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John rawls et la question de la justice: une lecture de theorie de la justice

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par Israel Jacob Barouk MEKOUL
Université de Yaoundé I Ecole normale superieure de Yaoundé - DIPES II 2014
  

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1.2. LA CONCEPTION CONSEQUENTIALISTE DE LA JUSTICE

Le conséquentialisme est redevable à Gensler18. Dans l'acception du philosophe américain, le conséquentialisme s'entend comme le fait d'accomplir l'action qui entraîne les conséquences les plus favorables. Dans le conséquentialisme, il faut accomplir les actions qui maximisent les bonnes conséquences, en l'absence de toute action ayant une importance en soi.

Gensler distingue quatre formes de conséquentialisme :

- L'égoïsme qui consiste à accomplir les actions qui entrainent les meilleures conséquences uniquement pour soi-même.

- L'utilitarisme qui renvoi à l'accomplissement des actions qui entrainent les meilleures conséquences pour toutes les personnes.

- L'hédonisme tendant à évaluer les conséquences en fonction du plaisir ou de la souffrance seulement.

- Le pluralisme qui vise à évaluer les conséquences en fonction d'une variété de bienfaits.

Des quatre formes de conséquentialisme, le travail de ce mémoire s'attachera à relever les implications de l'utilitarisme, objet de la critique de John Rawls. Au sujet de la doctrine utilitariste, Rawls laisse entendre : « En particulier, je ne pense pas que l'utilitarisme puisse fournir une analyse satisfaisante des droits et des libertés de base des citoyens en tant que personnes libres et égales, ce qui est pourtant une exigence absolument prioritaire d'une analyse des institutions démocratiques »19.

Avant d'approfondir la critique rawlsienne au sujet de l'utilitarisme, il serait judicieux d'en expliciter le contenu. En effet, l'utilitarisme est le courant de pensée en vogue aux Etats-Unis au moment où Rawls exerce sa pensée. Il a été préfiguré par Hume (1739), fondé par Bentham (1789), baptisé et popularisé par Mill (1861) et systématisé par Sidgwick (1874) dans son livre The Methods of Ethics (Londres, 1907).

Bentham, reprenant à son compte dans Introduction aux principes de morale et de législation de 1790, les acquis contenus dans le « principe d'utilité » (The principle of utility)

18 Harry J. Gensler, Questions d'éthique, Une approche raisonnée de quelques perspectives contemporaines, Chenelière/McGraw-Hill, Montréal/Toronto, 2002, trad. Marie-Claude Désorcy, p. 183

19 John Rawls, op.cit., p. 10

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de Hume et De l'esprit d'Helvétius, adoptera finalement cette formule : par utilitarisme, on entend « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre »20 (The greatest happiness of the greatest number).

Les principes qui commandent l'utilitarisme sont donc ceux qui tendent à obtenir les meilleures conséquences. Chez les utilitaristes, la justice devient une grandeur économique. Gensler, rappelant John Stuart Mill dans son livre L'utilitarisme de 1861, relève que: « L'éthique de l'utilité est tout entière comprise dans la règle d'or de Jésus de Nazareth. Faire comme nous voulons qu'il nous soit fait et aimer notre prochain comme nous-mêmes, telle est la moralité utilitariste dans sa pure expression. »21

Le conséquentialisme en oeuvre dans la logique des utilitaristes renie du même coup, la dignité humaine. L'individu n'a plus de valeurs propres ; il est au service de la satisfaction générale ; et même si la liberté ou la dignité de cet individu sont sacrifiées pour le bonheur de la société, cela ne saurait affecter la morale.

C'est contre cette doctrine morale qui dénie à l'homme sa dignité, que Rawls va s'insurger et présenter son programme : « Mon but est d'élaborer une théorie de la justice qui représente une solution de rechange à la pensée utilitariste »22, parce que, un tel régime est en contradiction avec « certaines idées fondamentales implicites dans la culture politique publique d'une société démocratique. »23

Cette critique du conséquentialisme fait de Rawls un non-conséquentialiste. Le non-conséquentialisme condamne les actions (le meurtre d'un innocent, par exemple) en elles-mêmes, non pas forcément parce qu'elles ont des conséquences défavorables.

Chez les utilitaristes, la priorité est accordée à la maximisation du plaisir. Bien plus, la priorité de la justice apparait comme une « illusion socialement utile »24 ou victime « des marchandages politiques... (et) des calculs d'intérêts sociaux. »25 Chez Rawls par contre, la priorité est accordée à la justice.

20 Cette formule était déjà employé par Beccaria et surtout par Hudchison dans Recherche sur l'origine de nos idées de la beauté et de la vertu (1711), Deuxième traité, Vrin, (1991), p. 179.

21 Harry J. Gensler, idem, p. 185

22John Rawls, Théorie de la justice, p. 49

23 John Rawls, Libéralisme politique, p. 32 et p.38

24 John Rawls, op. cit., p. 54

25 John Rawls, Théorie de la justice, ibid.

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A la fin de cette partie, nous pouvons retenir que John Rawls est redevable à de nombreuses conceptions de la justice. Ces conceptions l'ont présentée comme quête d'une harmonie ou maximisation du plus grand bonheur. C'est à partir des lacunes de ces conceptions et surtout de la conception utilitariste, que Rawls va fixer les modalités d'élaboration des principes de sa société juste.

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2. LES PREALABLES RAWLSIENS D'IMPLEMENTATION DES
PRINCIPES DE LA JUSTICE

Contre les anciens (Platon et Aristote), qui ramenaient la justice à une tension vers le bien, validant ainsi, l'unicité conceptuelle, Rawls, quant à lui, se demande comment, à partir d'une multitude de conceptions d'idées de justice et de sens de la communauté, on peut arriver à les fédérer pour avoir une base commune et acceptable pour tous. C'est pourquoi, estime-t-il, il faut concevoir les critères de la coopération sociale. Ces critères, ne reposent pas sur une hiérarchisation institutionnelle, mais plutôt, sur un élan commun, qui place tous les individus au même niveau de départ : c'est la métaphore de la position originelle.

2. 1. : LES CRITERES DE LA COOPERATION SOCIALE ET LES FACULTES
MORALES DES INDIVIDUS

Dans Justice et démocratie26, Rawls donne sa définition de la société : « la société est un système de coopération sociale équitable entre des personnes libres et égales ». Pour qu'une telle société vienne à l'existence, deux faits sont attendus: d'une part, il est opportun de déterminer les critères de la coopération sociale et d'autre part, les citoyens qui vont entrer en société doivent être doués de personnalités morales, manifestes par les facultés qu'ils ont.

2. 1. 1. LES CRITERES DE LA COOPERATION SOCIALE

« L'unité de la société et l'allégeance des citoyens à leurs institutions communes ne sont pas fondées sur le fait qu'ils adhèrent tous à la même conception du bien, mais sur le fait qu'ils acceptent publiquement une conception politique de la justice pour régir la structure de base de la société. »27

Ces règles de la coopération sociale débouchent sur l' « unité sociale stable, garantie par un consensus sur une conception politique raisonnable de la justice »28

26 John Rawls, Justice et démocratie, p. 213

27 Idem, p.239.

28 John Rawls, idem, p.246.

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Mais, elle doit résulter d'un consensus par recoupement. Pour Rawls, « il s'agit de la base la plus raisonnable d'unité politique et sociale dont disposent les citoyens d'une société démocratique. Philosophiques, religieuses et morales, raisonnables mais antagonistes qui embrassent de nombreux citoyens et qui perdurent au cours du temps d'une génération à la suivante. »29

La société, en tant que système équitable de coopération, « est élaborée autour de deux idées fondamentales complémentaires : l'idée des citoyens (les agents qui sont engagés dans la coopération sociale) considérés comme libres et égaux, et l'idée d'une société bien ordonnée, c'est-à-dire une société effectivement régie par une conception publique de la justice. »30

Une telle affirmation dévoile la psychologie de Rawls : une psychologie qui est contre la hiérarchisation des rôles dans la fondation de sa société politique. Pour lui, les citoyens étant libres et égaux, c'est eux-mêmes qui fixent leurs règles et les procédures qu'ils devraient tous suivre pour arriver à la construction de la société idéale. On assiste ainsi, à une agrégation de voeux formant un tout cohérent et liant chaque membre.

Cette association est la matérialisation de la coopération sociale. Elle montre que, c'est uniquement, à travers la communauté que l'individu s'épanouit. La sociabilité en action ici n'est pas contingente. Elle est raisonnable. Il y a une force qui pousse les individus vers les autres. Et c'est cette force qui permet de croire que, les décisions prises communément ne pourront pas être violées. La personne humaine, comme citoyen, c'est-à-dire, en tant que membre pleinement actif de la société toute sa vie durant, ne peut l'être que parce qu'il est doué des facultés morales.

2. 1. 2. LES FACULTES MORALES DES INDIVIDUS

Les individus sont doués de facultés morales leur permettant de bien négocier les règles procédurales de la fondation de la société. Pour que les critères de la coopération sociale aient des chances de réussite, il faut que les acteurs soient rationnels et raisonnables. John Rawls dégage trois facultés morales ramenées en deux: les sens de la justice et la conception du bien.

29 John Rawls, La justice comme équité, Une reformulation de théorie de la justice, éd. La Découverte, 2003, p. 57.

30 John Rawls, idem, p. 22-23

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Le sens de la justice « est le désir efficace d'appliquer les principes de la justice et d'agir selon eux, donc, selon le point de vue de la justice. »31

C'est aussi « la capacité de comprendre, d'appliquer et de respecter dans ses actes la conception publique de la justice qui caractérise les termes d'une coopération équitable. »32

Les deux définitions que nous relevons du sens de la justice peuvent s'entendre ainsi : d'une part, ils conduisent à accepter les institutions justes dont nous et nos proches avions bénéficié : nous désirons participer efficacement au maintien de ces institutions ; nous avons tendance à nous sentir coupables lorsque nous ne remplissons pas nos obligations, même si nous ne sommes pas liés à ceux dont nous tirons avantage par un quelconque sentiment de sympathie. La culpabilité, à cet égard, n'est pas seulement un sentiment moral dû à notre attachement à des personnes ; elle est aussi un sentiment politique associé au non-respect de nos devoirs. Rawls insiste sur le fait qu'en général, le corps politique n'est pas uni par des liens de sympathie personnelle, mais par la reconnaissance de principes publics de justice.

Rawls propose un second critère de reconnaissance du sens de la justice : celui-ci suscite le désir de travailler à l'établissement d'institutions justes et à la réforme des institutions existantes lorsque la justice l'exige. Le sens de la justice se traduit dès lors par l'aptitude à sortir de l'égoïsme étroit pour chercher à étendre les bienfaits de la justice à une communauté plus vaste33. Indépendant de la crainte de la sanction et des mécanismes de coercition, le sens de la justice est donc un désir de coopération équitable, irréductible à l'intérêt éclairé.

De ce fait, être capable d'une conception du bien, « c'est pouvoir former, réviser et poursuivre rationnellement une conception de notre avantage ou bien. Dans le sens de la coopération sociale, ce bien a trait à tout ce qui a de la valeur dans la vie humaine. C'est pourquoi une conception du bien consiste à un système plus ou moins déterminé de fins ultimes, c'est-à-dire de fins que nous voulons réaliser pour elles-mêmes, ainsi que de liens avec d'autres personnes et engagement vis-à-vis de divers groupes et associations. »34.

Les membres de la société doivent dès lors tous avoir une certaine idée de la justice pour que celle-ci puisse être possible. Ce qui induit inévitablement à la réalisation du bien. Réaliser le bien, c'est faire de son semblable, un sujet digne et contribuer à son bien-être.

31 John Rawls, op. cit., p. 608.

32 John Rawls, Justice et démocratie, p.218.

33 Ibid., p. 514-515.

34 John Rawls, Justice et démocratie, trad. française par Cathérine Audard, p.218-219.

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Cette solidarité qui se dégage de la pensée de Rawls était déjà partagée et défendue par Thomas More. En effet, l'avocat anglais disait ceci : « La vertu la plus noble et la plus humaine en quelque sorte consiste à adoucir les souffrances du prochain, à l'arracher au désespoir et à la tristesse, à lui rendre les joies de la vie, ou, en d'autres termes, à le faire participer à la volupté. »35

La solidarité ainsi envisagée prend sa source dans le sentiment naturel que nous avons du bien et de la justice. Et, la coopération sociale n'est possible que, si au départ, les acteurs choisissent de façon équitable, les règles futures. Et ce choix, se fait à travers la métaphore de la position originelle.

