WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

L'émigration dans le Damga: l'exemple du village de Wodobéré dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal

( Télécharger le fichier original )
par Abdoulaye THIOYE
Université Cheikh Anta Diop - Maà®trise en Géographie 2009
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

CHAPITRE I : Les facteurs fondamentaux de l'émigration

Le village de Wodobéré, à l'image du Damga, est habité par une population avec une tradition de migration très ancrée. Plusieurs phases d'immigration et d'émigration ont jalonné l'histoire de sa population. En effet, les facteurs qui déterminent les motifs des émigrés diffèrent d'une époque à une autre. Ce sont tantôt des facteurs structurels, tantôt des facteurs conjoncturels mais aussi des facteurs socioéconomiques liés à l'ancienneté de l'émigration à partir de cette contrée du Sénégal.

I : Les facteurs structurels

Plusieurs types de facteurs structurels déterminent le choix des émigrés dans le Damga en général et à Wodobéré en particulier. Ce sont des facteurs d'ordre historique mais également d'ordre socioculturel. Ils relèvent de la pénétration coloniale, des troubles religieux qui avaient lieu à l'époque dans le Fouta mais aussi de la structuration et du mode de fonctionnement de la société.

I.1 : Les facteurs historiques de l'émigration dans la vallée du fleuve Sénégal

L'histoire nous enseigne que les habitants de cette partie du Sénégal seraient confrontés très tôt à des mouvements religieux à savoir la pénétration de l'Islam. <<Ces mouvements religieux ont atteint leur apogée avec le fergo umarien qui a ponctionné des villages entiers de ces habitants >>18. Les Halpulaar, étant les premiers à épouser les recommandations Islamiques, ont, dans le cadre du fergo d'El Hadji Oumar Tall, migré vers d'autres contrées ouest africaines.

L'éparpillement des mêmes familles Peuls au Mali, au Niger, au Nigeria, en Mauritanie, en Guinée Bissau et au Sénégal est une explication tangible des déplacements des riverains du fleuve Sénégal vers ces pays. Il est aujourd'hui admis que dans le cadre du djihad, El hadji Oumar Tall, conscient de la disproportion de ses forces et celles de la puissance coloniale, ordonnait ses nouveaux disciples << de migrer vers des régions où ils pourraient exercer les perceptions de l'Islam librement >>19.

Ce prosélytisme religieux a été un facteur très important de l'émigration des habitants du Fouta en générale pendant cette période de l'histoire. C'est ce qui amène Lericollais à affirmer que << l'exode des Toucouleur et des Peuls au temps d'El hadj Omar

18 Bâ Cheikh Oumar: Dynamiques migratoires et changements sociaux au sein des relations de genre et des rapports jeunes/vieux des originaires de la moyenne vallée du fleuve Sénégal, p6

19 Bâ Cheikh Oumar: Ibid, p45

50

Tall, 70 ans après l'établissement de la théocratie musulmane dans le Fouta-Tooro, traduit le refus de la domination coloniale >>20. Ainsi, s'expliquaient les mouvements de populations à l'époque. Ces stigmates historiques confèrent à la population du Damga une tradition migratoire très ancrée.

Le peuplement du Fouta en général est étroitement lié aux vagues migratoires tous azimutes des wolofs, des maures, des peuls, des soninkés etc. Selon certains traditionnistes la sécheresse dans le sahel aurait contraint la population de migrer vers le sud et le sud-est. On rattache le peuplement du Fouta aux migrations des soninké du Wagadu, ancien royaume du Ghana. « Le peuplement de l'Afrique occidentale résulte donc, d'un long processus qui, à la suite de la désertification du Sahara, a conduit les populations de végéculteurs, de pêcheurs et de pasteurs vers le sud où elles suivent la migration de l'isohyète 400m/m >>21. Ainsi, oppression politiques et contraintes naturelles se traduisent par des déplacements de populations du Fouta vers les régions où elles peuvent vivre librement. Les flux inverses sont caractérisés par les vagues migratoires de soninké, « qui étaient des commerçants en relation avec le Tekrur >>22.

L'autre aspect historique de l'émigration dans le Damga est celui des exigences coloniales. Même si cette partie du Sénégal était moins touchée par le commerce transsaharien, les colons avaient instauré un système de navétanat mais également de recrutement musclé de travailleurs pour la culture de l'arachide dans le centre du Sénégal. Ainsi, « vers 1860, le transfert du pôle économique de la vallée du fleuve Sénégal vers les campagnes du centre-ouest du pays >>23 s'accompagne par la migration de la main d'oeuvre c'est-à-dire les forces vives de cette partie du Sénégal.

Avec le commerce atlantique, les mêmes ponctions de populations par les colons sont notées. C'est ce que le professeur Abdoulaye Bathily appelle l' « hémorragie démographique >>. Des années durant au Damga et partout ailleurs au Fouta les colons procédaient à des recrutements massifs de la population locale. En effet, même si l'histoire spécifique du village de Wodobéré est antérieure à cette période, nous notons la continuité des peuples parce qu'il est certain que le peuplement de ce village a été facilité par les vagues migratoires venues de l'ensemble du Fouta. Par ailleurs, les mêmes habitudes peuvent se retrouver dans la population contemporaine.

20 Lericollais André : Peuplement et migration dans la vallée du Sénégal, p128

21 Kane Oumar : Op.cit., p120

22 Kane Oumar : ibid., p64

23 Bâ Cheikh Oumar: Op. cit., p49

Les effets conjugués de tous ces paramètres confèrent à la population du Fouta en général une tradition de migration très ancienne.

I.2 : La réussite par l'émigration : un modèle pour la jeunesse

Face au manque d'activités lucratives << les revenus de la population active masculine exploitée à l'extérieur, sont l'une des ressources de la circulation monétaire »24. Autrement dit, il n'existait pratiquement pas d'activités génératrices de revenus susceptibles de porter l'intérêt des jeunes dans le Damga en général et à Wodobéré en particulier. L'essentiel du numéraire dont dispose la population locale viendrait de l'émigration. En guise d'illustration, la quasi-totalité des familles de Wodobéré n'ayant pas à leurs seins un émigré n'arrive qu'avec beaucoup de peine à joindre les deux bouts.

Par contre, les expatriés réalisent en des temps records des investissements allant de l'immobilier au petit commerce en passant par le transport. Les plus prétentieux affichent ostensiblement leur richesse. A leur retour au village, ils roulent dans de luxueuses voitures, habitent dans les plus belles villas aussi bien au village qu'en ville. Ce qui fait de l'émigration, aux yeux de la jeunesse qui est restée au bercail, une opportunité à saisir pour trouver rapidement une situation sociale et s'émanciper, d'une part, par rapport aux aînés et, d'autre part, par rapport aux représentations sociales préétablies. Car, il n'est pas rare aujourd'hui, de voir les jeunes émigrés fouler au pied la division sociale qui était naguère rigide et très stricte.

