s'est transposée sans grand changement du roman au film.

3.1.2.1 L'ordre

Dans le travail d'adaptation cinématographique d'un récit romanesque, tout réalisateur a le choix, soit de reprendre l'ordre chronologique du récit de départ, soit d' en adopter un autre (respect ou non des « anachronies » pour reprendre l'expression de Genette). Déjà, après le début du récit romanesque, M'man Tine raconte l'histoire de sa vie à José (LRCN, p. 35). Dans le film, ce « flash back » a été escamoté exprès, alors qu'il y avait lieu de le reprendre, comme je l'ai démontré dans les pages précédentes. De même, l'histoire de la vie de Jojo est racontée sous cette forme de « flash back » (LRCN, PP. 218-220,) mais au lieu de reproduire le « flash back » tel qu'il se présente dans le roman, Palcy l'insère dans son film juste avant le dénouement, après y avoir opéré des changements importants. Dans le film, le personnage concerné ne s'appelle plus Jojo, mais plutôt Léopold, un prénom inventé de toutes pièces puisqu'il n'existe pas dans le roman. Pire encore, l'histoire n'est plus au passé (sous forme de retour en arrière), il est au présent et José assiste au malheur de son ami sans pouvoir intervenir.

Si les anachronies dans ces deux histoires (de M'man Tine et de Jojo) sont en direction du passé, elles peuvent aussi s'exercer en direction de l'avenir. « Retour en arrière », « rétrospection », « flash-back », « anticipation », « flash-forward » sont quelques uns des termes qui désignent habituellement ce phénomène de récit ultérieur ou antérieur. Genette propose de leur substituer les deux expressions : analepse et prolepse. Analepse, lorsque le récit suspend son cours pour rapporter des événements ayant eu lieu précédemment comme c'est le cas dans ces deux exemples et, prolepse, lorsque sont rapportés maintenant les événements qui auront lieu plus tard. C'est le cas du récit anticipé de José lorsque sa grand-mère voulait déménager vers la Cour Fusil. Il raconte déjà sa vie de la Cour Fusil avant même son départ de la Rue-Cases :

« Je retournerai à l'école, et le midi j'irai chez M'man Tine. Je mangerai chez elle. Je deviendrais un enfant du bourg » (LRCN, p. 107).

C'est le cas aussi de la projection de ses idées de sa vie future qui ressemble à un rêve à haute voix :

«  Moi j'aurais une grande propriété, M'man Délia s'occuperait du ménage » (LRCN, p. 135).

Dans ces deux cas, ces récits « proleptiques » ont été délaissés parce que, semble-t-il, ils sont difficiles à « porter sur écran ».

Les anachronies, on le voit dans La rue Cases-Nègres, ont procédé par enjambement en nous invitant à une lecture qui progresse par bonds. D'une part, dans l'histoire de la vie de M'man Tine, le récit fait un bond d'une cinquantaine d'années en arrière, tandis que pour l'histoire de Jojo, le récit fait un bond en arrière de dix ans. D'autre part, les deux histoires « proleptiques » de José font des bonds respectifs de quelques heures et de quelques années. L'effet recherché est de rendre plus fine l'harmonie du récit.

Comme on peut le vérifier dans le film, Palcy n'utilise aucune narration « proleptique » ni « analeptique » pour raffiner son expression iconique. Elle utilise d'autre moyens, surtout verbaux comme des voix off pour exprimer les faits à venir. La voix off qui clôture le film est un exemple typique : « Amantine est allée dans l'Afrique de Monsieur Médouze. Demain, je vais partir au Fort-de-France en emportant avec moi ma rue Cases-Nègres ».

Le schéma chronologique des analepses et prolepses romanesques et leurs correspondances cinématographiques

ROMAN

1921

1869

1922

1930

1919

1929

1928

FILM

Légende

1919 : Début du temps diégétique

1929 : Fin du temps diégétique

1869 : Récit analeptique de la vie de M'man Tine

1921 : Récit analeptique de la mésaventure de Jojo

1922 : Récit proleptique de José à propos de la vie à Petit-Bourg

1928 : La mésaventure de Jojo (Léopold)

1930 : Récit proleptique de José à propos de sa future richesse

Sur ce schéma, on reconnaît quatre récits enchâssés : deux analepses, deux prolepses. Parmi ces quatre récits, un seul, celui de la mésaventure de Jojo (Léopold), a été repris dans le film. Dans le roman, il est raconté avec un bond en arrière de dix ans tandis que, dans le film, il est montré sans anachronie. Les trois autres ont été délaissés.

3.1.2.2 La fréquence

Avec la fréquence, on entre peut être plus dans une dimension aspectuelle que temporelle : c'est le caractère itératif ou singulatif du récit qui est envisagé. Soit la première phrase du roman « Quand la journée avait été sans incident ni malheur, le soir arrivait souriant de tendresse », le recours à l'imparfait permet à un seul énoncé de décrire un nombre indéfini d'événements donnés comme identiques et répétitifs. Le soir arrivait, souriant de tendresse chaque fois que la journée avait été sans incident ni malheur. Et cela est arrivé pendant plus d'une soirée. Cet énoncé raconte donc en une fois ce qui s'est produit n fois. C'est le mode itératif du récit.

Plusieurs procédés semblent avoir aidé Palcy à rapporter cinématographiquement ce genre d'énoncés qui dominent le texte romanesque. Les points suivants montrent les différentes tentatives de Palcy à transposer au cinéma les passages en mode itératif :

1. Le début du roman raconte la vie habituelle de José en l'absence de tout incident. Au cinéma, on recourt à l'utilisation d'une voix off de José qui reprend ce qui est écrit dans le roman.

2. José avait l'habitude de rentrer à la maison après avoir joué avec ses camarades à l'école :

« ... le soir je m'attardais à jouer avec quelques camarades devant l'école, puis je rentrais à la Cour Fusil [en passant par Petit-Bourg] après m'être assuré que je n'était coupable de rien d'extraordinaire » (LRCN, p. 108).

Pour porter sur écran un énoncé pareil, Palcy a procédé très simplement comme suit : elle fait montrer deux fois des enfants qui rentrent en jouant sur la route où l'on peut apercevoir un panneau sur lequel est écrit « Petit-Bourg ». L'effet que ce plan produit chez le spectateur, c'est qu'il prend connaissance à la fois de l'endroit et du caractère itératif des faits.

On aura cependant, remarqué que la plupart d'énoncés du genre itératif ont été rapportés au cinéma comme s'ils évoquaient des faits singulatifs, c'est-à-dire raconter une fois ce qui s'est produit une fois. Dans la mesure où l'image mouvante est d'essence singulative, elle ne peut photographier qu'une seule occurrence événementielle à la fois ; sauf cas de strictes duplications, si elle filme une seconde fois le même événement, elle en fournit une seconde version et non la simple répétition.

Quant à la forme répétitive du récit (raconter n fois ce qui s'est passé une fois), on remarque que c'est un procédé que Zobel n'utilise pas dans son roman. Par conséquent, Palcy non plus n'y fait nullement recours. Malgré tout, d'une manière générale, le récit de Palcy garde son caractère itératif qui découle du recours à de nombreuses interventions de la voix off du narrateur.

3.1.2.3 La durée

Le rythme, c'est précisément l'un des effets essentiels que gère la durée. Celle-ci s'évalue à partir du rapport entre l'axe du récit et celui de l'histoire. Quatre situations types sont dégagées par Genette : la scène, le sommaire, la pause descriptive et l'ellipse.

