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Pérégrinations dans l'empire ottoman : récits & voyageurs français de la seconde moitié du XVI e siècle .

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par Paul Belton
Centre d'Etudes Supérieures de la Renaissance, Université François-Rabelais Tours - Master  2011
  

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B. La fondation de l'autorité du regard & le corpus iconographique.

Crocodile du Nil, extrait des Observations de Pierre Belon, ch.32, du livre second

1. Des voyages illustrés.

Avant d'étudier les fonctions des images dans les récits de voyage, commençons par commenter brièvement leur présence dans les livres de Pierre Belon et de Nicolas de Nicolay (en effet, le livre de Palerne n'en comporte aucune). Les Observations de plusieurs singularités est un ouvrage qui comporte de nombreuses illustrations, qu'on peut décliner en quatre grandes catégories : les animaux (incluant les poissons, oiseaux, mammifères, reptiles), les végétaux (plantes et arbres), les êtres humains (moins fréquent) et finalement les plans ou les illustrations d'ordre géographique. Les deux premières catégories sont bien plus représentées que les deux secondes, plus exceptionnelles et ponctuelles.

Pour ce qui est des Navigations & Pérégrinations, nous devons réaffirmer à quel point le dessin est intimement lié à la personnalité et à la vie de Nicolas de Nicolay. En effet, comme nous l'avons expliqué au début de notre première partie, ce voyageur, en tant qu'espion et informateur, était un excellent cartographe et géographe, on ne peut imaginer le premier sans le don de dessiner, ni le second sans celui de décrire et d'observer, ainsi, de par sa formation, Nicolay était un écrivain destiné à un certain type de récit de voyage. Frank Lestringant a qualifié ce personnage atypique

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« d'homme du regard, dont l'activité pérégrine oscille constamment de l'espionnage au voyeurisme »201. En effet, lors de ses pérégrinations orientales, Nicolay n'a pas fait qu'observer les places militaires ottomanes ou relever les configurations topographiques des lieux qu'il traversait, il a également profité de sa présence sur place pour dessiner la variété des populations locales, dans leurs vêtements traditionnels, il ramena donc de son voyage des croquis, à partir desquels seront réalisées des illustrations. Dans le livre de Nicolas de Nicolay, les images occupent une fonction tout aussi importante que dans celui de Belon, si ce n'est plus (elles constituent un des principaux intérêts de son livre pour notre étude), elles répondent à la très forte demande des Européens, qui veulent avant tout mettre une image sur les fameux Turcs, dont ils ne cessent d'entendre parler. Dans l'ouvrage du « géographe du roi », à la différence de son contemporain, ce sont les êtres humains des diverses régions traversées qui sont représentés, pas d'illustrations de plante ou d'animaux dans les Quatre livres des Navigations & Pérégrinations : cette différence illustre bien des perspectives d'étude sur l'Orient et des intérêts variés d'un auteur à l'autre, Nicolay s'intéresse bien plus aux sociétés humaines, à leurs réalisations et leurs cultures, qu'aux plantes ou animaux. En effet, l'auteur rappelle dans sa Préface, qu'il a consacré une grande partie de son travail, à récolter ses portraits des hommes et femmes, de diverses nations et de variables fonctions, qu'il a pu rencontrer sur sa route. Originalité d'importance, Nicolay les a tracés sur place de sa propre main ; il fera graver202, par la suite, à partir de ses dessins, les illustrations que nous pouvons contempler dans son récit de voyage. Dans ces « portraicts », les habits et vêtement sont les objets d'une attention toute particulière de la part de l'auteur. On retrouve, en effet, à l'origine de sa commande des illustrations, le projet d'un Livre de la Diversité des Habits de Levant...203. L'auteur ne consacrera finalement pas un livre exclusivement à ce propos, mais il réutilisera ces illustrations dans les Quatre livres des Navigations et Pérégrinations, qui accomplissent donc, en partie, son projet d'un « théâtre illustré de l'Orient »204. Ces illustrations contribuèrent grandement à l'intérêt et au succès de ce livre, dont témoignent les nombreuses rééditions tant françaises (1576 et 1586), que les traductions en allemand (1572 et 1576), en anglais (1585) en flamand (1576) et en italien (1576, 1577 et 1580)205. D'ailleurs, dès le frontispice de son livre, celles-ci sont annoncées : « avec les

201 « Guillaume Postel et l'obsession turque » in Guillaume Postel 1581-1981, Paris, Trédaniel, 1985, p.296, cité par Yérasimos dans l'Introduction au récit de Nicolay, op.cit., p.28.

202 Par le graveur Lyon Davent, comme en témoigne un contrat passé entre les deux hommes, daté du 23 novembre 1555.

203 Cf. Préface, Dans l'Empire de Soliman le Magnfique, M-C. Gomez-Géraud & S. Yérasimos, voir aussi C. Grodecki « Le graveur Lyon Davent, illustrateur de Nicolas de Nicolay », Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, t.XXXVI, 1974, 347-350.

204 Pour reprendre l'expression des auteurs de la Préface de l'édition contemporaine de l'oeuvre de Nicolas de Nicolay, rebaptisée à cette occasion Dans l'Empire de Soliman le magnifique. Seule édition contemporaine, malheureusement épuisée et non rééditée, ce qui ne facilita pas notre travail, soit dit en passant.

205 Pour reprendre les termes de l'Introduction au texte de Nicolay déjà citée « C'est donc une bonne partie de

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figures au naturel tant d'hommes que de femmes selon la diversité des nations et de leur port, maintien, et habitz. ». Ces images occupent une page entière, elles mettent en scène des personnages, la plus part du temps seul, dans un décor réduit au strict minimum, ils sont présentés dans leurs habits spécifiques et dans une posture significative, avec souvent quelques attributs, qui symbolisent leur fonction et rappellent leur identité ou leur rôle spécifique. Ces gravures sont accompagnées d'un titre manuscrit, qui fait office de légende, indiquant la « nation », et accessoirement l'action ou la fonction du personnage représenté. Ces images ont une double fonction, didactique et récréative, elles vont permettre de fixer le texte dans la mémoire du lecteur, elles résument les propos de l'auteur en une figure et renvoient au texte. Mais d'un autre côté, elles se distinguent du texte, en cela qu'elles peuvent être plus impartiales que les descriptions littéraires, où se mêlent invariablement quelques jugements ou quelques sentiments qui en troublent l'image206, alors que l'illustration est plus objective, ou du moins, souvent plus neutre. Par ailleurs, ces portraits peuvent témoigner « d'une maitrise de l'observateur sur l'objet qu'il dessine »207 (impression de maitrise renforcée encore par le fait que chaque figure est identifiée ou nommée), cette idée est centrale pour comprendre la démarche des voyageurs, qui tentent, d'une certaine manière, de s'approprier symboliquement l'Orient208, là où la domination politique n'est plus que du passé. Et si la maitrise est principalement symbolique, l'observation permet quelques fois le passage à un contrôle bien plus réel, comme dans l'exemple de la cartographie et de la géographie à des fins militaires ou dans l'exemple, que nous allons bientôt aborder, de l'identification précise des marchandises ou des plantes, qui vont permettre le commerce ou l'exercice de la médecine.

l'Europe qui se familiarise avec une certaine image des turcs entrevus à travers la lunette du géographe de Charles IX » p.33. En effet par ces multiples rééditions, mais également par la réutilisation de ces images dans d'autres livres ou par leur imitation durant toute la seconde moitié du XVIe siècle, les illustrations de Nicolay influencèrent la vision européenne des peuples étrangers. Ainsi ces figures forgées par Nicolay eurent un rôle d'« archétype » pour les imaginaires européens.

206 Cette idée est développée dans l'Introduction, op.cit. au texte de Nicolay, nous ne résistons pas à en donner ici un extrait particulièrement poétique où le vrai et le beau, le juste et la poésie se rejoignent : « Le regard du dessinateur semble avoir effacé du portrait les sillons de sang, de larmes et de rancoeurs qu'y avait creusés la plume ». Nous nuancerons tout de même cette idée, dans la suite de notre travail, notamment pour ce qui est des illustrations représentant les « religieux turcs ».

207 Préface, Dans l'Empire de Soliman le Magnfique, M-C. Gomez-Géraud & S. Yérasimos, p.33.

208 « le lent défilé de figure (...) trahissent simultanément son désir insatiable de voir et comprendre une réalité qu'il n'en finira jamais de découvrir, qu'il ne parvient jamais à posséder. » p.34, ibid.

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Gravure extraite de l'ouvrage de Nicolay, qui montre une habitante du Levant dans son costume spécifique.

L'illustration a quelque fois le rôle de synthèse des propos de l'auteur (par exemple avec plan d'Alexandrie vu précédemment), alors elle résume le discours de l'auteur en une image. D'autres fois, l'illustration aura pour fonction d'éviter de longs développements, elle condensera alors beaucoup d'informations en moins d'espace que le texte. Par exemple, l'image du Crocodile209, ajoutée par P. Belon dans son ouvrage, dispense l'auteur de s'attarder sur sa description textuelle. L'image permet donc une économie d'espace textuel pour l'auteur, le portrait dispense Belon de développer son propos sur les crocodiles (dont la littérature géographique classique parle déjà abondamment), auxquels il ne consacre qu'une seule phrase. De plus, présenter cet animal effrayant sous forme d'image produit un effet plus saisissant sur le lecteur, dont l'imagination va être frappée par l'agressivité très visible de l'animal210, qui est représenté la gueule ouverte, l'air menaçant, entre

209 Voir image ajoutée au début de cette sous-partie, présente dans les Observations à la fin du chap.32 du second livre, p.291.

210 Idem.

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terre et eau, ses griffes & ses crocs attestent son caractère de prédateur, alors que les écailles, qui parsèment sa peau à la texture rude, le rendent plus repoussant encore. Ici, l'image est surement encore plus efficace que le texte pour provoquer l'effroi. Au final, l'illustration a pour fonction, outre de renforcer l'effet du texte, de distraire le lecteur, de rendre le livre plus attrayant et plus vivant. Mais elle a ses limites, notamment du point de vue technique, en effet, ces « portraicts » sont imprimés en noir & blanc, alors que le texte peut, d'un mot, donner des couleurs à ce qui est évoqué dans l'imagination du lecteur. Ainsi, le texte et l'image deviennent complémentaires ; c'est pour cette raison que l'un et l'autre sont en vis-à-vis dans les ouvrages, cette proximité est essentielle pour que le lecteur fasse le lien entre le discours et l'image.

L'idée centrale qui ressort de ce corpus iconographique est la suivante : les nombreuses illustrations réaffirment ce primat de l'observation, elles renforcent « l'autorité de l'oeil », qui est comme posée par l'abondance d'images, dont sont porteurs à la fois les récits de Pierre Belon et de Nicolay. Les illustrations ne sont pas considérées par les auteurs comme de simples décorations, qui seraient donc libérée des critères d'objectivité auxquels est grandement soumise la description textuelle, au contraire, l'image, elle aussi, se doit d'avoir une certaine fidélité par rapport à son modèle. À propos des portraits de mangouste, qui avaient auparavant été gravés sans souci de réalisme, Pierre Belon dénonce les travers des illustrations qui représentent un objet sans l'avoir observé au préalable : «Ceux qui l'ont fait peindre à discrétion sans l'avoir vu ne l'ont pu bien exprimer (...) car les peintures qui en ont été faites à plaisir ne retiennent rien du naturel. »211. À plusieurs autres reprises, Pierre Belon affirme tout aussi positivement la rigueur mimétique, que se doit d'avoir l'illustration qui accompagne son récit. À cette représentation imagée, qui se veut au plus proche du modèle, correspond également une volonté textuelle d'être fidèle à ce qui a pu être observé sur place.

2. L' Observation selon Pierre Belon du Mans : une méthode de travail et une conception du savoir.

Ce qui fait l'originalité de l'oeuvre de Belon, c'est la valeur qu'il attache à l'autorité du regard, qu'il juge souvent préférable à celle du « lu ». Cherchons donc à préciser cette notion « d'observation », à partir de son texte, qui en donne une idée plus ou moins explicite, à la fois par l'exemple -application de sa méthode- et par le discours qu'il tient sur sa propre démarche.

211 Chap.22, second livre, p.271.

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Pour commencer, remarquons un indice de taille, quant à l'importance de l'observation pour Pierre Belon - l'intitulé de son récit de voyage : Les Observations de plusieurs singularités & choses mémorables... Dès le titre le message est clair, Pierre Belon fait valoir son observation directe de ce qu'il prétend rapporter au lecteur. En effet, le voyage donne pouvoir au voyageur de vérifier ce que prétend l'érudition, le schéma est souvent le même, et si les précautions de formulation sont de rigueur, la rectification n'en est pas moins efficace : « Ceux qui ont écrit (...) me semble avoir mal entendu, car m'étant enquis s'il était vrai, j'ai trouvé le contraire... »212, c'est là un exemple, parmi des dizaines, assez typique de la démarche de Belon, qui consiste à tester, par l'expérience viatique, la véracité de ce qui est écrit ou établi. Jean Palerne accomplit un travail assez similaire, lorsqu'il se sert de l'observation directe pour démentir ce qui était tenu pour vérité par les livres ou l'opinion courante, par exemple, lorsqu'il affirme, à propos des pyramides égyptiennes : « ceux qui osent assurer qu'elles ne font d'ombres, se trompent... »213, l'expérience viatique contredit les affirmations infondées.

En effet, des voyageurs, tels Belon ou Palerne (et dans une moindre mesure Nicolay), n'hésitent pas, lorsque leur observation leur permet de le faire, à remettre en question ce qu'on écrit les Anciens ou ce que racontent communément le « vulgaire ». Ce que nous pourrions appeler « un sens critique » ressort des récits de voyage, c'est un mélange d'incrédulité et de scepticisme pas toujours explicite, souvent affirmé tacitement, lorsque les voyageurs formulent les opinions ou légendes locales. En effet, les voyageurs rapportent certains « dires » en s'en désolidarisant, les manières de signifier leurs doutes sont multiples. Souvent, cette mise à distance du voyageur par rapport à ce qu'il rapporte s'effectue par l'introduction de formules précises ou par l'usage d'un temps spécifique. Par exemple, dissertant sur l'origine du « baume », Palerne écrit : « lequel aurait premièrement été apporté en Judée par la Royne de Saba... »214. Ainsi, il rapporte la légende traditionnelle, mais il prend habilement ses distances quant à sa véracité. Si certaines remises en cause peuvent être délicates, d'autres peuvent être radicales et sans appel, par exemple, l'opinion selon laquelle les pyramides égyptiennes servaient de greniers pour stocker des céréales est rejetée, tout autant par Palerne que par Belon, le premier dénonce même avec virulence la ténacité de cette opinion, qui, bien qu'erronée, reste ancrée dans les esprits, il conclut : « Mais laissons ces opiniastres. »215.

212 Chap.108, second livre, p.426.

213 Chap.XXXVI, p.136.

214 Chap.XXXV, p.130.

215 J. P, op.cit., Ch.XXXVII, p.137.

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Ce que nous pourrions appeler un certain scepticisme à l'égard du merveilleux émerge timidement des récits de voyage, celui-ci se manifeste notamment sous forme d'une demande d'observation directe et personnelle des faits rapportés. Par exemple, à propos du vendredi saint en Égypte, où l' « on voit sortir hors de terre une infinité de mains, bras & jambes... », J. Palerne ajoute, « mais, pour le mieux assurer je le voudrais avoir veu »216, ce qui parait difficile, étant donné que cet évènement merveilleux se produit une seule fois par an. Ainsi, le voyageur ne remet pas radicalement en question les phénomènes, qui nous paraissent inexplicables et irrationnels, mais il les rapporte avec précaution au lecteur, il ne les cautionne pas de son regard. Les exemples de ce type abondent dans les oeuvres des voyageurs français. Quelque fois le rejet est plus subtile encore, comme dans un passage, où Jean Palerne présente à ses lecteurs deux explications, à propos des marques singulières que l'on retrouve sur les arbres du Mont Sainte-Catherine : à l'explication « religieuse » des Caloyer grecs s'oppose l'explication d'ordre plus « scientifique » des naturalistes ; à la cause divine (« les Anges... ») s'oppose la cause naturelle (« la répercussion et réverbération du soleil... »)217. Certes, il laisse le lecteur trancher, mais le simple fait qu'il propose une alternative à l'explication traditionnelle peut apparaitre comme un parti pris implicite. C'est comme si, progressivement, commençait à se tracer une frontière entre le possible et l'impossible, une distinction entre le naturel et le surnaturel. Quand ce doute touche à des phénomènes d'ordre religieux, la prudence est de rigueur dans les remises en causes. D'ailleurs, ces questionnements ne sont que rarement en rapport avec des problèmes religieux, ils peuvent avoir trait à de multiples domaines plus profanes. Par exemple, P. Belon rectifie les traités géographiques traditionnellement admis, pour retracer une carte plus vraie des territoires : « Ceux qui ont dit que ce fleuve est commencement du fleuve Jourdain, sont en ce trompés, car il n'en est rien. »218.

Le sens critique de Belon va plus loin encore, puisqu'il remet en cause, outre certains contenus, la méthode même des anciens, qui, selon lui, explique certains manquements. En effet, Pierre Belon critique Théophraste219, qui, pour écrire ses ouvrages sur les végétaux, au lieu de se déplacer vers leurs régions d'origine, faisait venir jusqu'à lui les plantes qu'il étudiait220. Cette méthode montre ses limites avec l'exemple du cassier d'Égypte, qui était trop volumineux pour être

216 Idem.

217 Chap. XLVI, p. 152, nous retrouvons le problème de l'interprétation des évènements et de l'explication des choses, déjà développé à l'occasion du premier naufrage de Jean Palerne, voir Ière partie de ce travail (E...3. « Une nature & des éléments hostiles.. »).

218 Chap.93, du second livre, p.400.

219 Théophraste (vers -372, vers -287) était un disciple d'Aristote, qui se consacra surtout à l'étude des plantes et écrivit plusieurs traités à ce sujet, il est souvent présenté comme le fondateur de la botanique.

220 Chap. 36 du second livre, p.300.

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transporté jusqu'à lui et qui, de ce fait, n'existe pas dans ses textes. Sur le même schéma, il critique une figure très révérée des savants, « Le Philosophe », Aristote, qui selon une méthode similaire à celle du botaniste de l'Antiquité, étudiait les animaux, en les faisant venir à lui des diverses parties de l'Empire d'Alexandre. Belon affirme, que ceux qui faisaient venir à eux les « choses » au lieu d'aller vers elles, étaient conduit à des erreurs, des manques ou des confusions. Ainsi, il fait, implicitement -mais non moins efficacement, par effet de contraste, l'éloge de sa propre démarche, qui est plus vivante et plus vraie, puisqu'elle implique le déplacement du voyageur vers les êtres, qui sont alors observés dans leur milieu naturel et sous forme vivante ! En effet, la méthode de Belon est en adéquation avec son projet d'écriture, qui vise à rendre compte du « vivant » (qui apparait, au final, être l'objet le plus général des récits de voyage). Cette connaissance, au plus près des êtres observés, passe notamment par les organes des sens, qui participent grandement à l'observation et à sa représentation : les évocations sensorielles abondent dans les récits.

Par ailleurs, la méthode de Belon n'est pas seulement passive et empirique, en cela qu'il ne se contente pas de recueillir ce qui se présente à ses sens, il va jusqu'à provoquer lui même les découvertes, dans une attitude que nous pourrions qualifier de plus « expérimentale ». En effet, il n'hésite pas à sacrifier un caméléon221, ou des serpents222, « pour la science » (comme nous dirions aujourd'hui) et à décrire les fruits de son observation anatomique des animaux. Par exemple, la dissection du caméléon n'est pas déclenchée par une pure curiosité, cette observation expérimentale est destinée à réfuter la thèse du « caméléon vivant seulement de vent ». En effet, si le voyageur concède leur capacité à rester des mois sans manger, il veut faire reconnaitre qu'ils se nourrissent

221 Chap.25, second livre, p.279.

222 Chap.54, second livre, p.330.

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tout de même de petits insectes, qu'il a pu retrouver dans leurs estomacs ; dans ce cas, Belon fait figure de zoologiste, qui analyse les animaux, jusque dans leurs « moeurs », ici alimentaires.

L' « anatomisation » des animaux, pour reprendre l'expression de Belon lui même, illustre bien cette volonté d'aller en profondeur des choses étudiées. L'observation véritable ne se contente pas de la surface, déjà si riche et complexe, des êtres, elle cherche à aller jusqu'au coeur le plus intime de l'objet étudié, pour appuyer cette idée, on pourrait prendre l'exemple réel, mais surtout métaphoriquement significatif, du fruit du napeca, dont Belon va jusqu'à observer le noyau : « Aussi est-il doux avec une aigreur aimable, ayant un petit noyau au-dedans, gros comme celui d'une olive. »223 S'il a quelquefois une approche anatomique des animaux, mais aussi, comme le montre l'exemple précédent, des plantes, qu'il observe, en général, et au contraire, il les approche de manière plus vivante, au sens où il les étudie dans le temps, en mouvement & en liberté - en devenir dans leurs milieux naturels. D'ailleurs, il insiste à plusieurs reprises sur cette durée, qui est nécessaire pour arriver à une observation authentique, durée dont les voyageurs ne disposent pas toujours, quand ils doivent traverser des lieux plutôt que de s'y arrêter, alors leur observation n'est pas complète, comme ils l'avouent parfois eux-mêmes224.

Un autre élément de définition de l'observation, assez caractéristique de l'attitude et la méthode de Belon, se révèle lors de moments où il se fait « enquêteur ». En effet, à plusieurs reprises, il tente à partir de quelques indices, décelés par son regard perspicace225, de reconstituer les activités passées des lieux qu'il visite. Par exemple à Silivri226, où il déduit, à partir « de récréments d'un métal », la présence, dans le passé, de mines à cet endroit. De même, à partir d'un simple détail, qui aurait échappé à l'observation de la plupart, il parvient à déduire des pratiques alimentaires : « les habitants du pays les [semences du genévrier] mangent, chose que j'ai aperçue par les noyaux que j'allais amassant çà et là le long du chemin, qui avaient été jetés de ceux qui en avaient mangé le dessus. »227, patiemment le détective accumule les preuves avant de déduire les faits.

Par ailleurs, sous une forme qui fait écho à ce genre d'enquête, c'est toujours par l'observation patiente des différents éléments et caractéristiques d'un objet naturel que Belon

223 Chap.79, second livre, p.371.

224 Par exemple, Belon affirme à propos des ruines de Baalbek : « Un homme curieux des antiquités ne pourrait voir tout ce qui est à Balbec en huit jours, car il y a plusieurs choses antiques et fort notables, qui sont hors de mon observation, aussi n'y arrêtâmes-nous pas longtemps. » chap.95, second livre, p.403.

225...Et peut-être également perçus grâce à des lectures, qui peuvent parfois éveiller l'attention dans des directions particulières.

226 op.cit., pp.206-207, Silivri ou « Seliurée » est une ville non loin de Constantinople.

227 op.cit., ch.110, Tiers-livre, p.428.

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parvient à retrouver son nom : « Approchant du carbaschara voyions quelques arbres verdoyants d'assez loin, qui nous mirent en doute à savoir quels arbres c'étaient : et considérant qu'ils avaient leurs branches à la sommité, en manière d'un bouquet (...) connûmes que c'était des sycomores »228. Cet exemple illustre également la subtilité d'un procédé littéraire, qui rapproche le lecteur d'un objet, au départ mystérieux, au fil d'une description, qui amène finalement à la dénomination correcte. Cette démarche, qui part des qualités sensibles pour parvenir au concept intelligible, est féconde, car la découverte et la considération attentive de la chose précèdent sa dénomination229.

Gravure extraite des Observations de P. Belon.

228 Idem., chapitre 78, p.365.

229 Alors que l'inverse, plus contemporain, consiste bien souvent à recouvrir la chose d'un nom et se dispenser ainsi de vraiment la considérer, opération que nous pouvons appeler de « l'étiquetage ».

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C. Identifier & nommer : la rencontre entre le livre de la Création et les livres savants.

1. Une enquête qui stimule la perception du voyageur.

Nous avons vu qu'en sa qualité de voyageur qui a observé ce dont il traite, l'auteur se permet de corriger des éléments de la tradition en se fondant sur son propre regard. Mais le rapport d'un savant comme Belon, aux anciens est encore plus complexe qu'une simple remise en question par le regard. En effet, tout au long de ses périples orientaux, un souci constant occupe Pierre Belon : nommer correctement les êtres et les choses rencontrées; autrement dit, faire correspondre les noms anciens trouvés dans les livres avec les réalités qu'il observe sur place. C'est une véritable enquête à laquelle il se livre en permanence, c'est une sorte de jeu, plaisant beaucoup à ce voyageur, qui consiste à retrouver dans le monde actuel ce qui est décrit dans les livres anciens : « Le plaisir qu'un homme curieux peut recevoir de rencontrer un animal étrange et singulier est de lui trouver quant et quant230 son nom ancien, pour le savoir exprimer... »231

L'idée d'une « encyclopédie inversée » illustrerait bien l'opération à laquelle se livre Pierre Belon : il doit à partir de la définition, issue de l'observation attentive sur le terrain, retrouver, en la confrontant aux textes anciens, le nom qui lui correspond. Cette opération convoque à la fois les facultés d'observations et la mémoire du voyageur, ainsi, le savant, après avoir patiemment observé, va parfois, dans un éclair révélateur, se souvenir de ce qu'il cherchait. À titre d'exemple, on peut citer l'auteur des Observations, lorsqu'il écrit, à propos du petit boeuf d'Afrique, : « soudainement me tomba en la mémoire que c'était celui que les Grecs avaient anciennement nommé bubalos.. ». Cette phrase montre que les lectures préalables ont pu préparer le futur voyageur à la rencontre des terres lointaines et de la vie qui y foisonne. Alors, le texte ancien aide le voyageur à voir, il le prépare à l'expérience de l'altérité, sans ôter à celle-ci l'effet de surprise, mais, au contraire, en aiguisant encore plus sa perception et en lui procurant un plaisir redoublé (celui de l'admiration directe et celui de la reconnaissance de ce qui était écrit). C'est comme si le grand livre de la Vie posait au voyageur des énigmes pour tester la vivacité de sa mémoire et l'étendu de son savoir232.

230 Signifie « à chaque fois ».

231 P. Belon, op.cit, chap.50 du second livre, p.323.

232 Mais n'exagérons pas les capacités du voyageur, qui ne peut avoir en tête tout les livres, les lectures peuvent donc également être réalisée à posteriori, de retour en France, pendant l'écriture de l'oeuvre.

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Belon, soucieux d'exposer clairement sa démarche au lecteur, explique, dès le second chapitre de son livre, cette difficulté fondamentale, à laquelle il s'est trouvé confronté, qu'il résume bien dans le titre :

« chapitre 2. Qu'on ne doit se fier aux appellations des choses encore qu'elles soient

vulgairement nommées, si elles ne sont bien correspondantes aux descriptions des Anciens, & convenantes à la chose qu'on décrit. ».

Belon se consacre donc à un travail, que nous qualifierons de « post-babelique », au sens où il s'attache à démêler la confusion des langues, à la fois issue du temps -qui corrompt- et de l'opinion -qui induit en erreur-. Selon son point de vue, ce n'est point l'usage qui fonde le nom d'une chose, mais les textes anciens, qui fournissent la description et le nom correspondant.

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"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo