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Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en Afrique du Sud.

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par Anne-Gaël JOUANNIC
IRIS - Master 2 Relations internationales 2016
  

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II - LE SPORT AU DÉFI DES INÉGALITÉS DANS LA SOCIÉTÉ SUD-

AFRICAINE POST-APARTHEID

A - Le rugby, sport historique de la communauté Blanche et terrain de la transformation

Le rugby, nous l'avons vu, est le sport vecteur de l'hégémonie sud-africaine. Rappelons également que la domination sportive des Blancs pendant l'apartheid relève d'une stratégie de monopolisation à travers le gel idéologique des infrastructures sportives. Le rugby incarne le sport colonial et Blanc par excellence et a participé aux divisions nationales, c'est donc symboliquement à travers lui que le changement sociale est attendu.

Néanmoins, le rugby postapartheid n'est toujours pas le reflet d'une rainbow nation égalitaire telle qu'idéalisée par Nelson Mandela. Le rugby, miroir de la société sud-africaine, apparaît toujours inégalitaire et divisé selon le critère racial.

L'ILLUSION D'UN RUGBY SUD-AFRICAIN « POST-RACIAL »

L'Afrique du Sud sous l'apartheid est la ville des Blancs, par les Blancs et pour les Blancs et est donc inaccessible aux Noirs. D'ailleurs, l'enseignement du sport dans les écoles Noires est interdit puisque, pour citer le ministre des sports de 1950 « le sport de haut niveau doit rester une activité blanche par excellence. Il se pervertirait autrement en se noyant dans un cosmopolitisme qui nous ferait perdre notre âme et dans lequel ne saurions nous reconnaître ». Alors que tous les espoirs de réconciliation entre les différentes communautés nationales sont permis au lendemain du mondial de 1995, le bilan actuel de la diversité au sein du rugby et de sa capacité à transcender les clivages est décevant. Pour assurer la réunification et la cohésion sociale, le rugby doit aujourd'hui encore se restructurer en profondeur.

Certains progrès ont été réalisés. Ainsi, les deux fédérations de rugby Noire et Blanche ont été réunifiées dans la South African Rugby (SARFU) le 23 mars 1992. En outre, les cadres de couleurs sont promus au sein de la fédération et la charte de transformation est adoptée en 2006. Cette charte a pour objectif de diffuser le rugby dans toutes les communautés, de permettre la nomination d'entraîneurs Noirs pour les Springboks et d'intégrer davantage de joueurs couleurs.

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Malgré ces quelques apparentes avancées, pour l'auteur Patti Waldmeir, « les afrikaners ont troqué l'apartheid contre le rugby et tout indique qu'ils y ont trouvé leur compte »61. La communion des différentes communautés raciales pendant la Coupe du monde de 1995 s'avère être un phénomène éphémère qui s'est dissipé face à la frustration de la communauté Noire confrontée à la lenteur du changement. Le sport apparaît alors comme une « ceinture de sécurité culturelle » pour la communauté Blanche qui appréhende le renversement de l'ordre politique et social et se réfugie donc dans ses traditions. Parmi ces traditions, le rugby, sport, qui, nous l'avons vu, est traditionnellement lié à l'identité afrikaner.

Après 1995, les Blancs conservent l'accès aux meilleures infrastructures et perpétuent des pratiques culturelles de distinction raciale sous couvert de participer à la « rainbow nation ». Aujourd'hui, le rugby sud-africain ne semble pas parvenir à dépasser les historiques fractures raciales. Dans sa fonction symbolique, le rugby doit permettre le ralliement de toutes les communautés raciales à une équipe nationale puisque c'est le symbole du vecteur d'unification du pays et de la démocratisation du sport pour les communautés historiquement désavantagées.

Toutefois, la politique de gestion des Springboks apparaît toujours conservatrice. En effet, depuis l'abolition de l'apartheid, les Noirs ont accès aux postes administratifs mais les Blancs « survivants » de l'abolition ne sont pas favorables aux réformes et absolument pas investis dans les programmes d'intégration et de correctif des inégalités par le sport. Certains d'entre eux revendiquent même ouvertement le maintien d'une politique de domination raciale, c'est notamment le cas de Louis Luyt, président de la fédération sud-aficaine de rugby (SARU)62 jusqu'en 1998 qui poursuit une politique de « laager rugbystique »63 . Cette ligne de conduite n'est pas dénoncée ni même contestée parce que ce qui importe alors c'est l'excellence sportive du pays et les profits économiques engendrés par le rugby sud-africain. Si les discours insistent sur les efforts engagés par l'Afrique du Sud pour leurrer la communauté internationale, les enjeux de transformation par et dans le sport restent distants et théoriques. Sous la présidence du couloured Oregan Hoskins - qui a donné sa démission en août 2016 et dont la succession est toujours incertaine (en septembre 2016) - la SARU a pour credo « de devenir la nation de rugby la plus victorieuse au monde en partageant avec

61 Patti Waldmeir, Anatomy of a Miracle: The End of Apartheid and the Birth of the New

South Africa, Middlesex, 1997, p.269 : « Afrikaners had swapped apartheid for rugby, and there was every sign they thought it a fair deal ».

62 South African Rugby Union

63 Laager : terme afrikaner qui désigne la formation en cercle adoptée par les chariots des pionniers afrikaners pour se protéger des raids ennemis.

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la nation la fierté et la joie apportées par le jeu64 » dans la continuité de l'ANC et de l'idéologie de Nelson Mandela. Le rugby doit donc atteindre l'excellence pour émouvoir et rassembler toutes les communautés sud-africaines. La préoccupation centrale de la SARU et de l'ANC est de constituer une équipe représentative de la « rainbow nation ». Le gouvernement cherche à panser les plaies de son histoire par du symbole. L'ANC, nous l'avons vu, a exigé la suppression du drapeau afrikaner et a fait modifié l'hymne national désormais chanté en 5 langues et incluant l'hymne anti-apartheid Nkosi Sikelel'i Afrika. Le 21 novembre 2009, lorsque cet hymne est hué pendant le match entre la France et l'Afrique du Sud, l'incident diplomatique est frôlé entre les deux pays. Organ Hoskins proposa même d'instaurer avant le match une danse tribale pour permettre l'identification de certaines ethnies sud-africaines. La portée symbolique de la formation des équipes et des dirigeants suit cette même logique de « rattrapage ». La nomination du premier dirigeant du XV de rugby « couloured » Peter de Villiers en 2008 puis de Allister Coetzee le 12 avril 2016 correspond à une stratégie d' « affirmative action coach » qui consiste à favoriser l'aspect symbolique et identitaire plutôt que les critères objectifs du mérite (même logique que celle qui a présidé à l'instauration des quotas pour la constitution des équipes de rugby sud-africaines). Le rugby est pensé comme un sport unificateur mais factuellement il demeure un sport profondément inégalitaire.

L'ACTUELLE PROBLÉMATIQUE DES QUOTAS RACIAUX DANS LE SPORT SUD-AFRICAIN

Pour l'universitaire Bernard Cros, les clivages raciaux sont difficiles à dépasser en Afrique du Sud puisque « la plupart des sports reste marqué par le sceau de la race »65 . En effet, 90% des joueurs de haut niveau dans le rugby sud-africains sont blancs.

Lors de la Coupe du monde de rugby de 1995, seul un joueur est Noir, puisqu'aucun autre joueur Noir n'est jugé au niveau. En 2007, lorsque l'Afrique du Sud remporte la Coupe du monde en France, seuls deux joueurs n'appartiennent pas à la communauté Blanche. Actuellement, au sein des Springboks, sur 33 joueurs effectifs et sélectionnables, seuls 8 joueurs non-blancs sont à dénombrer. Notons également qu'au sein même de la composition même des équipes, le rugby est toujours très porteur de stéréotypes raciaux. Ainsi, les joueurs

64 « Becoming the most successful rugby nation in the world, sharing with the nation the pride and joy the game bring ».

