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John rawls et la question de la justice: une lecture de theorie de la justice

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par Israel Jacob Barouk MEKOUL
Université de Yaoundé I Ecole normale superieure de Yaoundé - DIPES II 2014
  

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CHAPITRE III : LA CRITIQUE PORTANT SUR L'EFFICACITE DU

« VOILE D'IGNORANCE » ET DE LA JUSTE EGALITE DES CHANCES

Que ce soit la question du « voile d'ignorance » ou de l'égalité équitable des chances, c'est la place de l'individu qui est préoccupante : en tant que personne et non « produit contingent »118, cet individu jouit-il encore de sa liberté au sein d'un groupe ou d'un appareil étatique qui lui dicte tout?

La réponse à cette question commande la critique de la démarche procédurale rawlsienne, de même que sa conception de la juste égalité des chances.

118 Marx/Engels, L'Idéologie Allemande, trad. Hans Hildenbrand, coll. « Intégrales de philo », Nathan, 1989, p. 92

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1 : LES LIMITES DE LA DEMARCHE PROCEDURALE ET DE LA

JUSTICE DISTRIBUTIVE CHEZ JOHN RAWLS

Comment parvenir à une société juste si les partenaires, en situation de « voile d'ignorance » n'ont pas tous choisi les principes devant les guider dans leur future société ? Ce qui est mis en exergue ici, c'est la démarche que Rawls adopte pour construire sa société. Pour mieux le comprendre, nous devons nous pencher sur sa démarche procédurale ainsi que celle de sa conception de la justice distributive.

1.1. : LES LIMITES DE LA DEMARCHE PROCEDURALE DE JOHN RAWLS Au début de Théorie de la justice, Rawls précise:

« J'ai tenté de généraliser et de porter à un plus haut degré d'abstraction la théorie traditionnelle du contrat social telle qu'elle se trouve chez Locke, Rousseau et Kant [...] L'idée qui nous guidera est plutôt que les principes de la justice valable pour la structure de base de la société sont l'objet d'un accord originel. Ce sont les principes mêmes que des personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres intérêts, et placées dans une position initiale d'égalité, accepteraient et qui, selon elles, définiraient les termes fondamentaux de leur association »119.

Mus, par l'idée de « choix rationnels », seules les personnes rationnelles sont en droit d'entrer dans la position originelle. Rawls propose, en effet, de ramener le choix des principes à un choix rationnel ainsi qu'il écrit dans Théorie de la justice: « L'hypothèse particulière que je formule est qu'un être rationnel ne souffre pas d'envie. Il ne considère pas qu'une perte n'est acceptable pour lui-même qu'à la condition que les autres perdent aussi. Il n'est pas découragé à l'idée que les autres ont un plus large indice de biens sociaux premiers »120.

Dans l'entendement de John Rawls, « les principes de la justice sont des principes que des personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres intérêts et placées dans une position initiale d'égalité, accepteraient et, qui selon elles, définiraient les termes fondamentaux de leur association »121.

119 John Rawls, Théorie de la justice , p. 20.

120 Ibid., p. 175.

121 Ibid., p. 37.

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Quand on lit ces assertions rawlsiennes, il est possible de circonscrire ce qu'il entend par personnes rationnelles. Il s'agit des personnes qui sont saines d'esprit.

En effet, la société étant faite de toutes catégories de personnes, on se demande à quel niveau, il place les « groupes des gens dépressifs, d'alcooliques, ou encore des représentants des paraplégiques ? »122. Ne sont-ils pas aussi des personnes à part entière, capables d'opérer des choix décisifs pour la future vie communautaire ?

Le refus d'admettre dans la catégorie des personnes habilitées à opérer des choix rationnels, les déficients, montre que Rawls n'a pas tenu compte de toutes les couches sociales. En effet, les déficients ne sont pas tous incapables d'activité mentale. On peut avoir des jambes cassées, un dos amorti, mais être capable d'exercer sa raison et son esprit. Si Rawls veut tendre à l'universalité, il ne saurait laisser au banc certaines catégories de personnes et privilégier d'autres.