2.2: LA METAPHORE DE LA POSITION ORIGINELLE

Dans cette partie, nous analyserons la position originelle comme source de l'obligation morale des citoyens de se plier aux règles communes et comme fondement de la justice comme équité.

2.2.1. LA POSITION ORIGINELLE ET L'OBLIGATION MORALE DES CITOYENS DE SE PLIER AUX REGLES COMMUNES

En lisant Théorie de la justice, on comprend que la position originelle est « utilisée pour déterminer le contenu de la justice, les principes qui la définissent. Ce n'est que plus tard que la justice est considérée comme une partie de notre bien et qu'elle est reliée à notre sociabilité naturelle. »36

Cette explicitation de la position originelle montre que, les individus sont appelés, non pas à formuler, mais à choisir dans une liste d'options alternatives, leurs principes de la justice. C'est ce que Rawls souligne à la page 156 de Théorie de la justice, lorsqu'il laisse entendre que, les partenaires, devant cette liste, procéderont par « comparaisons par paires », en opposant d'une part l'utilité qui s'offre par la maximisation du bien-être du plus grand nombre et d'autre part, par la justice comme équité.

35 Thomas More, L'Utopie, 1516, traduction française 1842 par Victor Stouvenel, p. 53

36 John Rawls, op. cit., p. 625.

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C'est à ce niveau que Rawls valorise les acquis de la tradition « contractualiste » pour introduire cette idée de position originelle. Plaçant le consentement au centre de cette idée, il s'interroge pour cela sur la situation initiale qui serait la meilleure et qui pourrait avoir l'assentiment de tous et requérir l'obéissance aux principes qui seront adoptés. Il forge ainsi un instrument heuristique équivalent à l'état de nature dans les théories du contrat social, à savoir la position originelle. Celle-ci renouvelle, la pensée de l'état de nature qui imagine une société sans Etat, mais avec pour objectif de penser une forme d'Etat qui prenne en compte les intérêts de tous. Rawls comme ses prédécesseurs37, insiste sur les dimensions imaginaire et hypothétique de sa théorie, dans la mesure où il ne considère pas la position originelle comme un premier stade de développement. Pour sa part, « Il faut la comprendre comme étant une situation purement hypothétique, définie de manière à conduire à une certaine conception de la justice. »38 Mais cette définition est mieux explicite dans La Justice comme équité : « La position originelle généralise l'idée familière du contrat social [...]. La position originelle est également plus abstraite : l'accord doit être considéré comme hypothétique et non historique »39. Il fait donc appel à la clause de l'ignorance qui va définir les partenaires, afin qu'ils ne sachent pas quelle sera leur place, ou bien quels seront leurs attributs dans la future société ; d'où l'insertion de l'hypothèse du « voile d'ignorance » qui cache à chacun sa situation et derrière lequel sont choisis les principes de la société. Le « voile de l'ignorance » « répond donc à la nécessité de débarrasser le contrat de toutes les partialités qui l'empêcheraient de produire l'effet que l'on attend de lui, à savoir fonder l'obligation morale des citoyens de se plier aux règles communes »40.

Cependant, ce serait limitatif de concevoir la société comme telle. Il faut, selon Rawls, pouvoir en délimiter les contours, pouvant mener la société à son organisation et aux choix des principes susceptibles de régir la structure de base. Face à cette demande, Rawls s'interroge sur le type de personne habilitée à déterminer les termes équitables de la société :

37 Nous précisons ici que contrairement à Hobbes ou Locke, Rawls et Rousseau considèrent l'état de nature comme un état social sans loi. De plus, Rawls rejoint Rousseau qui, dans L'Origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, avait déjà relevé le caractère hypothétique de l'état de nature.

38 John Rawls, Théorie de la justice, op. cit., p. 38.

39 Ce caractère hypothétique de la position originelle peut s'expliquer par cette affirmation de Rawls : « il nous faut imaginer que ceux qui s'engagent dans la coopération sociale choisissent ensemble dans un acte commun les principes destinés à assigner les droits et les devoirs de base et à déterminer la répartition des bénéfices sociaux », John Rawls, La justice comme équité, op. cit., pp. 36-37. Le mot « imaginer » signifie que la position originelle n'existe pas réellement et n'a jamais existé dans l'histoire. Elle peut être assimilée à l'état de nature des philosophies du contrat (Rousseau), puisqu'elle signifie égalité et donne le sens direct de l'équité des principes de la justice, à travers sa dimension hypothétique.

40 Jean Fabien Spitz, « John Rawls et la question de la justice sociale », dans Études, tome 414 n° 4141, janvier 2011, p. 57.

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Doivent-ils être fixés par une autorité distincte des personnes qui coopèrent, par exemple par la loi divine ? Ces termes sont-ils reconnus par tous comme équitables en référence à un ordre moral de valeurs, au moyen de l'intuition rationnelle, ou en rapport avec ce que certains ont qualifié de « droit naturel »? Sont-ils fixés par un accord auquel parviennent les citoyens libres et égaux engagés dans la coopération, qu'ils passent en référence à ce qu'ils considèrent comme leur avantage ou leur bien réciproque41?

Pour Rawls, c'est la dernière proposition qui est valable. Pour lui, ces termes doivent être fixés par tous les citoyens en tant qu'ils sont des personnes rationnelles et qui doivent choisir des principes pour le bien et à l'avantage de tous et avec l'accord de tous. Il faut par ailleurs comprendre par personne rationnelle ici, une personne qui place ses intérêts en premier. Pour ne pas virer à l'égoïsme, Rawls se rattrape en imposant, à cette idée de rationnel, une condition : le désintérêt mutuel. Celui-ci est la clause qui fera que chaque personne, dans la position originelle, voulant favoriser ses propres intérêts en bien, cherchera à les maximiser, d'autant plus qu'elle doit se mettre elle-même à l'abri du besoin. Ce choix rationnel conduira à un choix objectif, puisque recouvert du « voile d'ignorance », les partenaires choisissent chacun ce qui sert leur intérêt. Mais il est important de noter que, grâce au sens du bien dont ils sont dotés, les partenaires sont à même de prendre une décision valable pour tous. C'est pourquoi l'idée de rationnel explique le fait que ce choix qui découlera de la position originelle ne sera influencé par aucune doctrine morale, ni aucune vision du bien.

Une fois cette idée posée, Rawls passe à la phase du cadre dans lequel les principes doivent être choisis. Il tient à ce que les principes équitables choisis soient libres de toute influence issue des doctrines englobantes, comme la religion, la morale ou quelque autre doctrine qu'il appelle « pluralisme raisonnable »42. Cependant, Rawls tient à préciser, dans ses écrits ultérieurs que les citoyens sont des êtres rationnels et raisonnables. Il met au clair par là les rapports entre le rationnel et le raisonnable.

Pour y arriver, Rawls intègre l'idée de rationnel car, de son avis, ce sont des personnes libres et rationnelles qui doivent participer au choix des principes. Cette dimension rationnelle intègre la connaissance de la psychologie de l'humanité quant à ses besoins et motivations

41 John Rawls, La justice comme équité, p. 34.

42 « Le fait du pluralisme raisonnable implique qu'il n'existe pas de doctrine, qu'elle soit complètement ou partiellement englobante, sur laquelle tous les citoyens s'accordent ou peuvent s'accorder pour organiser les questions fondamentales de la justice politique », La justice comme équité, op. cit., p. 56.

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fondamentaux. En tant qu'ils sont rationnels, les partenaires cherchent ce qui est le meilleur pour eux d'abord, et c'est ce qu'ils choisissent : « ils sont rationnels , c'est-à-dire qu'ils cherchent les meilleurs moyens pour atteindre les fins posées par les individus qu'ils représentent, sans porter des jugements sur elles, ce qui exclut les passions irrationnelles, et en particulier l'envie »43.

Rawls estime aussi que les partenaires ne doivent pas ignorer que, toute personne raisonnable souhaiterait être mise en possession des biens premiers sociaux qui intègrent l'exercice de la liberté. Par conséquent, les personnes raisonnables sont celles qui sont prêtes à proposer, ou à accepter lorsque la proposition émane des autres. En un certain sens, les personnes raisonnables ont une attitude d'ouverture non seulement aux propositions d'autrui, mais elles ont aussi le sens de ce qu'elles doivent choisir pour elles et pour la postérité. Ces propositions doivent tenir compte du bien d'autrui et elles doivent être choisies en fonction des autres individus qui doivent être eux aussi capables de les honorer.

Dès lors, le seul moyen pour les principes de la justice d'être purs, c'est d'être fondé sur un accord où toutes les parties représentées sont couvertes d'un « voile d'ignorance » qui les mette à égalité les uns les autres de manière à choisir librement les principes. Aussi en précisant l'idée de position originelle, Rawls affirme que :

« Dans la position originelle, les partenaires ne sont pas autorisés à connaître les positions sociales ou les doctrines englobantes particulières des personnes qu'ils représentent. Ils ne connaissent pas non plus la race, le groupe ethnique, le sexe, ou les dons innés variés [...]. On exprime toutes ces limites sur l'information disponible de manière figurée, en disant que les partenaires sont placés derrière un voile d'ignorance »44.

Egaux, semblables aux autres, grâce à ce « voile d'ignorance » dont ils sont recouverts, les partenaires pourront aboutir à un accord unanime. Le « voile d'ignorance » apparait en définitive comme une condition prioritaire, parce qu'il a pour objectif de situer équitablement les personnes qui doivent décider du choix des principes.

43 Catherine Audard, « Principes de justice et principes du libéralisme : la neutralité de la théorie de Rawls », « Individu et Justice sociale » Catherine Audard (dir), p. 170.

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2.2.2. LA POSITION ORIGINELLE COMME FONDEMENT DE LA JUSTICE
COMME EQUITE.

La position originelle est un procédé de représentation dans l'entendement de Rawls. C'est pourquoi, l'importance de la position originelle tient en ce qu'elle est un procédé de représentation ou encore une expérience de pensée menée dans un but de clarification personnelle et publique. Cette représentation, il la conçoit selon deux aspects. D'une part, la position originelle représente les conditions du choix des principes susceptibles de régir la structure de base de la société. D'autre part, elle représente ce qu'il est possible de choisir ou de ne pas choisir pour le bien de la société. Ainsi, c'est grâce à la position originelle que l'on peut trouver des bases sociales pour la direction d'une société. On pourrait ainsi dire que l'idée de position originelle ouvre la voie à la justice comme équité, comme étant une conception non pas métaphysique, mais politique, parce qu'elle transcende tout ce qui est de la sphère du religieux ou du moral pour aboutir à des termes équitables n'ayant connu aucune influence extérieure. Pour donner force à ses idées, Rawls souligne que « comme le contenu de l'accord porte sur les principes de justice de la structure de base, l'accord dans la position originelle spécifie les termes équitables de la coopération sociale entre les citoyens. D'où l'expression : la justice comme équité »45.

Précisons néanmoins que, chez Rawls, la question de la justice concerne d'abord, ce qu'il appelle la « structure de base » : « Pour nous, l'objet premier de la justice, c'est la structure de base de la société ou, plus exactement, la façon dont les institutions sociales les plus importantes répartissent les droits et les devoirs fondamentaux et déterminent la répartition des avantages tirés de la coopération sociale. »46 La structure de base correspond à la notion d'institution. Une institution est « un système public de règles qui définit des fonctions et des positions avec leurs droits et leurs devoirs, leurs pouvoirs et leurs immunités et ainsi de suite ».47 Cette insistance sur la structure de base est due au fait que, la structure de base est le lieu fondamental où se jouent égalité et inégalité, c'est-à-dire la possibilité même de la justice. Et, c'est dans les institutions que les humains sont traités avec justice ou injustice. Ces individus donc, qui recherchent, pour leur propre intérêt, les principes de justice devant organiser la structure de base de la société, sont supposés être placés dans une situation d'égalité.