Ainsi, nous sommes arrivés à un stade où la réussite par l'émigration est devenue un modèle que tout jeune rêve d'atteindre. << Ma Kalé ma Bordeaux », << Barça ou barsakh » respectivement la mort ou Bordeaux en Sarakolé et Barça ou la mort en Wolof traduisent fidèlement la détermination d'une jeunesse à bout de son souffle dont les constituants veulent émigrer au prix de leur vie. L'émigration est devenue un luxe pour les jeunes de Wodobéré. À leurs yeux il n'existe aucune chance de réussir autre que l'émigration.

II : Les facteurs conjoncturels

Les facteurs conjoncturels sont relatifs à la structuration actuelle de l'économie des Etats en voie de développement. Une économie marquée par des perturbations climatiques.

24 Lericollais André : Op.cit., p124

52

II.1 : La chute des productions agricoles

Les sécheresses cycliques des années soixante dix combinées au désintéressement de la population à l'agriculture sont devenus aujourd'hui des facteurs provoquant de mauvaises productions. Durant ces trente dernières années la pluviométrie de cette partie du Sénégal n'a jamais atteint les 800mm de pluies. Le pic des pluies remonte en 2000 avec seulement 600mm de pluie. En plus de cette pluviométrie déficitaire, le barrage de Manantali en amont du fleuve Sénégal, avec un système de régulation qui ne prend pas en compte les attentes des agriculteurs, vient perturber le cours naturel des crues. Selon les agriculteurs la période des crues est soit précoce, soit tardive, et cela se répercute sur le calendrier cultural. Cette situation défavorable à la pratique de l'agriculture est à l'origine des mauvaises récoltes enregistrées par les cultivateurs. Ainsi, 41,66% de la population de Wodobéré n'a récolté qu'entre 30 et 60kg de mil au cours de l'année 2008 (Tableau n°3).

Par ailleurs, la chute des productions agricoles n'est pas liée exclusivement aux conditions climatiques. Elle est également déterminée par la faiblesse de la force du travail. Les villages étant ponctionnés de leurs actifs par l'émigration, les chefs de familles ne parviennent plus à trouver la main d'oeuvre nécessaire aux pratiques culturales. Cela se traduit par une baisse des surfaces mises en valeur et par une nouvelle forme de pratique. Soit, ils cultivent de petites parcelles proportionnelles à leur force de travail, soit ils font appel à des ouvriers agricoles qui travaillent à la tâche. Ce manque de bras pour la mise en culture de grandes surfaces combiné aux aléas climatiques conduit à la diminution des rendements agricoles. Certaines campagnes agricoles ne permettent même pas aux agriculteurs de compenser les frais pour leur mise en culture. Tous ces facteurs font aujourd'hui que les productions agricoles sont de plus en plus médiocres dans la vallée du fleuve Sénégal.

Tableau 3 : Production annuelle en kilogramme de mil en 2008 à Wodobéré

Production annuelle du mil en kg

Population

Pourcentage

-30

23

38,33

30 à 60

25

41,66

60 à 90

7

11,68

+90

5

8,33

Total

60

100

Source : Enquête de terrain, 2008

II.2 : L'échec des politiques agricoles de l'Etat et le chômage chronique de la jeunesse

Avec un réseau hydrographique très dense et l'existence de plus de 240.000ha potentiellement exploitables, la vallée du fleuve Sénégal, à elle seule, pouvait assurer une production agricole suffisante en riz, en mil, bref en denrées alimentaires de première nécessité pour l'ensemble du territoire national. L'Etat, dans sa politique de mise en valeur de ladite vallée, en collaboration avec les différents pays avec lesquels il partage le fleuve Sénégal, avait mis en place des programmes tels que les aménagements hydro-agricoles pour retenir la population dans son terroir. C'est dans cette optique, pour une couverture beaucoup plus large des zones d'intervention, que la MAS a été remplacée par la SAED et que le barrage de Manantali a été construit.

Cependant, l'absence de concertation entre l'Etat et les populations locales en vue de déceler les priorités de ces dernières a très tôt constitué un obstacle à la réussite des différents projets. En plus de cela il se posait le problème de la gestion foncière. Les populations locales voyaient la loi domaniale de 1964 comme une confiscation par l'Etat des biens qu'elles avaient acquis à travers leurs ancêtres. Ainsi, toutes les politiques agricoles échouèrent si elles ne furent pas tout bonnement délaissées par les populations.

Depuis ces tentatives de mise en valeur des terres arables de la vallée du fleuve Sénégal en générale et de la moyenne vallée en particulier, l'Etat s'est totalement désengagé dans l'accompagnement des populations rurales. Il n'existe aucun secteur dans lequel l'Etat intervient pour mettre en place un dispositif pouvant créer de l'emploi pour les jeunes. Ainsi, dans tout le Damga les jeunes qui sont à l'âge de travailler sont laissés à eux-mêmes parce que le seul secteur d'activité pouvant absorber cette jeunesse au chômage reste l'agriculture sous pluie et l'agriculture de décrue. Ces deux types d'agricultures sont assujettis aux vicissitudes des aléas climatiques. Dès lors, il se crée une désaffection de la jeunesse pour son terroir.

III. Les contraintes sociales

L'émigration n'est pas une fin en soi. Elle n'est non plus, pour certains émigrés, un phénomène admiré au demeurant. Autrement dit, si certains émigrés sont fascinés par le voyage, d'autres par contre partent contre leur gré. Ces derniers sont pour la plupart du temps poussés par des facteurs sociaux.

Ainsi, l'organigramme de la vie familiale et l'existence des familles polygamiques constituent des facteurs sociaux déclencheurs des départs de beaucoup de jeunes. Au niveau des familles polygamiques c'est l'émulation entre les membres qui est le principal

54

facteur d'émigration. Les coépouses portent un oeil inquisiteur à leurs enfants qui ne sont pas intéressés par l'émigration.

III.1 : L'émulation entre voisins

Tant au niveau des familles voisines qu'au sein d'une même famille, les gens sont animés par une certaine concurrence. Au niveau des familles c'est l'envie de vivre mieux par rapport à son voisin qui anime les différents membres. Il est de coutume de voir, à l'occasion des cérémonies festives, des familles rivaliser dans les distributions des billets de banque, signes d'aisance et de largesse. Pour ces familles « partir est en soi une référence et un repère pour lesquels la famille est prête à assumer les sacrifices les plus inattendus, y compris sur le plan financier»25. Ainsi, elles n'hésitent pas à user de tous les moyens pour expatrier leurs enfants afin qu'elles puissent être à l'abri du besoin financier.

En effet, au niveau des ménages de régime polygamique, c'est plutôt entre les différentes épouses que l'émulation est beaucoup plus avérée. La concurrence pour l'appropriation du mari et des avoirs de la famille aidant, les coépouses demeurent d'éternelles incitatrices de leurs enfants au voyage. Pour se faire, elles sont prêtes à vendre leurs objets de parure et leurs biens les plus précieux afin de préparer et financier l'émigration de leurs progénitures. Par malheur, l'enfant qui ne réussit pas son voyage ou par diverses raisons n'est pas tenté par l'émigration est sujet de propos déplacés, de grondements et surtout de mépris de la part de ses parents.

Cette émulation découle également des rapports entre les candidats potentiels à l'émigration et ceux qui sont déjà de retour. Ces derniers, du moins ceux qui ont réussi leur émigration parviennent le plus souvent à prendre en charge leurs familles et leurs amis. Ce qui est aux yeux de ceux qui n'ont pas encore tenté l'émigration une source de motivation. Appartenant à la même génération, il subsiste dès lors un certain un esprit de surpassement des jeunes. Chacun veut avoir plus de biens matériels que ses camarades. Cette émulation est l'un des facteurs qui poussent les jeunes à emprunter des voies illégales et à braver les océans pour se retrouver dans les pays du Nord. Ils sont souvent aidés par des réseaux qui ont fini de mailler tous les couloirs migratoires.

25 Raunet Mireille : « Mobiliser les migrants pour le développement socio-économique du Mali et du Sénégal », p343

III.2. Le regroupement familial

L'existence de familles séparées géographiquement peut constituer des motifs d'émigration valables. Certaines personnes ont émigré non pas pour chercher du travail ou une situation socio-économique meilleure mais plutôt pour rejoindre leurs conjoints(es). << Le comportement migratoire individuel pourrait dépendre davantage d'obligations et de considérations familiales ou de ménages que des décisions économiques individuelles >>26. Cette forme d'émigration concerne la plupart du temps, des hommes qui ont contracté un mariage avec les enfants issus de l'émigration c'est-à-dire de la seconde génération communément appelés << vaches folles >>.

A Wodobéré, contrairement à ce que l'on est habitué de voir dans d'autres localités, rares sont les femmes qui émigrent pour la recherche d'une vie meilleure. Les quelques migrations féminines notées ça et là sont dues au regroupement familial suite à l'installation du conjoint au pays d'accueil. Ainsi, pour le renforcement des liens familiaux, leur rapprochement est décliné comme une stratégie familiale. C'est dans ce cadre que l'on note la présence des femmes et des moins de vingt ans dans les principales destinations migratoires.

IV : Les réseaux facilitateurs

A Wodobéré, les candidats à l'émigration internationale sont pour la plupart du temps guidés et encadrés par leurs aînés. Il s'agit de l'implication des aînés qui ont déjà effectué une migration mais également, par l'entremise de ces derniers, de tout un réseau officieux qui maille les couloirs migratoires.

IV.1 : La diaspora

Il s'agit principalement de l'ensemble des fils du village qui se trouvent dans les principales destinations. Ils influent sur les prises de décisions et ils sont également au début et à la fin de ces migrations. Ainsi, ils interviennent à deux niveaux.

- D'abord c'est dans le souci d'assurer une certaine continuité de la chaîne migratoire qu'ils poussent leurs cadets à migrer. Ceci dans l'optique, d'une part, de pérenniser les transferts financiers et, d'autre part, de garantir la sécurité et l'assurance de la famille qui ne vit plus que de ces rentes. Pour se faire, ils mettent à la disposition des candidats à l'émigration tous les moyens nécessaires à la réalisation de leur voyage. Cette

26 John O. OUCHO, William T S. GOULD : << Migration interne, urbanisation et répartition de la population >>, p274

intervention des aînés va du choix des pays d'immigration au financement des voyages. Au village de Wodobéré, donner quatre millions à un petit frère candidat à l'émigration internationale est devenu un fait banal.

Ainsi, après l'élaboration des projets migratoires, les aînés actualisent tous leurs réseaux de connaissances pour faciliter le passage des différentes frontières. Etant les premiers à bénéficier de l'appui des convoyeurs et des rabatteurs d'émigrés, ils possèdent un capital de relation qui leur permet d'entrer en contact avec les différents facilitateurs.

-Ensuite, << la présence de membre de la parenté au lieu de destination est parfois plus importante que les motifs économiques, car les migrants éventuels doivent démarrer d'une base avant de compter que sur eux-mêmes>>27. La diaspora, c'est-à-dire la communauté villageoise en générale et la famille du nouvel émigré en particulier, sert d'appui à ce dernier et l'assiste dans la recherche d'un travail avant qu'il ne puisse partir de ses propres moyens. Cette forme de facilité à l'intégration des émigrés aux différentes structures des pays d'immigration est à l'origine de l'engouement des nouveaux candidats à l'émigration, car en partance de leurs villages, ils savent qu'ils n'auront pas de grands problèmes à leur arrivée.

IV.2 : Les réseaux officieux

L'arrêt des migrations officielles en 1974 et l'instauration des visas d'entrée en 1985 par les principaux pays occidentaux bouleversèrent l'organisation des départs dans les pays en développement. Cette nouvelle donne a été ressentie immédiatement par les ressortissants de la vallée du fleuve Sénégal pour lesquels rejoindre l'eldorado européen est un luxe à atteindre à tout prix. Ainsi, voulant partir au prix même de leur vie, les candidats à l'émigration commencèrent à recourir aux artistes, commerçants, hommes politiques et autre << promoteurs de visa >> qui n'hésitent pas à user de tous les moyens pour dénicher un visa au plus offrant. Ainsi, ces trafiquants déployèrent des stratégies leur permettant de trouver des visas et de les vendre à des prix allant d'un à quatre millions.

En effet, en plus de ces trafiquants, un véritable réseau de passeurs s'est mis en place entre les différents points de transit pour l'émigration internationale. Du Sénégal à la France en passant par le Maroc, c'est une véritable chaîne de passeurs qui se déploie pour assister les émigrés dans leurs périples. L'essentiel des migrations internationales à partir de Wodobéré est réalisée, soit en complicité avec l'administration centrale à travers les différents corps, soit par la collaboration des << démarcheurs de visa >>. D'après notre

56

27 John O. OUCHO, William T S. GOULD : Op.cit., p274

enquête auprès des émigrés 37% des départs enregistrés entre 2000 et 2008 ont bénéficié de la complicité de la police aéroportuaire.