La scène, c'est, comme nous l'avons vu, là où le temps du récit est à peu près équivalent à celui nécessaire au déroulement des événements (tR=tH). Si l'on examine le film de Palcy, séquence par séquence, on remarque que la scène est la situation la plus utilisée. Le sommaire est, quant à lui, là où le temps du récit est inférieur à celui des événements. Dans l'ensemble, c'est le régime narratif le plus habituel. Le roman de Zobel se déroule, dans son ensemble, sur une période de douze ans, tandis qu'il est écrit sur 240 pages. Dans le film la même période (de 12 ans) est racontée sur une pellicule de 103 minutes.

Par contre, nous avons vu que la pause descriptive correspond aux passages dans lesquels le temps du récit a une certaine valeur tandis que l'histoire n'avance pas, que sa durée est égale à zéro (tR=n / tH=0). Cette façon de raconter une histoire est très prisée dans le roman de Zobel. Ainsi pouvons-nous avoir plusieurs passages descriptifs du type : « La rue Cases-Nègres se compose d'environ trois... » (LRCN, p. 17)

D'autre part, les anachronies observées ici et là dans le roman entravent le déroulement de l'histoire pour donner au lecteur plus de détails sur le passé ou l'avenir de l'un ou l'autre personnage. Cependant, dans le film on ne trouve pas des panoramiques dilatés, dépourvus de toute durée événementielle qui pourrait s'identifier à une pause descriptive de telle ampleur.

Enfin, l'ellipse, c'est-à-dire, là où le temps du récit est égal à zéro tandis que celui de l'histoire a une certaine valeur (tR=0 / tH=n) correspond, dans La rue Cases-Nègres aux deux papiers blancs qui, chaque fois, séparent les parties. Ils ont pour effet de permettre de fortes accélérations narratives. Ainsi la première partie se termine sur la mort de Médouze, tandis que la deuxième s'ouvre sur la vie scolaire du protagoniste. De la même sorte, la deuxième partie se ferme sur le résultat du concours des bourses et la troisième s'ouvre sur la vie de José à Fort-de-France où il devait aller poursuivre ses études. Dans le film on utilise souvent les fondus au noir, les annonces du type « trois ans plus tard », ou bien des voix off annonçant l'information nécessaire. C'est cette troisième option que le film de Palcy utilise. Ainsi, à la trente quatrième minute du film, une voix off annonce le départ pour l'école de José.

Pour être plus complet, certains auteurs comme André Gardies, ajoutent une cinquième figure, celle où le temps du récit est supérieur au temps de l'histoire (tR>tH). Cependant, ce procédé n'est utilisé ni par Zobel ni par Palcy. Il est d'usage surtout pour les effets de suspense, particulièrement dans ces ultimes instants où s'égrènent les dernières secondes avant le climax. Gaudreault et Jost appellent cette figure temporelle la « dilatation ». Il faut ajouter que les effets de ralenti ou d'accéléré sont également absents dans le film de Palcy.

3.1.3 Rapport nombre de pages / durée du film

L'autre observation qu'il faut faire dans l'analyse temporelle d'une adaptation, c'est le rapport qui existe entre le nombre de pages et la durée du film qui en découle. Nous avons vu que le roman qui était de 240 pages a été transposé sur une pellicule de 103 minutes. Certaines scènes ont été supprimées, rétrécies ou dilatées, tandis que d'autres ont été créées. A ce niveau, nous allons inverser la perspective de comparaison que nous avions adoptée jusqu'ici. Avant, c'était le film qui se comparait au roman, maintenant, nous allons partir du film pour pouvoir juger de la répartition du temps alloué à la réalisation globale. Nous allons nous baser sur la segmentation des auteurs à l'intérieur même de ces deux récits. Dans le roman, cette segmentation est du type « première, deuxième, troisième partie », avec chaque fois un blanc de deux pages. Dans le film, par contre, c'est la voix off du narrateur qui marque la ponctuation et le passage d'un acte à un autre. Cette segmentation comprend :

- Un générique

- Un prologue

- Trois actes de durée sensiblement égale

- Un épilogue

- Une présentation des acteurs (« cast »)

Dans une forme condensée, ce rapport se présente comme suit :

Situation

Film

Roman

Commentaire

Le générique

3 min

8 pages

Le générique dans le roman correspond aux premières pages où nous avons des informations concernant le titre, l'auteur, la maison d'édition, l'ISBN, le « copyright » et la dédicace.

Le prologue

1 min

8 pages

Cette partie dans le film correspond à la voix off qui donne le ton du film et, dans le roman, c'est la description de la vie courante à la Rue Cases.

Acte I : La vie à la Rue Cases

30 min

64 pages

Dans le film, cette partie s'étend jusqu'à la voix off qui annonce le départ de José pour l'école. Dans le roman, c'est le blanc entre la première et la deuxième partie qui en marque les limites.

Acte II : la vie à l'école primaire (Cour Fusil et Petit-Bourg)

34 min

82 pages

Dans le film, une voix off annonce la disparition de Léopold, signant ainsi la fin de la deuxième partie. Dans le roman, la deuxième partie va jusqu'à l'annonce des résultats du concours des bourses.

Acte III : la vie à Fort-de-France.

-lycée Schoelcher

31 min

70 pages

Dans le film, cette partie commence avec la préparation du concours de bourses et se termine avec la mort de M'man Tine. Dans le roman, elle est dominée par la figure de M'man Délia, la grande absente du film.

L'épilogue

1 min

1 page

Dans le film, c'est la voix off qui clôture le film, tandis que dans le roman, c'est le dernier paragraphe mais surtout, la dernière phrase du roman : « c'est aux aveugles et à ceux qui se bouchent les oreilles qu'il me faudrait la crier » (l'histoire de la domination des nègres antillais par le Blanc).

Le « Cast »

2 min

0

Cette partie n'existe pas dans le roman

Comme nous pouvons le remarquer àtravers ce tableau, le film essaie de calquer son rythme à celui du roman.

3.2 L'espace

Envisagé jusqu'ici, comme le milieu à la fois physique et sémantique dans lequel évoluent les personnages, l'espace est, par contre, présent dans La rue Cases-Nègres d'une autre manière : en tant que force agissante du récit. Le cadre de vie et la société qui dominent le récit changent à deux reprises. Commencé à la rue Cases où le décor est dominé par les champs de cannes, l'espace diégétique du récit évolue vers Petit-Bourg où l'école est l'élément central, pour enfin déboucher à Fort-de-France afin de nous faire découvrir les méandres de la vie citadine. La fonctionnalité narrative de l'espace dans La rue Cases-Nègres repose donc sur cette hiérarchie topographique qu'il convient d'examiner ici. Nous verrons, en même temps, le travail effectué du roman au film, pour « rendre cinématographiquement » l'espace de Zobel.

3.2.1 Hiérarchie topographique de La rue Cases-Nègres

Dans la première partie du roman, le récit se déroule au Petit-Morne (à la rue Cases), dont la topographie spatiale est disposée selon une configuration triangulaire, le Petit-Morne reflétant la structure pyramidale du régime de plantation (LRCN, p.17). La typologie hiérarchique est déjà précisée par le narrateur :

« La rue Cases-Nègres se compose d'environ trois douzaines de baraques en bois couvertes en tôles ondulées et alignées à intervalles réguliers, au flanc d'une colline. Au sommet, trône, coiffée de tuiles, la maison du géreur, dont la femme tient boutique. Entre la « maison » et la rue Cases, la maisonnette de l'économe, le parc à mulets, le dépôt d'engrais. Au dessous de la rue Cases et tout autour, des champs de cannes, immenses, au bout desquels apparaît l'usine. Le tout s'appelle ici Petit-Morne »(LRCN, p. 17)

Cette description permet de donner des détails certes difficiles à porter sur écran, mais on se rend compte que la caméra, sans s'écarter radicalement du texte romanesque, tâtonne quant à la différenciation de la « maison » et de autres baraques avoisinantes. D'ailleurs aucune maison, parmi celles montrées par la caméra, n'est couverte de tuiles.

Quoique l'esclavage soit aboli depuis 1848, Zobel nous présente un univers où le travail agricole s'inscrit dans un système économique à base servile. Au début du roman, l'enfant a une vision idyllique des champs de cannes. Sa perspective d'enfant nous offre un regard innocent et parfois bucolique sur les travailleurs et les travailleuses agricoles. Cette vision idyllique de José fait place à une vision tragique de l'existence de ses mêmes travailleurs, par suite des expériences q'il a vécues. Comme c'est difficile à porter sur écran, l'image des champs de cannes ne change pas dans le film.

Dans le roman, la technique de la juxtaposition apparaît dès le début : l'enfant s'étourdit dans la description d'une journée de bonheur (LRCN, pp. 9-17) et d'une journée de malheur (LRCN, pp. 17-39). Et encore nous avoue-t-il que l'une est une occasion rare tandis que l'autre résume plutôt l'existence quotidienne. Dans le film, cette précision est rendue par la voix off de José sur laquelle s'ouvre le premier acte.

La juxtaposition de l'image du paradis tropical et de celle de l'enfer des plantations témoigne de la logique binaire qui règle les conduites et les relations sociales. Le glissement d'une image « paradisiaque » de l'île à une image « infernale » invite le lecteur à prendre conscience des passions économiques et des expressions diverses des travailleurs agricoles devant la souffrance. Ce glissement se veut vraisemblable, naturel, d'autant plus qu'il coïncide avec le développement du protagoniste, José Hassam, à travers ses diverses expériences de la vie. La juxtaposition entre le narrateur adulte et l'enfant-personnage n'est pas accentuée dans le roman afin de renforcer la liaison entre le protagoniste et le lecteur. Zobel crée cette liaison afin de développer sa présentation de l'île d'une manière qui ne choque pas le lecteur, à en juger par la première description du roman :

« il y a de grands arbres, des huppes de cocotiers, des allées de palmiers, une rivière musant dans l'herbe d'une savane. Tout cela est beau » (LRNC, p. 17).

On comprend très vite qu'il s'agit là d'un regard naïf et innocent. Dans le film, ni ces arbres, ni ces huppes de cocotiers, ni ces allées de palmiers, rien de tout cela n'est visible. Seule la rivière muse dans l'herbe d'une savane.

La symbolique du soleil nous fournit aussi un cas intéressant :

« Je pense que le soleil est une excellente chose parce qu'il conduit nos parents au travail et nous laisse jouer en toute liberté » (LRCN, p.13).

Pour les enfants, l'absence des adultes en vient à signifier la liberté (LRCN, p. 39). Les relations de pouvoir que vivent les parents trouvent leurs expressions, tantôt positives tantôt négatives, dans leurs relations avec leurs enfants. La peur des grandes personnes est certes beaucoup plus avouée dans le roman. Quelques séquences du film y font explicitement allusion : lorsque José avait barré le chemin à ses camarades qui voulaient entrer dans la maison de M'man Tine, il a suffi que l'on aperçoive l'économe pour que tout le monde se faufile à l'intérieur de la maison, avec le consentement de José qui, lui aussi, avait pris peur.

En somme, trois lieux méritent une attention particulière, du fait qu'ils remplissent un rôle de décor-héros dans La rue Cases-Nègres. Ces lieux sont les champs de cannes, l'école et la ville.

3.2.2 Les champs de cannes, lieu de souffrance

Globalement, l'organisation « architecturale » de l'interminable champ de cannes est la même dans les deux récits. Cependant, alors que le roman ne s'attarde pas beaucoup à la description du champ, le film, lui, semble beaucoup jouer sur sa fonction actantielle : à peine la caméra a-t-elle quitté le village pour un plan général sur l'immense champ de cannes que le spectateur devine déjà la souffrance, la fatigue et le travail forcé qui attendent les nègres qui s'y rendent très tôt. Le roman, par contre, tient à expliquer le déroulement du travail et à admirer la vigueur des « coupeurs » de cannes :

« Leur demi-nudité noire ou bronzée, leurs haillons crasseux, avivés par la lumière, la sueur qui les inondait, qui plaquait le long de leurs dos et sur leurs poitrines des reflets répondant à l'éclair qu'allumait les coutelas à chaque brandissement de bras ; l'espèce de bruit de fond accumulé par la paille piétinée, les « amarres » jetées en arrière et rattrapées par les amarreuses pour ligoter les dix cannes du paquet le tassement des dix paquets en une pile ; ces chansons qui ne cessaient pas, de temps en temps ponctuées d'un ébrouement et d'un sifflement aigu échappé d'une poitrine au paroxysme de l'effort » (LRCN, p. 64).

Même si le champ avait été décrit avec la naïveté de l'enfant narrateur, la façon dont José voit les cannes a fortement changé vers la fin du récit :

« Aucune sympathie pour les champs de cannes à sucre. En dépit de tout mon plaisir à mordiller et à sucer des bouts de cannes, un champ représentait toujours à mes yeux un endroit maudit où les bourreaux qu'on ne voyait même pas condamnent des Nègres, dès l'âge de huit ans à sarcler, bêcher, sous des orages qui les flétrissent et des soleils qui dévorent comme feraient des chiens enragés ; des Nègres en haillons, puant la sueur et le crottin, nourris d'une poignée de farine de manioc et de deux sous de rhum de mélasse, et qui deviennent de pitoyables monstres aux yeux vitreux, aux pieds alourdis d'éléphantiasis, voués à s'abattre un soir dans un sillon et à expirer sur une planche crasseuse, à même le sol d'une cabane vide et infecte » (LRCN, p. 163).

La description du champ et celui du travail est reprise dans le film. Au plan du cadrage, de la prise de vue et des images, le champ semble bénéficier d'un certain privilège. Ainsi remarque-t-on qu'il domine l'écran et même, au village, tout l'arrière plan. « Le sixième segment » de Noël Burch40(*) est occupé par un champ qui s'étend à l'infini. Au total, la caméra semble lui donner une place beaucoup plus prépondérante dans l'espace visuel et imaginaire (hors-champ).

Dans le film, plus que dans le roman, le champ assume très bien son rôle de décor-héros, car il est le pilier même de la souffrance des Nègres de La rue Cases-Nègres. Il serait donc impensable de diminuer l'ampleur ou l'immensité du champ et de ses plantes. Son étendue est proportionnelle à la souffrance qu'il occasionne.

3.2.3 L'école, lieu de désillusion

Dans le film, l'activité scolaire avait déjà commencé à la quatrième séquence, lorsque José corrigeait l'alphabet de Carmen. Cependant, on peut affirmer sans risque de se tromper que cette intervention précoce de l'école découle d'une erreur de montage, car il serait insensé que José enseigne à quelqu'un l'alphabet qu'il ne connaît pas encore lui-même. L'école proprement dite commence avec le deuxième acte comme dans le roman.

D'une manière générale, le film revient sur le bien-fondé de l'éducation :

« Sans le certificat d'études, nous tomberions tous dans les petites-bandes et tous les sacrifices de nos parents auraient été vains » (LRCN, p. 156).

Ces paroles de M. Roc, reprises par José, font écho à la vie personnelle des jeunes en milieu défavorisé. Quand il reçoit son éducation, il apprend les différences entre sa culture et celle qu'on lui enseigne à l'école. L'étude des pièces de Molière, de Corneille, de Racine, classiques de la littérature française au programme, aussi bien dans le roman que dans le film, ne correspond pas à la réalité de José : ces pièces n'ont pas été revues, ni adaptées à son milieu. Ces textes dont dépend pourtant sa réussite, mettent en position supérieure la culture française, tout en lui révélant le monde extérieur, un monde extrêmement aisé, contrairement à sa prison insulaire où il n'avait côtoyé que misère et humiliation.