45 Ibid., p. 36.

46 John Rawls, op. cit., p. 33.

47 John Rawls, idem, p. 87.

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Bien plus, dans la position originelle ainsi définie, les partenaires s'accorderaient nécessairement sur « un principe de justice qui exige une répartition égale pour tous sur « un principe qui exige des libertés de base égales pour tous ainsi qu'une juste égalité des chances et un partage égal des revenus et de la fortune. »48

De façon générale, il apparaît clairement que c'est la position originelle qui donne à la justice comme équité son nom, puisque le mot anglais fairness qui signifie « impartialité » en français, a un sens beaucoup plus développé en anglais en ce qu'elle comporte des notions centrales comme honnêteté, impartialité, justice et équité49. Or, c'est précisément l'impartialité et l'unanimité qui caractérisent la position originelle, à travers le « voile d'ignorance » où les personnes sont toutes semblables et ont une idée des besoins que peuvent avoir les autres, du fait même de leur similitude. Dans la première partie de Théorie de la justice (section 3), John Rawls, parlant de l'idée conductrice de la théorie de la justice, au sujet des principes de la justice affirme :

« Ces principes doivent servir de règle pour tous les accords ultérieurs ; ils spécifient les formes de la coopération sociale dans lesquelles on peut s'engager et les formes de gouvernement qui peuvent être établies. C'est cette façon de considérer les principes que j'appellerai la théorie de la justice comme équité »50.

Que retenir de ce premier chapitre ? Nous pouvons retenir que, pour fonder les principes de la justice, il nous a fallu au préalable fixer les modalités de sa détermination et relever les conceptions devancières de la justice avant John Rawls. A travers la position originelle, John Rawls a montré que, pour adopter les principes de la justice, il faut écarter les aspirations individuelles, et faire en sorte que les individus aient tous les mêmes droits dans la procédure du choix des principes. C'est à partir delà, que les principes adoptés peuvent satisfaire tous les individus. Et c'est aussi à partir delà que s'enclenche le processus dynamique d'ajustement entre les principes retenus et les convictions dont l'aboutissement à terme sera un état final d'équilibre réfléchi. Ces principes peuvent être simples ou complexes ; mais l'accord originel établit les limites dans lesquelles les personnes sont prêtes à faire des compromis et des simplifications afin d'établir les règles de priorité nécessaires à une conception commune de la justice.

48 John Rawls, idem, p. 182.

49 Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Le Seuil, 2004, P. 439.

50 John Rawls., Théorie de la Justice, p. 37.

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CHAPITRE II : LES PRINCIPES DE LA JUSTICE CHEZ JOHN RAWLS Il faut partir d'une double interrogation:

« Quelle est la conception politique de la justice la plus acceptable pour spécifier les termes équitables de la coopération entre des citoyens considérés comme libres et égaux, comme raisonnables et rationnels, et (nous ajoutons) comme des membres normaux et pleinement coopérants de la société pendant toute leur vie, d'une génération à la suivante ? »51

et, « Quelle est la conception de la justice qui convient le mieux pour préciser les termes de la coopération sociale entre des citoyens considérés comme des personnes libres et égales, et comme des membres normaux et à part entière de la société durant leur vie. »52

Ces deux questionnements éclairent la « charte régulatrice » du fonctionnement d'une société juste chez Rawls. En effet, ce dont il est question ici, c'est de surmonter les contradictions relatives pouvant surgir ou exister entre la liberté et l'égalité, d'une part ; celle, d'autre part, au sein de la sphère socio-économique, entre la justice et l'efficacité économique. La théorie de la justice de John Rawls débouche de ce fait sur deux principes de justice : le premier a trait au domaine des libertés, le second, quant à lui, porte sur la détermination des positions sociales et de la répartition des biens économiques.

Pour comprendre ces principes de la justice, certaines questions et réponses méritent d'être exposées.

Qui sont les destinataires des principes ?

Ce sont les institutions politiques, socio-économiques, seules aptes à rétablir les conditions de justice.

Que faut-il répartir ?

Il s'agit de répartir des « biens premiers », c'est-à-dire, prioritairement les libertés, puis, les positions sociales, les revenus, les biens.

51 John Rawls, La justice comme équité, Une reformulation de théorie de la justice, p. 25

52 John Rawls, Justice et démocratie, trad. Cathérine Audard, p.219.

23

Quelle méthode de détermination des principes de justice faut-il adopter ?

La méthode en question est celle de la position originelle. Pour Rawls, à travers cette démarche méthodologique, les partenaires dans la position originelle devraient parvenir à s'accorder sur certains principes. L'accord de ces principes procède d'une analyse du principe d'égale liberté (premier principe) et du principe de différence (second principe).

24

1 : LE PRINCIPE D'EGALE LIBERTE : ENTRE PRESENTATION ET
SIGNIFICATION.

La question de la liberté occupe une place importante dans la philosophie politique de Rawls. Il n'est pas étranger à la place qu'elle occupe dans l'esprit de tout américain : aucune restriction n'est admise. Et s'il y a un domaine où l'ingérence politique n'est pas tolérée, c'est justement celui relatif aux libertés des citoyens. Etre libre, c'est-à-dire, le fait d'agir sans contrainte interne ou externe apparait comme le prédicat ontologique de l'homme. C'est dans la liberté que s'exprime justement l'humanité de l'homme. Et cette liberté est déterminante chez Rawls car, les choix rationnels opérés par les individus émanent d'eux, sans influence extérieure. C'est pourquoi, face au débat opposant les Modernes aux Anciens, Rawls prend le parti des Modernes. Pour lui, les libertés civiles sont prioritaires par rapport aux libertés politiques. Car, s'il n'y a pas de droit à l'expression, il ne saurait avoir de droit de vote. Grâce aux libertés, on se libère des oppressions, de la pauvreté, de la faim, des guerres ou des inégalités.

Aussi, pour mieux cerner le principe d'égale liberté, nous devons d'abord le présenter; ensuite comprendre sa signification.