A l'intérieur du Sénégal c'est souvent les chargés du contrôle au niveau des postes de transit qui servent de relais à cette chaîne de facilitateurs. Moyennant des sommes allant de deux à quatre millions, ils permettent aux candidats à l'émigration de passer avec, pour la plupart du temps, de fausses identités. La fréquence d'arrestation d'émigrants illégaux avec comme motif une usurpation d'identité témoigne bien l'existence de cette forme d'émigration. Ces arrestations émanent le plus souvent des combines policières déjouées à l'extrême par les contrôleurs des différentes compagnies aériennes. Un émigré en retour de voyage témoigne :

« Je suis actuellement à Dakar parce que ma carte de séjour est dans les mains de la justice sénégalaise. Pour cause, je l'avais donné à mon frère pour qu'il quitte le pays en avion pour la France tout en payant auparavant 4 millions à un policier chargé de lui faciliter le passage aux différents contrôles de l'aéroport. Mais par malheur, mon petit frère a été intercepté au dernier moment. Ce qui m'a valu la confiscation de ma carte de séjour ».

Au niveau des autres points de transit, l'émigration est facilitée par des passeurs qui maîtrisent bien les itinéraires menant vers les différents pays d'immigration. Il s'agit des convoyeurs qui, moyennant des sommes importantes d'argent et par le biais des rabatteurs, conduisent les candidats à l'émigration vers les frontières ou vers les points de passage qui sont pour l'essentiel le Maroc, l'Algérie ou les Îles Canaries. Au niveau de ces points de chutes d'autres « passeurs » prennent la relève soit pour assurer la suite du voyage des émigrés, soit pour leur trouver de travail en contre partie d'un pourcentage de leur rémunération.

58

CHAPITRE II : Le déroulement de l'émigration I : L'organisation des départs

Durant les premières vagues migratoires, le départ d'un émigré a toujours été un moment de fortes émotions des parents et des amis. L'ignorance du monde extérieur combinée à l'absence des moyens de communication et de télécommunication, qui font que l'émigré reste pendant de longues périodes sans donner ni recevoir de nouvelles de sa famille, poussent les candidats à se préparer des années durant pour réaliser leur premier voyage. Pour la plupart d'entre eux, après l'aval et la bénédiction des parents il faut l'autorisation du marabout. Ainsi, le voyage est prémédité et préparé avec des itinéraires et des correspondances bien ficelés. Le candidat, en collaboration avec un membre de sa famille ou de ses compatriotes, quitte son village selon un calendrier qui lui permettrait de ne pas durer sur les points de transit et d'être directement en contacte avec d'éventuels « passeurs ».

De nos jours, les premiers départs vers une destination lointaine se font dans la plus grande discrétion parce que, d'une part, le candidat est incertain de l'aboutissement de son voyage et, d'autre part, parce qu'il essaie d'échapper à la vigilance des personnes qui n'hésiteraient pas à lui souhaiter le mauvais sort. En outre, les départs pour des destinations proches ou internes au pays ne suscitent aucune attention des populations.

Par ailleurs, l'émigration s'organise autour de l'unité familiale. Elle n'est pas l'initiative d'une seule personne mais découle d'une concertation de l'unité familiale, même si l'idée d'émigrer vient pour la plupart de la personne concernée. Cette émigration est de type économique c'est-à-dire que les candidats vont à la recherche d'un travail rémunéré et des activités génératrices de revenus. Il en découle qu'en partance du village, l'émigré n'a qu'un seul but : trouver de l'argent et revenir.

I.1 : Les caractéristiques de l'émigration

Au demeurant, l'émigration à partir de Wodobéré se fait individuellement parce qu'aussi longue soit-elle, le migrant part avec une perspective de retour. Il s'agit généralement d'une émigration économique. Ainsi, les migrants sont des célibataires le plus souvent lors de leur premier voyage. Ce dernier est d'ailleurs motivé par la recherche des biens permettant aux émigrés de contracter leurs premiers mariages et d'entretenir leurs familles. Cette situation matrimoniale combinée aux incertitudes d'une migration réussie fait que les départs sont individuels et concernent principalement le sexe masculin.

Les jeunes hommes dont l'âge varie entre 18 et 35 ans sont les principaux concernés par cette émigration. « Les pays sud-européens accueillent une population africaine et ouest africaine essentiellement composée de jeunes adultes de sexe masculin »28. Comme partout en Afrique de l'ouest, Wodobéré est marqué par un nombre important des départs de jeunes adultes vers l'Europe.

L'émigration féminine représente 36,14% contre 63,86% des hommes (Tableau n°4). La faiblesse de l'émigration féminine s'explique par les contraintes liées à la hiérarchisation de la société et au rôle de second plan qu'elles jouent dans l'organisation des taches ménagères. Selon la hiérarchie de l'unité familiale, les femmes doivent être soumises et attendre tout de leurs maris ou de leurs parents. Certes, elles ont en charge certaines tâches ménagères telles que la corvée de l'eau et du bois, mais elles n'ont pas voix aux chapitres. Ainsi, celles qui émigrent, partent non pas pour des raisons économiques mais plutôt pour rejoindre leurs conjoints. C'est ce qui explique l'existence des familles dispersées entre le village et les différentes destinations migratoires. En effet, cette situation n'arrive que si l'émigré a trouvé un emploi stable et une situation financière lui permettant de se prendre en charge et de satisfaire les besoins de la famille restée au village.

Si les départs à partir de Wodobéré concernaient principalement les jeunes hommes âgés entre 20 et 35 ans, on note aujourd'hui dans la diaspora la présence des deux sexes et de toutes les tranches d'âge. La diaspora est caractérisée d'ailleurs par une proportion très importante des hommes actifs, avec 42,58% (Tableau n°4), qui est constituée par les premiers migrants et par ceux issus de la vague migratoire suite à la détérioration des conditions de vie, due aux changements climatiques. Les femmes actives, avec 22,6%, sont essentiellement constituées par celles qui, suite à un mariage au village, rejoignent leurs conjoints au pays d'immigration. Les 10,96% et 15,8% des moins de vingt ans représentant respectivement les filles et les garçons présents dans la diaspora constituent la deuxième génération d'émigrés, c'est à dire les enfants d'émigrés nés dans les pays d'accueil. Mais, comme nous l'avions précédemment énoncé, l'émigration individuelle à partir de Wodobéré ne concerne que les hommes valides.