Zobel poursuit son analyse en insistant sur l'éducation coloniale qui porte la lourde responsabilité d'inculquer et de générer ces ambiguïtés verbales chez les jeunes écoliers. Le roman, et non le film, montre comment, avec un changement de repère, ce milieu scolaire pousse José à prendre conscience de sa classe sociale mais aussi de son appartenance raciale. Il est aussi ironique de constater que c'est à l'école, lieu de promotion, qu'il devient conscient de sa mise en infériorité. C'est pendant sa scolarisation qu'il apprend qu'il est différent des autres étudiants : « personne ne me ressemble [...] je suis le seul de mon espèce » (LRCN, p. 171). Il en vient à avoir honte de lui-même et des siens, tout comme Adam et Eve, une fois chassés du paradis, avaient honte de leurs corps.

Là où le texte littéraire décrit le protagoniste désillusionné, le film opère une sorte de nuance et le spectateur a l'impression de voir le contraire. Une scène de film est particulièrement éloquente : José se rebelle contre son professeur qui l'avait accusé de plagiat et celui-ci se rend chez son élève pour demander pardon et reconnaître sa faute pour l'avoir chargé d'allégations dépourvues de tout fondement. Le lecteur du roman qui voit le film peut, à juste titre, supposer qu'il a mal compris, soit le roman, soit le film. Dans le roman, nous avons un José tout le temps humilié mais, dans le film, le même José devient un garçon très sûr de lui-même, voire fier de sa condition de petit-fils de « cultivatrice ».

3.2.4 La ville, lieu de ségrégation raciale

L'espace lié à la grande ville dans La rue Cases-Nègres se réfère à Fort-de-France. C'est le lieu où se côtoient des milliers d'individus de toute race, âge, profession ou condition. Elle cumule un double statut surtout dans le roman plus que dans le film : Fort-de-France reste définitivement le lieu de référence malgré tous les conflits raciaux et toutes sortes d'humiliation dont les Nègres sont victimes.

Tout d'abord, les personnages de couleur que Zobel crée pour son roman occupent tous, sans exception aucune, non pas des places de subalternes mais plutôt des postes humiliants : bonnes, plantons, lavandières, etc. Le roman décrit ainsi les travailleurs du port :

« débardeurs manipulant avec une étonnante rapidité les lourdes caisses, les sacs massifs, les énormes tonneaux que les gabarres mues au moyen de vergues, venaient de décharger sur le rivage [...] et dans cette rade où il n'y avait pas un quai, pas une grue, c'étaient ces Nègres herculéens, vêtus de pagnes de sac ou d'une vieille culotte ruisselants et fumants de sueur, qui, par leur seule ardeur, engendraient ces bruits, effectuaient ce travail, dégageaient ce souffle chaud, déclenchaient cette trépidation titanesque, communiquant à tout le quartier une rumeur mécanique entretenue par des pulsations de coeurs humains » (LRCN, pp. 190-191).

Le film, on l'aura vu, ne montre pas les débardeurs acharnés au travail tel que le décrit le roman lorsque la caméra fait un plan d'ensemble sur le quai. Seul un colporteur de journaux est filmé entrain de vanter, à haute voix, les articles à la une dans ses journaux. Ce marchant ambulant n'est même pas évoqué dans le roman. Et là, le film met en scène ce qui n'est même pas suggéré dans le roman.

Par contre, le film plus que le roman, fait ressortir la richesse des békés, renforçant ainsi dans le récit la vision manichéenne déjà abordée par Zobel. D'un côté, il y a des Noirs et tout ce qui est lié à leur champ sémantique : misère, chômage, prostitution, vol, etc. et les Blancs de l'autre côté, avec les belles villas, les belles voitures, des postes bien rémunérés... Ce n'est pas pour rien que l'intervention de la jeune femme criant au voleur a été portée sur écran, alors que, en soi, il n'était pas susceptible d'offrir un beau spectacle à voir. A en croire cette femme, un Nègre donnerait tout ce qu'il possède pour devenir Blanc.

José demeure toujours dans un monde manichéen et il en souffre jusqu'à la mort de sa grand-mère. Il est intéressant d'observer combien la mort de M'man Tine ne renforce pas la tendance manichéenne qui imprègne son quotidien. Son intuition est, dans le texte romanesque, nuancée par le fait que :

« ... les habitants du pays se divisent bien en trois catégories : Nègres, Mulâtres, Blancs ; que les premiers sont dépréciés, tels des fruits sauvages savoureux, mais se passant trop volontiers de soins ; les seconds pouvant être considérés comme des espèces obtenues par greffage ; et les autres, bien qu'ignares ou incultes en majeure partie, constituant l'espèce rare, précieuse » LRCN, pp. 202-203).

En somme, l'espace lié à la grande ville, à Fort-de-France dans le roman comme dans le film, apparaît à la fois comme un lieu de départ et de destination de toute action. Rien ne peut s'accomplir sans l'intervention de cette ville bien qu' « immonde ».

CHAPITRE IV :

BILAN ET PERSPECTIVES 

4.1 La question de la réception

Pendant des siècles, le livre a régné en maître dans les bibliothèques et les librairies, dans les milieux intellectuels de recherche ainsi que dans les milieux de loisirs. Il se présentait sous la forme de monographies, de périodiques, de feuilleton etc. Mais depuis le siècle dernier, d'autres supports ont diversifié les loisirs et les recherches : disques, vidéocassettes, disques compacts, cédéroms et internet. En raison de l'aspect multimédia des supports, le marché du « livre écrit » a vu un concurrent de taille, ce qui est à la base de la réduction de la fréquentation des salles de lecture. A l'inverse, le dernier quart du siècle dernier a vu les canaux multimédias de l'information se multiplier : les chaînes de télévision câblées, le visionnage de cassettes vidéo à la maison, l'accès à l'internet partout dans le monde...

Cependant, cette multiplication de supports médiatiques n'a pas été suivie par un mouvement similaire au plan de la création littéraire pour pouvoir satisfaire une demande qui s'accroissait au jour le jour. Dans l'ensemble, les réalisateurs de films se sont tournés vers le patrimoine littéraire déjà abondant, pour y puiser des oeuvres, dont un bon nombre ont été portés sur écran. Dans notre intervention, nous examinerons la différence entre la réception réservée au roman de Zobel et celle réservée au film de Palcy par le public rwandais. Il s'agirait d'établir une comparaison entre les lecteurs de La rue Cases-Nègres et les spectateurs ou téléspectateurs du film qui en découle comme deux pratiques culturelles étroitement liées.

Loin de susciter une contradiction quelconque, l'interaction entre les deux réceptions est plus remarquable que nous ne l'avions pensé. Comme le souligne Ba Kobhio Bassek : « Il faut voir le film quand on a lu le livre ou lire le livre quand on a vu le film »41(*). Dans un premier temps, nous analyserons les relations entre les pratiques de cinéma (ou de télévision) et de lecture de La rue Cases-Nègres au Rwanda et, dans un deuxième temps, nous verrons les réflexions de quelques auteurs-réalisateurs sur la réception réservée à un film adaptant un roman.

4.1 Relation entre la consommation audiovisuelle et la lecture de La

rue Cases-Nègres

Pour mesurer la sortie du roman La rue Cases-Nègres, nous avons relevé les dates d'échéance marquées sur les fiches à l'intérieur des exemplaires de ce roman dans les trois bibliothèques parmi les plus fréquentées du pays : Le Centre d'Echanges Culturels Franco-Rwandais, l'Extension Universitaire et la Bibliothèque centrale de l'Université Nationale du Rwanda. Dans ces trois bibliothèques, la sortie de La rue Cases-Nègres se présente comme suit :

Centre d'Echanges Culturels Franco-Rwandais

Extension Universitaire

Bibliothèque Centrale de l'Université Nationale du Rwanda

10 juin 1999

22 avril 1998

17 janvier 1997

30 juin 1999

5 octobre 1999

6 février 1999

21 octobre 1999

12 février 2002

21 octobre 2001

21 novembre 1999

2 décembre 2000

18 avril 2002

12 mai 2000

3 octobre 2001

18 mai 2002

12 janvier 2001

9 décembre 2001

26 juin 2002

8 mars 2001

22 février 2002

20 juillet 2002

6 juin 2001

17 mars 2002

6 septembre 2002

21 avril 2002

18 avril 2002

13 octobre 2002

17 mai 2002

14 mai 2002

1 novembre 2002

15 juillet 2002

21 mai 2002

5 décembre 2002

13 septembre 2002

11 septembre 2002

 

6 octobre 2002

 
 

24 octobre 2002

 
 

8 novembre 2002

 
 

Il faut signaler que la Bibliothèque centrale de l'Université nationale du Rwanda comprend cinq exemplaires dont trois ont été empruntés à une fréquence à peu près égale à celle connue par l'exemplaire de référence. Les deux autres sont au Centre de Documentation. Lorsque l'on compare ce livre aux autres qui gisent dans la Bibliothèque, dont certains d'entre eux viennent de passer plus d'une décennie sans être empruntés, on se rend compte qu'il connaît un succès considérable auprès du lectorat rwandais. C'est peut-être parce que le nom de Joseph Zobel revient chaque fois dans les cours de littérature négro-africaine ou littérature créole.

Toutefois, une centaine de lecteurs depuis 1997 est un chiffre de loin inférieur au record enregistré par la consommation audiovisuelle du film d'Euzhan Palcy grâce à la télévision rwandaise au cours de l'année 2002. Ce film est certes absent dans presque toutes les vidéothèques du pays puisque nous ne l'avons trouvé que sur les rayons de deux d'entre elles : « vidéo dreams » et « vidéo big » dans le Centre Ville de Kigali. La vidéothèque du Centre d'Echanges Culturels Franco-Rwandais possédait aussi ce film, mais il n'est plus fonctionnel depuis deux ans déjà.

Si Rue Cases-Nègres a été vulgarisé au Rwanda, ce n'est pas l'oeuvre de ces vidéothèques, qui sont, ne l'oublions pas, relativement peu fréquentées. C'est plutôt la télévision rwandaise qui l'a mis à la disposition de ses téléspectateurs. En effet, Rue Cases-Nègres a été télévisé trois fois pour la seule année de 2002 : le 21 février, le 10 septembre et le 29 décembre. Selon le rapport d'activités de la télévision rwandaise pour l'année 2002, les téléspectateurs à l'intérieur du Rwanda sont estimés à 2% de la population du pays. Soit 2% de 8 162 715 personnes selon le recensement de 2002. c'est donc plus de 163 254 téléspectateurs qui ont visionné ce film, si l'on estime qu'il a été télévisé trois fois au cours de cette année. L'engouement manifesté par les lecteurs pour le roman de Zobel pendant l'année 2002 est sans aucun doute un « feed-back » des téléspectateurs qui ont regardé le film de Palcy à la télévision rwandaise.

A partir de cette comparaison entre la réception du roman et celle du film, on retient qu'un bon nombre de Rwandais ont pris connaissance de la souffrance des Noirs de la Martinique grâce à l'oeuvre filmique de Palcy. Très peu (plus d'une centaine) l'ont connue grâce au roman de Joseph Zobel dont un nombre considérable a été, selon le terme de l'auteur-réalisateur de Sango Malo, « omnivore » : « il faut lire le livre quand on a vu le film ». Il est donc manifeste que l'écrit vient au secours de l'image, puisque le cinéma affiche un certain engouement à adapter des oeuvres littéraires, surtout romanesques, et, on l'aura senti, celles qui ont été remarquées par la critique sont les plus sollicitées. Mais, à son tour, l'image en mouvement aide à une plus grande diffusion de l'écrit, surtout en Afrique où le taux d'analphabétisme est très élevé mais ne constitue pas un obstacle pour visionnage des films. Donc l'interaction écrit/image est attestée et restera toujours vouée à s'accroître.

4.2. De la réception du roman et du film : réflexions faites

Dans un colloque sur « littérature et cinéma » animé par la Télévision Nationale Burkinabaise et repris dans la Revue Francophone depuis 1997, le médiateur culturel malien Tall Sékou fait remarquer la « nécessité de la compénétration mass médias et littérature »42(*).

Selon Sékou, les mass médias, celles qui s'adressent à la vue et à l'ouïe, jouent actuellement, dans les sociétés africaines, où le nombre d'analphabètes est élevé, un rôle très important. « Proches des coeurs », les mass media ont une vive facilité de pénétration dans les consciences. Sékou exhorte par conséquent les écrivains africains à faire de la radio et de la télévision, du journal, du cinéma, du théâtre et du folklore des armes qui figurent aux côtés de l'imprimerie, du livre et de la revue spécialisée. Selon Sékou, cette exigence ne serait nullement signifier l'acceptation de la nécessité de s'abaisser au niveau des masses. Le rapport « littérature et cinéma », comme il le fait remarquer, réside en ce que « l'image commente le livre et que le livre sert de pâture à l'image ».

Dans le même article, celui que l'on appelle « le père du cinéma Africain », Paulin Soumanou Vieyra insiste sur la nécessité d'interaction image/écrit.

Selon Vieyra, plusieurs raisons encouragent l'adaptation au cinéma des oeuvres littéraires. D'abord, c'est que le cinéma, outre les intellectuels, s'adresse à un public populaire qui cherche essentiellement à se distraire. Sembene, lui, est venu au cinéma parce qu'il s'était rendu compte que c'était un moyen d'expression populaire notamment en Afrique où l'écrit ne touchait qu'une infime catégorie d'intellectuels. Le message allait donc plus loin et plus profondément avec l'image. Il faut dire qu'à l'époque du muet déjà, les grands maîtres du cinéma dans le monde avaient porté à une perfection rare le langage de l'image pour l'infléchir à tout dire. Les chefs-d'oeuvre du cinéma muet ne se comptent plus. Le son est arrivé, et beaucoup ont pensé que le théâtre allait disparaître et le romancier allait sérieusement se confronter à la concurrence de l'image. Nous étions en 1930. Aujourd'hui, on continue à écrire des livres et des écrivains comme Sembene mènent à la fois une carrière littéraire et cinématographique et, mieux, il s'est essayé au théâtre avec l'adaptation à la scène de son roman Les bouts de bois de Dieu.

Vieyra fait surtout remarquer l'interaction entre l'écrit et l'image. Dans les années 1980-1990, en France, par exemple, il se publiait plus de 10 000 ouvrages chaque année dont une bonne centaine servaient de sujets pour les 200 films qui se réalisaient chaque année. On peut donc dire qu'une bonne partie de télé-films puisent dans les romans, les nouvelles et les ouvrages littéraires en général. Plus remarquable encore est l'aide apportée par l'image en mouvement à une plus grande diffusion de l'écrit. Les romans africains ne tirent généralement qu'à 5 000 exemplaires, selon Vieyra ; alors qu'un film africain qui marche peut drainer quelques 300 à 400 mille spectateurs. Telle est l'importance de la réception d'un roman adapté au cinéma. A l'échelle internationale, c'est à plusieurs millions de spectateurs que se chiffrent les grands succès mondiaux.

4.3 Les rapports génériques

Les relations qu'entretiennent la littérature et le cinéma ont fait l'objet de nombreuses études permettant d'introduire le Septième Art dans l'enseignement. Les possibilités de confrontation d'une oeuvre littéraire avec son adaptation filmique sont immenses. Afin de tirer un bilan de notre étude, il nous paraît intéressant de présenter certaines utilisations didactiques éventuelles de la transformation filmique, et de compléter une réflexion sur les problèmes de la transposition à l'écran d'une oeuvre littéraire.

Dès le plus jeune âge, la prégnance de l'écrit est extrêmement forte. La plupart des parents orientent leurs enfants vers les lettres afin qu'ils maîtrisent l'art de bien parler et de bien écrire, ou vers les sciences, en résumé vers une certaine forme de culture générale. En contre-partie, rares sont ceux qui aident leur descendance à poser un regard intéressé voire analytique sur d'autres systèmes de représentation tels que l'image et le cinéma. Cela permettrait d'ailleurs à l'enfant de s'ouvrir encore plus au monde. Même si le caractère écrit connaît une domination relative dans plusieurs cultures, une éducation du public à l'image est nécessaire, non dans la perspective de substituer le texte à l'image, mais dans celle de créer une relation de complémentarité. Il est évident que l'image n'est pas uniquement cinématographique, elle peut être photographique en temps qu'art, publicitaire, bande dessinée, peinture, logo ou multimédia, si l'on accède à l'informatique.

Notre étude s'est limitée uniquement au Septième Art, et particulièrement à l'adaptation, car il s'agit, selon nous, du meilleur compromis entre texte et image. Il s'agit de comprendre la culture traditionnelle de l'écrit pour mieux saisir les enjeux de la « culture image » et devenir un spectateur averti.

Il est vrai que le monde de l'image s'impose naturellement à nous : il ne nécessite pas forcément une formation spécifique pour en saisir les messages, si messages il y a... Même si le film se regarde naturellement sans effort au premier abord, il est justement intéressant de comprendre et d'étudier cette facilité apparente qui, en fait, n'en est pas une, car l'image mobilise « chez le spectateur un ensemble d'activités mentales et de savoirs intériorisés par une stratégie qui lui demande une participation active. »43(*) On apprend autant dans un film que dans un livre : seuls, les modes opérateurs d'apprentissage changent. L'assimilation réceptive évolue en fonction de ce qui est dit ou montré, mais au final, l'acte d'information reste le même entre littérature et cinéma . Le changement repose sur le mode de communication : « Aujourd'hui, le soin de transposer dans l'espace public « l'acte discursif » et de convenir du « droit à la parole » ne procède plus de la littérature écrite ; il procède incontestablement de la télévision. »44(*) Cela est d'autant plus vrai que le public a accès au cinéma, aux grands films, et aux adaptations pour le petit écran.

Le Septième Art est un moyen et un objet de culture équivalent au livre. Le cinéma étant un art plus récent et même s'il est accessible à tous, la formation du spectateur reste capitale. Pour éviter justement la facilité réceptrice de l'image, et qui pourtant a ses vertus, le plus important n'est pas seulement de voir un film pour s'instruire, mais d'être capable, aussi, d'interpréter et d'analyser.

Lorsqu'il acquiert les outils méthodologiques, le spectateur est plus à même d'identifier les relations entre le texte et l'image. Le chercheur qui veut se lancer sur cette voie doit maîtriser un processus complexe. Ce dernier passe par la narratologie, par la linguistique, avec l'étude pragmatique du discours, par la sémiotique, par la sociologie et par l'esthétique de l'image et l'étude de ses prolongements pour l'adaptation. Celle-ci obéit au double mouvement de «déconstruction » et de reconstruction du sens.

Enfin, nos perspectives de recherches en matière de littérature et cinéma pourraient conduire notre réflexion à d'autres exemples que celui de Zobel, notamment dans le cadre d'adaptations filmiques des légendes de la tradition orale rwandaise.

4.4 Le point de vue de l'auteur

On l'aura sans doute remarqué à la lecture de La rue Cases-Nègres et au visionnage de « Rue Cases-Nègres », le film s'écarte énormément du roman qu'il adapte. Et avec cela, comme c'est toujours le cas dans les adaptations, celle-ci a suscité la curiosité, créé un débat voire une polémique qui en a assuré le succès commercial. Normalement, en cas d'adaptation, les spectateurs se pressent : il y a ceux qui veulent voir si le film est moins bien que le roman, ceux qui n'ont pas lu le roman mais pourront ainsi le découvrir, les étudiants qui veulent mener leurs travaux de recherche dans le domaine de l'adaptation, ceux enfin qui viennent voir ce dont « tout le monde » parle.

L'adaptation de La rue Cases-Nègres a été donc, comme la plupart d'autres d'ailleurs, impossible sans transformation :

« Pour quelqu'un qui réalise un film à partir d'un roman donné, s'il veut ne pas être un simple traducteur, mais un créateur, il faut qu'il compose. »45(*)

Transposer cinématographiquement une oeuvre littéraire implique une réorientation, un changement de direction et une modification profonde de toutes les structures de l'oeuvre littéraire, qu'elles soient narratives, esthétiques, spatiales et surtout temporelles comme nous venons de le voir.

Le texte littéraire n'est pas une fin en soi mais une sorte de relais, grâce à l'adaptation, vers une destination cinématographique. Ce voyage peut être riche et sans fin. Il obéit cependant à quelques principes qui sont à la fois très simples, illimitées et d'une grande rigueur si le cinéaste souhaite renouer avec l'univers romanesque, comme le souligne Gardies : 

« ... les diverses formules du type porté à l'écran, adapté de..., d'après l'oeuvre de ..., librement inspiré de..., sur un thème de ..., en traduisant différentes attitudes possibles à l'égard de l'oeuvre originelle, disent la grande souplesse avec laquelle les réalisateurs accueillent ces instructions »46(*).

Même s'il s'en éloigne, il aura toujours le souci de réaliser un bon film : la qualité n'a pas de rapport avec la fidélité et l'infidélité n'est pas à associer avec la médiocrité. Certes, en envisageant ainsi le texte littéraire on renforce son caractère supérieur vis-à-vis du texte filmique et l'on pourrait s'en offusquer mais cela permet de comprendre la singularité créatrice du cinéaste.

Pour revenir à notre corpus, plusieurs séquences du film, voire même sa structure d'ensemble montrent combien Palcy abuse de sa liberté envers le texte romanesque. L'auteur de La rue Cases-Nègres, Joseph Zobel lui-même le fait remarquer dans une interview qu'il a accordée à Madame Dumas Simone mercredi le 15 novembre 2000 à Anduze, dans le Sud de la France :

« Je ne regrette pas l'adaptation qu'en a fait Mademoiselle Palcy, c'est autre chose que mon livre, peu m'importe la manière dont les deux ont été reçus par le public... Palcy justifiait ses libertés par rapport au texte, elle m'expliquait ses exigences techniques »47(*).

Selon ses dires, Zobel a été trahi par une Palcy qui utilise la troisième formule de Gardies « d'après l'oeuvre de... » et c'est, heureusement, le texte que l'on peut lire au début du film : « D'après le roman de Joseph Zobel » refusant d'amblée la linéarité du roman.

Cependant, Zobel lui aussi reconnaît le rôle que l'adaptation de Palcy a joué dans la vulgarisation de son roman lorsque, dans la même interview, il affirme :  

« Beaucoup de gens ont vu le film et beaucoup m'ont dit l'avoir vu plusieurs fois, mon livre a été moins lu »48(*).

4.5 Synthèse : d'un chef-d'oeuvre à l'autre

Le film joue un rôle déterminant dans l'évolution des formes romanesques. Celle-ci ne s'est pas réalisée seulement par une simple transposition des procédés narratifs pour des films déformés par une adaptation abusive, mais par une recherche d'équivalence entre l'allure subjective de la narration romanesque et la continuité, imposée par la « narration-monstration » filmique. Le Septième Art a même incité des auteurs à réécrire des romans en souhaitant voir leurs personnages portés à l'écran.