1.1. : LA PRESENTATION DU PRINCIPE D'EGALE LIBERTE

Le principe d'égale liberté fonde le statut de la personne ou du sujet de droit. Rawls en donne une première formule : « Chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres. »53

Pour que la liberté existe réellement, Rawls nous dit que chaque personne devrait jouir de toutes formes de libertés. Et, pour que la liberté s'exerce au mieux, Rawls, donne-t-il quelques lignes de la condition d'exercice de cette liberté :

« J'étudierai la liberté en rapport avec les restrictions constitutionnelles et légales [...] Dans ce contexte, des personnes ont la liberté de faire quelque chose si elles sont libres vis-à-

53 John Rawls, Théorie de la justice, p. 91.

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vis de certaines contraintes soit de le faire, soit de ne pas le faire et quand leur action (ou leur abstention) est protégée de l'ingérence d'autres personnes »54.

L'exercice de la liberté s'accorde avec l'idée de système chez Rawls : « Il faut garder présent à l'esprit que les libertés de base doivent être évaluées comme un tout, comme un seul système. La valeur d'une forme de liberté normalement dépend de la définition des autres libertés. »55 Il revient donc aux partenaires de définir les « diverses libertés de façon à produire le meilleur système total de libertés »56

Ainsi, les « libertés de base » ne sont pas les libertés en tant que telles, mais celles absolument nécessaires au fonctionnement démocratique pour un degré de développement social donné57. Ces libertés de base comprendraient, selon une liste indicative de Rawls : les libertés liées aux droits de l'homme, comme elles sont exposées dans la Déclaration Universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948. Ce qui importe dans ces principes, c'est l'égalité de tous devant les libertés de base (cas de l'égalité du cadre d'entreprise et du chômeur face au choix de leur emploi, par exemple).

On peut dès lors dresser une liste des libertés de base de deux manières. L'une est historique et consiste à passer en revue des régimes démocratiques variés pour mettre au point une liste de droits et de libertés qui semblent fondamentaux et qui sont efficacement protégés dans ce qui apparaît historiquement comme les meilleurs régimes. Une seconde manière de procéder est analytique : nous cherchons quelles libertés fournissent les conditions politiques et sociales qui sont essentielles pour le développement adéquat et le plein exercice des deux capacités morales caractérisant les personnes libres et égales58.

En effet, il y a « la liberté de pensée et la liberté de conscience, les libertés politiques (par exemple le droit de voter et de participer à la vie politique) et la liberté d'association, de même que les droits qui correspondent à la liberté et l'intégrité (physique et psychologique) de la personne »59. En, substance de quoi s'agit-il dans ces libertés ? Chez Rawls, la liberté de conscience a une fonction paradigmatique, au sens où elle « fournit le modèle de raisonnement qui permet de déterminer toutes les autres libertés de base »60. Rawls rattache la liberté de conscience à l'idée de rationalité. C'est la capacité à former, à promouvoir et à

54 John Rawls, Théorie de la justice, pp. 238.

55 John Rawls, op. cit., p. 238.

56 John Rawls, idem, p. 239.

57 Simon Wuhl, L'égalité, Nouveaux débats, PUF, 2002, pp. 67 à 91.

58 John Rawls, La justice comme équité, p. 74.

59 Ibid., p. 72.

60 Ernest-Marie Mbonda, John Rawls, Droits de l'homme et Justice politique, p. 34.

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réviser une conception du bien à l'abri de toute contrainte extérieure de la conscience. Chaque partenaire porte en lui une certaine référence ou bien des références du point de vue moral, religieux et culturel, des convictions qu'il n'accepterait pas de voir absorbée par une autre doctrine que la sienne. C'est pourquoi, conscient que sa référence à l'État peut constituer une menace pour la réalisation de la liberté de conscience, Rawls fait appel à la notion de « publicité » dans la justice. C'est en effet à partir de l'esprit « public » que les principes de la justice sont admis par tous les partenaires. L'État ne peut pas intervenir dans la vie privée des personnes, comme leur religion, leur morale.

Pour ce qui est des libertés politiques, elles consistent, pour le citoyen, à agir selon sa propre volonté, tout en respectant le droit et sans être entravé par autrui. C'est une forme de liberté liée à l'autodétermination, au sens où le citoyen porte en lui le souci, non seulement pour lui-même, mais pour l'avenir de son pays. C'est ce qui explique la considération du vote comme liberté politique. En la plaçant parmi les libertés de base, Rawls signifie que ces libertés, quoique politiques, sont importantes parce qu'elles prennent en compte le caractère social et public de l'individu.

Ces libertés politiques peuvent encore être comptées comme fondamentales même si elles ne sont que des moyens institutionnels essentiels pour protéger et préserver d'autres libertés fondamentales. Lorsque l'on refuse à des groupes politiquement faibles et à des minorités, le droit de vote, et qu'on les exclut du service politique et du jeu politique, ils sont susceptibles de voir leurs droits et leurs libertés restreints sinon niés. Cela suffit à inclure les libertés politiques dans n'importe quel système exhaustif des libertés fondamentales61.

A la fin, Rawls parle de la liberté de la personne et de son intégrité. Il insiste sur les dimensions physiques et psychologiques de la personne. La liberté de la personne ici est entendue non pas comme une action, mais comme une protection de l'intégrité physique et psychologique de la personne. Dans la mesure où elle tient compte du physique et du psychologique, la liberté de la personne implique sa vulnérabilité et une sensibilité qui peut porter atteinte à son intégrité. Cette liberté implique le respect physique, moral et psychologique de la personne. Considérer la personne toujours comme un être humain, jamais comme une chose ou un quelconque objet de satisfaction. On peut ajouter plusieurs aspects comme l'interdiction de toute forme de violence verbale ou physique. Il est à remarquer que

61 « The political liberties can still be counted as basic even if they are only essential institutional means to protect and preserve other basic liberties. When politically weaker groups and minorities are denied the franchise and excluded from political office and party politics, they are likely to have their basic rights and liberties restricted if not denied. This suffices to include the political liberties in any fully adequate scheme of basic liberties» John Rawls, Justice as fairness, p. 42.

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Rawls sort toujours la personne de son contexte moral ou dépendant de quelque doctrine englobante, pour mettre en avant la dimension sociale et politique de sa théorie qui est élaborée indépendamment d'une doctrine morale, religieuse ou philosophique. Cela est dû à l'importance qu'il accorde à l'idée de coopération sociale. De tradition libérale, Rawls place la liberté au coeur de sa pensée. Il donne à ce mot une grande valeur, mais ne sépare pas son exercice des conditions adéquates à son exercice. Sans certaines ressources la liberté est littéralement sans valeur. C'est pourquoi en parlant de la liberté, deux idées principales doivent être prises en compte.

Dans un premier sens, parler de personnes libres suppose que celles-ci ont conscience qu'elles possèdent de même que les autres citoyens la capacité d'avoir une conception du bien. Thèse qui ne signifie pas que ces personnes font passer l'idée du bien avant celle du juste, mais plutôt qu' « elles sont considérées, en tant que citoyens, comme capables de réviser et de changer cette conception sur des bases raisonnables et rationnelles, et qu'elles peuvent le faire si elles le désirent »62. Autrement dit, les personnes libres, dans le cadre de l'organisation de la société, peuvent agir, indépendamment de leur conception du bien, pour éviter que celle-ci n'influence la structure de base et que, au cas où elles changeraient de conception du bien, la société n'en pâtisse pas.63C'est à partir de cette idée que Rawls juge nécessaire l'idée d'un consensus par recoupement64.

Dans un second sens, Rawls pense que l'idée de personnes libres tient à ce que les citoyens « s'envisagent eux-mêmes comme des sources auto-validantes de revendications valides »65. Ce qui veut dire que les citoyens, en tant qu'ils sont membres de la coopération sociale, ont le droit de faire des revendications à l'endroit des institutions pour la prise en compte de leur conception du bien, sans pourtant porter atteinte à la conception politique de la justice. Le plus important, c'est que les conceptions du bien des individus, de même que leurs doctrines morales soient compatibles avec la conception politique de la justice. De cette manière, il y a auto validation.

62 John Rawls, La justice comme équité, p. 43.

63 Par exemple, dans le cas des religions. Aujourd'hui, on peut appartenir à un tel groupe religieux qui a des principes valorisant le droit des femmes, et demain on peut se convertir dans un tel autre groupe religieux qui appelle la femme à la soumission totale à l'homme. À supposer que les décisions d'un citoyen vivant ce genre de situation ait influencé sa participation à la construction d'une conception de la justice, quelle pourrait être la suite ?

64 Le consensus par recoupement est un concept que Rawls introduit notamment dans Libéralisme politique, en le considérant comme un moyen servant à favoriser les ententes entre les citoyens des sociétés pluralistes : « l'idée de consensus par recoupement est introduite afin de rendre l'idée d'une société bien ordonnée plus réaliste et de l'ajuster aux circonstances historiques et sociales des sociétés démocratiques, qui incluent le fait du pluralisme raisonnable », La Justice comme équité, 56.

65 Ibid., p. 45.

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En plus de ces libertés de base, il faut ajouter le droit de détenir « une propriété individuelle et d'en avoir un usage exclusif »66. Posséder ce droit et l'exercer constitue selon Rawls, « l'une des bases sociales du respect de soi-même »67. En réalité, Rawls voudrait montrer que la liberté constitue une réalité incontournable si l'on veut prendre en compte tous les autres biens premiers. Sans liberté, les autres biens n'auraient aucune valeur. Une fois dans la position originelle, la première préoccupation des partenaires serait de choisir un principe qui garantirait les libertés de base, nécessaires pour le bien de la personne dans la structure de base. Ensuite ces partenaires s'intéresseraient à la manière dont on pourrait faire usage de ces libertés pour pouvoir assurer la survie de tous les citoyens. C'est pourquoi, la liberté serait l'idéal. Ainsi, le rôle des institutions est de garantir les libertés de base aux citoyens comme il le souligne, lorsqu'il parle de système de liberté les plus étendues (ceci voudrait dire que les libertés doivent être compatibles avec la possession de ce même système par tous).

Si on se réfère à la page 156 de Justice et démocratie, Rawls formule le premier principe autrement. Il n'y parle plus du « système le plus étendu des libertés » comme dans Théorie de la justice, mais de « système pleinement adéquat » de libertés. Cette reformulation souligne que la liberté se réalise seulement par un accord raisonnable sur les restrictions qui doivent limiter les libertés, de telle sorte que leur exercice conjugué soit effectivement possible. Le système adéquat des libertés est celui dans lequel les restrictions constitutionnelles ou légales garantissent aux individus une faculté d'agir conforme à leur nature rationnelle.

La question qui nous vient à l'esprit interroge l'origine éventuelle des restrictions à la liberté. Elles viennent d'abord du conflit des libertés. Les libertés de base sont en conflit avec les autres et se limitent réciproquement. Rawls parle ainsi d'un conflit entre les Modernes et les Anciens. Les Anciens, représentés par Rousseau optent pour une priorité accordée aux libertés politiques, égales pour tous et aux valeurs de la vie publique et considère les libertés civiles comme subordonnées. Les Modernes, avec Locke, estiment qu'il faut mettre l'accent sur la liberté civile, et en particulier la liberté de conscience et de pensée, les droits de base de la personne, les droits de propriété et d'association68.

Rawls accorde ses faveurs aux Modernes, mais souhaite néanmoins que les deux groupes soient profondément enracinés dans les aspirations humaines69. Il y a donc une

66 Ibid., p. 160.

67 Ibid., p. 160.

68 Lire dans Justice et démocratie, p. 79 et 197.

69 John Rawls, Théorie de la justice, p. 237.

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égalité du droit aux mêmes libertés dites fondamentales, telles que la liberté d'expression, de réunion, de pensée et de conscience, la liberté politique...La preuve en est que, dans les différentes constitutions dans le monde, toutes ces libertés sont consacrées. Mais, on est d'avis avec Locke et Rawls, qu'il faut au préalable, garantir les libertés civiles. Pour voter par exemple, il faut jouir de ses droits civiques. De plus, il n'y a pas de vote dans un Etat où il n'y a pas de liberté d'expression ou de conscience. C'est dire que, la liberté civile est prioritaire à la liberté politique.