28 Robin Nelly : Atlas des migrations ouest-africaines vers l'Europe 1985-1993, p35

60

Tableau 4 : Proportion de la diaspora villageoise selon l'âge et le sexe.

Sexe

Tranche d'âge

Féminin

Masculin

Totaux

Eff.

%

Eff.

%

Eff.

%

00-19

34

10,96

49

15,8

83

26,76

20-64

70

22,6

132

42,58

202

65,18

65 et +

8

2,58

17

5,48

25

8,06

Total

112

36,14

198

63,86

310

100

Source : Enquêtes de terrain, 2008

I.2 : Le financement du voyage

D'après nos entretiens avec des émigrés de retour, le financement de l'émigration a connu une évolution avec le temps. Vers les années soixante, c'est-à-dire à l'apparition des premières migrations dans le village de Wodobéré, les candidats se rendaient d'abord vers les différents centres urbains du Sénégal et principalement à Dakar pour y travailler. Ces centres constituaient un tremplin vers l'étranger. Une fois en ville, ils sont majoritairement des vendeurs ou des employés dans les secteurs informels. Ainsi, dans les années soixante dix et quatre vingt, la vente des billets de la loterie nationale fut l'une des principales activités de ces migrants internes. Les bénéfices tirés de ces différentes activités leur permettaient de financer l'émigration intra-africaine voire internationale parce qu'avec moins de 50.000 francs Cfa, nous renseigne notre interviewé (émigré en retraite), ils pouvaient atteindre le port de Marseille à l'époque. En effet, malgré les facilités administratives et le faible coût de l'émigration, cette dernière n'intéressait qu'une petite frange de la population à l'époque.

De nos jours, l'envolée des cours du pétrole, le besoin pressant de toute la population de partir vers l'étranger combiné à l'instauration des politiques de restrictions des entrées au niveau des principales destinations surenchérissent le coût de l'émigration. Malgré les rapprochements géographiques dus aux moyens de transport beaucoup plus efficaces, les coûts de l'émigration illégale-pratiquée par la majorité de la population de cette localité- ne cessent d'augmenter. Par ailleurs, ces paramètres ont entrainé aujourd'hui des difficultés dans l'autofinancement des candidats à l'émigration.

Désormais les candidats, utilisant les voies légales pour obtenir un titre de séjour, doivent faire preuve d'une aisance financière alors que ceux qui préfèrent émigrer dans l'illégalité paient des fortunes soit à des « passeurs », soit à des démarcheurs de visa. En outre, avec le marasme économique et l'étroitesse du marché de l'emploi, voire son

inexistence, il est aujourd'hui quasiment impossible pour un tiers de financer son premier voyage pour l'émigration internationale. Les rares secteurs d'activité ne permettent plus une épargne consécutive pouvant assurer le coût d'une émigration lointaine.

Dès lors, le financement de l'émigration à partir de Wodobéré ne peut découler que d'une participation collective de l'ensemble de la famille ou, au moins, de l'aide d'une personne ayant une certaine aisance financière. Il convient de noter que la migration est d'abord un projet familial avant d'être individuel car s'inscrivant dans les stratégies familiales de recherche du numéraire. C'est pour cet effet que les familles ne lésinent pas sur les moyens quand il s'agit de financer le départ d'un des leurs. Nous avons en mémoire cet aîné de famille qui disait :

« Je suis prêt à financer même à hauteur de cinq millions le voyage de mon frère vers la France mais je ne saurais lui payer, ici au Sénégal, une formation qualifiante qui, d'ailleurs, ne lui garantit aucune perspective d'emploi ».

Ainsi, dans un passé récent, tous les départs pour l'émigration lointaine à partir de Wodobéré sont financés soit par des parents, soit par des amis. La probabilité pour qu'un candidat s'autofinance est presque nulle.

Par ailleurs, c'est une nécessité vitale pour un parent émigré de préparer sa retraite c'est-à-dire de se substituer à un second qui serait en mesure d'assurer les besoins de la famille dans le futur. Ainsi, chaque émigré cherche à assurer au minimum durant sa vie active le coût du voyage d'un fils ou d'un frère avant d'aller à la retraite. L'émigration constitue dès lors une véritable chaîne entre les générations. Elle permet sa continuité et sa pérennisation dans le temps parce qu'elle assure son propre financement. C'est un système qui s'auto-entretient. Ainsi, comme le montre le Tableau n°5, plus de 41% des migrations ont été financées par des parents établis à l'étranger. L'émigration constitue une chaîne qui est nourrie par elle-même.

Tableau n°5 : Types des financements de l'émigration (en %)

Types de financement

Emigrés

Epargne personnelle

39

Cotisation des parents

17

Envoi du billet depuis l'étranger

41

Autre

3

Total

100

Source : Enquête personnelle, 2008/2009

II : Les étapes

II.1 : Les itinéraires migratoires

A partir de la vallée du fleuve Sénégal, les couloirs migratoires se constituaient par rapport aux itinéraires menant vers les pays africains oü l'exploitation des mines de diamants était en vogue durant le début de la deuxième moitié du XXème siècle. Il s'agit pour l'émigré, qui quittait la vallée du fleuve Sénégal, de passer d'abord par Dakar pour rejoindre ensuite le Libéria, la Sierra Léone, le Congo ou l'Angola pour ne citer que ceux là.

Cependant, après l'extraction de la pierre précieuse sa commercialisation a très vite intéressé les premières vagues d'émigrants. Les premiers diamantaires se sont retrouvés par la suite aux points de chute de leurs produits soit pour vendre, soit pour servir de relais à la chaîne des trafiquants. Ils approvisionnaient directement les comptoirs européens tels que Amsterdam, Paris, Anvers, Londres voire Tel Aviv ou Beyrouth en Asie mineure. C'est dans ce cadre que les premiers émigrés, qui sont d'ailleurs les têtes de pont de l'émigration internationale à partir de la vallée du fleuve Sénégal vers les pays occidentaux, se sont retrouvés en France, en Allemagne en Hollande, en Israël etc.

Néanmoins, on note aujourd'hui une ramification et une restructuration des couloirs migratoires. Ce changement des itinéraires empruntés par les migrants s'explique par la saturation du marché des diamantaires, la crise des destinations africaines et l'émergence d'une nouvelle forme de migration à savoir l'émigration clandestine. Appelée également émigration illégale, l'avènement de cette dernière s'accompagne par la mise en place des réseaux qui maillent les différents points de transit qui sont de nos jours la Mauritanie, le Mali, le Maroc et l'Espagne. Ainsi, à partir des côtes sénégalaises, gambiennes ou mauritaniennes, les convois des émigrés clandestins traversent l'océan atlantique pour rejoindre le territoire espagnol.

En effet, l'émigration des jeunes de Wodobéré reste moins touchée par cette forme qui emprunte soit les voies terrestres, soit les voies maritimes. Ces jeunes adoptent, en ce qui les concerne, d'autres stratégies qui sont moins périlleuses. Il s'agit d'une émigration illégale, frauduleuse qui met en jeu plusieurs acteurs. Ces derniers peuvent être de simples passeurs mais aussi de hauts gradés de l'administration centrale.

62

Ainsi, en partance de Wodobéré, le candidat passe par Dakar oü il entre en contact avec des personnes ressources lui permettant de franchir les postes de contrôle aux frontières sans souci pour des destinations européennes. Ces opérations sont rendues

possibles grâce à la complicité et à la collaboration des autorités administratives, parce qu'il s'agit pour la plupart des cas d'une usurpation d'identité par les candidats à l'émigration. Ainsi, malgré le renforcement et la multiplication des contrôles aéroportuaires, des réfractaires aux lois et règlements préétablis subsistent.

Ces candidats à l'émigration, conscients qu'ils ne peuvent pas remplir les conditions nécessaires et préalables pour l'obtention d'un visa d'entrée, empruntent le titre de séjour d'un parent, ami ou frère établi dans l'hexagone. Malgré les différences de caractères physiques qui peuvent exister entre le propriétaire des papiers et le contrevenant, ces candidats bénéficiant de l'appui des « passeurs » franchissent les postes de contrôle aéroportuaires sans grandes difficultés.

Les itinéraires des candidats à l'émigration internationale se dessinent donc à partir de Dakar. Il s'agit pour l'émigré qui a quitté son village d'origine, d'embarquer à bord d'un vol en destination de la France, mais devant transiter par l'Espagne ou le Portugal. C'est durant les escales au pays de transit que les émigrés tentent de sortir de l'aéroport pour prendre la poudre d'escampette. D'après nos enquêtes au près des émigrés, plusieurs milliers d'entre eux ont réussi à entrer en France ou en Espagne par cette méthode durant la dernière décennie.

Il existe également un autre circuit migratoire emprunté par les émigrés de Wodobéré. À partir de Dakar, les candidats à l'émigration passent, soit par le Mali, soit par la Mauritanie pour se retrouver au Maroc ou en Algérie. Du Maghreb, ils essaient de passer par Ceuta ou Melilla pour entrer en Espagne et, à l'aide d'un bus, rejoignent la France par la suite. C'est ainsi dire que c'est un véritable réseau qui est mis en marche pour atteindre le territoire français.

II.2 : Les points de transit

La capitale sénégalaise est le premier point de passage des émigrés. Tremplin et plaque tournante des liaisons aériennes et maritimes, Dakar est par excellence la première destination des émigrés de ladite localité. Au niveau de cette ville, les candidats à l'émigration internationale sont dans leur majorité dans des secteurs informels comme le commerce et autres travaux journaliers.

En effet, cette occupation temporaire des emplois informels par les candidats à l'émigration lointaine n'est qu'une stratégie adoptée par les émigrés. Le plus souvent ils sont, parallèlement à ces fonctions, en pourparler avec d'éventuel « promoteur de visa » ou autre trafiquant. Ainsi, à défaut de pouvoir atteindre la destination finale via Dakar, les

64

émigrés se rabattent sur les principales villes du Maghreb telle que Raba ou Alger. Au Maroc, témoigne notre interviewé ;

« Il existe un important dispositif mis en place par les passeurs. Il s'agit de personnes qui maîtrisent bien les points de passage vers l'Espagne ; une fois le compromis trouvé sur la somme d'argent à verser, ils vous servent de guide jusqu'aux frontières espagnoles. Moi, je suis resté cinq semaines dans cette ville et ma principale préoccupation était de chercher une personne pouvant me mettre en rapport avec les passeurs. Ce que je suis parvenu à trouver très vite grâce à nos compatriotes qui m'avaient précédé. En effet, aucun candidat à l'migration n'avait cherché à travailler dans cette ville. »

Cet avis est partagé par tous les émigrés qui avaient passé par le Maroc et que l'on a interviewés.

En Mauritanie par contre, les candidats à l'émigration sont le plus souvent dans le secteur de la pêche. Ainsi, grâce aux réseaux de connaissances qu'ils ont pu tisser, ils se fraient des voies pour rejoindre par la suite les Îles Canaries. Arrivés au niveau de ces dernières, les émigrés sont pris en charge par des humanitaires tels que les agents de la Croix Rouge. En Espagne, les immigrés cherchent d'abord à trouver un titre de séjour afin de rejoindre la France dans la légalité.

II.3 : Les principales destinations

Durant le deuxième quart voire le début de la moitié du siècle dernier, le choix des émigrés sur les différentes destinations était guidé par des facteurs économiques mais aussi par des critères linguistiques. C'est dans ce cadre que les destinations africaines ayant des potentialités diamantifères ont été très prisées à l'époque par les habitants de la vallée du fleuve Sénégal. En Afrique de l'ouest et du centre il s'agissait du Libéria, de la Siéra Léone, du Congo et de l'Angola.

En effet, cette effervescence dans l'extraction du diamant aux différents pays cités ci-dessus n'avait pas intéressé directement les émigrés de Wodobéré. Les barrières linguistiques de ces pays et l'illettrisme de cette population étaient à l'origine de son désintéressement vis-à-vis de ces destinations où la pratique de l'anglais ou du portugais était de mise. Ainsi, les premiers émigrés du village de Wodobéré se dirigeaient vers les pays francophones. La Côte d'Ivoire était la principale destination africaine suivie du Congo-Kinshasa et du Gabon.

Cependant, à partir des années quatre vingt avec l'apparition du Sida, le taux des émigrés vers les destinations africaines a baissé. A l'époque, on rattachait l'origine de cette maladie, très mal connue et qui gagnait de plus en plus du terrain dans la vallée du fleuve

Sénégal, aux émigrés de retour des régions africaines. De ce flétrissement des émigrés venant de ces pays, il s'en est suivi une réticence accrue des populations et l'émergence de nouvelles destinations.

Ainsi, la France, pour des raisons déjà évoquées, demeure le pôle principal d'attraction des gens de Wodobéré, avec 53% des émigrés (Graphique n°4). Ce fort taux des émigrés du village vers l'ancienne métropole s'explique par l'ancienneté même des flux migratoires sud-nord via les ports de Marseille et de Bordeaux. Ceci parce que bien avant même l'avènement de l'émigration actuelle, des navigateurs africains en général et sénégalais en particuliers se retrouvèrent dans les différents ports occidentaux.

C'est dans ce cadre que, << l'ATOM (Aide aux Travailleurs d'Outre-mer) crée, en 1964, une antenne d'accueil chargée de résoudre les problèmes qui se posent aux primomigrants. Fonctionnant à l'arrivée de chaque navire, elle dénombre près de 1900 personnes arrivées par bateau entre août et novembre 1964 dont une majorité de sénégalais >>29. Depuis lors, l'augmentation des flux vers l'ancienne métropole sont toujours de mise. Ils sont déterminés par les facilités d'intégration dues à la présence des aînés et par l'attachement de la population à l'ancienne métropole colonisatrice.

Après la France, la deuxième destination des migrants de Wodobéré est la Côte d'Ivoire, le Gabon et la Mauritanie avec respectivement 4%, 4% et 3% des émigrés. Malgré la stigmatisation des destinations africaines par la population, elles restent le refuge des candidats qui n'ont pas les moyens nécessaires au financement de l'émigration transocéanique. La Guinée Equatoriale, avec une relative avancée économique notée ces dernières décennies, intéresse de plus en plus les candidats à l'émigration africaine.

La migration interne est déterminée par la prépondérance du nombre d'immigrés à Dakar avec 23%. En effet, cette ville n'est que l'antichambre de l'occident parce qu'elle constitue un tremplin vers l'Europe où les candidats à l'émigration trouvent la ressource humaine leur permettant de franchir les frontières. Ce fort taux s'explique également par la présence de plus en plus des femmes qui, le plus souvent, simulent des maladies afin de pouvoir se reposer et de rester loin des travaux domestiques. Ces femmes sont le plus souvent des épouses d'émigrés. C'est en venant à Dakar qu'elles parviennent le plus souvent à se payer la parure grâce aux fonds que leur époux les envoient.

29 Bredeloup Sylvie : << Marseille, carrefour des mobilités africaines >>, p71

66

Source : Enquêtes de terrain, 2008

III : Les types de migrations

La typologie des migrations peut être étudiée sous deux formes : les migrations à partir de Wodobéré en fonction de la durée et les migrations en fonction de l'appartenance sociale. En fonction de la durée on distingue l'émigration saisonnière, l'émigration temporaire et l'émigration définitive. Pour ce qui est de l'appartenance sociale il est question de faire une caractérisation des migrations selon les trois principaux groupes sociaux à savoir les nobles, les dépendants et les descendants d'esclaves.

Tableau n° 6: Types d'émigration

Types d'émigration

Emigrés

Saisonnière30

41

Temporaire31

53

Définitive32

6

Total

100

Source : Enquête de terrain, 2008/2009

30 Une émigration effectuée sur une durée de 1 à 2 ans

31 Une émigration effectuée sur une durée de 3 à 6 ans

32 Une émigration suivie d'une installation définitive au lieu d'accueil

III.1 : En fonction de la durée

La durée du séjour des différents migrants est déterminée par plusieurs facteurs. Selon les cas, la réussite sociale, l'échec ou l'intégration, l'émigré peut retourner de sitôt, rester plus longtemps ou s'installer définitivement au niveau des pays d'accueil. Mais, au demeurant aucun émigré n'a la prétention de faire une émigration définitive. Certains candidats à l'émigration se basent sur le calendrier cultural pour effectuer leur migration tandis que d'autres sont guidés par le type d'activité qu'ils exerceront au niveau du pays d'accueil. Ainsi, nous avons des migrations saisonnières, des migrations temporaires et des migrations définitives.

III.1.1 : L'émigration saisonnière

Il s'agit essentiellement, pour le cas de Wodobéré, d'une émigration interne vers les différents centres urbains. Elle est régie par l'activité agricole caractérisée par les deux saisons de l'année. Deux types de migrants vivent aux rythmes des saisons. Il s'agit des élèves et étudiants mais aussi des jeunes contraints de revenir pour pratiquer l'agriculture. Ainsi, après les récoltes du diéri en octobre/ novembre, les jeunes quittent le village pour les centres urbains du pays et en juillet/ août ils reviennent pour les travaux champêtres. Cependant, ces mouvements de populations sont de moindre importance, de nos jours. L'émigration saisonnière concerne moins de 41% des émigrés du village.

III.1.2 : L'émigration temporaire

Cette forme de migration est une preuve de réussite, car elle concerne les émigrés qui sont parvenus à trouver une situation sociale leur permettant de revenir régulièrement au village. Elle concerne 53% des émigrés. Elle est caractérisée par les retours intermittents des émigrés qui, pour l'émigration internationale, ont obtenu des titres de séjour leur permettant de circuler librement. Ce sont des émigrés qui, pour l'essentiel, ont construit un habitat et possèdent une épouse au village. Ainsi, ils reviennent de temps en temps non seulement pour voir leur épouse mais aussi pour se ressourcer et bénéficier des bénédictions des parents.

III.1.3 : L'émigration définitive

Au départ, les émigrés décident de s'aventurer pour la recherche d'activités génératrices de revenue susceptibles de prendre en charge la famille restée au village. Ils

veulent tous, à leur départ, venir à la rescousse de leurs familles frappées par des besoins pécuniaires. Toutefois, étant donné qu'on ne fait pas le voyage mais c'est plutôt le voyage qui nous fait, il est probable, au contact du monde extérieur, que l'émigré épouse des idées nouvelles au cours de sa migration. Les réalités culturelles et socio-économiques différentes d'un lieu à un autre aidant, l'intégration de l'émigré est la cause de son assimilation pouvant aboutir à une installation définitive. Ainsi, cette dernière peut découler de deux principaux critères.

Premièrement, l'installation définitive de l'émigré en son lieu d'immigration peut découler de sa situation socioprofessionnelle. Il s'agit de ceux qui sont parvenus à trouver un emploi stable et qui, soit font appelle à leur épouse, soit contractent un mariage avec une fille du lieu d'accueil. Il se crée dès lors une petite famille d'émigrés. En effet, cette migration n'est pas totalement définitive. Autrement dit, la famille installée dans le pays d'accueil ne coupe pas court tous les liens avec ses origines. Elle peut entretenir des relations la permettant de rester en contact permanant avec la famille qui est au village. L'émigré et éventuellement sa famille reviennent le plus souvent pour voir leurs parents à l'occasion des fêtes, pour présenter des condoléances lors de la disparition d'un des leurs ou tout simplement durant leurs périodes de congés.