Apprendre à aimer le cinéma à partir du livre, ce n'est pas chercher à établir une comparaison exhaustive entre les deux modes d'expression, mais à désigner quelques aspects de leur spécificité pris du point de vue du lecteur et du spectateur. Notons que l'adaptation comble rarement l'attente du public ; l'inverse est aussi valable, la lecture d'une oeuvre romanesque déçoit souvent après la projection de son adaptation.

Pour éviter le jugement trop facile de la condamnation de la transformation filmique, il est d'abord nécessaire de faire une bonne étude du roman. Par la suite, les conclusions tirées de l'analyse du texte servent de lien avec l'oeuvre cinématographique. Tel est le cas avec le film de Palcy. Certains critiques l'auraient pris pour un « échec » du seul fait qu'il refuse délibérément de « porter sur écran » le roman qu'il adapte. De toutes façon, Euzhan Palcy a eu raison de ne pas respecter à la lettre le roman de Zobel parce que le film deviendrait ennuyant avec un agencement à la « romanesque ». Ce qui est rendu respecte quand même l'esprit du livre malgré les multiples ajouts et retraits.

Le spectateur qui conteste la réussite du film de Palcy du seul fait qu'il ne respecte pas à la lettre les mots du livre n'a qu'à se référer aux prix qu'il a reçus lors de son apparition en août 1983. Ainsi notre hypothèse s'en trouve confirmée.

CONCLUSION

Pour mener à bien ce travail, il a fallu emprunter des voies théoriques de recherche suffisamment exploitées mais dont les applications en études de cas étaient rares. Il a fallu considérer les avis parfois divergents des pionniers et ceux de leurs successeurs. Malgré nos efforts d'investigation, une telle aventure de recherche dans le domaine de la littérature et du cinéma ne pouvait cependant que rester partielle, le domaine étant suffisamment vaste comme nous avons pu le démontrer dans le cheminement de notre étude. En reprenant ici les étapes essentielles et les conclusions générales, nous allons rendre compte du chemin parcouru.

Au départ, notre intérêt a été éveillé par une question fondamentale qui a suscité un débat non encore vraiment tranché : celle du rapport qui existe entre la réussite éventuelle d'un film et sa fidélité au roman qu'il adapte. Certes les notions bien connues de « fidélité aveugle », de « porter sur écran » héritées d'André Bazin et reprises et enrichies par les auteurs comme Louis Chauvet, Lyon Caen, Olivier Dumont et René Paulin avaient été, avec succès d'ailleurs, contredites par plusieurs théoriciens de la liberté du réalisateur envers le texte adapté. C'est surtout André Gaudreault, André Gardies, James Cisernos et Francis Vanoye qui se sont présentés comme adeptes du refus de la fidélité aveugle au texte de départ.

Cependant, les affirmations des théoriciens n'étaient pas étayées par l'existence de suffisamment d'études de cas. En choisissant d'étudier Rue Cases-Nègres et La rue Cases-Nègres, deux oeuvres qui ont été respectivement couronnées au cinéma et dans la littérature, nous avons tenté d'infirmer l'hypothèse d'André Bazin et de ses disciples, dans la mesure où l'on considère que le film de Palcy pour être un chef-d'oeuvre n'a pas eu besoin de « coller » au roman de Zobel.

C'est ainsi que nous avons avancé l'hypothèse du refus de la linéarité dans l'adaptation cinématographique des romans. Ainsi perçu, ce refus renforce les capacités créatrices du réalisateur et le pousse à respecter la technique du cinéma, au lieu de se perdre dans les descriptions romanesques.

Le choix fait pour valider cette hypothèse s'est naturellement porté sur un roman de la littérature négro-africaine d'expression française mis en images par un réalisateur également négro-africain. De ce champ qui se cherche encore, nous avons retenu le roman de Joseph Zobel et son adaptation cinématographique réalisée par Euzhan Palcy, ciblés à cause de la réception élogieuse qui leur a été réservée et dont il a été question plus haut.

Dans notre travail, nous avons d'abord fait un exposé de la théorie actuelle sur le cinéma, la littérature et l'adaptation, les trois notions clefs de cette étude sur la fidélité du film de Palcy envers le roman de Zobel. La fidélité d'une adaptation au texte de départ ne pouvait cependant pas être abordée sans précaution. La notion a connu tant d'approches qu'il fallait en préciser les limites applicables à notre recherche. Parmi les mille et une possibilités d'approche qui s'offraient à nos yeux, nous avons surtout choisi l'un des outils d'analyse littéraire les plus aptes à faire ressortir la différence entre deux récits d'une même histoire : la narratologie. Cette méthode présentait l'avantage d'avoir été initialement conçue pour l'étude des récits littéraires par des auteurs comme Gérard Genette, puis adaptée à l'étude des récits filmiques par des auteurs comme Francis Vanoye, Anne Goliot-Lété et bien d'autres.

Au moyen de la narratologie, nous avons pu dégager différents points de divergence entre le roman et le film qui forment notre corpus. Nous nous sommes attardé sur la différence de structure événementielle entre le roman et le film, la différence entre le temps et l'espace chez Palcy et chez Zobel mais aussi, et surtout, la différence entre les personnages du roman et ceux qui ont été repris par le casting.

Malgré l'effort de la cinéaste de respecter l'idée principale du livre, nous avons pu démontrer qu'à plusieurs endroits le contraste est énorme entre le canevas du film et celui du roman. Palcy le fait d'ailleurs remarquer dans une interview dont nous avons donné quelques extraits.

Toutefois, certaines séquences filmiques s'efforcent de rester le plus fidèle possible aux pages du roman et donc ne changent rien à l'esprit du livre. C'est notamment le cas de la vie scolaire du protagoniste, surtout à l'école primaire. La mise en spectacle de cette étape, le passage du pouvoir abstrait du mot au pouvoir concret de l'image, surtout à l'école primaire, ont dévoilé que le texte romanesque pouvait être « porté sur écran ».

Outre les considérations intertextuelles, il y a aussi des préférences d'ordre esthétique et social qui nous conduisent à admettre la réussite d'une adaptation, sans toutefois se baser sur les théories héritées de Bazin, mais plutôt en considérant le cheminement du sens. Une sorte de vision, qui semble sémiotique au départ, mais qui se nourrit d'une multitude d'approches, tant et si bien que la théorie sur la transformation filmique s'enrichit constamment sans pour autant être fondée sur des systèmes évidents ou clos. D'une adaptation à l'autre, il existe tant de phénomènes récurrents et divergents qu'il est impossible de parler de vecteur commun, mais plutôt de forces, de pôles informels qui s'entrecroisent, s'enrichissent et se contredisent parfois.

Cependant, si la narratologie nous a servi de base pour mener l'analyse de notre corpus, elle ne pouvait, bien entendu pas mesurer la réception que le public a réservé à l'adaptation de Palcy par rapport au roman qui a inspiré le film. C'est pourquoi nous avons fait recours à la sociologie de la littérature afin de voir combien l'image en mouvement du cinéma aide les pages écrites du roman à connaître une plus grande diffusion.

Par ailleurs, notre cheminement, qu'elle soit narratologique ou sociologique, laisse de nombreux champs non encore explorés qui pourraient donner matière à d'autres recherches. C'est le cas notamment du point de vue du public sur la réussite ou l'échec du film de Palcy en tant qu'adaptation du roman de Zobel. D'autre part, les deux récits pourraient également être confrontés du seul point de vue de la sémiotique, outil par excellence d'analyse filmique. Certains symboles évoqués par le romancier ont été repris au cinéma avec, le plus souvent, quelques modifications qu'il serait intéressant d'étudier à part.