65 Le springbok et la mouette : rugby, race et construction nationale en Afrique du Sud, in Cécile Perrot, Michel Prum et Thierry Vircoulon, L'Afrique du Sud à l'heure de Jacob Zuma--La fin de la nation arc-en- ciel ?, Paris : L'Harmattan, 2009.

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Noirs sont davantage disposés à l'instinct et à la rapidité. Leur place est donc dans les lignes arrières, à l'aile, a contrario, les joueurs blancs, estimés plus organisés et capables physiquement, se voient attribuer les postes avant.

Certains acteurs locaux et médias estiment que l'apartheid tant sportif que social est resté intact en Afrique du Sud. Ces inégalités ne sont pas cantonnées au rugby mais sont observables dans d'autres sports, tels que le cricket, la natation ou le cyclisme.

Pour aboutir à une représentation démographique plus juste dans le sport, le programme du « sport unity » a instauré des quotas raciaux. Ce programme de quotas appliqué par la fédération oblige la présence de joueurs Noirs et coloured sur la feuille de matchs dans les compétitions amateurs et professionnels. L'objectif du programme est de permettre l'émergence de joueurs issus des communautés historiquement désavantagées. Certains quotas sont formels, d'autres informels. Les quotas formels sont simples : un nombre de joueurs d'une équipe doit appartenir à une communauté non-blanche. Les quotas informels sont plus difficiles à appréhender : déterminés par la demande générale et les pressions politiques. Les pressions politiques décidant des quotas informels sont devenues courantes, particulièrement dans le rugby national. En effet, il n'existe pas de nombre de joueurs Noirs requis dans l'équipe nationale mais les responsables politiques « attendent » un nombre indéfini de joueurs non-blancs (traditionnellement entre 4 et 6 sur 22 joueurs). L'enjeu de ces quotas est illustré par le fait que l'équipe de hockey sud-africaine qualifiée pour les Jeux Olympiques de 2000 a été interdite parce que l'équipe était à domination blanche.

L'existence de ces quotas fait débat dans l'Afrique du Sud actuelle, accusés de stigmatiser la communauté Noire au lieu de l'intégrer. Les détracteurs du système des quotas gagent davantage sur les libertés fondamentales et la sélection au mérite. Avec cette politique de quotas, le gouvernement sud-africain s'est éloigné du standard de la SACOS du « true merit selection ». La politique des quotas de la fédération sud-africaine a pour objectif d'intégrer 50% de joueurs non-blancs d'ici 2019 en équipe nationale. Le 25 avril 2016, le ministre des sports sud-africain, Fikile Mbalula a suspendu quatre fédérations sportives (rugby, cricket, athlétisme et netball)66 de l'organisation de compétitions internationales sur le territoire pour un an, le gouvernement a estimé que des fédérations n'intégraient pas suffisamment de joueurs coloured dans leurs équipes nationales. D'après le ministre « même s'il y a des progrès en termes de transformation des équipes, il y a encore beaucoup à faire au sein de ces fédérations».

66 Seule l'association sud-africaine de football échappe à cette suspension.

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Pour Allister Coetze, sélectionneur des Springboks (deuxième coach non-blanc à être nommé après Peter de Villiers) le défi est de taille puisque lors de sa nomination (qualifiée d'historique par le ministre des sports) seuls trois joueurs Noirs sont sélectionnés pour le Mondial. L'enjeu est davantage politique que sportif et s'annonce difficile puisque « le défi attendu est celui d'une transformation. Mais aussi admirable soit ce projet de la fédération, il paraît complètement surréaliste de faire jouer 50 % de joueurs coloured, dont 60 % d'entre eux Noirs, d'ici 2019 »67. Tant la nécessité des quotas que l'incapacité des dirigeants sportifs à les atteindre attestent du fait qu'aucun changement structurel n'est intervenu dans le traitement de la question ethnique en Afrique du Sud.

La domination blanche dans le sport sud-africain est encore très marquée et est attribuée aux inégalités de ressources, d'accès aux infrastructures et à la compétition internationale. Ces disparités questionnent la portée réelle de la chute de l'apartheid. Avec le recours à une politique de quotas, l'institution permet effectivement de lutter contre le monopole historique de l'establishement Blanc mais elle renforce paradoxalement le système conservateur qui implique que la présence d'un joueur coloured est foncièrement le résultat d'une contrainte légale et administrative. Le fait que les joueurs Noirs ne soient sélectionnés que pour représenter les quotas « d'affirmative action players » renforce la différenciation entre la communauté Blanche et la communauté Noire au lieu de participer à la construction d'une identité nationale commune jugée de manière indifférenciée selon leur mérite. Tant pour la SARU que pour le ministère des ports, la représentativité dans la composition des équipes est hautement symbolique dans le rugby, sport du clivage racial. Paradoxalement, cette politique consolide les divisions qu'elle vise à abolir. Néanmoins, pour les partisans de la discrimination positive, cette politique est justifiée parce qu'elle représente la seule opportunité pour les joueurs Noirs toujours victimes de ségrégation raciale héritée de l'apartheid d'atteindre un niveau d'élite dans le sport.

67 Daily Maverick, 12 avril 2016 : « Coetzee's most difficult challenge will be that of transformation. Admirable as the Strategic Transformation Plan might be, it seems increasingly unrealistic that by 2019, 50 percent of the team will be made up of players of colour, with 60 percent of those black African ».

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LES DÉFIS SOCIAUX CONTEMPORAINS DU RUGBY

Parce que le rugby est intrinsèquement lié au passé colonial de l'Afrique du Sud, il est un terrain de prédilection d'application des politiques de transformation et de développement. L'Afrique du Sud, pays très inégalitaire dans l'accès aux ressources a toujours de grands enjeux dans le rugby. La problématique de l'inégalité dans l'accès au sport a été le premier enjeu politique de l'ANC, comme nous l'avons vu. Toutefois, il apparaît difficile de parvenir à rattraper 40 années d'apartheid, d'exclusion et de disparités. En effet, le rugby sous l'apartheid était un sport approprié par les Blancs et les infrastructures actuelles, héritées de l'apartheid, sont majoritairement concentrées des zones historiquement habitées par la communauté Blanche. En raison de leurs faibles moyens et du manque d'accès au réseau de transports, la communauté Noire n'a pas ou peu accès à ces infrastructures.

Comme nous l'avons vu, l'apartheid politique a laissé place à un apartheid social qui laisse perdurer de profondes inégalités socio-spatiales. Pour que le rugby sud-africain soit égalitairement accessible à toutes les communautés, il s'agit d'investir dans de nouvelles infrastructures : terrains, centres de formation, équipements. La question est donc financière. Or, l'Afrique du Sud a profité d'une manne financière importante après la Coupe du monde de 1995, aidée par des contrats de diffusion télévisuelle, elle s'était engagée à l'époque à en faire profiter les communautés historiquement désavantagées en redistribuant les profits.

En réalité, les retombées économiques de cette médiatisation n'ont que peu été affectées à des programmes de développement régionaux et de correctif des inégalités. En effet, les fédérations provinciales étaient toujours conservatrices et donc peu disposées à redistribuer les profits pour faciliter le développement. Désormais, les fédérations provinciales, rappelées à l'ordre par la SARU et la Commission parlementaire des Sports est financièrement inapte et sollicite l'aide financière de la fédération nationale et du ministère. Ces-derniers n'ont pas les fonds suffisant et sollicitent à leur tour les municipalités locales. Des programmes sont donc menés en coordination avec les municipalités, les fédérations nationales et provinciales, notamment dans les écoles pour permettre le transport entre le domicile et l'école et le terrain de rugby et pour offrir repas et équipement aux élèves. Ces programmes restent toutefois insuffisants et financièrement limités.

Les meilleurs établissements d'Afrique du Sud ne mettent pas en place de tels programmes et les enfants les plus pauvres n'ont ni accès au sport ni même à l'éducation. Certains tournois de rugby cadet sont payants, refusant ipso facto l'accès aux plus démunis, c'est notamment le

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cas dans les provinces les plus avantagées comme la Free State, une province agricole et conservatrice.

Pour remédier à ces inégalités, le Soweto rugby club a mis en place « The Soweto Warriors Project ». Ce programme mandaté pour les 5 prochaines années oeuvre à éradiquer la pauvreté via l'éducation et le sport. Il permet à 10000 étudiants appartenant à 100 différentes écoles de participer aux matchs de rugby en prenant en charge le transport longue distance et en organisant des événements et des campagne d'information sanitaires et sociales (prévention sur le VIH notamment).

Le rugby a certes besoin de fonds, mais c'est un sport phare qui rapporte beaucoup au gouvernement. L'Afrique du Sud gage sur le rugby international pour promouvoir le tourisme et développer l'économie nationale. Pour autant, seule une faible partie de ces fonds est investie au développement et à l'intégration nationale.

LES AMBIVALENTES POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT ET DE TRANSFORMATION

En 2008, Bantu Holomisa, leader du United Democratic Front et membre de la commission parlementaire des sports a sollicité en 2008 une commission indépendante pour enquêter sur les processus de transformation du rugby confrontés à la non-coopération de certaines provinces. Le fait géographique sud-africain telle que légué par le système d'apartheid freine l'intégration nationale et la situation attire l'attention des politiques et journalistes internationaux, lesquels, 20 ans après la fin de l'apartheid, évaluent l'avancée de la démocratisation du sport.

Toutefois, si le rugby, nous l'avons vu, est envisagé comme un moteur de la transformation sud-africaine, la transformation suppose la participation des acteurs locaux et régionaux.

Or, nous l'avons vu également, la donne actuelle, notamment en matière d'accès aux infrastructures, est insatisfaisante. En outre, la SARU apparaît hésitante entre deux processus de développement antagonistes.

En effet, d'un côté, aux termes de la Charte de Transformation de 2006 et de l'Employment Equity Act, la fédération est censée suivre les règles du Broad Based Black Economic Empowerment, c'est à dire contribuer à l'affirmative action et participer à la correction des inégalités sur le terrain et dans le secteur de l'emploi (dans la composition de la fédération donc). La logique ici retenue est donc une politique de redressement et de correctif.

D'un autre côté, la SARU, envisagée comme une entreprise et donc par définition animée par l'esprit de lucre, tend à s'inspirer de l'économie sportive américaine. Elle reste donc

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soucieuse d'assurer ses objectifs financiers et commerciaux en sacrifiant ipso facto les impératifs sociaux.

La ligne de conduite de la SARU est donc ambivalente, dictée par ces deux considérations opposées. Deux exemples illustratifs : la SARU a fait le choix de céder ses droits télévisés à Supersport, une chaîne privée payante et donc non accessible à la majorité des sud-africains, plutôt qu'à la chaîne nationale publique la South African Broadcasting Corporation. On voit bien comment le processus de transformation et de démocratisation est entravé.

Autre exemple illustratif, celui du club des jaguars qui se situe à Durban en territoire coloured et qui incarne l'ambivalence actuelle des politiques de développement et les critiques adressées au rugby post unification. Le club des jaguars est sous pression et en pénurie de moyens, bien loin de l'idéal de la réunification et du développement. Le club est fondé en 1987 de la fusion de quatre couloured clubs et appartient au KwaZulu-Natal Rugby Union. La situation des jaguars est emplie de paradoxes : après une excellente saison en 2005 les jaguars sont « victimes de leur succès » et ne sont pas parvenus à gagner la league en 2007, ils se battent depuis pour ne pas la quitter. Cette régression s'explique par les carences financières du club. Les moyens du club sont extrêmement limités : il ne possède qu'un seul terrain de jeu que se partagent les équipes séniors, les équipes juniors et les équipes féminines. Qui plus est, la pression exercée sur les clubs de rugby Blancs pour déracialiser leurs équipes pousse ces clubs à voir dans les clubs provinciaux Noirs à potentiel, comme les Jaguars, un vivier à produits finis Noirs. Le club a en effet formé des joueurs de haut niveau qui ont grossi les rangs des Springboks comme J.P Pietersen et Waylon Murray. Ainsi, être la seule équipe Noire de première league implique que le programme de transformation se fait à leur détriment. En effet, pour satisfaire à la politique des quotas de joueurs Noirs, les clubs à plus importants moyens et à gouvernance Blanche viennent recruter chez les jaguars l'excellent Noire. Les Jaguars ne peuvent pas rivaliser avec ces clubs et perdent leurs jeunes talents.

Pour pouvoir continuer à se développer, le club a besoin de fournir le transport, l'équipement et des projecteurs à des joueurs Noirs défavorisés qui ne peuvent pas participer à leurs propres frais et encore moins à ceux du club. La question du financement de ces clubs est donc vitale et est l'objectif principal de la politique de développement. La fédération provinciale chargée du développement cite souvent le club comme réussite de son programme tout en octroyant qu'une faible aide financière, rendant impossible leur progrès. Malheureusement, le système d'allocation financière de la province de KwaZulu-Natal dépend du nombre d'équipes constituées par le club. Plus un club a d'équipes, plus il se voit

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octroyé de ressources financières. Le club des jaguars, petit club Noir provincial est donc faiblement financé. Le programme de développement et de transformation a amalgamé le non-racisme avec le déni de race en ne tenant pas compte du désavantage historique des clubs Noirs et de la distance accumulée par les clubs Blancs au fil des années apartheid. Les petits clubs Noirs provinciaux sont négligés par le mode de financement du programme.

Ainsi, bien qu'étiqueté development club, le club des jaguars perd constamment ses meilleurs éléments - ceux qui sont capables d'assurer son réel développement - au profit de club plus conséquents et riches. Pour François Louis, représentant du club, « les clubs Blancs ne veulent que le produit fini, ils ne veulent pas investir de l'argent ou des ressources dans le développement des joueurs Noirs. C'est pour ça qu'il leur est facile de nous les débaucher »68, c'est la technique du poaching69. L'équipe des jaguars est ainsi affaiblie par le programme qui est censé permettre son développement.

Le programme de développement et de transformation profite aux clubs Blancs qui bénéficient de la manne provinciale pour acheter les produits finis et démunir des clubs Noirs tels que les Jaguars. Vingt ans après l'unification, la politique actuelle semble vouloir favoriser l'émergence d'une classe élite et l'objectif d'équité de la distribution des ressources semble obsolète. Pour les chercheurs sud-africains Ashwin Desai et Zain Nabbi70, la situation actuelle dans le rugby sud-africain prend la forme de la métaphore du truck and trailer. Truck représentant le rugby professionnel élite et trailer les clubs rugby amateur en communauté Noire.

Ainsi, la représentation raciale par des joueurs Noirs au plus haut niveau du jeu (truck) travestit une situation très inégalitaire aux niveaux inférieurs (trailer). Alors que la transformation ne doit pas être concentrée au niveau élite mais bien par un engagement auprès des écoles de townships et des petits clubs de rugby à potentiel mais à faibles moyens comme les jaguars.

LE CAS DES SOUTHERNKING, UN PROCESSUS DE REDISTRIBUTION GÉOGRAPHIQUE CONTROVERSÉ ET FREINÉ

68 Interview de François Louis, The race to transform : sport in post-apartheid Africa, Ashwin Desai et Zayn Nabbi

69 Débauchage.

70 The race to transform : sport in post-apartheid Africa, Ashwin Desai et Zayn Nabbi

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En 2006, dans les débats de transformation et de développement, est envisagée la création d'une nouvelle franchise basée à Port Elizabeth et rayonnant jusqu'au Western Cape et au Lesotho pour le super 14. Le Super 14 est une compétition internationale qui comprend alors 14 franchises d'Afrique du Sud, d'Australie et de Nouvelle-Zélande et dont les joueurs sont sélectionnés parmi les quatorze sélections régionales ou provinciales concourant à la Currie Cup. Les franchises attirent joueurs et sponsors et configurent ainsi la répartition de l'espace national. La géolocalisation des équipes de rugby est stratégique puisqu'elle hiérarchise les villes : selon qu'une ville accueille les fédérations provinciales ou bien la compétition du super 14 et autres rencontres internationales. La création d'une nouvelle franchise a donc pour effet de modifier tant la géographie que l'économie sud-africaine. L'initiative est vivement débattue entre le ministère sud-africain des sports, la direction des franchises de super 14 et la SARU.

La nécessité de créer une nouvelle franchise est justifiée par l'hétérogénéité de la répartition en 2006 : le super 14 est une compétition internationale hautement rémunératrice et une partie importante du territoire sud-africain depuis le Western Cape jusqu'à l'Eastern Cape est ignorée de la compétition. La situation est dommageable et paradoxale parce que cette région qui correspond aux anciens bantoustans grouille de jeunes talents Noirs et est historiquement liée au rugby Noir.

La création d'une franchise dans cette région permettrait d'assurer le développement d'une communauté Noire négligée par l'histoire et de valoriser la culture du rugby Noir. Cette nouvelle franchise permettrait également d'harmoniser la répartition géographique des franchises au niveau national.

Le développement d'un vivier d'élites Noires au sein d'une structure financièrement capable permet de tarir le recours au poaching par les Clubs Blancs des provinces plus riches. Comme nous l'avons vu avec les jaguars. Dans la région du Western Cape ou de l'Eastern Cape, les provinces et franchises Blanches afrikaners ou anglophones qui ont la tradition historique du rugby comme les Natals ou les Bulls dérobent les meilleurs éléments Noirs aux clubs qui n'ont pas les moyens financiers de s'aligner. Ces grands clubs Blancs se conforment aux exigences des quotas de la SARU et du ministère des Sports en sélectionnant le produit fini. Cette tactique du poaching, nous l'avons vu, freine les petits clubs Noirs dans leur développement. L'enjeu est de doter la région d'une véritable structure rugbystique pour contrecarrer le monopole Blanc.

Pour les autres fédérations et franchises provinciales, les Southern Kings représentent donc une menace à leur hégémonie et à leur mainmise sur la manne financière du Super 14. La

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SARU est hésitante face à l'inclusion de cette équipe dans la compétition internationale, incertaine de sa viabilité économique, elle ne privilégie pas la nécessité du développement du rugby Noir dans la région. En outre, la création d'une franchise supplémentaire n'emporte pas automatiquement création d'une place supplémentaire pour une nouvelle équipe au sein du Super 14. Les franchises auraient donc dû se partager les cinq places, ce à quoi les franchises existantes sont évidemment opposées.

En 2009, lorsque le super 14 devient le super 15, l'espoir renaît de voir la nouvelle franchise sud-africaine rejoindre la compétition en 2011, mais c'est finalement la franchise australienne de Melbourne (les Melbourne Rebels) qui est sélectionnée le 12 novembre 2009, jugée plus sûre économiquement. Il s'agit du second échec de création d'une franchise dans la province du cap oriental, après celui Southern Spears en 2005 trop controversé par l'establishment sud-africain.

Le 27 janvier 2012, la SARU annonce que les Southern Kings participent à la saison de super rugby 2013. Les Kings accèdent à la compétition pour remplacer les Lions. La fédération sud-africaine instaure alors un système de promotion relégation entre la franchise classée dernière et celle qui ne participe pas à la compétition. En 2016, les Southern King forment donc l'une des dix-huit franchises de la compétition et représentent l'Eastern Province.

La répartition géographique sud-africaine évolue finalement et tente de poursuivre l'objectif de transformation et de développement. Toutefois, ce processus est enrayé par le conservatisme et les enjeux financiers. L'évolution est donc lente et débattue parce qu'elle implique un changement plus profond de la société : la correction des inégalités économiques et sociales. La transformation dans le rugby suppose une nouvelle répartition des espaces et du pouvoir en Afrique du Sud. Il est aujourd'hui reproché à la SARU d'avoir « procrastiné » ses décisions au détriment de la transformation, dans un interview de 2013, Cheeky Watson, le président des Southern Kings estime que c'était un « un combat de chiens dans les tranchées »71 d'apporter le Super Rugby à l'Eastern Cape. Il reproche également à la SARU d'avoir annoncé la participation des Kings au tournoi de Super Rugby 2013 en août 2012, ne laissant que cinq mois à la franchise pour s'organiser et pour recruter d'autres talents. En effet, toujours selon le président de la franchise, la non-réactivité de la SARU leur a couté cinq grand joueurs qui, non assurés de la participation au super rugby, ont finalement signé ailleurs, ce qui a affaibli l'équipe. En outre, les Kings ne se voient offrir qu'une seule saison pour faire leurs preuves et non pas trois ans comme c'est habituellement le cas.

71 SA Rugby, entretien de Cheeky Watson, juillet 2013 : « A dogfight in the trenches »,

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La franchise des Kings incarne particulièrement l'enjeu de transformation parce que leur fan base est multi-raciale et très engagée dans le soutien de la récente franchise. Toujours selon Cheeky Watson, « ce qui est unique dans cette région c'est que nous avons un support équitable entre la communauté Noire, coloured et les Blanche, et c'est la raison pour laquelle c'est un enjeu vital dans la transformation du rugby national »72.

Le cas des Souther Kings est donc un indicateur pertinent du degré d'accomplissement de la politique de la SARU, tiraillée entre l'objectif de développement et des considérations plus commerciales.

72 SA Rugby, entretien de Cheeky Watson, juillet 2013 : « What's unique in this region is that we have equal support over the black, coloured, and white communities, and that's why it's such a vital cog in the transformation of rugby in this country»

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Le sport, vecteur de mutation sociale et institutionnelle en Afrique du Sud B - Le football, outil de la cohésion sociale postapartheid

Le football est le sport le plus joué par la communauté Noire, il sert d'exutoire face aux frustrations persistantes héritées du système d'apartheid. Le football permet à cette communauté Noire, dont la jeunesse est souvent désoeuvrée et sans espoir, d'aspirer à une place dans une société à domination Blanche toujours hostile et inhospitalière.

De surcroît, le football est l'antithèse du rugby, sport de la domination Blanche, il est donc devenu au fil de l'histoire sud-africaine le moyen d'affirmation du talent Noir et une source de fierté et de rayonnement des townships. Le football joue donc un rôle fondamental dans le processus de rapprochement et de cohésion sociale en Afrique du Sud. Toutefois, il apparaît qu'il est aujourd'hui en relatif déclin dans la compétition internationale et peine à emporter l'intérêt et la passion nationale. Comme la Coupe du monde de rugby de 1995, le mondial de football sud-africain de 2010 est chargé de symboles et vecteur d'espoir d'intégration. Pourtant, six années après le mondial, les retombées économiques n'ont par permis une plus profonde intégration et égalité sociales. Le football postapartheid est toujours au défi des inégalités et de la stigmatisation.

LA VOCATION HISTORIQUE DU FOOTBALL DANS LA RECONSTRUCTION SOCIALE

Pour comprendre pourquoi le football est aujourd'hui un outil fondamental de la reconstruction sociale en Afrique du Sud, il faut rappeler son histoire nationale.

Le football sud-africain est historiquement lié à la communauté Noire et est un sport particulièrement lié à la question de l'apartheid.

Initialement, à la fin du XIXème siècle, ce sont les soldats, navigateurs et missionnaires britanniques qui ont importé le football en Afrique du Sud, observés par les locaux. Le football Noir est ensuite institutionnalisé dans les années 30, toujours en vertu du principe de ségrégation raciale. Le football est rapidement approprié par la communauté Noire. Probablement parce qu'il s'agit d'un sport peu couteux et aux règles claires et accessibles. La création du Bantu Sports Club en 1931 ouvre un espace culturel pour les Noirs, un espace de communauté où se rencontrent des milliers de joueurs. Entre les années 30 et les années 50, le football se démocratise et se racialise même puisqu'il devient le sport le plus pratiqué par la communauté Noire. Dans cette même période pré-apartheid, en 1944, à l'initiative du président de l'ANC A. B. Xuma, un match de football entre équipes sud-africaines est

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organisé pour célébrer le 31ème anniversaire de l'ANC. Ce match est décrit comme « le signe réjouissant de la prise de conscience de l'envergure et de poids de l'Afrique du Sud ». Il s'agit du premier événement documenté qui fait état des liens entre le mouvement de libération Noir et le football avant l'apartheid. En 1948, à l'élection du National Party, le rugby incarne le sport de la domination Blanche et le football le sport Noir de l'insoumission. Dans les années 50, le football est une pratique tant culturelle que physique, joué par toutes les classes de la communauté Noire depuis les centres urbains jusque dans les villages ruraux excentrés.

Pour l'historien Peter Alegi, le football a cette « remarquable propriété de pénétrer les groupes les plus pauvres et exploités de la société »73.

Le football permet aux sud-africains de se forger une identité collective et d'établir une alternative aux institutions coloniales et à la ségrégation sociale. Il permet aux sud-africains Noirs politiquement impuissants de créer un espace de loisirs et d'interactions qui leur est propre et dont ils décident les codes.

En 1961, la FIFA prononce un ban contre l'Afrique du Sud, ban confirmé en 1976 aux jeux de Montréal. Comme nous l'avons vu, le CIO s'alignera sur cette décision en 1964 en excluant l'Afrique du Sud des jeux de Tokyo. L'association sud-africaine de football (FASA) comprend un certain nombre de joueurs Noirs sous l'apartheid mais pratique les règles de discrimination raciale.

En 1958, lorsque la FASA refuse de composer une équipe multiraciale à l'occasion de la Coupe d'Afrique des nations, l'association africaine de football (CAF) annule son affiliation à la FASA. La revendication anti-apartheid est très précoce dans le football.

Le football a, plus que tout autre sport, joué un rôle pionnier et décisif dans le mouvement social.

Soulignons également l'influence des Orlando Boys, aujourd'hui Orlando Pirates Football Club, dans la construction de l'identité des townships Noirs et l'intégration nationale de cette communauté par les succès sportifs du club. Au début des années 1930, le club est fondé dans le quartier d'Orlando, près de l'historique banlieue de Soweto. Orlando est un est un bidonville poussiéreux, sans eau ni électricité mais qui dispose tout de même de terrains de football, symbole de l'importance de ce sport pour les résidents. Les habitants considèrent le football à Orlando, non pas comme un simple divertissement, mais comme une institution sociale qui renforce les liens communautaires et permet de réduire l'écart social avec la

73 Peter C. Alegi, Playing to the gallery ? Sport, cultural performance and social identity in South Africa 19201945, « A remarkable ability to penetrate among the poorest and most exploited group in society ».

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communauté Blanche avoisinante. Notamment grâce aux victoires du club et au sentiment de fierté qui en découle, également grâce au développement d'une économie souterraine par la vente de produits dérivés du club. Les Orlando Pirates Football Club ne sont pas restés dans la misère et l'anonymat des townships Noirs.

Leur président, Mogkosinyane développe le principe du pray-and-play qui fédère autour du jeu une communauté solidaire. Le club est une structure qui véhicule des valeurs morales et religieuses et qui donne une alternative sur les gangs de rue et de la déviance sociale. Ce faisant, les Pirates dépasse la sphère purement sportive et organise une coopération interne très organique. Le club organise également des évènements qui améliorent les relations entre le club et l'habitant. Les Pirates stimulent l'intérêt sportif pour développer la communauté. Ce qui est particulièrement intéressant, c'est qu'en développant la communauté autour du football, les Pirates s'implantent nationalement et gravissent les étapes des ligues de football racialement ségréguées. En 1960, l'organisation est le meilleur club de football Noir et leurs succès sportifs leur permettent de prouver l'efficacité du système culturel et social de communautés Noires défavoriseés et stigmatisées.

Le développement spectaculaire du football et la réaction politique croissante de ségrégation raciale et de l'indigence des infrastructures dans les quartiers Noirs mises à disposition par le gouvernement rappelle que sport et politique sont indissociables. Les défis liés à l'apartheid souligne l'importance du rôle du football Noir, sport le plus controversé dans la période pré-apartheid en Afrique du Sud. Le football Noir est un terrain de combat et d'affirmation politique.

Le risque lié à l'adhésion à des organisations politiques interdites pousse les Noirs sud-africains à adhérer à des clubs sportifs. Ainsi, la participation à une organisation sportive de township dans les années 1960-1970 dénote une forte implication politique. Citons par exemple l'existence du Mandela United Club, gang organisé qui sous couvert d'être une simple organisation sportive regroupe en fait des leaders politiques et syndicaux de l'ANC. En 1994, à l'abolition de l'apartheid, l'équipe des Bafana-Bafana est constituée. L'universitaire Charles Korr souligne d'ailleurs le rôle prépondérant du football dans la lutte contre l'apartheid. En examinant les archives de Robben Island (île sur laquelle se située la prison qui a enfermé Nelson Mandela et plus de 3000 autre prisonniers politiques), Chares Korr découvre l'organisation de championnats de résistance civile sur l'île :

la Makana Football Association qui organisait ces tournois de 1960 à 1991. Au total, 1400 hommes participent à ces tournois et se chargent intégralement de l'organisation préférant entamer une grève de la faim plutôt que de céder du terrain à l'administration pénitentiaire.

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Pour Charles Korr, « ils se servirent du football comme une tactique et comme symbole de résistance contre l'apartheid Blanc, grâce à eux, le football fût plus que simplement un jeu ». Nelson Mandela est strictement surveillé et ne peut pas participer à ces matchs mais il comprend alors le rôle déterminant du football et il se servira de cet argument dans sa campagne d'attribution du Mondial de 2010.

Pour l'universitaire Denis Müller, le football sud-africain est un outil mental et éducatif de résilience, de désobéissance civile et de lutte politico-juridique : « affirmer l'autonomie et l'universalité des règles du jeu, c'était signifier le caractère ethniquement hors-la-loi de l'apartheid et anticiper la révolution non-violente »74.

Au Cap, l'ONG Children's Resource, fondée par Marcus Salomon un coloured ancien de Robben Island, oeuvre à permettre la reconstruction sociale par la pratique sportive chez les enfants. Pour le fondateur, les enfants sont des agents potentiels de changement et forment le groupe le plus vulnérable de la société sud-africaine. Il souligne en outre que le football détient une grande importance éducative pour la construction de l'identité sociale des nouvelles générations.

Ainsi, le football, plus que le rugby sport Blanc et aliénant, participe au mouvement de protestation sociale parce qu'il exprime l'opinion des Noirs et du monde ouvrier.

Les représentants politiques ont pris conscience du rôle émancipateur du football se sont appropriés le sport par des relations très étroites avec le club et l'équipe nationale.

74 Denis Müller, Pulsions de victoire et passion de justice. Un petit coup de projecteur 3 ans avant les championnats du monde de football en Afrique du Sud (2010), Revue d'éthique et de théologie morale 2007/4 (N°247) p. 53-64

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LE CAS DU FOOTBALL DANS LE TOWNSHIP DE KAYAMANDI, L'AFFIRMATION SOCIALE ET CULTURELLE PAR LE FOOTBALL

L'engouement pour le football permet de développer une économie dans les townships, par la vente de produits commerciaux liés aux équipes, et il permet également de développer la cohésion sociale autour de rencontres et d'un enthousiasme commun et identitaire.

Deux chercheurs, Pascal Duret et Sylvain Cubizolles75, ont enquêté sur la réalité de l'impact attendu du sport sur la cohésion sociale et l'intégration identitaire. Les recherches de terrain ont été effectuées dans le township de Kayamandi, situé à la périphérie de Stellenbosch (Cap Occidental). Stellenbosch est une ville emblématique de la communauté Blanche afrikaner et est encore très marquée par le régime ségrégationniste de l'apartheid. En effet, la réalité territoriale est encore au confinement spatial et la fin de l'apartheid n'a pas permis un flux massif depuis les townships vers les centres urbains. Kayamandi est ainsi l'un des quartiers les plus pauvres de Stellenbosch et est fortement peuplé avec 31000 habitants et des revenus mensuels très bas avec 612R mensuels (60 euros) et dont seulement 1% de la population fréquente l'université.

Les quelques associations sportives de Kayamandi (boxe, cricket, rugby, netball et football) ne dépendent pas de la municipalité et seuls quelques clubs de football du quartier sont affiliés à la SAFA. Ainsi, 15 clubs de football de Kayamandi jouent dans le championnat réglementaire ouvert par la SAFA en 2006, 4 d'entre eux sont en division régionale et les 11 restants sont en division municipale. Le township compte trois clubs phares se retrouvant dans les équipes victorieuses de la compétition chaque année : le Mighty 5 Star FC, le Hotspurs FC et le Mighty Peace FC.

Ces équipes participent à des championnats multiethniques et sont la fierté sportive du township et de sa communauté. Les habitants du township sont pour la plupart de fervents supporters des compétitions de leurs clubs de football stars. Il existe une véritable culture du football qui permet la cohésion du township et le divertissement de ses habitants.

Les chercheurs insistent sur la nécessité de prendre en compte le contexte et les relations spécifiques qu'entretiennent les townships Noirs avec la communauté Blanche avoisinante pour appréhender les fonctions du football. Dans le cas du township de Kayamandi, La communauté Noire est considérée comme la dernière arrivée et donc moins légitime. En

75 Sport and social cohesion in a provincial town in South Africa : The case of a tourism project and social development trhough football, Sylvain Cubiziolles, Review for sociology of sport, 2015 et Sport, rivalité et solidarité dans les ghettos : le cas du football dans le township de Kayamandi, Pascal Duret, Sylvain Cubizolles, Presse universitaire de France, 2010.

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effet, son installation est tardive puisque elle est arrivée en 1955 dans une ville de culture Blanche fondée très précocement en 1679, au début de la colonisation. Ensuite, la communauté Noire de Kayamandi connaît une forte croissance au rythme de 9,3% par an. Les Blancs craignent ainsi que Stellenbosch, par extension démographique, devienne une ville à majorité Noire. Par conséquent, les habitants du township, conscient de l'hostilité des Blancs, sortent le moins possible de leurs limites spatiales. On est toujours loin de l'idéal de « rainbow nation » de Nelson Mandela.

Les valeurs véhiculées par les trois principaux clubs sont différentes (discipline communautaire chez les Mighty 5 Star, virilité chez les Hotspurs et développement des amitiés chez les Mighty Peace) et distinguent les membres du township. Toutefois, le football apparaît comme un sport unificateur qui transcende ces appartenances respectives. En effet, pendant les matchs, il n'y pas d'engagement partisan mais le soutien global du quartier dans son ensemble. Il est ainsi fréquent que, parmi les spectateurs, les supporters d'autres clubs de Kayamandi finissent par encourager l'équipe maison contre un adversaire commun et extérieur.

Pour le chercheur Christian Bomberger, être supporteur permet au spectateur de s'envisager comme acteur du drame à l'issue incertaine qui se joue devant eux et ce malgré les clivages ethniques. Le match de football permet de vivre collectivement les émotions et d'exprimer des oppositions à la vie quotidienne.

En outre, même lorsque les clubs du township s'affrontent entre eux en interne, il n'y pas de surenchère démonstrative et la rivalité reste contenue pour ne pas altérer la dignité collective du township. Les matchs de football ne suivent aucun rituel, pas de chant d'encouragement ou de victoire, ces matchs ne sont d'ailleurs encadrés par aucun service d'ordre et aucun débordement n'est jamais déploré. Le football dans les communautés Noire sud-africaine est un vecteur de respect qui dépasse les passions et les attachements partisans. La cohésion sociale est particulièrement forte et balaie les divisions internes : ce qui importe par-dessus tout c'est l'attachement au township et l'unité de ses résidents.

En revanche, lors des rencontres extérieures du township, les supporters renouent avec un comportement partisan. Lorsque l'une des trois principales équipes de Kayamandi affronte un adversaire Blanc ou couloured, alors elle est encouragée avec véhémence pour atténuer la crainte liée à l'hostilité de la communauté dominante liée à leur présence. Lors des affrontements sportifs contre les Blancs ou les couloured, les résidents du township réaffirment leur identité africaine en utilisant leur langue bien que l'ensemble des joueurs maitrise l'afrikaans. Les chants traditionnels apparaissent comme une revendication de leur

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culture originelle et de leur indépendance. Les équipes Noires sont toujours largement stigmatisées par la communauté Blanche et les matchs de football leur permettent de contester sur le terrain cette stigmatisation raciale.

Ainsi, au sein des townships, le football permet une intégration des joueurs et des supporters sur la base commune de la fierté ethnique et de la réussite. La compétition de football sert à bâtir l'honneur de l'ensemble de la communauté. Le football permet aux communautés Noires la cohésion sociale et la revendication culturelle et une certaine stratégie de reconnaissance. Bien que le football puissent être appréhendé comme entretenant la distinction voire la division préexistantes entre la communauté Blanche et la communauté Noire, le football permet toutefois d'assurer la coexistence pacifique et l'interaction de ces groupes sur un terrain et dans le respect de tous les acteurs.

Cette fonction régulatrice du football sud-africain est observable dans l'ensemble des townships disposant de clubs, tels que (non limitativement) : Inanda et Umlazi près de Durban, Tembisa dans la province du Gauteng, Kilptuit et Moroka près de Soweto et Khayelitsha près du Cap.

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LA COUPE DU MONDE SUD-AFRICAINE DE 2010, ENTRE ESPOIR ET CONTROVERSE

« Le vainqueur est l'Afrique. Le vainqueur est le football ». Ce sont les paroles du président de la FIFA, Joseph Sepp Blatter, prononcées au World Trade Center de Zurich, le 15 mai 2004. Il annoncera peu après que c'est que l'Afrique du Sud qui héberge la Coupe du monde de 2010.

L'opportunité est immense puisque la Coupe représente la compétition la plus importante et médiatisée avec les Jeu Olympiques et intervient en pleine crise du miracle sud-africain. Il s'agit donc d'une opportunité plus politique que sportive.

Sur le plan politique donc, c'est l'occasion pour l'Afrique du Sud d'être une vitrine de ses progrès sociaux et politiques pour la communauté internationale et de jouer dans la cour des puissances émergentes. Il appartient alors à l'Afrique du Sud de prouver qu'elle peut prétendre à être traitée sur un pied d'égalité avec le Brésil et l'Inde.

En outre, la nation hôte, nous l'avons vu, n'est toujours pas en paix avec elle-même et le mondial est un exercice de catharsis nationale76.

Pour reprendre la belle formule d'Eric Worby, universitaire sud-africain, le mondial sud-africain est « une manière pragmatique de transformer chaque match et la volonté de changement social en une politique et une philosophie de l'espoir »77.

La Coupe du monde de 2010 en Afrique du Sud est annoncée comme un tournant symbolique pour le pays hôte et, plus largement, pour l'ensemble du continent africain stigmatisé par l'afro-pessimisme. L'Afrique est, à cette occasion, au centre de la scène internationale.

Sur le plan économique, il s'agit pour le gouvernement sud-africain de démontrer la légitimité de se modèle de développement économique. L'Afrique du Sud doit parvenir à relever le défi en transformant cet événement sportif en gains économiques et sociaux de long terme pour la nation.

À nouveau, les liens entre le football et la fin de l'apartheid sont très forts. Danny Jordaan, le directeur du comité organisateur sud-africain rappelle que la mascotte mondiale, Zakumi (un léopard jaune et vert), est née en 1994, « la même année que la démocratie sud-africaine ». Pour que l'Afrique du Sud accueille la Coupe du monde, Danny Jordaan a comparé la

76 Selon l'expression de Thierry Vircoulon, chercheur associé à l'IFRI, La Coupe du monde 2010 ou l'Afrique du Sud dans un miroir, Géoéconomie, été 2010.

77 Eric Worby, The Play of race in a field of urban desire, soccer and spontaneity in post-apartheid Johannesburg, « To invoke in a way of pragmatically translating everyday play into social aspiration and elevation into a politics and philosophy of hope ».

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« lutte » pour la candidature sud-africaine à la lutte de l'Afrique du Sud contre le gouvernement de l'apartheid78.

La candidature de l'Afrique du Sud au mondial de 2006 n'aboutit pas puisque, et cette décision est controversée, c'est l'Allemagne qui est finalement désignée. Le gouvernement sud-africain interprète cet échec comme le refus de la FIFA de soutenir le football africain. Le président de l'époque, Thabo Mbeki, annonce dès la publication du refus « nous gagnerons la prochaine fois », il précise également sur la Coupe du monde invite à un « voyage d'espoir pour l'Afrique du Sud, l'Afrique et le monde »79. La Coupe du monde est donc perçue comme le moyen de permettre la renaissance sud-africaine.

Quatre années plus tard, la FIFA sélectionne l'Afrique du Sud pour héberger la Coupe du monde de 2010. Tant la FIFA que les dirigeants politiques ont conscience des sentiments nationaux suscités par le football. Lors de son discours du nouvel an 2010 le président Jacob Zuma annonce que 2010 sera l'année la plus importante de l'histoire sud-africaine depuis 1994 puisqu'elle permettra de réitérer l'engagement pour l'unité et la construction nationale : l'année pendant laquelle les sud-africains s'unissent pour accueillir la Coupe du monde et assurer la promotion internationale de leur pays80.

En outre, la FIFA annonce en 2008 que l'édition 2010 de la Coupe serait encore plus profitable que les précédentes. Toutefois, l'opinion publique est divisée quant à l'opportunité réelle de la Coupe.

Toutefois, certains observateurs doutent des bénéfices économiques et des retombées sociales notamment sur l'emploi de l'événement, en raison des lourds investissements touristiques et de la construction et adaptation des infrastructures au détriment des programmes sociaux.

Le journaliste Christophe Merrett, spécialiste de la politique du sport en Afrique du Sud, qualifie la politique de la FIFA de « nouvelle forme de colonialisme » 81 qui fait de l'Afrique du Sud une scène sur laquelle se joue un événement hautement médiatique et lucratif. Il estime que les médias se servent de l'événement pour participer au mythe de l'intégration nationale par le sport mais qu'en réalité seuls les Blancs et les élites politico-économiques profiteront des retombées économiques et des nouvelles infrastructures.

78 Danny Jordan, « Couloured footballer to world cup main team », The Guardian, 4 mars 2010

79 Thabo Mbeki, Presentation of the President of South Africa to the FIFA executive committee « it is a tragic day that their message and ours did not succeed to convince the majority on the Fifa executive that Africa's time has come, next time we will win (...)it is an African journey of hope, for South Africa, Africa and the world».

80 « 2010 New Year's message to the nation by President JG Zuma » 31 décembre 2009

81 Chritsopher Merrett, « The world cup : we don't need it », APDUSA Views, 11 novembre 2009 « A new shape of neocolnialism ».

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Pour d'autres, la dimension symbolique est plus forte que la controverse : pour l'universitaire de Western Cape Ciraj Rassol, jouer au Green Point Common du Cap permet de rendre justice à l'histoire puisque ce terrain était, sous l'apartheid, réservé aux équipes Noires jusqu'à leur expulsion en 196082. Rappelons également que le Soccer City où est donné le coup d'envoi est situé juste à côté de Soweto, c'est donc un grand symbole pour l'Afrique du Sud.

Toutefois, si la symbolique est effectivement forte, les conséquences économiques et sociales réelles du mondial à moyen terme semble donner raison à ses détracteurs.

Tant par la FIFA que par le gouvernement sud-africain, la Coupe de football est annoncée comme un catalyseur de progrès social et de construction nationale autour « d'un langage universel » mais le bilan social et politique est moins enthousiasmant.

L'Afrique du Sud a accueilli 309000 touristes à l'occasion de la Coupe du monde et ceux-ci ont dépensé près de 400 millions de dollars. Les études de l'impact de la compétition arrivent à un consensus : l'effet positif de la Coupe de 2010 a eu des effets positifs de court terme et limités.

À l'issue de la compétition, l'Afrique du Sud chiffre 2,1 millions d'euros de pertes Le gouvernement a annoncé un surplus de croissance de 0,4 point de la croissance du PIB mais cette croissance est contredite par d'autres études. Les retombées économiques sont limitées alors que le coût de l'organisation et de l'amélioration et construction d'infrastructures a coûté 4,4 milliards de dollars dont près d'1 milliard pour les stades du Cap et de Durban, ce qui charge au contribuable 100 dollar de participation.

La FIFA a fait pression sur le gouvernement pour investir. En effet, alors qu'il était initialement prévu de rénover le stade de Newlands au Cap pour 25 millions de dollars, la FIFA a insisté pour la construction du stade de Green Point dont la réalisation s'est élevée à 400 millions de dollars.

Après déduction des recettes touristiques, le stade a couté 300 millions de dollars au contribuable sud-africain. À Durban, le dossier de candidature prévoyait de rénover le stade de rugby pour 7 millions de dollars, la FIFA a insisté et obtenu la construction d'un state pour 300 millions de dollars.

Ces faramineuses constructions sont d'autant plus dénoncées et problématiques que le gouvernement de Thabo Mbeki est fréquemment condamné pour corruption pour passations

82 « Das ist ein Akt historicher Gerechtigkeit », entretien avec Ciraj Rassool par Adrien reymond, Basler Zeitung, 28 janvier 2010.

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de marchés publics. Le coût final réel de la construction et de la rénovation des stades a été multiplié par huit depuis les estimations initiales.

Dans le film « Farenheit 2010 », censuré par les trois principaux diffuseurs d'Afrique du Sud, le documentariste Craig Tanner questionne la légitimité de la construction de ces nouveaux stades alors que les équipements étaient adéquats pour accueillir la Coupe du monde rugby en 1995 et que les programmes sociaux ont un urgent besoin de financement. Rappelons qu'en 2010, 12 millions de sud-africains vivent dans la rue. Pour le documentariste, il s'agit là d'un énième détournement de fonds publics par le gouvernement sud-africain.

D'ailleurs, en 2008, Jimmy Mohlala, vice-président de la Fédération sud-africaine de football, lance l'alerte et révèle de sérieuses irrégularités dans l'appel d'offre pour la construction du stade MBondela. Il est assassiné en 2009.

Le mondial terminé, le bénéfice des cinq principales entreprises de construction a augmenté de 1300%. Les nouveaux stades, disproportionnés et trop couteux à l'entretien, ne peuvent plus être utilisés. Pour exemple, l'entretien du Soccer City Stadium est estimé à 2 millions d'euros par an.

Concernant l'emploi, la Coupe n'a pas durablement crée de postes et à la fin de juillet 2010, le nombre d'emploi a diminué de 4,7% par rapport à juillet 2009. Les quelques emplois crées sont des emplois précaires et mal rémunérés, les conditions de travail sont d'ailleurs dénoncées.

Quant aux commerces locaux, l'événement ne semble pas leur avoir profité non plus puisque la FIFA et ses sponsors ont conclu des contrats d'exclusivité commerciale portant sur les zones avoisinant les stades. En vertu de ces contrats, dans un rayon de 1 km autour des stades, seuls les partenaires officiels sont autorisés à vendre. Les petits vendeurs sont lésés par ces contrats d'exclusivité commerciale et ne peuvent pas bénéficier de l'attractivité du mondial.

Enfin, en terme de progrès démocratique, le bilan est également déplorable. La FIFA, très soucieuse de son image, a posé de sévères restrictions aux journalistes locaux et donc des atteintes aux libertés fondamentales. Les trois principaux groupes de média ont dénoncé la violation de la liberté de la presse commise par la FIFA.

Le travail des journalistes doit être consensuel : promouvoir la Coupe du monde et ne pas diffuser de message négatif. Selon Pierre de Vos, professeur de droit constitutionnel à l'université du Western Cape, « les conditions (posées par la Fifa en matière de couverture

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médiatique) sont plus que probablement anticonstitutionnelles »83. Cette atteinte est d'autant plus grave que la démocratie en Afrique du Sud est récente et fragile, le respect des droits fondamentaux devrait y être une priorité.

En outre, comme lors des jeux de Pékin et la campagne de « nettoyage sociale » qui les a accompagnés, au Cap, plus de 6000 personnes ont été déplacées de force et 3000 habitations de rues détruites pour éloigner les démunis de la vue des touristes et des médias internationaux.

Rappelons également que seuls 11 300 billets ont été vendus à des habitants locaux, soit 77% de moins que ce qui été annoncé. Les contribuables sud-africains doivent donc assumer, aujourd'hui encore, la lourde dette d'une compétition à la quelle la plupart n'a même pas pu assister.

Le bilan de la Coupe du monde de 2010 en terme de développement économique, de construction nationale et de progrès social est accablant. Malgré la politique volontariste du gouvernement, l'événement ne dépasse par les fractures sociales et les tensions politiques. La récente période post Coupe du monde indique que, passé l'effet de symbolique et de catharsis nationale, l'Afrique du Sud est poursuivie par ses vieux démons : le racisme, l'inégalité sociale, le scandale politique et la crise économique.

LES PERSPECTIVES DE L'UNITÉ SUD-AFRICAINE AUTOUR DU FOOTBALL

Aujourd'hui, l'équipe nationale des Bafana Bafana est majoritairement composée de joueurs issus de trois équipes sowetanes : les Moroka Swallows, les Orlando Pirates et les Kaizer Chiefs. Le football sud-africain, nous l'avons vu, s'est construit autour de l'identité urbaine Noire sud-africaine. Les Bafana Bafana remportent à domicile la Coupe d'Afrique des Nations (CAN) en 1996. L'équipe des Orlando Pirates devient alors championne d'Afrique et est la fierté des sud-africains issus des townships.

Toutefois, les footballers sud-africains peinent à évoluer au sein des premières divisions des grands championnats : seule une trentaine de joueurs joue à haut niveau en Europe, et seulement en première division et habituée au banc de touche.

C'est une faible proportion en comparaison du nombre de joueurs issus de l'Afrique de l'Ouest et évoluant dans des clubs européens (une centaine de joueurs par pays,

83 Constitutionnally speaking, Pierre de Vos, 17 June 2010, site internet consulté le 12 septembre 2016 ( http://constitutionallyspeaking.co.za/on-the-fifa-world-cup-by-laws/)

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majoritairement du Cameroun, du Sénégal, de la Côte d'Ivoire et une cinquantaine du Congo et de la Guinée).

Ce qui est reproché aux joueurs sud-africains c'est leur style de jeu hérité des townships, leur jeu est jugé trop « personnel, sensationnaliste et pas assez scorant ». En outre, les experts européens estiment que les championnats sud-africains font l'objet d'une médiatisation exagérée et discréditante et qu'ils ne sont pas suffisamment accessibles depuis l'étranger. Force est de constater que les quelques succès footballistiques depuis les années 1990 jusqu'à aujourd'hui n'emporte que faiblement l'intérêt de la communauté Blanche. La situation est donc assez éloignée de l'idéal de réconciliation nationale affiché par les responsables politiques. Comme nous l'avons vu, le football porte de fortes barrières identitaires.

Le football sud-africain apparaît aujourd'hui encore comme un sport Noir.

Lors des matches de football, on dénombre très peu voire aucun supporteur Blanc, aucun joueur Blanc non plus. Seule exception, lors de la rencontre avec le club de Manchester United contre les deux équipes sowetanes en 2008 à Ellis Park, de nombreux sud-africains font alors le déplacement. Interrogé sur le faible engouement des Blancs pour le football, le porte-paroles de la South African Football Association, Maryo Senyane déplore « je ne sais pas pourquoi la majorité des sud-africains Blancs ne vont pas soutenir les équipes locales »84.

Les préjugés raciaux sont encore bien ancrés chez les afrikaners, un responsable de la sécurité du chantier du Mabhida Stadium de Durban, lui aussi interrogé explique « je n'aime pas ce sport, je n'ai jamais vu un match et je n'en connais même pas les règles. Au football, il n'y a que les Noirs sur le terrain, le niveau est faible, notre équipe nationale est sans intérêt »85.

Le déclin sportif du football sud-africain explique aussi sa perte de soutien national. Le football sud-africain connaît le succès dans les années 1990. En 1996 l'Afrique du Sud est alors classée 19ème au niveau mondial selon le classement de la FIFA. Depuis 2002, l'équipe est sur le déclin, elle chute dans le classement pour atteindre aujourd'hui la 62ème place86. Les Bafana Bafana n'ont pas atteint la finale depuis la Coupe des Nations Africaines (CAN) de 1998 au Burkina Faso. En 2016, les Bafana Bafana ne parviennent même pas à se qualifier pour la CAN de 2017.

L'équipe sud-africaine participera dès le 8 octobre aux matchs de qualification pour la Coupe du monde de Russie en 2018. L'équipe nationale entend rassembler et fidéliser les sud-

84 Le Monde, Paris, site internet consulté le 07/06/2009 ( www.lemonde.fr)

85 Le Monde, Paris, site internet consulté le 11/05/2009 ( www.lemonde.fr)

86 Classement de la FIFA, site internet consulté le 28/09/2016 ( www.fr.fifa.com/fifa-world-ranking/associations/association=rsa/men/index.html)

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africains et se qualifier pour le mondial et surtout convaincre et toucher la communauté Blanche, jusqu'à présent relativement indifférente au football sud-africain.

Cet objectif semble compromis au regard des dernières performances sportives de l'équipe et de l'identité des townships qui leur est indissociable et qui est très éloignée de la réalité et des préoccupations des suburbs Blancs. Au-delà de la réussite sportive, c'est le succès de l'organisation Noire et les progrès de l'Afrique du Sud dans son ensemble dont le monde se fait l'arbitre. Il s'agit donc dans un objectif primaire pour l'équipe qui doit encore prouver sa légitimité tant sportive qu'identitaire sur les terrains. L'unité nationale reste à jouer en Afrique du Sud.

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