Ces types d'émigrés possèdent le plus souvent un capital foncier au village qu'ils mettent en valeur par l'intermédiaire des parents restés au village, ou par le biais du numéraire qu'ils envoient souvent, ils recrutent des travailleurs saisonniers. En outre, c'est une émigration qui est très coûteuse parce qu'en plus de la petite famille qui s'est installée au pays d'accueil, l'émigré doit prendre en charge ses parents du village d'origine. << En définitif, le couple est en mesure d'assurer l'entretien alimentaire de plusieurs inactifs si les revenus migratoires autorisent le recours à la traction animale et l'embauche de quelques journaliers ».33

Deuxièmement, il peut s'agir de ceux qui ont coupé toutes relations avec leurs familles. Pour la plupart du temps ce sont ceux qui, par manque de chance, n'ont pas réussi leur aventure, qui éprouvent un sentiment de culpabilité et se disent-ils que << ce serait une honte (hersa) de retourner chez soi comme on est venu, c'est-à-dire les mains vides »34. Ce qui leur a valu le nom de Luttubé (sing. Luttudo). Ils restent plus longtemps et peuvent trouver des épouses au niveau des pays d'accueil. Il s'en suit une intégration à la société

33Delaunay Daniel : De la captivité à l'exil. Histoire et démographie des migrations paysannes dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal, p84

68

34 BALDE Mamadou Saliou : << Un cas typique de migration africaine : L'immigration des guinées au Sénégal » in Les Migrations africaines : réseaux et processus migratoires, p91

d'accueil. Ceux qui se sont installés définitivement dans les lieux d'accueil représentent 6% des émigrés.

III.2 : En fonction de l'appartenance sociale des émigrants III.2.1 : Chez les nobles

La hiérarchisation de la société permettait à l'époque à la caste des nobles de bénéficier de la force du travail des serviles et des services des dépendants. Ces deux dernières catégories sociales sont pendant longtemps restées au service des nobles. « Mais, ne profitant plus du surtravail de son serviteur, le maître vit ses revenus monétaires se détériorer au point de devenir inférieur à ceux du serviteur qui pratiquait certaines activités manuelles interdites à la caste des nobles »35. Ce début de bouleversement de la situation dans la hiérarchisation sociale avait très vite agacé les nobles.

Toujours, dans leurs stratégies de rester maîtres, leur besoin incessant de supériorité et dans leur souci de défendre leur statut qui s'effrite avec les changements en cours, les nobles commencèrent à émigrer pour aller au delà même du Sénégal. D'après les entretiens que nous avons réalisés auprès des retraités, le premier émigré vers la France en 1961 fut de la classe des nobles. Mais, avant même cette date, il y avait eu ce que nos interviewés ont appelé « les pionniers de l'émigration du village » qui étaient dès 1953 au Kenya et en Cote d'ivoire à partir de 1957. Mais, bien avant cette date « les législations de 1901 et 1906 sur la libération des anciens esclaves précipiteront le processus poussant à l'émigration les serviteurs affranchis et leurs anciens maîtres appauvris »36 dans le Fouta en général.

En effet, il n'existe aujourd'hui que quelques stigmates de cette représentation sociale parce que, d'une part, les déterminants de l'émigration ne sont plus à chercher dans l'appartenance sociale et, d'autres parts, les nobles n'ont plus une hégémonie effective sur les autres catégories sociales. Il serait dès lors très prétentieux de vouloir faire une catégorisation des émigrés par rapport à leur appartenance à une telle ou telle autre caste.

A partir des années soixante dix « les proportions des nobles et de serviteurs ayant émigré pour obtenir un travail salarié sont identiques »37. La précarité économique, l'explosion démographique et les besoins monétaires touchèrent sans distinction d'ethnie ou de caste toutes les catégories socioprofessionnelles du monde rural. Le graphique 5 met

35Delaunay Daniel : Op-cit., p135

36 MINVIELLE Jean-Paul : Paysans migrants du Fouta Toro, p147

37 Delaunay Daniel : Ibid., p135

70

en évidence cette affirmation parce que le nombre d'émigrés appartenant à la classe des Se??e (35,7%) et celui des Law?e (1%) sont proportionnels à leurs représentativités dans le village. Autrement dit, le taux des différentes castes n'est que proportionnel par rapport à leur effectif dans la répartition de la population du village.

Source : Enquêtes de terrain, 2008

III.2.2 : Chez les dépendants et chez les Macuu?e

Au début de l'émigration dans le village de Wodobéré, le besoin des serviles de se séparer physiquement des maîtres en corrélation avec leurs envies de s'émanciper par rapport aux stéréotypes sociales les obligeait à émigrer. C'est ainsi que les premiers voyages vers l'intérieur du pays furent effectués par les castés, dit-on. Il s'en est suivi un changement dans les relations entre les nobles et les autres catégories sociales. Ces dernières commencèrent à reprendre petit à petit leur souveraineté.

L'embauche de certains nobles à l'usine Bata pour la fabrication des chaussures à l'époque a été un déclic. Les dépendants et les Macuu?e considéraient cette activité comme la leur parce qu'étant plus proche de la cordonnerie. C'est ainsi qu'au cours de l'histoire des migrations, avec le changement évolutif des mentalités, que les relations entre les nobles et les autres castes prenaient une autre allure. C'est-à-dire que les castés entraient petit à petit dans un processus d'autonomie. Cette évolution a été facilitée par l'accès pour tous à l'éducation et à la formation mais également par le contact avec le monde extérieur créé par la mobilité.

« Désormais, les quelques réminiscences sociales du lien de servitude ne semble pas provoquer une émigration plus considérables des anciens serviteurs »38. Les serviles et les dépendants n'émigrent plus parce qu'ils ressentent une envie de se démarquer des maîtres, qui d'ailleurs n'ont plus cette autorité qu'ils avaient jadis, mais pour la recherche d'une vie meilleure.

38 Delaunay Daniel : Op.cit., p135

LES TRANSFERTS D'ARGENT ET LES FACTEURS NEGATIFS DE L'EMIGRATION SUR LA POPULATION RESIDENTE

TROISIEME PARTIE

72

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"La première panacée d'une nation mal gouvernée est l'inflation monétaire, la seconde, c'est la guerre. Tous deux apportent une prospérité temporaire, tous deux apportent une ruine permanente. Mais tous deux sont le refuge des opportunistes politiques et économiques"   Hemingway