Le film passe, comme on sait, par plusieurs étapes de textes avant d'en arriver à la réalisation finale : le canevas, le scénario et le découpage technique. Ici, le canevas est justement le roman de Zobel. Mais nous n'avons malheureusement pas pu accéder aux deux autres qui restent, ce qui nous aurait permis de juger de l'esprit qui animait Palcy : fidélité ou liberté.

En règle générale, la question de l'interaction entre la littérature et les nouvelles technologies de l'information reste très délicate dans la mesure où nous vivons l'époque de «l'homme qui communique». Malgré notre grand souci de frôler ce sujet, beaucoup de d'aspects ont été laissés à l'ombre et pourraient fournir une matière abondante à de nombreux projets de recherche.

Malgré ces insuffisances dues, en grande partie, aux contraintes méthodologiques liées aux objectifs que nous nous sommes fixé au départ, notre travail apporte, croyons-nous, une contribution à la recherche dans trois domaines clefs : la littérature, le cinéma et l'adaptation. Ce mémoire aura le mérite d'avoir participé au débat scientifique non encore tranché pour valider l'opinion que nous avons suffisamment justifiée. Rares sont les travaux qui confrontent la littérature négro-africaine au cinéma. L'application de la narratologie à une adaptation négro- africaine constitue une voie de brecherche où la critique ne s'est aventurée que très parcimonieusement. L'ouverture de la sociologie de la littérature pour l'étude du comportement du lectorat rwandais face à une oeuvre qui a été adaptée au cinéma représente, quant à elle, un véritable travail de pionnier car, à notre connaissance, aucune étude n'existe à ce sujet.

Cette recherche tente également d'enrichir l'étude des relations entre la littérature et le cinéma, en abordant les rapports de fidélité entre une oeuvre romanesque et sa transposition cinématographique ainsi que les chocs conflictuels entre les écrivains et les réalisateurs face à la question délicate de « trahison » et de «  fidélité » à l'oeuvre adaptée.

C'est sans doute dans la tentative de participer au débat scientifique déjà ouvert qu'il faut chercher l'apport le plus important de ce mémoire.

Bibliographie

A. Corpus

1. Zobel, J., La rue Cases-Nègres, Paris, Présence Africaine, 1974 (roman)

2. Palcy, E, Rue Cases-Nègres, 1983 (film)

B. Ouvrages cités ou consultés

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3. Bazin, A., Les théories du cinéma depuis 1945, Paris, Nathan, 1999

4. Bellour, R., L'analyse du film, Paris, Albatros, 1979

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3. Todorov, T., « Les catégories du récit littéraire », in Communications,

no 8, Paris, Seuil, 1966

* 1 Léglise, P., Une oeuvre de pré cinéma : L'ENEIDE, Paris, Nouvelles Editions Debresse,1959, p.28

* 2 Gardies, A., Le récit filmique, Paris, Hachette, 1993, p.6

* 3 Idem. p.7

* 4 Haffner, P, Essai sur les fondements du cinéma africain, Abidjan, NEA, 1978, p. 189 (interviews)

* 5 Vernet, M, Esthétique du film, Paris, Nathan université, 1983

* 6 Vernet, M, op. cit., p.80-82

* 7 Metz, C, L'énonciation impersonnelle ou le site du film, Paris, Merdiens-Klincksieck, 1991, p. 55

* 8 Barthes, R, S/Z, Paris, Editions du Seuil, 1970, p. 74

* 9 Genette, G, Figures III, éditions du seuil, 1972, p. 77-78

* 10 Lotman, I, La structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973, p. 363

* 11 Genette, G, op. cit.

* 12 Pouillon, J, Temps et roman, Paris, Gallimard, 1946

* 13 Todorov, T, Les catégories du récit littéraire, Communications, no 8, Paris, Seuil, 1966

* 14 Lotman, I, op. cit., p. 366

* 15 Bachelard, G, Poétique de l'espace, Paris, PUF, 1957

* 16 Burch, N, Une praxis du cinéma, Paris, Folio-Essais, 1986, p. 39

* 17 Rohmer, E, L'organisation de l'espace dans «  le Faust » de Marnau, Paris, 10/18, 1977, pp. 11-12

* 18 Betton, G, Esthétique du cinéma, Paris, PUF, 1994, p. 28

* 19 Gardies, A., Le récit filmique, Paris, Hachette, 1993, pp. 53=66

* 20 Hamon, p, « Pour un statut sémiologique du personnage », in : Poétique du récit, Paris, Seuil, 1976

* 21 Lotman, I, esthétique et sémiotique du cinéma, Paris, Editions Sociales, 1977, p. 148

* 22URL : <http://mlvdj.free.fr/dia2b.htm>

* 23 Genette, G, Figures du récit, Paris, Seuil, 1972 et Figures du récit, Paris, Seuil, 1984

* 24 Mitry, J., Esthétique et psychologie du cinéma, Vol. 2, Paris, Ed. Universitaires, 1963-65, p. 35

* 25 Gaudreault, A., Du littéraire au filmique. Système du récit, Paris, Meridiens-Klincksieck, 1988

* 26 Vanoye, F., et Goliot-Lété, A., Précis d'analyse filmique, Paris, Nathan Université, 1993, p. 119

* 27 La filmologie étudie le cinéma dans ses aspects esthétiques et culturels. Elle analyse aussi bien un extrait, une oeuvre complète ou un courant esthétique.

* 28 Jost, F., L'oeil camera. Entre film et roman, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1987

* 29 Bellour, R, L'analyse du film, Paris, Albatros, 1979

* 30 Propos inscrits sur la quatrième page de la couverture de La rue Cases-Nègres

* 31 La rue Cases-Nègres

* 32 Tudor, E., Comment écrire et vendre son scénario, Paris, Henri Veyrier, 1980, p.127

* 33 Pignarre, R, Histoire du théâtre, Paris, PUF « Que sais-je ? », no160, 1991, p. 6

* 34 Betton, G, Esthétique du cinéma, Paris, PUF « Que sais-je ? », no751, 1994, pp. 120-121

* 35 Greimas, A.-J., Du sens, Paris, Seuil, 1970

* 36 Gardies, A, Le récit filmique, Paris, Hachette, 1993, p. 63

* 37 idem, p. 60

* 38 Genette, G, Figures III, Paris, Editions du Seuil, 1972, p. 77

* 39 Gaudreault, A, et Jost, F, le récit cinématographique, paris, Nathan, 1990, p. 103

* 40 Burch, N, Une praxis du cinéma, Paris, Folio Essais, 1986, p. 39. Dans cet ouvrage Noël Burch nous dit que le sixième segment comprend tout ce qui se trouve derrière le décor ou derrière un élément du décor.

* 41 Ba Kobhio Bassek, « Etre de l'élite africaine aujourd'hui est une lourde responsabilité », Cinébules, vol. 14/2, 1995, p. 23

* 42 Sékou, T. et Vieyra, P. S., « Littérature et Cinéma » Revue Francophone, 1994, vol. 87/2, pp. 15-25

* 43 Martine, J., L'image et les signes. Approche sémiologique de l'image fixe, Paris, Nathan, 1994, p. 85

* 44 Filteau, C., Fiction et Oralité, Limoges, Université de Limoges, 1985, p. 83

* 45 Litto, D., Stendhal - Balzac : Réalisme et Cinéma, Grenoble, ME, 1978, p. 251

* 46 Gardies, A, Le récit filmique, Paris, Hachette, 1993, p. 6

* 47 URL <: http:// www2.bc.edu/~rusch/rcn.html - 22k>

* 48 Idem






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