Cette critique de Rousseau devrait être modérée. Pour Rousseau, le fait pour un citoyen d'avoir transmis une parcelle de sa liberté à un représentant, fait de lui le souverain, dont le vote, c'est-à-dire la liberté politique, lui permet de sanctionner le représentant inefficace. Rousseau considérait la liberté civile comme allant de soi ; et insistait surtout sur le respect du citoyen qui est représenté et qui ne peut sanctionner l'abus de confiance que par l'exercice de sa liberté politique. Rousseau faisait cette remarque : « Dans l'état de nature, où tout est commun, je ne dois rien à ceux à qui je n'ai rien promis, je ne reconnais pour être autrui que ce qui m'est utile. Il n'en est pas ainsi dans l'état civil où les droits sont fixés par la loi. »70

Du coup, les principes de la justice sur lesquels tous s'accordent apparaissent comme des lois : « Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C'est cet acte que j'appelle une loi. »71

La volonté générale est donc cette délibération des individus dans la position du « voile d'ignorance ». Les principes de la justice qu'on choisit « ne sont que des registres de nos volontés. »72

Cet intérêt pour la liberté justifie la place que ce principe occupe par rapport à d'autres valeurs. C'est elle que les partenaires commenceront par choisir comme premier principe de la justice.

Nous devons, avant de considérer la valeur de la liberté, donner une idée de ce que Rawls entend par égalité lorsqu'il l'inclut dans le premier principe de justice, alors qu'elle semble liée à des questions d'ordre économique. Rawls affirme :

70Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (1762), livre II, Chap. VI, Hatier, Coll. « Les classiques de la philosophie », 1999, p.44-46

71 Ibid.

72 Ibid.

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« On peut les concevoir comme égaux dans la mesure où ils sont tous considérés comme possédant, au degré minimum essentiel, les facultés morales nécessaires pour s'engager dans la coopération sociale pendant toute leur vie, et pour prendre part à la société en tant que citoyens égaux. Nous tenons la possession de ce degré de facultés pour la base de l'égalité entre les citoyens conçus comme des personnes »73.

En fait, si les individus n'étaient pas égaux, en vertu des facultés morales et du « voile d'ignorance », comment arriveraient-ils à s'accorder sur les principes devant régir leur vie en communauté ? Pour cerner l'idée sous jacente de cette affirmation de Rawls, il est important de ne pas oublier que la théorie de la justice comme équité est une théorie conçue pour une société démocratique. Ce qu'il précise à partir de 1987. Son souhait, en outre, est de fonder une base morale pour ce type de société car, il estime que la base de l'égalité constitue un minimum de capacité morale pouvant permettre aux citoyens de participer à la vie de la société. C'est pourquoi, dans la situation de départ, tous les partenaires devraient participer au choix des principes qui ont pour base l'égalité des droits. Cette idée d'égalité, au sein du premier principe se comprend davantage en lien avec la liberté.

L'égalité et la liberté, revendiquées par les opprimés sont représentées par deux courants de pensée dans les Etats-Unis des années 1970 : la doctrine qui magnifie la liberté, les idéologies libertariennes74 au sens large (des libertarians), et celle qui prône l'égalité, les idéologies communautariennes75 (des communitarians). Pour concilier les deux doctrines,

73 Ibid., p. 41 (Cette idée de citoyens conçus comme personnes est déjà présente dans Théorie de la Justice, Paragraphe 77).

74 Le libertarianisme est une philosophie politique prônant, au sein d'un système de propriété et de marché universel, la liberté individuelle en tant que droit naturel. La liberté est conçue par le libertarianisme comme une valeur fondamentale des rapports sociaux, des échanges économiques et du système politique.

Les libertariens se fondent sur le principe de non-agression qui affirme que nul ne peut prendre l'initiative de la force physique contre un individu, sa personne, sa liberté ou sa propriété. De fait, ses partisans, les libertariens, sont favorables à une réduction, voire une disparition de l'État (Antiétatisme) en tant que système fondé sur la coercition, au profit d'une coopération libre et volontaire entre les individus.

75 Le courant de pensée dit communautarien (Charles Taylor, Stanley Hauerwas, Michael Sandel, etc.), né en Amérique du Nord au début des années 80, s'est beaucoup intéressé au statut des communautés religieuses, ethniques ou culturelles dans la vie publique. Il s'agit avant tout, dans le cadre d'une anthropologie sociale, d'interroger le rapport entre pluralité culturelle et cohésion sociale.

Les communautariens ont développé au cours de ces 15 dernières années une critique sociale, actuelle, de cette société libérale dominante et établie qui devient, elle, toujours plus incompréhensible, impénétrable, toujours plus abstraite dans ses lois et ses règlements pour l'individu moyen. L'aliénation croît sans cesse entre le citoyen et l'État, disent les communautariens, car la société se présente au citoyen moderne comme toujours plus médiate et éloignée : elle ne se présente plus en effet sous la forme d'une communauté solidaire vécue au quotidien mais comme un flot ininterrompu de lois, de règlements, de directives qui réduit le sentiment d'appartenance de beaucoup de citoyens au niveau d'un univers de papiers abstrait. La société n'est plus une forme de gestion autonome concrète, surtout locale ou régionale, mais le reflet monochrome d'un centre éloigné émettant les décisions des cours suprêmes ou celles d'organes administratifs qui n'ont pas grand' chose à voir avec la vie locale.

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John Rawls est persuadé que la démocratie libérale peut être juste, qu'elle peut connaître la justice sociale. La justice ne peut pas résulter d'un calcul utilitaire ; elle est nécessaire au maintien de la stabilité sociale. C'est pourquoi, elle doit permettre de résoudre les conflits égoïstes qui menacent la cohésion de toute société. Elle doit protéger ce qui est fondamental à l'humanité, à savoir le principe de la liberté de l'individu: « Cependant, la liberté...privilège de tous les hommes est un droit légitime, imprescriptible et conforme aux principes de la justice divine et humaine. »76 rappelle Ottabah Cugoano.

Ainsi présenté, le concept de liberté apparait comme un cadre global qui mérite d'en cerner la signification.

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