L'universalité ne se rapporte pas aux déficiences physiques ou physiologiques ; elle se rapporte à l'humanité des hommes. Or, Rawls reste malgré tout « sélectif » et n'intègre pas les déficients dans l'élaboration de sa société. Une telle fracture remet déjà en cause, l'égalité qui devrait prévaloir dans la vie civile.

La démarche procédurale est remise en question à ce niveau parce qu'elle reste sélective : tous les partenaires ne participent à l'élaboration des principes futurs devant guider la société.

En rapport toujours avant le « voile d'ignorance », il serait intéressant de comprendre le rapport que Rawls établit entre les individus et les groupes : pour Rawls, les choix opérés avant la vie civile ont vocation à privilégier les groupes et non pas les individus. Or, la philosophie politique rawlsienne vise à protéger l'individu. Comment dès lors, concevoir le bien-être de cet individu englué dans le groupe ? Comment être sûr que l'amélioration du sort du groupe entrainera aussi celui de l'individu ? Les classes sociales ne sont-elles pas le lieu de luttes d'intérêts, de discriminations, de regroupements par affinités tribales ou de positions sociales ? Au fond, l'individu ne se perd-il pas dans la société ? La liberté qui lui est offerte n'est-elle par essence, vide de contenu ?

Ces questions montrent que le choix opéré par Rawls pour aménager le groupe et par effet induit, l'individu, ne cadre pas avec son exigence de liberté. Pour Rawls, le bien-être de

122 Robert Nozick, op.cit., p. 237.

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l'individu provient du groupe. L'homme est un être pour le groupe. Son essence est de se rapprocher sans cesse des autres membres de l'espèce. Comme le relève, Feuerbach : « L'homme pour soi ne possède en lui l'essence de l'homme ni au même titre d'être moral, ni au titre d'être pensant. L'essence de l'homme n'est contenue que dans la communauté dans l'unité de l'homme avec l'homme »123.

Affirmer que ce n'est que dans la communauté que l'homme trouve son plein épanouissement, c'est oublier que ce n'est pas toujours le cas. Dans le groupe, l'individu est embrigadé. Le moi s'exprime à peine. Et la naissance des classes sociales isole les individus pour créer des blocs contraires aux intérêts du départ.

L'idée de réciprocité, sensée garantir la coopération entre les partenaires est mise à mal, par les intérêts égoïstes et les regroupements, tantôt tribaux, tantôt intéressés.

De même, au sujet des rapports individu-groupe, quelle garantie les accords passés dans la situation du « voile d'ignorance » peuvent-ils nous donner, lorsqu'on connait la psychologie humaine. En effet, Rawls, dans sa foi en l'homme, évacue les possibilités de trahison et de violation des accords passés. Et pourtant, l'histoire des hommes nous montre, des cas de trahison entre des membres de famille ou de groupes, où pourtant, semblait régner une confiance totale ?

Chez un auteur comme Max Stirner, l'homme est redoutable. Il est impossible de lui faire confiance. En cet homme, se cache, une infinité d'hypocrisies et d'escroqueries.

« L'Homme est le dernier des mauvais esprits, le dernier fantôme et le plus fécond en impostures et en tromperies ; c'est le plus subtil menteur qui se soit jamais caché sous un masque d'honnêteté, c'est le père des mensonges.

L'Egoïste qui s'insurge contre les devoirs, les aspirations et les idées qui ont cours comment impitoyablement la suprême profanation : rien ne lui est sacré. »124

L'homme ainsi mis à nu, chez le penseur allemand, apparait comme un danger pour l'individu. En effet, il est le prolongement de l'Etat et proclame un discours porté sur les valeurs. Or, les valeurs se présentent comme le « voile » qu'utilisent les hommes pour masquer leur égoïsme, leur haine à l'endroit des autres.

123 Feuerbach, Principes de la philosophie de l'avenir, (1843), in Althusser, Textes choisis, p. 198.

124 Max Stirner, L'Unique et sa propriété, trad. R-L-Reclaire, éd. Stock, 1978, p.435.

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C'est pour quoi, il n'est pas toujours garanti que, dans un état comme celui de la position originelle, les gens choisissent des principes qu'ils respecteront une fois engagés dans la société. En face d'un conflit d'intérêts, les partenaires choisiront toujours ce qui peut leur procurer un maximum de plaisirs.

Prenons l'exemple de deux personnes qui discutent un terrain. Personne ne sait que le terrain litigieux a un sous-sol riche. Une fois l'accord passé, voici nos personnes sur le terrain. Si à l'instant T, on dit à l'un que le terrain que tu vas perdre regorge de minerais inestimables, nous ne voyons pas comment cet individu respecterait encore les accords passés. C'est dire que la garantie reposant sur les accords antérieurs est fragile. Et, tant que les intérêts ne sont pas encore en jeu, il est difficile de conjecturer sur la bonne volonté et la bonne foi des partenaires au contrat.

Ainsi, la démarche procédurale de Rawls comporte donc de nombreux écueils qui se répercutent dans la justice distributive.

1.2.: LA CRITIQUE DE LA JUSTICE DISTRIBUTIVE

La justice distributive chez Rawls concerne essentiellement les questions de justice sociale et de partage équitable. Rawls nous a montré à travers la prépondérance du groupe sur l'individu, que ce dernier devait tout au groupe. En relevant les dangers d'asservissement de l'individu par le groupe, nous envisageons poser le problème de la perte de la liberté chez cet individu. En effet, la justice distributive, dans l'entendement de Rawls s'accompagne d'une obligation individuelle de respecter les règles formulées par le groupe. Ainsi, c'est le groupe qui organise et « distribue » les libertés : liberté de partager, quantum de l'offre individuelle. Le groupe fonctionne exactement comme l'Etat qui coupe à la source bancaire, les prélèvements destinés à soutenir les plus démunis, sans l'avis du propriétaire du compte. Ainsi, le droit à la solidarité ne s'exerce plus sous la gouverne de la libre volonté de l'individu, mais comme une imposition subie. On comprend pourquoi pour Nozick, la justice distributive n'est pas neutre, car, « dans ce processus de distribution de parts, il se peut que certaines erreurs se soient glissées »125.

125 Ibid., p. 187.

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Les erreurs en questions dont fait allusion Nozick se comprennent, dans l'oubli même du respect de la vie privée des individus. Or, l'atteinte à la vie privée est une violation des droits de l'homme et une atteinte à sa dignité.

Or, la distribution, ou mieux le partage des richesses, doit être un acte volontaire, c'est-à-dire, qu'il doit être le résultat d'un échange ou encore l'expression d'un cadeau. Mais en aucun cas, le partage ne doit relever d'une obligation.

Le problème de la justice distributive pour Rawls, « réside dans la façon dont ces bénéfices de coopération devront être distribués ou alloués »126, et c'est ce qu'il affirme dans Théorie de la justice : « Les principes de la justice sociale fournissent un moyen de fixer les droits et les devoirs dans les institutions de base de la société et ils définissent la répartition adéquate des bénéfices et des charges de la coopération sociale »127.

S'il n'y avait pas de coopération sociale, le problème de la justice distributive ne se poserait pas, et on n'aurait même pas besoin d'une théorie de la justice justifiée par des principes, puisque chacun devrait avoir le fruit de son travail. Pour illustrer cela, appuyons-nous sur un exemple qui montre comment la coopération crée la dépendance et des obligations envers les autres, même lorsque certains ont travaillé et obtenu plus que d'autres.

Partons de cette métaphore : s'il y avait dix personnes, chacun travaillant seul pendant deux ans sur des terres séparées, qui découvraient l'existence des autres et de leurs différentes acquisitions grâce à des communications par radio transmises vingt ans après, ne pourraient-ils pas revendiquer les uns envers les autres, à supposer qu'il soit possible de transférer des biens d'une île à l'autre?

Ils le feraient naturellement. C'est dire que, on n'a pas besoin de coopération sociale pour appliquer un principe de la justice sociale. Redistribuer les biens serait un acte injuste.

Dans la logique rawlsienne, dans une coopération sociale, il serait bon de faire une juste distribution de tous les biens pour que personne ne manque de rien. Mais, la distribution, qu'elle soit juste ou pas, ne va-t-elle pas créer une certaine dépendance des défavorisées vis-à-vis de l'agent organisateur ? Et ceux qui travaillent, n'auront-ils pas le sentiment de travailler pour les autres ? C'est pourquoi, la distribution ou la revendication des biens des autres ne peut pas avoir d'objet, parce que « chaque individu mérite ce qu'il obtient sans aide, par ses propres efforts, ou plutôt personne d'autre ne peut, dans cette situation, déterminer qui a droit

126 Ibid., p. 230.

127 John Rawls, Théorie de la Justice, pp. 30-31.

à quoi, et de voir qu'aucune théorie de la justice n'est requise »128. Ainsi, la coopération sociale apparait comme une violation des droits des individus et une collectivisation des talents, en obligeant des individus à transférer leur bien à d'autres.

En fin de compte, comme le mentionnait déjà Nozick, « la coopération sociale crée des problèmes spéciaux de justice distributive qui, autrement, n'apparaissent pas ou restent vagues, sinon mystérieux »129. C'est dire que, Rawls formule le principe de juste distribution sans regarder l'origine des biens.

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128 Ibid., p. 231.

129 Ibid., p. 235.

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2 : LA CRITIQUE DE LA JUSTE EGALITE DES CHANCES CHEZ JOHN

RAWLS

Dans son principe de différence, Rawls présuppose une juste égalité de chances et une possibilité de privilégier les inégalités lorsqu'elles sont à l'avantage du plus défavorisé. Ce choix soulève le problème des rapports entre les principes de la justice et la valeur prioritaire de la liberté. Nous critiquerons donc cette juste égalité des chances à partir deux angles.

2.1. : LE PREMIER ANGLE DE LA CRITIQUE DE LA JUSTE EGALITE DES

CHANCES

John Rawls souligne que « le principe de différence représente, en réalité, un accord pour considérer la répartition des talents naturels comme une dotation commune et pour partager les bénéfices de cette répartition, quelque forme qu'elle prenne »130. Ici Rawls voudrait simplement démontrer que personne ne mérite les talents innés ni un point de départ dans la société. Position qui confirme son rejet du système des libertés naturelles, car cette façon de faire favorise l'arbitraire et donc les inégalités.

En plus, pour John Rawls, la répartition actuelle des revenus et de la richesse est l'effet cumulatif de répartitions antérieures des atouts naturels - c'est-à-dire des talents et des dons naturels - en tant que ceux-ci ont été développés ou au contraire non réalisés, ainsi que leur utilisation, favorisée ou non dans le passé par des circonstances sociales ou des contingences bonnes ou mauvaises131.

Ce qu'on peut comprendre encore dans cette pensée, c'est que Rawls écarte simplement du principe de l'égalité des chances l'idée de mérite, et, fait en sorte que les plus favorisés, par le biais de l'État, donnent aux pauvres une part de leur bien.

Or, peut-on dire qu'une personne mérite ses talents, et en demeure propriétaire ? Demander de les mettre à la disposition des autres ne constitue-t-il pas une violation de sa liberté et de son intégrité morale ? N'est-ce pas là, considérer l'humain comme un instrument ?

130 Ibid., p. 132.

131 John Rawls, Théorie de la justice, p. 103.

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Dans nos sociétés, la question du partage de ce qu'on a reçu naturellement fait problème : car, les dons et les talents font l'objet d'exacerbation et de culte de l'ego qu'il passerait mal de voir, les plus intellectuels prendre du temps à réfléchir sur le sort des plus faibles. Au coeur de ce problème, il y a le fait de se demander, d'où provient le talent ou le don de tel ou de tel autre.

Rawls ne nous dit pas comment on acquiert ces dons et ces talents. Et si tel est le cas, on se retrouve face à un double degré d'arbitrarité : un premier, par rapport aux dons que nous recevons ; un second, relatif à l'obligation que nous avons à partager ce qui n'est pas de nous. Le fait pour Rawls de souligner que les biens acquis naturellement devraient être partagés, pose encore le problème de la propriété. Celui qui acquiert par donation ou par legs doit-il le partager sous prétexte que, ce qu'il reçoit en legs n'est pas le fruit de ses efforts ? Où placer la règle de la bonne gestion de l'héritage reçu ? Or, la propriété est fondée sur la sauvegarde jalouse du patrimoine reçu. Elle repose aussi sur la préservation des biens pour les générations futures. Dès lors, le legs, parce qu'il transmet aussi la personnalité du donateur, mérite d'être entretenu avec jalousie. Il y a même un mérite, indicible dans l'acte de donation, car, gérer les biens en « bon père de famille » engage soi-même et la communauté.

On peut alors comprendre la critique des libertariens anglo-saxons à l'endroit de Rawls. Pour eux, cette idée de la manière dont les individus doivent s'organiser dans la société en utilisant leur actif naturel n'est pas explicitée dans les écrits de Rawls, car à voir de plus près, l'auteur de Théorie de la justice n'explique pas comment l'on peut mettre les qualités morales au service de la structure de base. Son argumentation offenserait la dignité humaine, parce qu'en excluant l'idée de mérite et de respect des talents et dons innés, la théorie rawlsienne de la justice va à l'encontre de la conception de la dignité humaine, laquelle est censée incarner le respect des droits, des devoirs et des libertés. Rawls considère qu'il y a dans le sens commun, une tendance à croire que le revenu et la richesse et les bonnes choses dans la vie, d'une manière générale, devraient êtres répartis en fonction du mérite moral. La justice, c'est le bonheur selon la vertu. Bien que l'on reconnaisse que cet idéal ne peut jamais être complètement réalisé, il passe pour être la conception correcte de la justice distributive, du moins comme première approximation, et la société devrait essayer de la réaliser, dans la mesure où les circonstances le permettent. Or la théorie de la justice comme équité rejette ce point de vue. Un tel principe ne serait pas choisi dans la position originelle132.

132 John Rawls, Théorie de la justice, p. 348.

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Plus clairement, on comprend pourquoi Nozick juge que la théorie de Rawls viole la liberté individuelle : « Ainsi dénigrer l'autonomie d'une personne et lui nier la responsabilité première de ses actions, c'est une voie douteuse pour une théorie qui souhaite par ailleurs conforter la dignité et le respect de soi des êtres humains; en particulier, pour une théorie qui se fonde à ce point sur le choix des personnes »133. Pour Nozick, Rawls remet ici en cause sa référence à Kant qui consiste à considérer la personne non pas comme moyen, mais comme une fin.

La critique de Nozick s'entend comme le refus, même pour des motifs moraux, de justifier le sacrifice de certaines personnes au profit d'autres. Bien plus, faire travailler les plus favorisés au bénéfice des moins favorisés conduit à considérer les premiers comme des instruments. C'est ce que nous pourrons ici nommer, l'utilitarisme de John Rawls, puisqu'en fin de compte, il reproche aux théories utilitaristes leur dimension sacrificielle, qui permet de sacrifier quelques personnes pour le plaisir du plus grand nombre alors qu'il le valide au sujet des favorisés pour le bien des défavorisés.

Poursuivant, Nozick pose la question suivante à Rawls: « Comment pouvez-vous à la fois adopter cette stratégie d'argumentation en faveur de vos principes de justice distributive et présenter votre théorie comme donnant la priorité au respect de la personne et de la liberté individuelle ? »134? Le système rawlsien des principes de la justice affaiblit les dimensions d'autonomie et de responsabilité à l'égard des actes des êtres humains. De ce point de vue, souligne Nozick que, les deux principes de justice de Rawls sont incohérents, car : « aucun acte de compensation morale ne peut avoir lieu entre nous ; une de nos vies ne peut peser d'un poids moindre que d'autres de manière à conduire à un bien social plus grand. Il n'y a pas de sacrifice justifié de certains d'entre nous au profit d'autres »135. Ainsi, Rawls, dans sa proposition, reprend plusieurs idées qu'il reproche aux utilitaristes : utilisation des talents individuels pour le bien des plus défavorisés, aliénation de leur liberté, considération des talents comme dotation collective.

C'est dire que, la question des dons et des talents est une affaire personnelle. Puisque personne ne saurait dire comment il possède tel talent ou tel autre. Dès lors, le seul système acceptable reste celui qui consiste à accepter le fait que les individus méritent leurs atouts naturels.

133 Robert Nozick, op.cit., p. 265.

134 John Rawls, Théorie de la justice, pp. 3-4.

135 Véronique Munoz Darde, La Justice sociale, Le libéralisme égalitaire de John Rawls, Paris, Fernand Nathan, coll. philosophie, 2000, p. 103.

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Dans une société de compétition, le discours de Rawls pourrait être considéré comme un appel à la paresse. Car, en obligeant les individus à soutenir les autres, Rawls valide par-là, l'assistanat et ne permet pas l'émulation. En favorisant ainsi, les moins avantagés, ceux qui travaillent et atteignent les positions sociales au biais du travail, se sentiront moins motivés, parce que leurs efforts ne sont pas reconnus et leurs chances de jouir de leurs biens sont amenuisés au nom de la solidarité.

Ce qui fait problème à ce niveau, c'est le sentiment de contrainte et d'obligation qui animeraient les personnes appelés à aider les autres. S'il est de coutume que, la manière de donner, vaut mieux que ce qu'on donne, comment garantir que la charité qui est faite, sous contrainte, rendrait des services aux nécessiteux. Il est donc nécessaire de laisser les individus agir comme ils le pensent.

2.2. : LE DEUXIEME ANGLE DE LA CRITIQUE DE LA JUSTE EGALITE DES

CHANCES

Dans ce deuxième versant de la critique de la juste égalité des chances, nous allons nous intéresser à deux aspects : le premier aspect consiste à obliger des individus d'un groupe à donner leur temps à un autre groupe. Le deuxième aspect demande à ceux qui travaillent de se priver des dépenses prévues pour leur détente afin de le donner aux nécessiteux.

La solidarité dans le premier aspect apparait comme un acte injuste, parce que prendre les gains d'une personne donnée pour les transférer à une autre personne, est une forme d'injustice. C'est ce que l'on observe dans les entreprises où certains travailleurs doivent travailler pour d'autres. Par exemple, prendre le salaire des heures d'une personne équivaut à prendre les heures de cette personne. Il n'y a pas, de ce fait d'autres comparaisons de ce genre de travail où l'on travaille pour les autres, que la comparaison des « travaux forcés »136. C'est pourquoi, il est injuste de prendre sur les heures des personnes qui donnent de leur temps pour travailler et de donner cela à ceux qui sont dans le besoin. Il y a des personnes qui, bien que leur quota d'heures soit établi, travaillent pendant des heures supplémentaires pour pouvoir financer des bonnes vacances ou un bon souvenir. Pour Rawls, faire des heures supplémentaires pour se payer des vacances ne serait pas bien, lorsque, à côté des gens qui meurent de faim.

136 Ibid., p. 211.

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Il est donc difficile d'envisager cette solidarité lorsqu'il faut pénaliser des personnes pouvant satisfaire leur plaisir, afin de prendre en compte la misère des personnes les moins favorisées. Or, le plaisir est un aspect dans la réussite du travail. La détente permet en effet au travailleur de jouir de son travail et de ne pas sentir le poids de celui-ci. En effet, lorsque le travailleur est absent de son travail, les résultats escomptés sont mitigés. Car, ce n'est plus l'individu qui compte, mais le travail qu'il fait. C'est pourquoi, les défenseurs du jeu dans le travail pensent que, un travail sans épanouissement du travailleur, l'aliène et ne produit pas des résultats.

Et puis, quelle conscience peut avoir le travailleur, lorsqu'il sent que les efforts qu'il fournit sont destinés aux autres ? On peut aujourd'hui observer avec regret, le nombre de demandeurs d'emploi dans les pays organisés, qui refusent les offres d'emploi qui leur sont faites, pour se contenter du revenu minimal que l'Etat leur offre. En effet, la liberté s'acquiert par le travail. Et c'est par le travail que l'humanité de l'homme se définit. C'est pourquoi Marx relève : « l'homme est doué de forces naturelles, de forces biologiques ; ces forces existent en lui sous forme de dispositions, d'aptitudes, de penchants »137. Si tel est donc le cas, il devient dangereux de laisser des personnes dans l'assistanat, car, c'est leur humanité qui s'avilit. A travers le travail, les hommes communiquent entre eux. Le travail permet la rencontre des individus. Cette rencontre est d'autant plus plausible que, les hommes sont sans cesse mus par des intérêts.

« Ainsi, précise Marx, apparait de prime abord un rapport matérialiste des hommes entre eux, rapport conditionné par les besoins et le mode de production et qui est aussi vieux que les hommes eux-mêmes, rapport qui donne lieu à des formes sans cesse nouvelles, et, par conséquent à une histoire, sans qu'il soit besoin qu'un mystère quelconque, politique ou religieux, vienne encore relier les hommes entre eux d'autre façon. »138

Si le travail permet de relier les hommes, l'assistanat devient un danger. Or, Rawls valide l'aide aux défavorisés qui, à la fin, s'achève par une forme d'assistanat et par un contentement de la situation précaire. On comprend dès lors, les dangers de la pensée solidariste de Rawls : en voulant satisfaire les défavorisés, il oublie que le travailleur doit être le premier à sentir le travail, moins pesant et moins contraignant. Et, cela n'est possible que par le plaisir.

137 Karl Marx, Manuscrits de 1844, trad. Bohigelli, Paris, éd. Sociales, 1972, p. 136

138 Marx/Engels, L'idéologie Allemande, trad. Bohigelli, Paris, éd. Sociales, 1976, p. 164

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Un individu qui sait qu'à la fin du mois, il aura de l'argent, n'a plus besoin de chercher du travail. C'est dire que la solidarité n'est pas mauvaise, mais, si elle risque d'entrainer d'autres conflits (chômeur se contentant de son aide mensuelle, travailleur sans épanouissement dans son travail), il y a des chances que cette solidarité ne soit qu'un leurre.

Parvenus à la fin de ce chapitre, nous avons montré que le « voile d'ignorance » ne garantit pas la sincérité des partenaires, une fois rentrés dans la vie civile. Les individus sont mus par de nombreux intérêts au point où les accords passés sont souvent violés. Bien plus, ces mêmes individus perdent leur liberté lorsque, du groupe ou de l'Etat, ils sont contraints de participer à l'effort de solidarité communautaire. Ainsi, dans le groupe, chaque membre traite les autres comme un objet. Par conséquent, au lieu d'une société régie par les lois spécifiques et rigides, il en résulte plutôt un groupe d'individus qui s'emploient à renforcer leur volonté de puissance et de jouissance.

La liberté qui a été mise à rude épreuve à travers la solidarité rawlsienne va être examinée dans le chapitre suivant pour voir si elle peut tout revendiquer sans tenir compte de l'environnement dans lequel, elle doit s'exercer.

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery