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Autopsie du phénomène migratoire tunisien : entre "rationalité" de l'émigré et pragmatisme politique

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par Raef JERAD
Ecole Nationale d'Administration de Tunis - Cycle Supérieur de l'ENA 2011
  

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CHAPITRE II. UNE « RATIONALITÉ » ENTACHÉE

L'hypothèse de la « rationalité » du migrant n'implique, nullement, une soi-disant infaillibilité de celui-ci en tant que décisionnaire. On pourrait penser que le migrant, par le processus réflexif qu'il engage, cherche plus à justifier et légitimer son action que d'aboutir à une pondération exacte des avantages et des inconvénients de l'entreprise migratoire. Par ailleurs, ce processus réflexif pourrait être très facilement lésé par des penchants vers l'aventure, par des croyances de toutes sortes, des rumeurs, des stéréotypes, de fausses réalités et des illusions, voire des manipulations et des maniements émanant du micro-environnement sociétal direct. Bref, nous établissons le bilan d'une « rationalité » entachée étant donné que les recherches menées aboutissent à l'identification, pure et simple, d'éléments d'irrationalité (section I), et font le diagnostic d'une hypertrophie des coûts (section II).

Section I. Éléments d'irrationalité

Les éléments d'irrationalité que nous décelons pourraient être classifiés en deux catégories majeurs, l'une se rapporte au migrant risque-tout (paragraphe 1), l'autre renvoie au migrant manipulé (paragraphe 2).

§1. Le migrant risque-tout : « ça passe ou ça casse »

Il est question d'éplucher la démarche migratoire spécifique à un type bien particulier de candidats à l'expatriation qui pourraient être qualifiés de risque-tout ou encore de joueurs de poker. Leur caractérisation, en tant que tels, découle, à la fois, de l'incidence élevée et de la gravité du risque

encouru, lors de l'enclenchement et de la mise en oeuvre de l'entreprise migratoire. Le risque étant, en l'occurrence ce qu'il est, nous avons jugé qu'il s'impose en un élément spécificateur à part entière qui frappe du sceau de l'irrationalité l'entreprise migratoire en entier. La démarche de l'émigrant tunisien dit clandestin, et plus particulièrement, de celui qui tente le franchissement irrégulier des frontières maritimes sur des embarcations de fortune afin de pénétrer dans le territoire européen, apparait, à cet égard, comme la démarche migratoire la plus intrépide et inconsidérée de toutes56. Ce type bien particulier de conduite migratoire et communément désigné, dans le dialecte tunisien courant, par le terme « El Harka »57. Si nous soutenons que la dite conduite est empreinte d'irrationalité, ce n'est point par référence à un moralisme qui puise ses sources dans les normes sociales ou juridiques établies, lesquelles normes assimilent, dans les faits, cette démarche à la conduite délinquante. La « rationalité » de la démarche migratoire est dite entachée dans le sens oft, comme nous l'avons déjà clarifié, la maximisation de l'intérêt personnel, qui pourrait en découler, et fortement incertaine et risquée. Dans de pareilles conditions, l'Être même de l'acteur se trouve éminemment menacé, purement et simplement, d'extinction définitive.

56 Voir BOUTANG (Yann Moulher), GARSON (Jean Pierre) et SILBER MAN (Roxane), Économie politique des migrations clandestines de main-O' XYLH ARP SIIITERCEriCtlICUIRCLOE LW

exemples français, Publisud, Paris, 2000, p. 26 ; voir ROUIS (Samir), « La migration irrégulière en Tunisie : modes d'approches et techniques de recherches », acte de l'atelier de recherche Les migrations africaines : méthodes et méthodologie, 26-29 novembre 2008, Rabat, Maroc, p. 3, [consulté sur le Web le 12 juillet 2011]

57 « El Harka », en arabe veut dire « brûlure ». C'est un terme qui renvoie au franchissement irrégulier des frontières ou encore au fait de « brûler » les frontières. Certaines recherches mentionnent qu'il pourrait etre emprunté aux expériences des émigrés clandestins africains et marocains qui, dès qu'ils touchaient le sol européen, mettaient le feu dans leurs pièces d'identité et passeports pour qu'on puisse plus déterminer leur nationalité ; voir MABROUK (Mahdi), « El-- Harikoun. Pour une approche sociologique du milieu social des immigrés clandestins et leur imaginaire », in Revue Tunisienne des Sciences Sociales, n°125, Tunis, 2003.

D'après les témoignages que nous avons pu collecter auprès des jeunes qui ont déjà tenté la traversée vers l'Italie, que ce soit avec succès ou pas, ou qui ne l'ont pas encore faite sans pour autant exclure cette éventualité dans le futur proche, nous avons remarqué que l'entreprise se présente comme le recours ultime, comme la solution finale pour pallier à une situation d'extrême nécessité. Pour certains, se résoudre et s'engager à emprunter un tel chemin casse-cou relève, plutôt, de la bravoure et de l'héroïsme, qualités « rares » et « exclusives » à une minorité d' « hommes ». Nous constatons en outre que la décision de tenter la traversée se nourrit d'un mélange de désespoir face à l'avenir et de ressentiment envers une société qui n'a pas su les intégrer. La traversée se dévoile, abstraction faite de son aboutissement, de son avortement par les garde-côtes, ou de sa déperdition aux larges de la Méditerranée, comme un acte porteur d'estime pour Soi, restaurateur d'une dignité jusqu'ici perdue. Certains jeunes, tellement obsédés par la traversée clandestine vers les côtes italiennes, se rapprochent plus des maniacodépressifs que du migrant acteur rationnel. Par moment, la façon avec laquelle certains jeunes se jettent dans des embarcations vétustes, dépassant de plusieurs tonnes la charge maximale, nous poussent à conjecturer que ceci relève, plutôt, d'un acte de suicide collectif déguisé, plus ou moins assumé. Plusieurs, d'ailleurs, au lieu d'accoster sur les côtes italiennes, se sont trouvés à la morgue. Pour les moins chanceux, le corps reste introuvable, se privant, ainsi, du droit élémentaire à une inhumation digne.

Il y a lieu de remarquer que l'émigration irrégulière en Tunisie est un phénomène relativement récent qui ne s'est réellement développé que durant les années 1990, date qui correspond à un changement de cap de la politique migratoire italienne. En effet, le freinage italien de la migration légale

coïncide avec l'application de conditions d'entrée restrictives dans le territoire européen. Il n'est point exagéré, donc, de soutenir que le phénomène de l'émigration irrégulière, n'est, au bout du compte, qu'une production de la loi58. Assez récemment, le relâchement sécuritaire de la Tunisie postrévolutionnaire engendre le foisonnement des embarcations clandestines depuis les côtes de Zarzis, Sfax et le Cap Bon. Les statistiques officielles estiment à plus de 20 000 le nombre des tunisiens qui ont réussi à rallier clandestinement l'ile italienne de Lampedusa, entre janvier et mai de l'année 201159. Quoi qu'il en soit, l'observation montre que l'émigration clandestine des Tunisiens reste, au fond, un phénomène jeune, masculin et individuel60. Elle se démarque, de par ses traits caractéristiques, de l'émigration irrégulière qui sévit dans de nombreux pays africains, laquelle est, fondamentalement, une émigration familiale et de clans61. Pour les autorités tunisiennes, l'émigration irrégulière reste, jusque-là, une affaire policière, dont les données quantitatives sont tenues confidentielles et ne sont disponibles que pour les hauts responsables administratifs et décideurs politiques. Aujourd'hui, la nécessité est impérieuse d'en appréhender les causes profondes et sous-

58 GERARD (Bernard), « L'immigration clandestine, mal absolu ? », in Les Temps Modernes, volume 48, n°554, 9-1992, p. 159.

59 Il a fallu que le Gouvernement transitoire tunisien use des canaux diplomatiques et de ses bonnes relations avec l'Italie pour résoudre la crise et empêcher une expulsion massive de cette pléthore d'émigrés clandestins. Les pouvoirs publics italiens ont procuré à une grande partie de ces nouveaux débarqués des autorisations de séjour provisoires qui devraient leur permettre de rejoindre d'autres pays de l'Union Européenne, notamment la France. Il s'en est suivi une réelle crise diplomatique entre l'Italie et la France qui craignait une entrée massive de ces émigrés depuis sa frontière Est avec l'Italie. La crise a été si aigüe qu'on a entendu certaines voix remettre en cause, purement et simplement, le modèle de la construction européenne en tant qu'espace de libre circulation de personnes.

60 ROUIS (Samir), « La migration irrégulière en Tunisie : modes d'approches et techniques de recherches », actes de l'atelier de recherche Les migrations africaines : méthodes et méthodologie, 26-29 novembre 2008, Rabat, Maroc, p. 14, [consulté sur le Web le 12 juillet 2011]

61 Ibid. p. 22.

jacentes, et il est temps d'aller au-delà d'une approche exclusivement sécuritaire qui ne pourrait offrir qu'un simple traitement symptomatique, sans pour autant prévenir radicalement les drames humains qui se produisent aux larges de la Méditerranée.

§2. Le migrant manipulé : le groupe comme stratège

Le rôle primordial que joue le groupe d'origine dans la détermination du devenir migratoire de l'individu n'est plus à démontrer depuis que la Sociologie de l'émigration a approché le groupe comme producteur et fabricant d'émigrants. Cela semble d'autant plus vrai pour le cas tunisien que les départs de première heure sont difficilement assimilables à une simple concrétisation d'une quelconque décision personnelle, qui serait supreme et souveraine. Derrière l'apparente auto-décision de l'émigrant, se cache, en fait, une réalité beaucoup plus profonde et complexe. Le décisionnaire s'avère, en dernier lieu, le groupe social d'appartenance, qu'il soit famille, clan ou tribu. La rationalité individuelle s'éclipse devant la rationalité groupale. En déléguant à l'extérieur un de ces membres, le groupe cherche à se procurer des ressources monétaires via l'émigré-émissaire. L'introduction de l'économie capitaliste, suite à la colonisation, dans une société tunisienne essentiellement rurale, qui subsistait, jusqu'ici, par des activités agropastorales et une économie de troque, amoindrit les ressources de plusieurs communautés tunisiennes. La colonisation, en confisquant les meilleures terres, a dépossédé des populations entières de leur unique ressource de subsistance. Par la suite, l'enclenchement brusque de l'expérience collectiviste, dans les années 1960, centrée sur le groupement des petites exploitations agricoles, a privé des communautés fortement soudées d'un catalyseur qui est la terre, basée sur la filiation patrilinéaire et le principe

de la consanguinité, et provoque, corollairement, une tendance générale de paupérisation et de fragmentation des ces groupements. L'émigration tunisienne se révèle, donc, dans sa forme brute et à ses bases, comme la somme de délégations temporaires, d'hommes seuls et jeunes, qui avaient pour mission le renforcement des bases matérielles d'une société paysanne, qui cherche à survivre et à restaurer une dignité profanée par la dépossession terrienne62.

On pourrait, par ailleurs, penser à adopter les notions de privation relative et de groupes de références, comme d'autres pistes d'analyse. L'émulation et la compétition inter-groupale étant une autre variable explicative de la fabrique collective des individus-émissaires. Le groupe d'origine, se comparant à des groupes de références qui se trouvent dans l'environnement immédiat, aboutit à la constatation d'une inégalité socioéconomique et de prestige, qui débouche sur un sentiment de privation et de frustration relatives. Plus les inégalités inter-groupales sont importantes, plus on sera motivé à expédier des « chargés de mission » vers d'autres terres pour réduire les écarts constatés. L'instrumentalisation est amorcée via des pressions et/ou des encouragements, explicites soient-ils ou implicites, tous azimuts et d'aspects multiples. On pourrait maintenant mieux comprendre pourquoi l'émigré garde, tout au long de son exil, des relations fortes, et sous différentes formes, avec les membres de son groupe d'origine. La dilution, et à fortiori le désagrègement total des liens avec les siens, est vécu, par ces derniers, sous le registre de la défection, comme une infidélité et déloyauté de

62 Mohamed KHANDRICHE disait : « l'émigration se confond avec l'histoire d'une société paysanne qui luttait pour sa survie et qu'on attendait qu'elle leur donne les moyens de se perpétuer en tant que telle », KHANDRICHE (Mohamed), Développement et réinsertion, Publisud, Paris, 1982, p. 34.

la part du mandaté, lequel n'est censé être en tant que tel que par et pour son mandataire. Dès lors, nous pouvons confirmer que l'émigrant pourrait devenir, par moment, une simple astuce aux mains de sa communauté qui réussit sa pérennisation et son affirmation, en tant que telle, par la technique, symbolique mais emblématique, de l'immolation de l'un de ses membres sur l'autel d' « El Ghorba ».

Si nous postulons que la « rationalité », animant en toile de fond le choix de l'expatriation est bel et bien entachée, non seulement parce qu'elle recèle des éléments d'irrationalité, mais, plus encore, parce que nous y avons diagnostiqué une hypertrophie des coûts.

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery