1-4-2 Différents niveaux d'étude de la
situation
En me basant sur l'analyse des organisations de
l'anthropologue J-F. Chanlat (1995)13, j'ai effectué les
diagnostics en pensant aux différents niveaux d'acteurs qui ont chacun
une influence sur la situation et les problèmes ressentis. Les quatre
niveaux principaux sont : le niveau de l'individu, le niveau de l'interaction,
le niveau de l'organisation, et le niveau de la société.
- Le niveau de l'individu :
Sur le plan individuel, certains acteurs ont plus ou moins
d'importance sur les groupes au niveau de l'association, du village et à
l'extérieur du village. Dans l'élaboration des diagnostics et des
plans de développement, il était intéressant de
repérer les acteurs qui pouvaient freiner ou faciliter les solutions
proposées. Dans les trois associations, chaque président et
leader associatif avaient leur propre caractère et donc une
manière différente de rassembler les associés. C'est en
cela que deux d'entre elles, ayant des présidents très actifs et
très engagés dans leur association, avaient plus de
facilités pour gérer les projets en cours et pour en initier des
nouveaux (contrairement à la dernière où le
président donnait plutôt une impression de passivité et
d'attente vis-à-vis des acteurs extérieurs).
Par ailleurs, selon les activités possibles pour
remédier aux difficultés locales, certaines personnes ont des
compétences utiles à tous, et il est important de les
repérer. Par exemple, j'ai rencontré une femme qui était
habituée à donner des formations d'alphabétisation pour
des petits groupes de femmes du village de Poité Centro. Les membres de
l'association ont
13 CHANLAT J-F, 1995, « Vers une anthropologie
des organisations. », Sciences Humaines, n°9 : p. 40-43
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Benotti. Mémoire de recherche appliquée ETHT7:
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réalités. (2013)
exprimé le besoin d'apprendre à lire et à
écrire pour avoir plus de possibilités d'échange avec le
monde institutionnel. Nous avons donc pu mettre en relation cette femme avec un
centre d'alphabétisation, que l'ONG allait payer à travers le
projet. Les compétences individuelles locales permettent donc un
développement local par les membres de la communauté ainsi qu'une
création d'emploi.
- Le niveau de l'interaction :
Deux types d'interactions m'ont aidé à
comprendre la situation : les interactions que nous pourrions définir d'
« habituelles », et les interactions «
exceptionnelles » :
Les interactions « habituelles » mettent
différents acteurs en relation directe à travers des
activités, des rituels, ou encore des réunions. Avec les
associations, il y a un grand nombre d'interactions de ce genre,
déclenchées par les réunions fréquentes entre les
membres et avec des acteurs extérieurs. Comme je l'ai dit dans l'exemple
précédent du MAGA, au vu des différentes manières
qu'ont les acteurs de s'imposer et de provoquer une réunion :
l'interaction reflète donc le type de relation entre les acteurs.
Le second type d'interaction « exceptionnelle »
s'opère lors des évènements inattendus ou particuliers qui
rassemblent des acteurs n'ayant pas forcément l'habitude d'être en
relation. J'ai eu la chance lors de mon séjour dans la communauté
de la Compuerta d'être présente pendant la
célébration nationale du 15 septembre, qui est la date de la
proclamation de l'indépendance du Guatemala. Partout, que ce soit en
ville ou dans les villages les plus reculés, cette
célébration est très importante. Tous les habitants se
rassemblent dans les centres villes ou places de village. Les enfants
défilent dans les rues et tous les villageois se mêlent à
des actes civiques, des jeux populaires (course de chat, escalade de pilonne
enduis, cochon glissant, canard enterré...), des danses, des
compétitions sportives (foot, course de chevaux) et des repas
communautaires. Dans cette célébration, deux types de populations
qui d'ordinaire communiquent peu dans ce village, ont été en
contact lors de la fête : les familles de ladinos et les
familles q'eqchi'. Dans la foule, ils étaient rassemblés, ce qui
m'a permis d'observer leurs comportements les uns vis-à-vis des autres
dans ce contexte de proximité. Malgré la très petite
proportion de ces familles ladinas dans la communauté, j'ai
observé que les organisateurs de l'évènement
étaient presque exclusivement ladinos et la majorité des
participants aux jeux aussi. Les q'eqchi' se retrouvaient donc spectateurs et
en position inconfortable, sachant que les discours et commentaires
prononcés au micro se faisaient en langue espagnole non traduite, ce qui
empêchait la majeure partie du public de les comprendre. De plus, dans la
foule, les ladinos qui restaient groupés se comportaient de
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Benotti. Mémoire de recherche appliquée ETHT7:
Associations Paysannes et Développement Durable: entre discours et
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manière plus extravertie. Ils reflétaient par
leur attitude une impression de sûreté et imposaient leur
présence. Leur comportement face à ma présence lors de cet
évènement était aussi radicalement différent des
personnes q'eqchi'. Alors que les q'eqchi' me regardaient discrètement
de loin sans me parler, beaucoup de ladinos sont venus immédiatement me
demander qui j'étais et ce que je faisais ici. Ils s'empressaient aussi
de me tenir au courant fièrement de leur origine espagnole, ou des
membres de leur famille qui vivaient en Espagne ou aux Etats-Unis.
Ce niveau de l'interaction permet donc de découvrir des
formes d'identités collectives, basées sur des relations et
clivages nous-eux qui recoupent des univers sociaux distincts : dans
ce cas par l'appartenance ethnique, mais les différences genrées,
générationnelles, religieuses etc. peuvent aussi se
repérer à travers ce niveau.
- Le niveau de l'organisation :
En me focalisant sur le niveau de l'organisation, dans le cas
des associations locales paysannes, j'ai remarqué qu'il y avait deux
types d'ordre organisationnel : l'ordre officiel et l'ordre officieux. En
effet, chacune des associations possède un règlement écrit
et des membres du conseil administratif élus qui ont des rôles
précis dans chaque groupe. Cependant, en observant de plus près,
les rapports de pouvoir réels ne sont pas exactement les mêmes.
Ainsi, certains membres de l'association ont le statut reconnu culturellement
de guías espirituales (guides spirituels) ce qui leur
confère une influence très importante au niveau
décisionnel, alors qu'ils ne font pas forcément partie du conseil
administratif. Dans l'association de la communauté de San Lucas
Aguacate, trois femmes membres font par ailleurs partie de groupes de
défense des droits des femmes reconnus au niveau municipal. Elles ont de
ce fait une influence sur le discours et les activités de l'association.
L'ordre officiel ne peut donc pas être considéré comme le
seul référent et comme stable. Il subit des pressions par un
ordre officieux, et cette dynamique de confrontation permanente entre les deux
ordres révèle le fonctionnement réel des organisations.
- Le niveau de la société :
Ce niveau a une influence sur les autres niveaux par les
logiques sociales et culturelles qu'il propage. Il rassemble les
différents groupes par des caractéristiques socioculturelles
communes (moeurs, langue, tradition, lois, etc.), des
spécificités sociopolitiques (type de structure sociale, mode de
reproduction des élites, mode d'organisation politique), et des symboles
collectifs (drapeau, hymne, institutions, études, etc.). Ce niveau
permet de
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Benotti. Mémoire de recherche appliquée ETHT7:
Associations Paysannes et Développement Durable: entre discours et
réalités. (2013)
comprendre le contexte général des
communautés et ce qui est commun aux autres niveaux micros.
En gardant à l'esprit ces quatre niveaux d'influence,
qui sont eux-mêmes en interaction, j'ai pu plus facilement comprendre les
désaccords qui existent entre les actes et les discours. Cela permet
d'éviter les oppositions ou rassemblements hâtifs comme
individu/société, ordre/désordre,
coopération/compétition...
1-4-3 Quelques stratégies appliquées
pour réduire les contraintes du diagnostic Après
l'annonce des contraintes et résultats attendus liées au
diagnostic et plan de développement, je me suis rendue compte que
certaines s'auto contredisaient ou étaient contradictoires entre elles.
J'ai donc essayé, dans la mesure du possible, de réduire ces
contraintes en jouant sur une marge de manoeuvre plus ou moins importante.
Premièrement, le résultat attendu d' «
effectuer un diagnostic communautaire participatif avec les membres des
associations locales » comprend deux failles, qui sont :
1) Le fait d'effectuer un seul diagnostic pour les trois
communautés n'est objectivement pas satisfaisant. En effet, lors de mes
premières visites dans les communautés, j'ai remarqué
qu'elles avaient des aspects en commun, mais aussi des différences
importantes : il y a des éléments qui changent de manière
significative les conditions de vie des habitants, notamment des femmes. Parmi
ces éléments, les services publics d'accès à l'eau
potable, aux transports et à l'électricité sont les plus
notables. Le document de diagnostic devait être écrit dans le but
de décrire une situation propre à chacune des communautés.
C'est pourquoi, grâce à l'accord de l'équipe de
ProPetén, j'ai pu modifier cette contrainte des TDR, en effectuant un
diagnostic par communauté. Il en a été de même
concernant le plan de développement, qui, découlant des
diagnostics, devient encore plus spécifique à chaque
communauté.
2) La deuxième faille de la commande de diagnostic est
le fait de devoir réaliser un diagnostic communautaire participatif
uniquement avec les membres des trois associations. Les associations sont des
sous-groupes communautaires qui ne peuvent pas représenter à ce
titre la communauté dans son ensemble. L'association la plus importante
est celle de la communauté de Poité Centro, elle compte 40
membres. Les trois communautés rassemblent en moyenne 120 familles
chacune, ce qui correspond à environ 720 habitants par
communauté. Il paraît donc difficile de prétendre faire un
« diagnostic communautaire participatif » avec la
participation d'un seul petit groupe. Pour pallier à cela, l'idée
était de rencontrer des personnes hors des associations locales.
Cependant, deux autres contraintes se
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Benotti. Mémoire de recherche appliquée ETHT7:
Associations Paysannes et Développement Durable: entre discours et
réalités. (2013)
sont ajoutées : la limite de temps que j'avais dans
chaque communauté qui m'empêchait de faire une étude
approfondie avec d'autres membres de la communauté ; La situation d'
« enclicage »14 dans laquelle je me suis
trouvée malgré moi, par rapport aux associations du projet cacao.
Comme je me suis insérée dans les communautés à
travers ces groupes, il a été plus difficile de m'entretenir avec
la population n'appartenant pas à ceux-ci. J'ai néanmoins eu la
chance de participer à la célébration du 15 de
septiembre qui m'a permis de sortir momentanément de cet «
enclicage », ayant l'occasion de parler avec des personnes
totalement différentes. Avec les femmes, cela a été plus
facile d'élargir l'étude au niveau communautaire, car je pouvais
accéder à des points de vue différents en dehors de
l'association : en allant au centre du village avec les amies des femmes chez
qui je logeais, les voisines, ou bien à la rivière pour laver le
linge et chercher de l'eau (dans les deux communautés sans accès
à l'eau). Je suis donc parvenue à réduire cette faille du
moins partiellement, mais nous pouvons dire de manière objective que les
résultats des diagnostics correspondent majoritairement à la
participation des membres des associations.
Ensuite, le résultat attendu du plan de
développement à court terme de 5 ou 6 activités «
simples » gérées et réalisées principalement
par les bénéficiaires, paraît aussi contradictoire par
rapport à la situation. En effet, après avoir commencé
l'enquête de diagnostic, je me suis rendue compte que la priorité
n°1 des trois associations communautaires était le renforcement de
leur organisation pour pouvoir gérer en autonomie leurs projets.
Prévoir des activités avant de remédier à cette
faiblesse organisationnelle était donc compliquée et risquait de
mener à des résultats partiels et non durables. Nous avons donc
choisi pour éviter ce problème de planifier dans les plans de
développement la moitié des activités sur le thème
de formations de gestion et d'organisation (comptabilité, gestion de
projet, leadership) dans les premiers mois du chronogramme des
activités, puis les autres types d'activités (productives,
économiques, culturelles) dans l'autre partie de l'année. Cela
permettait de concilier le renforcement de la gestion locale à des
résultats socioéconomiques concrets.
Enfin, le problème de ces contraintes réunies
était l'investissement de temps et l'implication des populations pour
des activités ayant peu d'ampleur sur les réels besoins des
populations. Les diagnostics et plans de développement ne pouvaient pas
dans ce cas précis avoir un impact réel direct sur les besoins et
problèmes les plus importants des populations : le manque d'accès
à l'eau potable et à l'électricité qui constituent
un réel handicap dans deux des
14 Notion de J-P Olivier de Sardan, in
OLIVIER DE SARDAN J-P, 1995, « La politique du terrain Sur la
production des données en anthropologie », Enquête,
numéro 1 Les terrains de l'enquête : pp.71-109
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réalités. (2013)
communautés, et l'accaparement des terres qui concerne
les trois groupes. Nous pouvons espérer que les diagnostics et les plans
de développement auront un impact sur ces problèmes sur le long
terme s'ils sont assez diffusés à plusieurs niveaux
institutionnels. Pour le moment les documents sont connus seulement de l'ONG,
des associations communautaires concernées et de la
fédération COACAP. Les membres des associations sont bien
conscients que ces documents écrits sont une des seules façons
pour elles de communiquer avec les institutions capables de leur fournir un
appui concernant les projets de ce type. C'est pourquoi dans les diagnostics,
une partie a été consacrée aux possibilités de
projets futurs, et dans les plans de développement, une partie a
été consacrée aux acteurs potentiels collaborateurs en
fonction des thèmes de développement, afin faciliter leur mise en
relation. Nous approfondirons le sujet de la communication dans la partie
suivante de ce mémoire.
Il a donc fallu adapter les besoins exprimés aux
différentes contraintes, en exploitant cette possibilité
d'étude.
Dans cette première partie du mémoire, nous
avons pris connaissance du contexte du projet de production de cacao entre les
trois associations communautaires et l'ONG ProPetén. En ayant une
représentation plus claire des acteurs de ce projet, de leurs relations
et de leurs objectifs, nous avons compris dans quel processus s'insérait
mon stage et ma place d'anthopologue, ainsi que les contraintes de
départ qui limitaient les possibilités pour le diagnostic.
Maintenant, nous allons dans la partie suivante nous
intéresser aux résultats et aux rôles des documents de
diagnostics et de plans de développement. Puis, nous discernerons les
différentes capacités des associations par rapport au
développement durable de leur communauté.
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Deuxième Partie : Les associations paysannes comme
condition nécessaire au développement communautaire
durable
Les associations paysannes paraissent avoir un rôle
nécessaire pour le développement durable local. Tout d'abord,
leur place au niveau communautaire et leur fonction de médiation avec
l'extérieur sont essentielles. Nous nous intéresserons d'abord
à mieux comprendre la nature de ces associations et leur récente
multiplication dans la région. Puis, nous analyserons les
possibilités que ces associations disposent pour contribuer à
l'amélioration des conditions de vie des populations locales.
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