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Histoire du comité de lutte contre la répression au Maroc. Analyse d'une association centrée en Belgique 1972-1995.

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par ZIAD EL BAROUDI
Université Libre de Bruxelles - Master en Histoire finalité Archives et documents 2015
  

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B.3 Activités et publications.

Une fois les tracts et les affiches tirés, ils faisaient l'objet d'une distribution méthodique. Pour ce faire, le CCRM contactait les bourgmestres et agences de publicité pour avoir une autorisation d'affichage. Nous pouvons avoir une idée de cette méthode par ce plan de distribution élaboré par Louise Lacharon189:

Communes

Affichage

Bruxelles-Villes

60 panneaux d'affichage

Anderlecht

40 panneaux d'affichage

Auderghem

10 panneaux d'affichage

Berchem-Sainte-Agathe

10 panneaux d'affichage

Etterbeek

10 panneaux d'affichage

Forest

15 panneaux d'affichage

Ixelles

5 panneaux d'affichage

Saint-Gilles

5 panneaux d'affichage

Saint-Josse-Ten-Noode

14 panneaux d'affichage

Schaerbeek

20 panneaux d'affichage

Uccle

20 panneaux d'affichage

Molenbeek

20 panneaux d'affichage

Watermael-Boitsfort

9 panneaux d'affichage

189 Archives Personnelles de Louise Lacharon, Documents relatifs à la gestion interne du CCRM de Bruxelles : Plan d'affichage public, daté de 1982.

59

Woluwe Saint-Lambert

10 panneaux d'affichage

Woluwe Saint-Pierre

5 panneaux d'affichage

Cependant, il n'était pas rare que certaines agences se plaignent auprès duCCRM à cause des « affichages intempestifs ». L'exemple d'une plainte émise par la RTT contre le CCRM de Bruxelles le 28 septembre 1981 était, à cet égard, significatif190. La première affiche éditée par le CCRM de Belgique apparaît sur les murs de Bruxelles, de Charleroi et de Liège. Elle oppose le Maroc coloré et ensoleillé des touristes au Maroc des Marocains qui ne se rangent pas parmi les bénéficiaires du régime marocain. Elle n'est pas seulement destinée à faire méditer ceux qui y vont valoriser leurs devises fortes, mais à faire savoir aux autorités marocaines que le Comité de Bruxelles existe et qu'il serait maladroit de leur part de s'attaquer, comme ce fut le cas des années précédentes, aux travailleurs qui profitent des vacances pour rentrer au pays et visiter leur famille.

Exemple d'une demande d'autorisation d'affichage du 30 octobre 1979191

190 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°398, Correspondances diverses 1977-1994 : Plainte de la RTT datée du 28 septembre 1981.

191 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°385, CCRM - Appel et campagne d'adhésion : d'une demande d'autorisation d'affichage du 30 octobre 1979.

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Première affiche du Maroc des touristes et de la répression éditée par le CCRM
de Bruxelles entre 1978-1979192

Une fois les affiches posées et l'appel lancé, les manifestations partaient de la commune de Saint-Josse (zone nord) pour culminer à la Place Rogier et aboutir près de la Gare du Midi. Cette trajectoire sera toujours empruntée en raison de la proximité du CCRM avec les locaux des syndicats belges et des mouvements associatifs marocains. Par ailleurs, l'implication des bourgmestres de Bruxelles-Ville et de Saint-Josse dans les activités du Comité bruxellois facilitèrent le bon déroulement de la mobilisation organisée.

b.3.1 Du second rapport de Paris aux premières coordinations européennes : 1977-1979.

Tandis que le CCRM de Bruxelles commençait sérieusement à s'impliquer dans la contestation contre les abus du régime marocain, les Comités de France publiaient un second rapport sur la situation des détenus et sur les procès politiques envers les mouvements des gauches marocaines. L'année 1977 a

192 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°385, CCRM - Appel et campagne d'adhésion : Affiche « Le Maroc des Touristes et de la Répression datée de 1978.

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marqué un coup dur contre les mouvements d'extrême gauche marocains, la plupart des cadres d'Ilal Amam et du Mouvement 23 Mars ont été arrêtés. A la suite de ce large coup de filet, les Comités de France et de Belgique ont participé à une nouvelle mission juridique193.

Cette mission juridique était composée des :

Maîtres Henri Leclerc, Alain Martinet et Margaut du Barreau de Paris.

Maître Yves Baudelot envoyé par l'Association Internationale des Juristes Démocrates.

Maître Hoss mandaté par Amnesty International.

Maître Majdalani, avocat de l'Organisation pour la Libération Palestinienne.

Maître Pascal envoyé par la Fédération des Juristes Démocrates Français.

Maître Vandrockenbruck envoyé par la Fédération des Juristes Démocrates Belges.

Maître Franceline Lepany avocate au Barreau de Paris

Docteur Jean-Paul Vernant, Chef de Clinique-Assistant.

Les avocats de la Défense ont été dépêchés pour le célèbre procès des frontistes du 3 au 19 janvier 1977 à Casablanca. Pour 105 détenus libérés à la suite d'un non-lieu dans la semaine précédente, il restait 178 inculpés avec 39 condamnations par contumace. Les 178 inculpés représentait le groupe « 77 ». La mission juridique dresse son rapport sur base des constats suivants194:

Les violations de la défense : les avocats constatent que si les inculpés sont informés au hasard des interrogatoires des chefs d'inculpation retenus contre eux, l'acte d'accusation lui-même ne sera jamais lu, de sorte que ni les accusés, ni leurs défenseurs ne savent véritablement de quoi on les accuse. L'ordre des interrogatoires n'est pas donné, tous les avocats doivent rester présents en permanence s'ils ne veulent pas manquer l'interrogatoire de leur client. Les avocats se voient interdire de poser des questions à un inculpé qui ne serait pas celui dont ils assurent la défense.

L'atmosphère du procès : elle est tendue et violente dès les premières heures, du fait du président de la Cour d'Appel, qui n'admet pas que les inculpés s'expriment et, en particulier, qu'ils assurent leur défense politique. Coupant la parole, frappant violemment sur la table, renvoyant les inculpés sur le moindre prétexte, il est responsable des incidents qui vont très vite éclater et devenir de plus en plus dramatiques.

Les principaux incidents ont été : la minute de silence demandée à la mémoire d'Abdellatif Zeroual* par un détenu et observée par tous les détenus, les avocats et les familles. Le président évacue la salle et interrompt la séance. Avec l'évacuation de la salle, les inculpés ont affirmé le droit à l'autodétermination du Peuple sahraoui et décident alors de prendre en main leur propre lutte dans la salle en entreprenant une grève de la faim illimitée, en refusant de répondre aux interrogatoires et en demandant à leurs avocats de se taire. Tout cela vise à de dénoncer la mascarade du procès et à démolir la façade démocratique que le pouvoir prétend maintenir par cette parodie de justice. Les inculpés adoptaient diverses attitudes envers le juge

193 Maroc Répression, Bulletin bimestriel du CCRM section Bruxelles, mars-avril, 1980, pp. 2-5.

194 A. MARTINET et al., Mission juridique internationale : Rapport sur la situation des Frontistes, Casablanca, janvier 1977, pp. 4-12.

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par l'ironie, par la violence ou le mépris. A cet égard, l'opposant frontiste Abdellah Zaâzaâ, victime de la falaqa, se déchausse brusquement et montre son pied mutilé affreusement par les tortures subies deux ans plus tôt. D'autres inculpés lancent des mots d'ordre contre le régime « qui exploite le Peuple marocain » et pour « la république démocratique et populaire marocaine ». Enfin, trois des inculpés sont intervenus pour affirmer leur accord sur le principe de la marocanité du Sahara, tout en dénonçant les accords de Madrid qui prévoyaient le partage entre la Mauritanie et le Maroc.

Les relations des détenus avec leur famille : les familles se sont vues refuser toute possibilité de visiter les détenus grévistes qu'ils soient détenus à la prison ou à l'hôpital. Inquiètes sur la situation des leurs, elles ont fait le siège des prisons et hôpitaux en espérant que l'administration adoucirait sa position. Elles ont également été réclamé indulgence et informations au Ministère de la Justice, mais en vain. Les familles se sont alors réunies à la mosquée de Rabat d'où elles ont été expulsées à deux reprises par la police qui les a gardées plusieurs heures dans ses locaux.

Le verdict : il a été rendu « à la sauvette » dans la nuit du 14 au 15 février, après 9 heures de lecture des attendus, les avocats ayant été prévenus au dernier moment par téléphone. Les inculpés, qui avaient attendu toute la nuit, ont accueilli les peines par des chants révolutionnaires, jusqu'à ce qu'on les ramène en prison. Les sentences prononcées lors du verdict portaient sur 44 condamnations à la détention perpétuelle dont 39 par contumace, 21 condamnations à 30 ans de prison, 44 condamnations à 20 ans de prison, 45 condamnations à 10 ans de prison, 19 condamnations à 5 ans de prison et 3 condamnations à 5 ans avec sursis.

Pendant le déroulement du procès, les premiers témoignages directs sur les conditions de détention des détenus d'opinion commencèrent à être portés à la connaissance des Comités. Ces premiers témoignages ont révélé la brutalité de la vie carcérale au Maroc, comme le montre « Rahal ». Durant le procès des Frontistes, « Rahal » confirmait la présence d'une BS dans une pièce proche du Tribunal. Cette BS suivait minute par minute le procès et torturait les inculpés que le juge envoyait...195

Le récit carcéral a été rendu public par les Comités de Lutte contre la Répression de Belgique et des Pays-Bas. Les dessins de « Rahal » sont sortis feuille par feuille de la prison de Kénitra pour arriver, non sans péripéties, au Comité de Paris. Ce dernier a contacté les bureaux de Charleroi et de Bruxelles pour la traduction la bande dessinée : « Dans les entrailles de ma patrie ». Après que les Comités contre la Répression aient regroupé tous les dessins de « Rahal », les comités belges ont traduit la bande dessinée en arabe et en français. Ces tâches ont été respectivement déléguées aux bureaux carolorégien et bruxellois196.

195 RAHAL, Dans les entrailles de ma patrie : A propos de la détention politique au Maroc, Paris-Bruxelles-Amsterdam, les CLCRM de Paris-Bruxelles-Amsterdam, 1980, p. 28

196 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°398, Correspondances diverses 1977-1994 : PV de la coordination des CLCRM à Rouen : traduction de la bande dessinée par les CCRM de Bruxelles et Charleroi, daté du 29 mars 1981.

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Couverture de la bande dessinée «Dans les entrailles de ma patrie »197

Ce témoignage inédit nous fournit plusieurs renseignements sur la vie quotidienne dans le centre de détention de Derb Moulay Chérif à Casablanca et à la prison de Kénitra, parmi lesquels: « A l'intérieur de l'étroite cellule, 4 à 5 détenus sont installés. Deux vieilles couvertures en guise de lit, une troisième pour se couvrir. Ils doivent demeurer dans cet état, les mains attachées, couchés en permanence sur ce lit infect, grouillant de vermine : poux, puces, punaises et ce durant tout le temps qu'ils passeront dans le lieu secret de détention (des années parfois) à l'exception de l'heure des repas et quand on leur permet de se rendre aux toilettes. Le « Hadj » (surnom que les gardiens se donnent pour ne pas être reconnus) : sa mission surveiller les détenus et à leur interdire le moindre mouvement. Parler est considéré ici comme un crime et son auteur est flagellé par le Hadj. (...). Une autre mission du Hadj consiste également à provoquer les détenus, à leur mener la vie dure pour que règne une atmosphère de malaise et de terreur psychologique, ceci en plus des cris de tortures qui retentissent dans les coins du quartier et à cause

197 Couverture de la bande dessinée RAHAL, Dans les entrailles de ma patrie : A propos de la détention politique au Maroc, Paris-Bruxelles-Amsterdam, les CLCRM de Paris-Bruxelles-Amsterdam, 1980.

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desquels il devient impossible de s'endormir ou de se reposer. On en arrive à désirer être torturé plutôt que d'entendre quelqu'un d'autre subir la torture198 ».

Pour exercer une pression supplémentaire sur les détenus, leurs familles faisaient souvent l'objet d'une perquisition brutale, d'intimidation, d'interrogatoires musclés sinon d'arrestation avec les détenus.

« Rahal » poursuit : « (...) Et lorsque la méthode de la terreur combinée aux opérations de charme ne réussit pas à faire parler le militant, vient alors le rôle de la torture avec ses différents formes et ses différents degrés... une serpillère sur le nez et la bouche, trempée dans du savon, du grésyl, de l'urine et des excréments. Bastonnade sur la plante des pieds. Electrochocs, mégots allumés écrasés sur le mamelon...Deuxième degré de torture connu sous le nom de « perchoir à perroquet ». La séance de torture peut se poursuivre pendant des heures, jusqu'à la perte de conscience totale. Après cela, on passe à un degré supérieur. D'autres genres de tortures...il faut reconnaître en toute objectivité que la réaction marocaine fait preuve d'inventivité au moins dans ce domaine : la victime est enroulée dans une couverture de la tête jusqu'aux pieds de manière à ne laisser aucun interstice pour qu'elle puisse respirer. Elle est solidement attachée à un banc. Les tortionnaires la rouent de coups. Le procédé est une des formes de tortures les plus dures. On peut facilement étouffer ainsi. Les deux pieds meurtris à cause des coups sont plongés dans une baignoire remplie d'eau salée et très chaude. Le chien dressé qui lacère avec ses crocs et ses griffes le dos endoloris de la victime...Après cela, le prisonnier est transporté au local de détention gardé par des policiers qui se font appeler « Hadj » afin que le détenu ne connaisse pas leur véritable identité (...)199».

Parallèlement à la publication de la bande dessinée, les CLCRM de France et de Belgique ont réuni les textes et poésies de la militante Saïda Menebhi* morte des suites d'une grève de la faim le 11 décembre 1977. L'oeuvre a été publiée en décembre 1978 dans le cadre du premier anniversaire de la mort de l'auteure200. Le CLCRM d'Amsterdam a travaillé à la traduction en néerlandais de cet ouvrage deux ans plus tard201.

Un rapport médical publié entre 1979 et 1980 par les CCRM de Paris, Charleroi et Bruxelles, a pu mettre en exergue la précarité matérielle et sanitaire dans laquelle sont maintenus les détenus. Le rapport parle de l'hygiène des détenus dans différentes prisons marocaines: « Les prisonniers sont entassés comme des sardines : six mètres sur trois suffisent à caser une centaine de personnes. Chacune d'elles a, pour s'allonger, à peu près 1,70 mètre de long sur 25 cm de large. Un tel espace l'oblige à dormir sur le côté, et à ne pas bouger de la nuit (...). A Laâlou (Rabat), étant donnée la faiblesse du moteur de la pompe et la petite capacité du réservoir de retenue, le premier étage est seulement pourvu en eau de 22 h à 6 h. A Fès, la prison est alimentée par des citernes, alors que l'eau de l'Atlas coule à flots dans toute la ville. D'autre

198 RAHAL, cit., pp. 8-10.

199 RAHAL, cit., pp. 4-8.

200 S. MENEBHI, Poèmes-lettres-écrits de prison, Paris-Bruxelles, les CLCRM de Paris et Bruxelles, décembre 1978.

201 S. MENEBHI, Gedichten en brieven uit de gevangenis en een opstel over de prostituées in Marokko, Rotterdam, CLCRM d'Amsterdam, 1980.

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part, la « douche » est si mal entretenue et si peu équipée, qu'on ne peut s'empêcher de penser à celles d'Auschwitz : trois prisonniers s'y relaient alors qu'une poire lance un mince filet d'eau tiède. La petite salle de 4 mètres de côté, renferme jusqu'à 30 prisonniers. De même, les chambres sont très rarement lavées, le plus souvent une fois par mois ou à l'annonce de la visite d'une commission d'inspection, mais surtout lors d'une délégation comprenant un visiteur étranger. Quant au service public d'hygiène, il est persona non grata (...). Tel fut le triste exemple d'aout 1979 ; lors d'une épidémie de choléra à Meknès : 4 malades furent transportés à l'hôpital, mais vu le retard de la mesure, 2 d'entre eux succombèrent faute d'avoir bénéficié de soins assez tôt (...). De plus, rien n'est prévu pour chasser l'éternelle colonie de rats dont le nombre atteint parfois le double de celui des prisonniers. Ces bestioles manifestent constamment leur présence de sorte que chacun doit leur donner une part de sa gamelle afin d'éviter que la nuit, ils descendent de leurs gouttières et viennent fouiller et se servir eux-mêmes dans les paniers des prisonniers. Il existe d'autres bestioles, en effet les poux et les punaises cohabitent avec les détenus.»

Des maladies en tous genres apparaissaient dont : « les maladies de la peau très répandues, particulièrement la galle ainsi que diverses sortes de champignons épidermiques. Dans la prison de Casablanca, les galleux sont mis en quarantaine durant la période de détention ou de la maladie. Or, les galleux vivant ensemble et les désinfectants étant rares, le germe de la galle demeure. Par ailleurs, il est rare qu'un prisonnier quitte la citadelle sans s'être fait arracher quelques dents, à cause de caries ou de maladies des gencives. Ici, le mal de dent n'est jamais soigné, on se contente de les arracher dès la première plainte à l'infirmier ou au chef du quartier. La séance d'extraction des dents ayant eu lieu une fois par semaine, on peut observer une file d'attente devant le dentiste (souvent simple mécanicien-dentiste). Toute opération médicale est réduite à un simple travail à la chaîne : l'infirmier, lors des injections, passe de patient à patient sans prendre la peine de changer d'aiguille.(...) La nourriture joue un rôle important dans l'apparition des maladies dentaires mais aussi et surtout dans les maladies de l'estomac, des intestins et du rectum (très répandues dans les prisons marocaines) et touchant en premier lieu les prisonniers condamnés à de lourdes peines. »

Outre les maladies et des conditions d'hygiène quasi inexistantes, le rapport dénonçait aussi la qualité médiocre de l'alimentation destinée aux détenus. Qui plus est, les moyens de traiter les maladies étaient dérisoires : « Féculents et riz mal cuits se relayent jour après jour. A chaque marmite, quelques kilos de légumes bouillis accompagnés d'une ou deux louchées d'huile, viennent cacher le « bêton de pitance » qu'ils surmontent (...). Lorsque le prisonnier s'est plaint à plusieurs reprises au chef du quartier, il est entassé avec ses camarades pour être présenté à l'infirmer qui lui donnera du charbon de bois, s'il se plaint de spasme ou de colique, c'est bien une forte purge. Dans un deuxième stade, malgré plusieurs prises de ces médicaments, le patient peut être transporté à l'hôpital ou à l'infirmerie en état de crise. Dans ce cas, on lui administre une injection de baraljine qui a pour effet presque immédiat d'arrêter les douleurs, lesquelles ne tardent pas à revenir quelques heures plus tard. Dans un troisième stade, on attend que la victime ait subi plusieurs crises pour l'inscrire enfin sur une liste qui lui permettra

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d'être conduit à la consultation hebdomadaire du médecin. On peut s'étonner de l'existence d'une liste d'attente puisque, grosso modo, il n'y a qu'un médecin pour 1500 prisonniers (notamment à Casablanca, Rabat et Kénitra),en regard de la moyenne nationale d'un médecin pour 1000 patients (...)202. »

Avec l'accroissement des informations relatives à la répression au Maroc, les Comités de Lutte contre la Répression vont chercher à mieux structurer leurs travaux. Ils feront connaître des bilans d'activités durant les coordinations. Ces coordinations annuelles avaient pour objectif de dresser un bilan des activités de tous les Comités, tous pays confondus, tout en décidant des futurs plans d'actions.

b.3.2 Les premières activités du Comité de Lutte contre la Répression de Bruxelles : 1977-1983

Les années comprises entre 1977 et 1983 ont représenté, pour le CCRM, une première période d'intense activité. Né d'un terreau syndical extrêmement fertile, le CCRM de Bruxelles a bénéficié d'une conjoncture relativement favorable au sein de la classe politique belge. Mobilisation, interpellation parlementaire et association de référence sur la répression au Maroc, le CCRM commence à multiplier ses participations aux missions juridiques et médicales au moment où la répression politique connait une croissance spectaculaire au Maroc. Cependant, cette séquence chronologique a été aussi agitée que difficile pour le CCRM, en effet, les Comités devaient, véritablement, jouer le rôle d'une presse sur les événements politiques au Maroc.

Depuis décembre 1977203, le CCRM de Bruxelles a dressé son premier bilan sur les événements politiques au Maroc. Le CCRM disposait déjà de 450 sympathisants. Face à un nombre croissant d'adhérents, le CCRM de Bruxelles et le CCRM de Charleroi cherchèrent, dès lors, à provoquer des sursauts de conscience parmi leurs membres adhérents en lançant un premier bulletin d'information. Jusqu'au début de l'année 1978, les CCRM belges avertissaient de leurs actions par des communiqués. Les CCRM de Belgique relayaient les bulletins d'information du CLCRM de Paris intitulés « Maroc Répression ». Le contenu de « Maroc Répression » était réparti en trois chapitres : une chronologie reprenant les dates les plus marquantes de la vie politique au Maroc (accords diplomatiques entre le Maroc et les pays étrangers, les procès politiques et rafles), les actions auxquelles le CLCRM a participé (renseignements obtenus sur la répression politique, correspondances avec les familles des détenus, et parfois la correspondance entretenue avec des représentants politiques belges et marocains), ainsi qu'une annexe qui reprend des témoignages des détenus politiques et des observateurs internationaux.

Dans un souci d'une meilleure efficacité, la première édition du bulletin d'information des CCRM de Bruxelles et de Charleroi va regrouper sous forme de compte rendu les actions passées des deux comités. Les bulletins d'information des CCRM de Belgique reprenaient dans l'intégralité le contenu du CLCRM de Paris en l'augmentant de ses propres activités. Avec le bilan des premières missions juridiques

202 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°392, Activités depuis le meeting de la Madeleine, Mission CCRM : Rapport médical sur la description de la vie carcérale au Maroc daté de 1980, pp. 2-8.

203 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°402, ASCLCRM - Communiqués : Assemblée générale du CCRM de Bruxelles datée du 24 janvier 1978.

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émis par Paris, le premier bulletin publié par le CCRM de Bruxelles a relevé trois actions: la campagne de « séduction » entamée par les autorités marocaines en direction des responsables belges en vue d'accréditer un prétendu cours nouveau vers la démocratisation ; la menace d'extradition qui pesait sur le ressortissant marocain Ben Ayich ; la nécessité d'ouvrir sur certaines réalités du régime marocain, les yeux des touristes qui se ruent vers le soleil d'Afrique du Nord.

Premier bulletin des CCRM de Belgique : « Réalités Marocaines » paru en mars-avril 1978204

Le CCRM de Bruxelles fut informé sur la question de la campagne de « séduction » des autorités marocaines par une lettre revêtue de la mention « personnelle » et adressée par Ernest Davister, alors Président de la FGTB de Charleroi, au ministre de l'Emploi et du Travail, Guy Spitaels (PSB). Cette lettre faisait allusion à une tentative d'approche des autorités marocaines auprès de certains opposants marocains via Guy Spitaels. Le régime marocain cherchait, en plus, à faire les yeux doux à ses ressortissants en Belgique. Un extrait de cette lettre est fort révélateur à cet égard: « Le responsable de ce groupe (de militants marocains) me dit avoir rencontré l'Ambassadeur du Maroc qui lui a confirmé cette tendance, en attirant son attention sur la nécessité pour les immigrés acquis aux conceptions démocratiques, de rentrer chez eux, afin d'accélérer le processus de démocratisation en cours. Il se fait que cet Ambassadeur a cité votre nom (celui de Guy Spitaels) en évoquant les bonnes relations qu'il entretient avec vous et la haute estime en laquelle il vous tient. Dès lors, et voici ma demande, ne vous serait-il pas possible de provoquer

204 Couverture du premier bulletin du CCRM de Bruxelles, in Maroc Répression : Bulletin d'information de Bruxelles, organe bimestriel, mars-avril 1978.

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une entrevue avec l'Ambassadeur, si courte soit-elle, à laquelle vous participeriez, ainsi que moi-même, accompagné de deux représentants du groupe d'immigrés précité ? 205».

Après l'échec du régime marocain qui n'a pas réussi à obliger ses ressortissants à renouveler leur passeport au Maroc entre 1978 et 1980 - grâce à une mobilisation commune des CCRM bruxellois et carolorégien, du RDM, de la FGTB et de la CSC - et dans le but de redorer son image auprès du monde politique européen dans le contexte du conflit saharien, le régime marocain cherchait par tous les moyens à gagner l'opinion internationale en sa faveur206.

Le rapprochement inopiné, par exemple, de l'ancien premier ministre Edmond Leburton (PSB, Gouvernement du 26 janvier 1973 au 19 janvier 1974), avec le régime marocain n'avait pas échappé à l'attention du CCRM. Edmond Leburton affirmait à l'issue d'un voyage au Maroc : « Que ce pays était entré dans la voie de la démocratie et que sa monarchie « constitutionnelle » présentait beaucoup d'analogies avec la monarchie belge207». Ces propos, appuyés par le Président du Sénat Robert Vanderkerckhove, visaient en outre, au resserrement des liens de coopération entre les deux pays. Conjointement à ce voyage diplomatique, le ministre marocain du Travail, Mohamed Bouamoud, effectua une visite en catimini en Belgique208. Ce voyage est significatif car, rappelons-le, la présidence officielle des Amicales est assurée par le ministre du Travail et de l'Emploi Professionnel. Alerté par le CCRM de Charleroi, Ernest Glinne* a posé une question écrite aux ministres du Travail et des Affaires Etrangères sur l'objet de l'entretien que le ministre marocain a eu avec son homologue belge, à savoir, sur la raison du caractère mystérieux de cette visite et sur un éventuel voyage du monarque chérifien en Belgique...

A Bruxelles, le CCRM respectait sa devise dans sa lutte contre les Amicales et prêtait main forte aux mouvements d'opposition marocains. En 1980, éclatait l'affaire Abdallah Dougna. Cet assistant social était engagé par la commune de Bruxelles-Ville, via l'ASBL « Aide aux familles bruxelloises »209. Abdallah Dougna avait été choisi comme assistant social traducteur entre les familles d'immigrés marocains et les autorités communales. Selon la CGSP secteur Enseignement210, Abdallah Dougna aurait été le traducteur principal auprès de plusieurs familles d'immigrés marocains en même temps qu'il fournissait des informations sur ces familles aux polices belge et...marocaine. Méfiant sur la présence policière marocaine en Belgique, Hervé Brouhon, sympathisant du CCRM - qui deviendra bourgmestre de la ville de Bruxelles entre 1983 et 1993 - avertit le CCRM de Bruxelles qui fit ébruiter cette affaire en

205 Maroc Répression, Bulletin bimestriel du CCRM section Bruxelles, cit., p. 4.

206 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°340, RDM-Regroupement Démocratique Marocain, RDM-Communiqués et notes internes : Communiqué du Regroupement Démocratique Marocain daté du 16 mars 1980.

207 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°388, CCRM-Communiqués de presse : Communiqué du CCRM dénonçant les propos d'Edmond Leburton et de Robert Vanderkerckhove daté du 2 mai 1978.

208 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°72, Correspondance générale pour l'année 1978 : Lettre d'Ernest Glinne au CCRM de Bruxelles relative à la visite mystérieuse du ministre du Travail marocain, datée du 1er juin 1978.

209 Le Soir du 1er février 1980.

210 La Dernière Heure du 20 janvier 1980.

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démontrant que l'assistant social n'était en réalité qu'un agent travaillant pour le compte des polices belge et marocaine. Face au tapage médiatique provoqué par le CCRM, et malgré la réponse du « Conseil Consultatif des Bruxellois n'ayant pas la Nationalité Belge », lequel affirmait que le rôle de Monsieur Dougna se situait au seul niveau de collaborateur de la police belge, l'assistant social a dû démissionner de son poste211.

b.3.3 La mission juridique André Tremblay et les émeutes du 21 juin 1981.

À partir de 1977, le régime marocain a changé ses priorités économiques internationales en s'ouvrant au libre-échange. Ce libre-échange s'est essentiellement construit sur une importante exportation des produits nationaux vers l'Europe et les Etats-Unis.

Toutefois, aucune disposition politique ne fut prise pour permettre aux classes sociales désoeuvrées de pouvoir suivre ce nouveau programme économique. Le 28 mai 1981, le Gouvernement marocain a ordonné l'augmentation subite des prix des denrées de base (dont certains allaient jusqu'à augmenter de 75%). Les premiers résultats provoquèrent la colère de la population. Entre le 8 et le 17 juin 1981, l'UMT et la CDT ont lancé un ultimatum au Gouvernement en vue de réduire les prix des denrées de base. Le résultat fut partiellement obtenu, le Gouvernement a diminué de 50 % les augmentations des produits. Conjointement, des émeutes ont déjà éclaté et le CCRM de Bruxelles a pris connaissance de l'arrestation de 668 militants de la CDT, surtout dans les campagnes et chez les mineurs dont ceux des mines de charbon de Jerrada212. Le brasier a sérieusement été déclenché lorsque l'UNEM, le Syndicat National des Moyens et Petits Commerçants et les Syndicats Nationaux des Enseignements Secondaire et Supérieur avaient rejoint l'appel à la grève générale de l'UMT et la CDT. Le régime faisait face à une forte opposition syndicale. Les garnisons locales de la Gendarmerie Royale et des Forces Auxiliaires débordées, Hassan II* a dû démobiliser une partie des FAR du Sahara pour écraser la fronde sociale.

Cette répression militaire était accompagnée de plusieurs arrestations et condamnations. Cette sanction royale a culminé lors des émeutes du 21 juin à Casablanca. Informés de ces événements, les CLCRM de France et de Belgique ont voulu marquer leur solidarité envers les grévistes.

Au mois de juillet 1981, les CCRM de Belgique, par l'intermédiaire de l'Association des Juristes Belges Démocrates (AJBD), ont participé à la mission juridique Tremblay. Cette mission fit suite à la mission juridique des Frontistes vue plus haut. Maître André Tremblay est professeur à la Faculté de Droit de l'Université de Montréal et avocat au Barreau de la même ville. À son initiative, soutenue par les CLCRM et par Amnesty International, notamment, maître André Tremblay s'est rendu au Maroc durant l'été 1981. La mission juridique a duré du 1er juillet au 16 juillet 1981. Celle-ci permit le constat de plusieurs arrestations des membres de l'USFP et d'un regain répressif à l'encontre des partis de l'extrême

211 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°346, Contrôle des opposants marocains en Belgique, Un assistant social à Bruxelles : Communiqué de presse du Conseil Consultatif des Bruxellois n'ayant pas la Nationalité Belge, daté du 8 février 1980.

212 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°351, Association Belge des Juristes Démocrate : Communiqué du CCRM de Bruxelles à l'AJBD sur les arrestations des membres de la CDT, non daté.

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gauche (Ilal Amam et 23 mars)213. Le bulletin mensuel de CLCRM de Paris de décembre 1978 publiait déjà une lettre aux congressistes de l'USFP dénonçant les arrestations à l'égard de ce dernier : « Au moment où votre troisième congrès s'ouvre à Rabat, nous tenons à vous faire parvenir le texte de l'appel lancé par tous les Comités de Lutte contre la Répression au Maroc pour la libération de tous les prisonniers politiques marocains. (...) Ces droits sont bafoués, dans les locaux de la police, dans les prisons, où les condamnés des procès de 1973, ceux de Casablanca de 1977 ont été particulièrement maltraités, où Abraham Serfaty est maintenu dans l'isolement depuis plus de 4 ans. La nécessité et l'urgence d'une campagne en leur faveur ne font point de doute. Une telle campagne atteindra d'autant mieux son objectif qu'elle sera répercutée de l'intérieur même du Maroc. Dans sa situation politique actuelle, vous pouvez, à la fois, être entendus, voire écoutés des autorités gouvernementales, et en appeler à l'opinion du peuple marocain214 (...) ». Maître André Tremblay s'est rendu comme observateur au procès de Rabat intenté contre 81 membres actifs de l'USFP et de la CDT. Sur les 81 inculpés par la Chambre Criminelle de la Cour d'appel de Rabat, 21 personnes du parti et du syndicat ont été condamnées à 18 mois d'emprisonnement ferme et 26 autres personnes à 4 mois de détention. 13 personnes ont été condamnées à 6 mois avec sursis et 21 personnes ont été acquittées.

Alors que Maître Tremblay se rendait à Casablanca, il fut rejoint par deux avocats français, Maître Jean-Pierre Mignard et Maître Yves Kleniec. Maître Mignard, avocat à la Cour d'Appel de Paris, fut mandaté par l'Association Internationale des Juristes Démocrates (cette dernière en relation avec le CCRM de Bruxelles). Maître Kleniec, avocat à la Cour d'Aix-en-Provence, fut aussi mandaté par l'Association Internationale des Juristes Démocrates mais également par la CGT.

Ensemble, les trois avocats prirent connaissance du nombre des victimes et des vastes coups de filet. Les avocats ont mené leur enquête auprès de l'USFP, de la CDT et des autorités officielles. Parmi les personnes arrêtées, plusieurs personnes faisaient parties de l'USFP, de la CDT mais aussi de plusieurs syndicats locaux tel le Syndicat National des Petits Commerçants dont le secrétaire général Moustaghafi Abdallah a été considéré, avec Noubir Amaoui*, par les autorités marocaines comme l'un des responsables de l'appel à la grève générale dans tout le Maroc. Les rafles étaient impressionnantes, les avocats ont signalé entre 6000 et 8000 arrestations dans tout le pays215. Certains journaux étaient proscrits dont : Al Moharrir (« Libération » journal de l'USFP) et Al Bayane (« Communiqué » journal du PPS) et Al Dimouqratiya Al Oummaliya (« La Démocratie ouvrière » journal de la CDT).13 personnes sur 66 membres de la Commission administrative nationale de l'USFP ont été arrêtées216.

Les avocats ont cependant noté que le chiffre des victimes de la rafle était considérablement revu à la baisse par le premier ministre et ministre de la Justice, Maâti Bouabid* (UC du 29 mars 1979 au 30 novembre 1983). Celui-ci annonçait, en effet, qu'il n'y avait pas plus de 2000 détenus politiques dans tout

213 A. TREMBLAY, Rapport sur les arrestations et condamnations depuis le 21 juin 1981, Casablanca, juillet 1981, pp. 15-23.

214 Maroc Répression, Bulletin mensuel du CLCRM de Paris, N°8 bis, décembre 1978, p. 14.

215 J-P. MIGNARD, Rapport sur les arrestations et condamnations depuis le 21 juin 1981, Casablanca, 9 juillet 1981, p. 3.

216 Y. KLENIEC, Rapport sur les arrestations et condamnations depuis le 21 juin 1981, Casablanca, 15 juillet 1981, pp. 5-7

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le pays, dont 930 auraient été relâchés faute de preuve. Entre le 10 et le 15 juillet 1981, les avocats recoupèrent leurs informations et constatèrent que si le Gouvernement ne dénombrait que 67 morts, les syndicats et partis de l'opposition comptaient 641 morts217. Les cadavres n'étaient pas rendus aux familles, et furent transportés par la police et les militaires dans un lieu inconnu. Tous obsèques publics étaient interdits, les autorités évitèrent le plus possible l'organisation des funérailles susceptibles de dégénérer en manifestation218.

Alors que le Gouvernement marocain affirmait ne pas avoir utilisé l'armée, l'opposition confirmait que l'armée avait ouvert le feu sur les manifestants. En outre, l e s a v o c a t s m a n d a t é s o n t d r e s s é une impressionnante liste, dressée par les avocats, faisait état du nombre des arrestations et des condamnations. Ces peines étaient principalement infligées aux membres de la CDT et de l'USFP. A la suite des événements découlant des mouvements de grèves, le CCRM de Bruxelles avec l'aide de la Ligue Belge des Droits de l'Homme, a organisé une manifestation le 27 novembre 1981 pour dénoncer les procès expéditifs au Maroc, dont celui des ouvriers et mineurs grévistes arrêtés depuis le 21 juin 1981.

Tract distribué : Appel à manifester pour le 27 novembre 1981219

Après avoir pris connaissance du deuxième rapport de Paris et au lendemain de la mystérieusedisparition d'Abderrahim Charahbili Harouchi, étudiant marocain domicilié à Mons220, le

217 Y. KLENIEC, cit., p. 8.

218 AFP du 24 juin 1981 à 15h38.

219 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°361, Mission Tremblay - juillet 1981 : Appel à la manifestation du 27 novembre 1981.

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Comité de Bruxelles informa par lettre les députés liégeois Claude Dejardin*(PSB) et Joseph Fiévez* (RW) quant à la situation politique au Maroc. Vers 1980, ces députés avaient mis sur pied à Liège, un Comité contre la Répression. Le CCRM de Liège complète le noyau d'un CCRM établit à Anvers quelques mois plus tôt221.

A cet effet et prévenu de la féroce répression, Claude Dejardin* a interpellé le ministre du Commerce Extérieur d'alors, Robert Urbain (PSB), sur le transport de « mystérieuses pièces de rechange pour divers appareils » dans divers pays du Tiers-Monde dont le Maroc222. En décembre de la même année, Henri Simonet (PRL), alors bourgmestre d'Anderlecht et ministre d'Etat, a promis d'écrire à son homologue marocain M'hammed Boucetta (secrétaire général du PI). Déjà averti par le CCRM sur la situation des frontistes condamnés, Henri Simonet multiplia les promesses d'intervention en faveur de ces derniers, mais ce fut sans succès. Henri Simonet feignit alors d'oublier que le pouvoir de grâce ne relève pas du premier ministre au Maroc223. Un an plus tard, les CCRM de Bruxelles et de Liège s'étaient directement adressés au premier ministre Maâti Bouabid*en c qui concerne sur la situation du détenu Ahmed Herzenni, mais sans succès224.

Alors que les informations sur les détenus politiques affluaient à Paris pour être ensuite retransmises vers les bureaux des Comités de Bruxelles et de Charleroi, le cas d'un détenu retint, sur le moment, une attention toute particulière des deux Comités belges. Il s'agissait d'Abdellatif Derkaoui. Abdellatif Derkaoui était un enseignant à Rabat et fut condamné dans la prison de Kénitra à une peine de 30 années en 1972. Ce détenu a raconté son séjour carcéral par des dessins. Profitant d'une rare occasion de démontrer les conditions de détention iconographiquement, une exposition des oeuvres d'Abdellatif Derkaoui a été décidée par les CLCRM initialement au cours de l'année 1982 à Marseille. Après un premier succès dans le Midi de la France, les CCRM de Belgique ont organisé l'exposition des oeuvres de Derkaoui entre janvier et mars 1983. Cette exposition s'est tenue dans le cadre d'un colloque intitulé « Poésie et Libertés »225. L'événement a eu lieu le 27 janvier 1983 dans les locaux du Centre Socio-culturel des Immigrés à Bruxelles226. L'exposition de Charleroi a réuni 400 personnes le dernier jour227. Enfin, du 16 au 25 mars à Liège dans les locaux de la FGTB où la régionale UBDP, la commission « Immigrés de la FGTB et l'association « Solidarité arabe » participèrent à l'organisation235. Des dessins, ainsi que des poésies d'autres détenus, relatent la vie quotidienne dans les prisons marocaines et plus particulièrement

220 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°398, Correspondances diverses 1977-1994 : Lettre de Serge D'agostino à Pierre Le Grève relative sur la détention d'Abderrahim Charahbili Harouchi datée du 14 juillet 1980.

221 Interview de Mimoune Sastane le 3 avril 2014.

222 Annales Parlementaires de Belgique, Session ordinaire 1980-1981, Séance du mercredi 19 novembre 1980 : Interpellation de Claude Dejardin relative à l'exportation des armes belges, pp. 289-290.

223 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°398, Correspondances diverses 1977-1994 : Lettre d'Henri Simonet à M'hammed Boucetta datée du 8 janvier 1980.

224 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°398, Correspondances diverses 1977-1994 : Lettre de Claude Dejardin à Maâti Bouabid sur le cas d'Ahmed Herzenni datée du 28 avril 1982.

225 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°398, Correspondances diverses 1977-1994 : Communiqué relatif au colloque « Poésie et Libertés » daté du 13 décembre 1980.

226 La Cité du 20 janvier 1983. Le Drapeau Rouge du 20 janvier 1983.

227 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°407, les CLCRM - Comptes rendus et documents internes : Bilans des activités du CCRM de Charleroi datés du 19 et 20 mars 1983.

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l'expérience carcérale d'Abdellatif Derkaoui. Le coût total de cette exposition en Belgique s'est élevé au montant de 48.318 FB228.

Quelques dessins d'Abdellatif Derkaoui229

La fin du quatrième Gouvernement de Léo Tindemans* a marqué l'enchaînement de plusieurs Gouvernements en Belgique. Du deuxième Gouvernement Van Den Boeynants (PSC du 20 octobre au 18 décembre 1978) aux neufs Gouvernements Martens* (CVP du 3 avril 1979 au 25 novembre 1991), un nouveau clivage va être pris par le CCRM. Cette politique portée à l'encontre des immigrées en général et

228 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°316, les oeuvres d'Abdellatif Derkaoui : Lettre du CCRM de Bruxelles adressée à la Régionale UBDP de Liège, la Commission « Immigrés » FGTB et Solidarité Arabe, datée du 4 mars 1983.

229 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°406, les CLCRM - Liste et organigrammes : Bilan financier de l'organisation de l'exposition Abdellatif Derkaoui de mars 1983.

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des Marocains plus particulièrement, s'est traduite par un nouveau durcissement quant à la politique de la naturalisation.

Parallèlement aux mesures Stoléru-Bonnet en France230, le gouvernement néerlandais231 définit, au début des années 1980, une politique migratoire en deux volets : une politique restrictive d'immigration, accompagnée d'une politique d'intégration qui présentait les immigrés comme des « populations à problèmes ». Ces orientations politiques dans le contexte économique difficile, ont poussé le KMAN a adopter une position défensive en traitant au mieux les thèmes tels que la montée du racisme, la défense des Droits de l'Homme au Maroc, la politique d'éducation et la défense des droits socio-économiques, politiques et légaux des immigrés.

En Belgique, certaines communes bruxelloises agissaient même de façon totalement autonome dans l'acceptation ou non des élèves marocains dans leurs écoles. A cet égard, la politique de l'ancien Bourgmestre FDF de Schaerbeek, Roger Nols* et de son homologue libéral d'Anderlecht Henri Simonet vis-à-vis des résidents marocains de leur commune reste significative. Ces deux bourgmestres ont délibérément arrêté les inscriptions dans leur commune de certains ressortissants étrangers dont les ressortissants turcs et marocains. Ainsi, le RDM condamnait dans un communiqué232 la décision brutale de Roger Nols* de supprimer 10 écoles primaires dès le 1er septembre 1983. Ces écoles étaient majoritairement fréquentées par des enfants marocains et turcs. Le comportement politique de Roger Nols* fut même à l'origine d'une scission interne où l'aile gauche du parti - principalement représenté par Serge Moureaux* et François Martou (vice-président national du MOC) - prit ses distances vis-à-vis du Bourgmestre233.

Très peu porté sur les travaux du CCRM, Jean Gol* (PRL devenu MR et participation aux Gouvernements Martens* du 17 décembre 1981 au 14 octobre 1985) refusa plusieurs fois d'intercéder en faveur des détenus politiques au Maroc. Il alla même jusqu'à supprimer, non sans la passiveté de l'Ambassadeur marocain de Bruxelles, le droit aux étudiants marocains d'obtenir leur bourse. En effet, le Gouvernement marocain a adopté la décision de faire interdire une bourse d'étude aux étudiants marocains à l'étranger participant à des grèves, depuis le 18 février 1980234. Qui plus est, Jean Gol* a favorisé l'expulsion de certains ressortissants marocains résidant sur le territoire belge235.

230 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°316, les oeuvres d'Abdellatif Derkaoui : Dessins d'Abdellatif Derkaoui, non datés.

231 La loi dite Stoléru, du nom du Secrétaire d'État chargé de l'immigration Lionel Stoléru (1978-1981), était un projet de loi qui encourageait le retour des immigrés dans leurs pays d'origine et diminuer de moitié leur nombre en France. La loi Bonnet du10 janvier 1980, du nom du ministre de l'Intérieur Christian Bonnet (30 mars 1977 au 22 mai1981), réprimera l'immigration clandestine et rendra plus difficiles l'entrée et le séjour des étrangers en France. I. VAN DER VALK, in N. OUALI (dir.), op. cit., p. 347.

232 Archives Personnelles de Mohamed El Baroudi, Documents relatifs à la gestion interne du RDM : Communiqué du RDM daté du 13 février 1983.

233 P. WYNANTS, Bruxellois d'origine extra-européenne. Représentation politique au FDF (1964-2014), in La Revue Nouvelle, novembre 2013, p. 70.

234 Archives Personnelles de Mohamed El Baroudi, Documents relatifs à la gestion interne de l'UNEM section Bruxelles : Communiqué de presse de l'UNEM sections Bruxelles-Liège-Mons daté du 4 mars 1980.

235 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°398, Correspondances diverses 1977-1994 : Lettres du CCRM de Bruxelles à Jean Gol relatives à l'expulsion du ressortissant marocain Koub Saïd datées des 25 mai et 4 juin 1982.

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Ce nouveau tournant politique déçut fortement les membres du CCRM, si bien que Jacques Moins* adressa une longue réponse relative à cette politique sécuritaire aux différents présidents des partis politiques. Dans cette réponse, Jacques Moins* voulait attirer l'attention sur le fait que: « (...) le quart de la population est composé d'immigrés et un enfant sur deux qui naît dans la région bruxelloise est non belge. Les différences culturelles, les traditions et le mode de vie divers engendrent souvent l'incompréhension, parfois l'hostilité et même la haine (...). Bruxelles est appelé à devenir une ville pluriculturelle. Si le Mammouth de Jean Gol a accouché d'une souris, les opérations « coup de poing » accompagnées de contrôle d'identité et d'interrogatoires contribuent le plus souvent à augmenter le sentiment d'insécurité et d'inquiétude. (...) Rétablir la sécurité, c'est avant tout assurer un bon environnement, un aménagement urbain qui tienne compte des exigences de la vie en ville (...)236. »

L'avènement du Gouvernement Martens-Gol* a aussi coïncidé avec l'enseignement du culte islamique - déjà reconnu depuis 1974 - mais rendu effectif à partir de 1983. Ce nouveau phénomène sera observé non sans intérêt par le Comité bruxellois à travers la CGSP secteur Enseignement. L'enseignement du culte islamique relevait d'une grande part de la responsabilité des pays d'origine, ainsi, le Maroc fournissait ses propres professeurs de religion islamique dans les établissements scolaires bruxellois.

Une première alerte a été donnée le 25 février 1983. Une circulaire publiée par la CGSP secteur Enseignement, annonçait la visite de l'ancien premier ministre marocain Dr. Azzedine Laraki (premier ministre du 8 octobre 1969 au 12 octobre 1970), devenu par après ministre de l'Education Nationale du 12 octobre 1977 au 30 septembre 1986. Cette circulaire stipulait : « Qu'un accord serait intervenu afin de permettre aux élèves marocains de nos écoles d'apprendre l'arabe dans les établissements d'enseignement primaire, les cours étant prodigués par des professeurs de Rabat237. »

Le 7 juin, inquiet d'une absence d'encadrement de ces professeurs, Claude Dejardin* posa la question suivante au ministre de l'Education André Bertouille (MR): « La presse a fait récemment état d'un accord intervenu entre le gouverneur marocain et votre ministère concernant un échange d'enseignants. De quoi s'agit-il exactement et quels sont les termes exacts, notamment en ce qui concerne la scolarisation des enfants immigrés d'origine marocaine résidant en Belgique. Serait-il exact que ces enfants auraient à choisir, à Bruxelles, entre les cours d'arabe et de néerlandais ? Quelles seraient alors les conséquences légales d'un tel choix en matière d'homologation du diplôme, par exemple ? A cette occasion, ne pensez-vous pas qu'il soit délicat de favoriser l'intrusion dans nos écoles d'enseignants désignés par un régime peu respectueux des droits de l'homme et que les nationaux concernés considèrent le plus souvent comme des policiers déguisés en professeurs ? ». A cette large question conjuguant scolarisation des enfants marocains et cours dispensés par des professeurs venus du Maroc, le ministre ne s'en tiendra qu'à l'aspect formel de l'accord entre les deux pays en insistant sur le fait que : « le

236 CARCOB, Archives Communistes de Bruxelles, Fonds Jacques Moins, Boîte N°2, Liasse n°6, Dossier sécurité Belgique : Communiqué relatif à la montée de l'insécurité sociale à Bruxelles daté de 1982.

237 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°46, Enseignement de la religion islamique - circulaires : Circulaire de la CGSP Enseignement datée du 25 février 1983.

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Gouvernement du Maroc a souhaité que les jeunes Marocains vivant en Belgique ne soient pas coupés définitivement de leur pays d'origine et que l'on puisse organiser à leur bénéfice, dans nos écoles et pour ceux qui le désirent, certaines activités culturelles spécifiques : cours de langue arabe et de culture islamique238». Cependant, si le ministre souligna les dispositions expérimentales sur les cours de langue arabe et de culture islamique, il évita soigneusement de se prononcer sur l'homologation des élèves qui auraient éventuellement à choisir entre le néerlandais et l'arabe, ni sur le possible « déguisement des policiers en professeurs venus du Maroc ».

A la question désormais ouverte sur l'enseignement du culte islamique, la RTBF annonçait quelques mois plus tard une information qui allait mobiliser des nouveaux efforts du CCRM. Le mardi 18 octobre 1983 à 7h20, la RTBF annonçait dans son point de l'actualité u n e visite prochaine d'Hassan II* en Europe. « (...) Avec une certaine discrétion (c'est une visite de travail), les Européens reçoivent, mine de rien, un hôte de marque : le roi Hassan II du Maroc. Il arrive cet après-midi. Il rencontrera ses hôtes belges : le roi, le premier ministre, le ministre des relations extérieures. Mais l'essentiel de son séjour sera consacré à des discussions économiques avec des représentants de la Communauté européenne239. »

N'ayant pu venir visiter les Institutions Européennes en Belgique déjà depuis la Marche Verte de 1975, et, compte t e n u d' une vive opposition exprimée par les mouvements associatifs marocains en Europe, la visite éclair du ministre Bouamoud de 1978 avait bien pour objectif de renseigner le monarque chérifien sur l'état des lieux politique et de mesurer les forces syndicales belges et marocaines. Qui plus est, le monarque chérifien voulait être l'intermédiaire exclusif entre les ressortissants marocains à l'étranger et les autorités des pays d'accueil. Les motifs de la visite d'Hassan II* étaient justifiés par trois points : des préférences commerciales pour les produits industriels méditerranéens sur les marchés européens et diverses concessions dans le domaine agricole, un volet financier sous forme de dons et de prêts de la banque européenne d'investissement, ainsi qu'un volet social accordant certaines garanties aux travailleurs méditerranéens établis en Europe. Toutefois, le journal Le Soir rappelait que le pouvoir législatif continuait à être exercé par Hassan II*240.

Pour le reste, le déficit de la balance commerciale du Maroc dans ses échanges avec l'Europe se montait, au début des années 1980, à 518 millions de dollars. La situation financière du pays n'a cessé de s'aggraver depuis plusieurs années. Depuis le réajustement structurel ordonné par le Fonds Monétaire International (FMI), le Maroc a dû augmenter de près de 70 % ses importations de céréales.

Dans un contexte de démographie galopante, l'Etat doit entretenir en permanence une armée de

238 Annales Parlementaires de Belgique, Session ordinaire 1982-1983, Bulletin des questions et réponses n°36 du 12 juillet 1983, Question orale posée par Claude Dejardin à André Bertouille.

239 RTBF Edition du mardi 18 octobre 1983 à 7h20.

240 Le Soir du 18 octobre 1983.

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200.000 hommes dévorant 40 % du budget national241. On conçoit dès lors que les dossiers économiques sont assez importants pour qu'Hassan II* se fasse le commis voyageur de marque. D'autant que sa visite suit l'axe de ses principaux partenaires : Washington, Paris et Bruxelles. Entre-temps, le roi du Maroc a pris en charge tous les pouvoirs législatifs du Parlement. Des élections étaient prévues mais Hassan II* annonçait un report pour cause d'un référendum établissant si le Sahara occidental devait être marocain ou indépendant. Le dossier du Sahara était bloqué depuis le sommet de Nairobi réuni en 1981 et les élections marocaines n'eurent pas lieu non plus.

Les observateurs les plus positivement neutres parlent de démocratie contrôlée, alors que les CCRM et certaines ONG comme Amnesty International et la Ligue des Droits de l'Homme rappellent les morts survenus depuis les manifestations du 23 mars 1965 et les récentes condamnations expéditives depuis les procès à l'encontre de l'ALM, des partis de gauche de l'UNFP, du PCM (PLS) et de la future USFP entre 1968 et 1974, en passant par le procès des Frontistes de 1977 et les rafles à l'encontre des grévistes depuis le 21 juin 1981.

L'épineux dossier des Droits de l'Homme au Maroc a surtout, donc, été épinglé par les CCRM, et

lorsqu'Hassan II* est venu en Belgique pour rencontrer les ministres Wilfried Martens* et Jean Gol* au sein de la Commission européenne, il ira jusqu'à affirmer, dans le cadre de la politique en matière de lutte contre la clandestinité en général et contre l'arrivée des travailleurs marocains en Belgique plus particulièrement, que: « Ceux-là (les travailleurs marocains), s'ils se sont bien conduits ou s'ils ont bien travaillé, s'ils ont fait ce qu'ils ont fait, devraient à mon avis être confirmés dans leur travail et dans leur situation. Il ne faudrait plus les appeler des clandestins. Disons que ce sont des gens qui ne sont pas à jour par rapport à la législation communale et non par rapport à la législation entre Etats242».

Mais entretemps, un texte communiqué à la presse le jour même de la visite du roi à la Commission

mentionnait: « qu'un petit groupe de fonctionnaires de la Communauté européenne, mis au courant par les rapports des ONG et des CCRM et conscient de la grave situation des Droits de l'Homme au Maroc, a tenu à faire connaître au monarque, en brandissant sur son passage une pancarte exigeant la liberté pour tous les prisonniers politiques, sa profonde réprobation. Les prisonniers politiques, qui ont, pour beaucoup, connu la torture, sont détenus, parfois depuis plus de 10 ans, pour avoir seulement exercé leur droit à la liberté d'expression et d'association qui est garanti par la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme, à laquelle le Maroc, Etat membre de l'ONU, souscrit en principe243».

Un geste symbolique venait directement d'être posé à l'encontre du roi Hassan II* dans une Institution Européenne. Néanmoins, cette action visant à une sensibilisation quant à la situation politique au

241 Syndicats, organe de presse de la FGTB, N°43, le 22 octobre 1983. Interview d'Abderrahmane Cherradi par Anne Quinet, RTBF Edition du mercredi 19 octobre 1983 à 19h00. La Dernière Heure du 20 octobre 1983. La Libre Belgique du 20 octobre 1983. Le Monde du 26 octobre 1983.

242 Interview d'Hassan II par Jean-Charles Dekeyser, RTL-TV Edition du 19 octobre 1983 à 19h15.

243 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°422, Roi Hassan II - Visite en Belgique : Texte communiqué à la presse le 19 octobre 1983.

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Maroc n'aurait pu aboutir s'il n'y avait pas eu préalablement plusieurs réunions de coordination entre les Comités de toute l'Europe.

b.3.4 Les relations entre les CLCRM en Europe: coordinations et bilans d'activités 1977-1983.

Depuis la première coordination proposée par le Comité de Paris le 17 octobre 1977, les comités, bien qu'autonomes les uns par rapport aux autres, doivent proposer une méthode de synchronisation de leurs travaux une fois par an244. Lors de cette première coordination, le Comité de Paris a proposé le déroulement de la réunion extraordinaire, entre le samedi 15 et le dimanche 16 octobre, en vue d'échanger les informations sur les activités des comités, les informations sur le Maroc avec un compte rendu des relations avec les organisations marocaines (entendons les associations des Droits de l'Homme au Maroc, mais surtout les mouvements associatifs marocains en Europe plus impliqués dans la lutte contre la répression au Maroc). Les coordinations étaient au début, et suivant la disponibilité des membres des CLCRM, tantôt annuelles, tantôt semestrielles voire même trimestrielles. Lors des coordinations, les CLCRM formaient pour l'occasion l'Association des Comités de Lutte contre la Répression au Maroc. Suite à cette première réunion de coordination, les comités ont décidé que chaque projet devait être suivi d'une commission de travail. Selon la disponibilité des membres des différents comités, une confirmation devait être faite par lettre. De la deuxième coordination du 5 février 1978 à la coordination du 17-18 mars 1979, cinq CLCRM venus de France et de Belgique ont dénoncé auprès de l'opinion publique l'intervention du Gouvernement Giscard aux côtés du régime marocain, dans sa politique de répression, d'impérialisme au Maroc et dans toute l'Afrique245.

Nous avions vu aussi que les CCRM ont marqué leur solidarité par la participation d'une mission juridique d'envergure pour les grévistes de la faim arrêtés depuis octobre 1977. En ce sens, les CCRM soutenaient l'initiative des grévistes qui maintenaient leur action vis-à-vis du régime en réclamant un statut écrit pour les détenus politiques. C'était mettre Hassan II* au pied du mur, car s'il acceptait d'octroyer le statut de détenus politiques, ce serait tacitement reconnaître le délit d'opinion. Or, selon le monarque, il n'existait pas de détenu d'opinion mais seulement des hors-la-loi: « Pour ce qui est des prisonniers politiques, il n'y en a pas chez nous. Il y a des prisonniers d'éthique. (...) Un homme qui sort de la loi n'est plus un prisonnier politique. (...) Mais ceux-là ne sont pas des prisonniers, ils sont des hors-la-loi246.»

244 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Bilan de la coordination du 15 au 17 octobre 1977.

245 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Bilans de la coordination des CLCRM daté du 14 octobre 1979.

246 Interview d'Hassan II sur Europe 1 du 21 novembre 1976.

79

Organigramme des CLCRM en Europe247

Amsterdam

Dusseldörf

Toulouse

Bruxelles

Besançon

Lausanne

Limoges

Amiens

Angers

Marseille

Aix-En-Provence

Liège

Lillle

Dijon

Lyon

Nice

Les CLCRM d'Europe se contactaient par lettre, mais prévenaient directement Paris dès lors qu'ils voulaient publier des informations. Durant l e s bilans des coordinations, chaque comité était tenu d'envoyer un rapport à Paris. Les informations sur les activités varient selon chaque comité. Ainsi, nous pouvons retracer la trajectoire de plusieurs comités en Europe suivant leurs activités. Bien que le Comité de Paris représente le comité central, la Belgique, les Pays-Bas, la RFA structuraient leur CCRM autour d'un Comité intermédiaire avec Paris. L'abondante correspondance entre les comités permet de dégager cinq comités intermédiaires entre Paris et les sections locales : Charleroi, Nîmes, Rouen, Grenoble et Avignon.

247CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°406, Les CLCRM : Listes et organigrammes : Les sections des CLCRM en Europe. Organigramme daté de 1980.

80

A partir de 1982, chaque comité en Europe se dotera d'un numéro de téléphone d'urgence qui devait strictement rester confidentiel.

Entre décembre 1978 et février 1979, le Comité de Dijon248 a tenu régulièrement à organiser le dépôt de la presse du comité dans deux librairies dijonnaises. Ce comité a participé au Collectif SOS-REFOULEMENT local et est rentré en contact avec l'Association des Marocains de France (AMF) pour décider des axes de travail entre les deux associations. Étroitement lié aussi à l'UNEM, le Comité de Dijon a organisé le 12 décembre 1978 une soirée de projection-débat sur l'oppression de la femme au Maghreb. Une centaine de personnes y ont participé, dont quelques femmes immigrées qui prirent la parole. En janvier 1979, le Comité de Dijon a marqué sa solidarité avec l'UNEM, dans laquelle un meeting fut organisé pour exiger la légalité effective de l'UNEM et de ses responsables militants.

Cette solidarité s'est concrétisée par le lancement d'une campagne pour la libération des détenus politiques via l'envoi de 150 lettres à des sympathisants et personnalités de la région. Le mois suivant, le CCRM de Dijon s'est joint au Comité contre la Répression en Amérique Latine et à l'Association Médicale Franco-Palestinienne dans le cadre d'un colloque intitulé « 10 jours contre l'impérialisme ». Durant tout le colloque, se sont tenues une table de presse et l'exposition d'une série de panneaux sur le travail des petites filles dans les fabriques de tapis, sur l'exploitation touristique et les implantations d'entreprises françaises au Maroc. S'en sont suivies une projection d'un film sur la lutte du peuple sahraoui et la tenue d'un débat sur le rôle du gouvernement français dans la région, puis l'organisation d'une soirée ayant pour thème « la Coopération au Maroc ». Ces derniers événements ont constitué les deux interventions spécifiques du Comité dijonnais. Des enseignants et des étudiants marocains ont débattu sur les implications aux niveaux culturels et techniques et sur la finalité réelle de la coopération.

A Besançon249, le Comité a participé à la création d'un comité de défense des étudiants étrangers : dix étudiants étrangers - dont six marocains - étaient menacés d'expulsion après le refus de leur inscription en faculté. Le CCRM de Besançon a informé Paris et a soutenu l'inscription de ces 6 étudiants marocains au Centre Linguistique Appliqué. Le CCRM de Besançon s'investissait dans l'organisation d'un travail en rapport avec l'enfance immigrée, dont les enfants des ouvriers marocains. Le Comité de Besançon a participé à un débat sur la répression que subissent les travailleurs marocains sur une Radio libre locale.

Le Comité d'Angers a tenu, pour sa part, une réunion toutes les trois semaines. Durant ces réunions

tenues avec la section locale de l'UNEM, il eut quelques nouveaux participants et chaque membre versa une cotisation de 10 FF250. Durant le mois de novembre 1978, les membres du CCRM d' Angers ont exposé des panneaux sur la « situation actuelle au Maroc » dans les restaurants universitaires. En décembre, le Comité a organisé le premier anniversaire de la mort de Saïda Menebehi*et a proposé une table ronde sur

248 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Bilan des activités du CLCRM de Dijon entre fin 1978 et début 1979.

249 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Bilan des activités du CLCRM de Besançon entre novembre 1978 et février 1979.

250 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Bilan des activités du CLCRM d'Angers entre novembre 1978 et janvier 1979.

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la situation des femmes au Maroc. Entre temps, un étudiant marocain nouvellement arrivé mais inscrit tardivement en droit s'est vu refuser sa carte de séjour. Le Comité et l'UNEM ont été à l'initiative d'un collectif local contre l'expulsion regroupant les organisations étudiantes, humanitaires, syndicales et politiques. Une délégation au rectorat conduite par le vice-président du bureau des Etudiants de l'Université d'Angers a obtenu une dérogation permettant à l'étudiant marocain d'avoir sa carte de séjour. Le 24 janvier 1979, le Comité a distribué publiquement des tracts et une pétition pour la libération des détenus politiques en particulier celle des responsables et militants de l'UNEM. Parallèlement, le CCRM d'Angers déplore des pratiques « peu démocratiques » au sein de l'UNEM. Le Comité signale aussi la lenteur des informations diffusées par les bulletins du Comité de Paris.

A Lausanne, le Comité Suisse contre la Répression au Maroc s'est constitué dès le 15 avril 1978251. Ce Comité constitue une caisse de résonnance supplémentaire pour les CLCRM de France, de Belgique et des Pays-Bas. Malgré une faible présence marocaine en Suisse, le Comité lausannois est surtout composé de professeurs d'université et de citoyens suisses. Ces derniers proviennent de Lausanne même, Genève, Neuchâtel et Zürich. Appuyé par des avocats, le CCRM de Lausanne se consacrera à dénoncer la répression politique au Maroc, à informer sur les revendications populaires au Maroc et à saisir les organisations internationales siégeant à Genève. Le Comité de Lausanne était en étroite relation avec le Comité de Grenoble. Il participera activement à la coordination des CLCRM de Strasbourg en 1985 comme nous le verrons plus loin.

D'octobre 1978 à mars 1979, le Comité lillois a mené une campagne en faveur du Comité de Défense des Etudiants Etrangers252. Ce comité avait décidé de bloquer les inscriptions à l'Université de Lille pour protester contre les arrêtés d'expulsion. Le CCRM de Lille a aussi dressé une commission qui étudie les conditions de vie et de recrutement des mineurs marocains travaillant dans les charbonnages du Nord. Des contacts réguliers se maintiennent avec la section lilloise de l'UNEM et ce dernier prend 10 abonnements au bulletin du Comité. Contrairement à Angers, les membres du CCRM de Lille ne parvenaient pas à se réunir régulièrement. Le Comité rapportait, accessoirement, une anecdote selon laquelle la chienne d'Hassan II* malade avait été transportée par avion à Nice pour y être opérée. L'animal était escorté d'un colonel...

Durant la troisième coordination des CLCRM qui s'est tenue les 25 et 26 octobre 1980 à Charleroi253, le Comité carolorégien a participé avec Paris, Lille et Dijon à une collecte avec le soutien supplémentaire d'une organisation néerlandaise « la Campagne épiscopale de Carême ». La recette était déposée sur un compte ouvert depuis 1976, et destinée uniquement à la solidarité financière à l'égard des prisonniers et de leurs familles. A cette occasion, les sommes reçues sont destinées : aux bibliothèques des

251 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Bilan des activités du CLCRM de Lausanne daté du 19 avril 1978.

252 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Bilan des activités du CLCRM de Lilles d'octobre 1978 à mars 1979.

253 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Rapport de la coordination de l'ASCLCRM des 25 et 26 octobre 1980.

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prisonniers politiques, pour un montant de 11.500 florins, soit 24.381 FF. La coordination des Comités a demandé à l'AMDH (censurée au Maroc) de fixer l'inventaire des besoins en revues, ouvrages, matériel

pédagogique, appareils audio-visuels et cours par correspondance, destinés aux prisonniers politiques et à leurs familles, pour un montant de 33.000 florins, soit 69.381 FF. La coordination des CLCRM a décidé d'envoyer 100 FF par mois, pendant douze mois à 50 prisonniers que les CLCRM estimaient être les plus démunis.

Entre septembre 1981 et janvier 1982, le Comité lillois a organisé, en association avec l'UNEM, la Ligue des Droits de l'Homme et le Collectif Français-Immigrés de Villeneuve-d'Ascq, une conférence sur la situation économique, sociale et politique au Maroc. Cette conférence à laquelle ont assisté près de 110 personnes a été suivie de l'envoi de cartes postales au Consulat du Maroc pour réclamer la libération des détenus politiques254. Par ailleurs, une manifestation organisée par l'UNEM le 16 décembre 1981 a abouti à l'occupation des locaux du Consulat pendant trois heures. Cette manifestation faisait suite à l'occupation de l'ambassade du Maroc par une septantaine d'étudiants de l'UNEM, laquelle eut lieu à Bruxelles le 6 mars 1980255.

A Grenoble256, le CCRM a présenté aux représentants du comité de Paris ses actions pour l'année 1978 jusqu'au mois de juin 1979. Parmi les activités accomplies, le CCRM grenoblois a participé à un meeting de soutien aux insurgés de Gafsa (ville située au Sud de la Tunisie). Le Comité a participé à une table de presse sur le campus universitaire, aux distributions d'un tract dénonçant le caractère « gaussé » d'une exposition sur le Haut Atlas au Musée de la ville. Le Comité de Grenoble s'est associé au Comité de Dijon à propos d'un colloque sur l'impérialisme, au cours duquel le CCRM grenoblois a présenté un exposé sur l'impérialisme exercé par la France sur les pays du Tiers-Monde. Néanmoins, le Comité a cherché à créer le débat lors d'une conférence à propos du poète militant Abdellatif Laâbi*. Ce débat devait permettre une confrontation entre les Marocains toutes tendances politiques confondues, mais ne fut pas un succès. Alors que le Comité cherchait à réunir les différents points de vue des Marocains, il signalait un ralentissement voire une cassure du travail à cause de la majorité des partisans communistes du PPS, de l'UNEM et de l'USFP à propos de l'affaire du Sahara, d'une part, et, d'autre part, à cause des sympathisants d'Ilal Amam et du 23 Mars qui n'auraient pas encouragé la bonne marche du débat. Ailleurs qu'à Bruxelles aussi, les tensions entre les différentes tendances politiques marocaines étaient perceptibles ; en outre, le CCRM de Grenoble redoutait fortement les membres « passagers » en son sein et doublait sa vigilance à l'égard des auditeurs marocains.

254 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Bilan des activités du CLCRM de Lille entre septembre 1981 et janvier 1982.

255 Le Drapeau rouge du 7 mars 1980.

256 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Bilan des activités du CLCRM de Grenoble des 17 et 18 mars 1979.

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En mars 1981, le CCRM de Rouen participe à la réalisation de la BD de « Rahal » en organisant une collecte de fonds257. Cette collecte devait aussi permettre, quatre mois plus tard, l'impression d'une brochure intitulée « Casablanca juin 1981 » en collaboration avec Paris. Déjà, deux ans plus tôt, le Comité de Rouen a émis le constat suivant : « le travail doit se développer avec la participation du plus grand nombre de Marocains258». En outre, le Comité de Rouen a participé activement au moussem qu'organisent les associations des travailleurs marocains en Europe en mai 1981.

Un appel à une coordination des CLCRM pour le 28 et 29 mars 1981.
Appel proposé par le Comité de Rouen259

257 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Compte-rendu de la coordination des CLCRM passée à Rouen les 28 et 29 mars 1981.

258 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Bilan des activités du CLCRM de Rouen en mars 1979.

259 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Appel d'une coordination proposé par le CLCRM de Rouen daté du 11 février 1981.

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Retour sur le Comité de Dijon. En effet, alors que le colloque sur l'impérialisme avait été un succès, le CCRM dijonnais a pris connaissance du fait qu'une Foire Gastronomique allait se tenir dans la ville260. Au même moment éclatait les émeutes à Casablanca et le Comité n'a pas manqué d'envoyer un télégramme au ministre des Affaires Extérieures Claude Cheysson261. Cette foire était organisée par les instances officielles marocaines, et, par deux fois, a été annulée. La première avait eu lieu à Caen et la seconde à Rouen. Ces deux villes disposaient d'une section locale du CCRM, mais l'ambassadeur marocain cherchait à avoir le soutien de la mairie et des commerçants locaux pour l'organisation de la foire. Qui plus est, l'ambassadeur cherchait à jumeler la ville avec Meknès. Alerté, le CCRM dijonnais a lancé un appel qui fut rejoint entre autres par : l'AMF, Artisans du Monde, Libre Pensée, le Parti Communiste Français (PCF), le Parti Socialiste Français, le Parti Socialiste Unifié (PSU), l'UNEM et le Club Solidarité Carnot. Ce collectif a organisé derechef un meeting auquel participèrent un membre d'une délégation de l'Internationale Socialiste au Maroc et Christine Jouvin Daure-Serfaty*. Le bilan de ce meeting sensibilisa le public et la Foire Gastronomique ne put se tenir.

A Brest262, le Comité a participé entre avril et septembre 1982 à la présentation d'un montage d'une interview d'Hassan II*. Le CCRM a organisé une soirée avec projection du film « l'Attentat » et essayait de tenir une table de presse hebdomadaire régulière.

Le Comité strasbourgeois a tenu un programme d'activités intense entre janvier et juin 1982263. Du 14 au 25 janvier, le Comité a distribué un dépliant intitulé « le Maroc touristique » à l'occasion de la projection du film « L'envoûtement du Sud marocain ». Le 1er février, le Comité organise une rencontre avec l'Association Catholique pour l'Abolition de la Torture (ACAT) et envoie un communiqué à trois journaux alsaciens264 dénonçant la visite d'Hassan II* en France. Le 12 février, le Comité organise une soirée culturelle où sont invités des chanteurs marocains et turcs. Le 23 février, le Comité fut convié à exposer la situation du Maroc dans le cadre de la semaine panafricaine qui traitait du thème des Droits de l'Homme en Afrique. Le 2 mars, le Comité a participé à un meeting avec des représentants de l'USFP à propos de l'arrestation du secrétaire général du parti Abderrahim Bouabid*. Une table de vente a été aménagée et le CCRM a fait une intervention sur les derniers évènements en rapport avec la répression. Du 4 avril au 22 juin, le Comité a organisé un concert pour le groupe marocain Nass El Ghiwane265 et a distribué des tracts avec la section locale de l'UNEM. Le CCRM a exposé plusieurs panneaux et a procuré des informations dans le cadre d'une interview donnée à une étudiante en journalisme à l'Institut

260 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Communiqué : Foire gastronomique de Dijon - Une action unitaire réussie du 21 novembre 1981.

261 Claude Cheysson (1920-2012) fut un haut fonctionnaire et homme politique français. Il a été commissaire européen chargé des relations avec les pays en voie de développement (1973-1981) et ministre des Relations extérieures (1981-1984).

262 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Bilan des activités du CLCRM de Brest daté de 1982-1983.

263 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Bilan des activités du CLCRM de Strasbourg daté du 22 juin 1982.

264 Ces journaux sont : Les Dernières Nouvelles d'Alsace, Le Nouvel Alsacien, L'Alsace.

265 Nass El Ghiwane fut l'un des groupes musicaux les plus importants au Maroc. Ce groupe musicale est né à la fin des années 1960 et puisait dans les répertoires populaires avec un intérêt de l'actualité sociale et politique marocaine.

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Universitaire Technologique de la ville sur la situation politique au Maroc. Enfin, une fois par semaine, un membre du Comité a diffusé sur Radio Bienvenue (radio libre de Strasbourg) les dernières informations en rapport avec la répression au Maroc.

A Amsterdam, le Comité local et le KMAN étaient intimement liés. Entre le 21 juin 1980 et le 6 janvier 1982266, les deux associations ont fait des communiqués de presse concernant les événements de Casablanca. Le 25 juin, le Comité a organisé une manifestation de protestation devant l'ambassade marocaine à La Haye et a remis à l'ambassadeur une pétition appuyée par la Fédération des Syndicats Hollandais (FNV) et les Syndicats Nationaux Chrétiens (CNV). Trois jours plus tard, une nouvelle manifestation a été organisée et a réuni 900 personnes. Fort de ce succès, le CCRM d'Amsterdam a réuni plusieurs représentants des organisations syndicales, politiques et ecclésiastiques de tout le pays. Au niveau local, le CCRM d'Amsterdam collabore avec la section locale du KMAN d'Eindhoven et l'association humanitaire Emmaüs. Ensemble, ils dénoncent les activités des Amicales à Maastricht, notamment l'agression au couteau commise par leur président et ses collaborateurs à l'égard de certains militants du KMAN. Les organisations syndicales néerlandaises proches du CCRM d'Amsterdam, ont organisé à Rotterdam une soirée suivie d'une table ronde avec des représentants d'Amnesty International.

Les CLCRM en Europe cherchent le plus possible à investir l'espace public, s'agissant de la répression politique au Maroc. Cet investissement se caractérise par des distributions publiques de tracts, ainsi que par une implication dans l'enceinte universitaire où, d'une part, les CLCRM défendent les droits des étudiants étrangers et, d'autre part, ils sensibilisent les étudiants du campus sur la vie politique au Maroc sous une perspective d'une solidarité internationale. Par ailleurs, les CLCRM distribuent leur bulletin d'information dans des librairies et travaillent à gagner l'opinion publique en leur faveur par des interventions radiophoniques sur la répression politique au Maroc. L'examen de ces premières coordinations permet d'affirmer que les CLCRM ont parfois maille à partir avec les problèmes internes des mouvements associatifs marocains.

La coordination des CLCRM organisée à Rouen établissait une meilleure disposition des travaux des sections locales, dressait les premières recettes et harmonisait le plus possible le fonctionnement entre les CLCRM. A l'issue des activités portées par les CLCRM en Europe, une nouvelle association née des CLCRM voyait le jour en France durant les deux premières coordinations européennes267: l'Association des Parents et Amis des Disparus au Maroc (APADM). Cette association va compléter le travail des CLCRM en dressant des listes des victimes collatérales de la répression au Maroc, tout en centralisant davantage les listes des détenus dressées par les CLCRM. Ainsi, l'APADM publiait un premier communiqué daté d'août 1983. Ce communiqué fut signé par 97 détenus politiques de la prison centrale de Kénitra. Ces détenus du groupe « 83 » étaient pour la plupart des juges, des avocats, des journalistes dont certains appartenaient à l'USFP et l'AMDH. Ce communiqué : « appelle l'ensemble des

266 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Bilan des activités du KMAN et du CLCRM d'Amsterdam du 7 janvier 1982.

267 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°378, APADM - Communiqués : Communiqué de l'APADM du 15 mai 1983.

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organisations démocratiques et l'opinion publique humanitaire à exprimer sa solidarité et son soutien à ces familles pour obtenir des éclaircissements sur le sort réservé à leurs enfants disparus depuis plus de six mois et obtenir leur délivrance des lieux de détention secrète, à savoir les griffes de la répression et des contraintes inhumaines268. »

Pendant la coordination des 24 et 25 octobre 1982 qui s'est déroulée à Paris269, le comité central a

demandé à chaque comité actif de lui fournir une liste de personnes susceptibles de s'abonner. Le Comité de Paris signale la condamnation de 21 détenus en janvier 1982. Une libération est signalée, celle d'Hakima Nagi (détenue alors enceinte) contrairement au détenu Seghir qui aurait dû sortir avec un groupe de détenus de la prison de Meknès mais qui a finalement été transféré à la prison de Kénitra. Par contre, au pénitencier de Settat, les lycéens déclenchent une grève de la faim. Le CLCRM de Paris prend connaissance, entre temps, d'un voyage du Président François Mitterrand* au Maroc270. Les informations sur les détenus filtrent au compte- goutte271. La date du voyage est encore imprécise et laisse espérer une campagne de libération des détenus politiques. Paris propose plusieurs actions parmi lesquelles : une demande d'entrevue d'une délégation des avocats qui sont allés au Maroc dans le cadre des deux missions juridiques organisées en 1979 et 1981, le lancement d'une pétition, que chaque comité enverrait le plus rapidement possible à l'Elysée et à l'Ambassadeur du Maroc en France. La priorité, pour cette pétition, sera de rechercher des signatures de personnes connues.

Le 22 mai 1982272, le Comité de Paris prend conscience des problèmes de communication existant entre les différentes sections des CLCRM dans le reste de l'Europe. Paris envisage, dès lors, d'adresser une « Lettre du Comité de Paris aux autres comités » chaque mois avec l'envoi du bulletin d'information. La circulation des informations se fait alors par trois moyens : par l'utilisation exceptionnelle d'un numéro de téléphone en utilisant l'organigramme « d'urgence » que le Comité lillois a envoyé à chaque comité et qui permet ainsi une liaison rapide ; ensuite, par l'utilisation plus habituelle du répondeur-enregistreur. Ce système permet de recevoir les dernières nouvelles sur la répression au Maroc, de connaître les activités des comités et d'enregistrer les messages relevés deux fois par jour. Le troisième moyen réside dans les informations échangées entre les différents comités qui complètent le service répondeur-enregistreur.

Depuis 1979, les comités de Lille, Paris, Dijon, Rouen, Caen et Angers ont suivi les grandes lignes de la politique marocaine en observant : les accords de Paix intervenus le 5 août 1979, entre la Mauritanie et le POLISARIO, la visite d'une commission sénatoriale américaine dans les territoires occupés par le Maroc au Sahara occidental et le bilan politique de la gauche marocaine où le PPS est de plus en plus isolé devant l'USFP qui se présente comme la seule alternative gouvernementale au Maroc. Quant à

268 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°378, APADM - Communiqués : Communiqué des 97 détenus politiques de la prison centrale de Kénitra daté d'août 1983.

269 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Pétition proposé par le CLCRM de Paris lors de la coordination de Paris des 24 et 25 octobre 1982.

270 Idem

271 Cette situation empêcha le CCRM de Bruxelles de pouvoir publier son bulletin d'information.

272 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°408, Les CLCRM - Coordinations européennes : Proposition de Paris aux sections locales des CLCRM d'amélioration de la communication des informations datée du 22 mai 1982.

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l'UNEM, elle tenait son XVIe Congrès entre le 31 août et le 5 septembre 1979 et peinait à se relever des troubles internes. Ainsi, les CLCRM et quelques partis de la gauche marocaine (USFP, Ilal Amam, 23 Mars et l'UNEM) ont convenu de maintenir la collaboration mutuelle là où les comités représentent un lieu de rencontre entre toutes les organisations marocaines. Les CLCRM ne font pas d'exclusivité dans leur soutien aux organisations politiques marocaines d'opposition. Les comités maintiennent la nécessité d'élargir le soutien à la lutte du peuple marocain, à toutes les forces progressistes dans le monde, et le besoin d'une alliance de toutes les forces marocaines d'opposition contre la répression.

Les différents bilans des CLCRM envoyés à Paris ont permis une synthèse des travaux des comités reprise dans une commission interne aux CLCRM. Cette commission établit les conditions pour être agréé CLCRM. Les conditions sont les suivantes273:

- Avoir accepté la plateforme des CLCRM ; - Avoir engagé des activités localement ;

- Avoir reçu la visite ou la caution morale d'un CLCRM déjà existant ;

- Verser une cotisation annuelle d'un
minimum de 100 Frs ;

- Chaque membre doit verser une cotisation au comité local d'un montant à définir par chaque comité.

Les conditions d'adhésion aux CLCRM exigent, en plus, un maintien des activités locales, un versement de la cotisation et une présence au moins à une coordination dans l'année. Les conditions de participation à une coordination établissent qu'un membre doit faire partie d'un comité reconnu et que, s'il vient pour la première fois à une coordination, le membre doit être mandaté par écrit par son comité. La participation à une première coordination se fait à titre d'observateur ; par la suite, la participation est plénière.

La commission du travail était suivie d'une commission matérielle. Cette commission faisait état de la vente de la BD de « Rahal », des bulletins d'information et des tirages des brochures. Au début de l'année 1983, les comités de Bruxelles, de Charleroi, de Lille, de Rouen, d'Amsterdam et de Paris ont rendu compte de leur recette274:

Bruxelles 24648

Charleroi 9148

273 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°402, ASCLCRM - Communiqués : Synthèse du travail des CLCRM. La commission de fonctionnement datée de 1982-1983.

274 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°402, ASCLCRM - Communiqués : Synthèse du travail des CLCRM. La commission matérielle datée de 1982-1983.

Lille

3542

Rouen

1473

Hollande

7457

Paris

7000

Total 53268 Fr

88

Cette recette va servir, en partie, à financer la mission médicale Brutsaert partie de Belgique au Maroc durant le mois de septembre 1984.

b.3.5 La mission médicale Brutsaert-Moulaert et le Groupe « 84 » de Marrakech : 1984

Après les émeutes du 21 juin 1981, le Maroc va être secoué par de nouveaux mouvements de grève d'étudiants dans tout le pays. Ces grèves, suivies d'importantes manifestations dans tout le Nord du pays, témoignent d'un désespoir grandissant au sein de la jeunesse marocaine qui souffre d'un taux de chômage énorme.

Depuis la visite du président François Mitterrand* le 29 janvier 1983, le phénomène des « diplômés chômeurs » ne cesse de prendre une allure inquiétante275. Ces universitaires sans emploi grossissent le rang des désoeuvrés sociaux et organisent chaque année une manifestation exigeant un travail digne de leur qualification. Par ailleurs, cette fracture systématique entre les secteurs de l'enseignement et l'emploi est symptomatique de la nature même du système politique marocain. En effet, les meilleurs postes sont réservés aux familles makhzéniennes les plus influentes du pays276.

Le régime cherche à casser le mouvement étudiant et ira même jusqu'à interdire certains cursus universitaires comme en témoigne l'exemple de la fermeture de la Faculté de Sociologie d'Abdelkébir Khatibi et Paul Pascon depuis 1968277. La répression à l'encontre des étudiants se traduit par la mise en place d'une police spéciale chargée de surveiller les activités de ces derniers : les « AWAKS ». Cette police des universités patrouillait régulièrement dans les enceintes universitaires et allait même jusqu'à investir les auditoires dans le but de surveiller le contenu des cours dispensés278.

Les années 1980 marquent aussi, au Maroc, l'apparition des mouvements islamistes dans l'espace public. Le phénomène islamiste puisera progressivement sa légitimité parmi les catégories sociales les plus démunies, au moment où la gauche marocaine sonne son ralliement à la monarchie. Si ce ralliement

275 M. BADIMON EMPERADOR, Diplômés chômeurs au Maroc : dynamiques de pérennisation d'une action collective plurielle, in L'Année du Maghreb, N°3, 2007, pp. 297-311.

276 P. VERMEREN, De quels ingénieurs parle-t-on ? Situation et trajectoires des ingénieurs des grandes écoles. Le cas du Maroc, in Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, N°101-102, 2003, pp. 247-264.

277 P. VERMEREN, Histoire du Maroc depuis l'indépendance, op. cit., p. 62.

278 UNEM section Bruxelles-Charleroi, Dossier Syndical, op. cit., p. 30.

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pouvait se caractériser par l'adhésion au « consensus national » qui oblige l'acceptation inconditionnelle des statuts sacrés de la monarchie, de l'Islam comme religion d'Etat et de la marocanité du Sahara occidental, il n'était pas rare non plus que des opposants et des détenus politiques adressent et signent une lettre-type au roi demandant sa grâce. Ces lettres d'amnistie étaient parfois reproduites telles quelles par la presse marocaine279.

« Majesté, que Dieu perpétue Votre règne et le glorifie. Nous adressons notre présente lettre à l'Auguste Personne de Votre Majesté dans l'espoir de bénéficier de Sa généreuse grâce, Sa magnanimité et Sa bienveillance paternelle.(...) Depuis le jour où le combat de la Glorieuse Famille Royale Alaouite a été couronné par l'indépendance du pays, Mohamed V, que Dieu l'ait dans Sa Sainte Miséricorde, a opté pour le régime de la monarchie constitutionnelle. Votre Majesté a suivi ce chemin et a eu le mérite de concrétiser une conception philosophique, déterminer le cadre constitutionnel pour l'instauration de la démocratie dans la société marocaine et de veiller sur sa continuité et sa stabilité. (...) Lorsque furent réunies les conditions historiques pour la récupération du Sahara, le génie politique de Votre Majesté s'est manifesté par l'idée de la Marche Verte, resteront liées à l'Auguste Personne de Votre Majesté dans la mémoire de toutes les générations de Votre peuple et témoigneront à jamais de Votre génie. »

L'année 1984 marque une montée vertigineuse des grèves de la faim. Ces événements sociaux sont essentiellement dus aux contrecoups de la politique libérale entamée depuis 1977. La jeunesse ne cesse de manifester son mécontentement au régime à Marrakech, à Tétouan, à Nador et dans tout le Rif entre le 4 et le 19 janvier 1984. Les CLCRM de France ont relevé près de 2000 arrestations entre le 19 et le 21 janvier. Les arrestations ont principalement visé des avocats, des lycéens et des enseignants. Ces arrestations sont signalées dans les villes suivantes280:

Marrakech

900 arrestations

Nador

500 arrestations

Fès

300 arrestations

Agadir

250 arrestations

Beni Mellal

100 arrestations

279 G. PERRAULT, op. cit., pp. 318-319.

280Maroc Répression, Bulletin bimestriel du CCRM section Bruxelles, janvier-février, 1984, p. 6.

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Ces chiffres des CLCRM contrastent fortement avec ceux donnés par certains partis politiques marocains tels : l'USFP qui annonce une centaine d'arrestations parmi les lycéens de la jeunesse USFP, le PPS qui annonce des dizaines d'arrestations dont deux membres de son comité central et l'OADP qui annonce seulement 24 arrestations dans ses rangs281.

Dans son discours du 22 janvier 1984, Hassan II* prend un ton particulièrement ferme envers les manifestants en leur imputant l'entière responsabilité des troubles sociaux : « En vérité, il y a lieu d'imputer cet état des choses soit aux enfants, soit à un ramassis de truands. Ceux-ci se trouvent à Nador, à Al Hoceima, à Tétouan, à Ksar Kébir. Ces truands désoeuvrés qui vivent de la contrebande et du pillage et qui ont utilisé à Marrakech, comme c'est le cas pour tous les perturbateurs, les enfants qu'ils ont placés au- devant des manifestations sachant qu'il est difficile pour la police de s'attaquer à eux. On peut vous annoncer que ces truands ont été emprisonnés. De leur côté, les enfants, étudiants et élèves doivent savoir que c'est à cause d'eux que le coût de la vie a augmenté. (...) Je m'adresse à ces jeunes enfants qui sont manipulés par les autres pour leur dire qu'ils cessent de se livrer au petit jeu. D'ailleurs, l'ordre a été donné pour qu'ils soient sanctionnés au même titre que les adultes. Je dis également aux enseignants qu'ils sont connus et que ce sont eux qui entendent déclencher la grève et manifester dans la rue. Parmi les professeurs nombreux sont ceux qui ont été renvoyés et ont ensuite réintégré leurs postes. Certains d'entre eux ont regagné leur poste en dépit des peines de prison qu'ils ont regretté leurs actes, nous avons décidé alors leur réintégration. Les enseignants doivent savoir qu'à l'avenir, ils seront sanctionnés selon les dispositions de la loi en vigueur sous le Protectorat et reconduites à l'Indépendance. Quiconque répandrait des rumeurs mensongères ou commettrait des actions de nature à troubler l'ordre public sera sévèrement sanctionné282».

La révolte sociale enflamme le pays, au moment où Roland Dumas283, alors chargé des relations européennes, s'est rendu en visite officielle au Maroc les 10 et 11 août 1984, afin de confirmer au monarque que la France défendrait les intérêts du Maroc au sein de la CEE dans le cas de l'élargissement de la communauté à l'Espagne et au Portugal. Deux jours plus tard, Hassan II* et le Colonel Mouammar Kadhafi signent le traité d'Oujda qui préconise une union approuvée à « 99,7 % par le peuple marocain et à l'unanimité par le Congrès du peuple libyen». Cependant, les détenus politiques de la prison centrale de Kénitra dénonçaient leurs conditions et marquaient leurs solidarités envers 300 étudiants arrêtés à Oujda284.

Le CCRM de Bruxelles a pris, entre-temps, connaissance de plusieurs groupes de jeunes détenus dans les prisons de Marrakech, Safi et Essaouira : il s'agit du groupe « 84 ». A l'inverse des groupes précédents de détenu, ce groupe relevait d'une particularité dans la mesure où tous ses membres étaient âgés, au moment des faits, de 20 à 29 ans. Le groupe « 84 » ne comprenait pas, en son sein, d'éléments

281 Maroc Répression, cit, p. 4.

282 Jeune Afrique du 1er février 1984.

283 Roland Dumas (né en 1922), est un avocat et homme politique français. Proche de François Mitterrand, il a été notamment ministre des Relations extérieures de 1984 à 1986 et des Affaires étrangères de 1988 à 1993. Il a ensuite présidé le Conseil constitutionnel de 1995 à 2000.

284 Maroc Répression, Bulletin bimestriel du CCRM section Bruxelles, juillet-août, 1984, pp. 3-10.

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ayant déjà un important passé politique ou syndical. Le 1er mai 1984 marquait le soutien d'un rare courage des mères des détenus du groupe « 84 » qui sont sorties manifester pour exiger la libération de leurs enfants à Marrakech.

Le bulletin du CLCRM de septembre 1984 publiait aussi le verdict des premiers procès contre 71 islamistes, dont le fameux procès dit des « islamiques » qui eut lieu entre le 30 et le 31 juillet 1984 : 13 peines capitales (dont 7 par contumace), 34 peines à perpétuité (dont 13 par contumace), 8 peines de 20 ans de prison, 9 peines de 10 ans de prison et 7 peines de 4 ans de prison. Suivant le verdict de ce procès, les CLCRM signalaient de nombreux licenciements dans les secteurs privé et public.

Ainsi, depuis le 7 mai 1984285, 460 ouvriers de l'usine Berliet-Maroc ont été licenciés. Les travailleurs accusaient la direction d'avoir monté de faux dossiers pour accréditer la thèse de la fermeture de l'usine et d'avoir mis les 460 ouvriers au chômage sans préavis, ni indemnités. 120 ouvriers de la Société Chérifienne d'Electricité à Casablanca ont été expulsés alors que 140 ouvriers de l'Africaine de

Construction Métallique réclamaient la réouverture de l'usine fermée depuis le 1er juillet 1983. A Tétouan, la Société de Textile TICSNOR a expulsé 120 ouvriers et a fermé ses portes le 12 avril 1984. Cette mesure a provoqué la colère des travailleurs qui ont occupé l'usine, mais très vite ils en furent délogés par les forces de l'ordre. Le 31 mai, les employés du grand Hôtel Nfis à Marrakech ont mené une journée de grève de solidarité avec une employée expulsée arbitrairement. En guise de réponse à leur revendication, le patron de l'établissement a renvoyé 55 travailleurs.

Plus tard, le 2 août 1984286, 133 travailleurs ont été licenciés à la suite de la fermeture de la société coopérative agricole SECAM à Kénitra. 137 ouvriers de l'usine d'emballage A.B.C. d'Agadir ont été licenciés, sans préavis, ni indemnités, alors que le personnel de l'Office Chérifien des Exportations a dénoncé la décision de mettre le secteur de la conserverie entre les mains de sociétés privées. 1700 infirmières de la Santé Publique n'ont pas été rémunérées depuis juillet 1983 alors que 2000 autres ont été licenciées. Les droits syndicaux sont de plus en plus grignotés comme en témoigne le cas des ouvriers des boulangeries à Nador qui travaillent jusqu'à 16 heures par jour. Comme en 1977, le monarque organise des élections législatives le 14 septembre 1984. Ces élections se déroulent alors que le pays est économiquement au bord de la faillite et est socialement très agité. Ilal Amam, principal mouvement de la gauche opposé à Hassan II*, signalait 2000 prisonniers politiques dans tout le Maroc287. Alors que le Comité bruxellois relayait ces chiffres de licenciement établis par Paris, un communiqué de presse qui avait appelé à une manifestation de solidarité organisée à Bruxelles le 29 janvier 1984 : « Suite à la répression sanglante du mouvement social au Maroc, la manifestation organisée en quatre jours par le Comité Contre la Répression au Maroc a réuni ce 29 janvier dans le centre de Bruxelles de 3000

285 Maroc Répression, Bulletin bimestriel du CCRM section Bruxelles, septembre, mars-avril, 1985, pp. 2-5.

286 Maroc Répression, cit., p. 6.

287 Archives Personnelles de Mohamed El Baroudi, Documents relatifs à la gestion interne de l'UNEM section Bruxelles : Communiqué de l'organisation Ilal Amam à propos des derniers développements dans les prisons au Maroc, daté du 7 septembre 1984.

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à 4000 travailleurs marocains de toutes opinions, soutenus par des Belges. La manifestation a prouvé que l'immense majorité de l'opinion marocaine en Belgique est foncièrement hostile au régime dictatorial et sanguinaire qui sévit au Maroc. Le C.C.R.M. rappelle que si les manifestations populaires ont cessé, la répression continue selon les méthodes habituelles - enlèvements, tortures, procès expéditifs - d'autant plus furieusement que l'information internationale est empêchée288».

Manifestation organisée par le CCRM de Bruxelles. Bruxelles, le 29 janvier 1984289

Le 30 août 1984, le président du PCB-KPB Louis Van Geyt*, appuyé par le président de la FGTB André Van den Broucke* et le sénateur Yves de Wasseige*, avait envoyé une lettre à Léo Tindemans* devenu ministre des Affaires Etrangères après sa primature ministérielle. Au-delà de leur appartenance commune au CCRM de Bruxelles, le président du PCB met le ministre devant ses responsabilités : « La mort de deux étudiants qui faisaient la grève de la faim depuis le 4 juillet avec plusieurs dizaines d'autres détenus politiques emprisonnés au Maroc suscite une émotion d'autant plus vive que de nouveaux décès sont à craindre. Les relations que notre pays entretient avec le Maroc et les liens créés par la présence d'une importante communauté marocaine en Belgique m'amènent à vous demander d'intervenir auprès du

288 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°77, Correspondance générale pour l'année 1984 : Communiqué du CCRM de Bruxelles daté du 29 janvier 1984.

289 Photo de la manifestation organisée par le CCRM de Bruxelles en faveur des victimes des arrestations au Maroc, in Maroc : un trône qui tremble sur ses bases, Publication de la Ligue Anti-Impérialiste, Bruxelles, février 1986, p. 27.

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gouvernement de Rabat pour que l'on reconnaisse à ces jeunes gens arrêtés à la suite des émeutes de la faim de janvier dernier le statut et les droits généralement reconnus aux prisonniers politiques et qu'ils puissent ainsi mettre fin à leur mouvement290. » Léo Tindemans* répondait qu'il continuait à « suivre avec une très grande attention l'évolution de cette affaire » et d'ajouter : « Notre Ambassade à Rabat a du reste été chargée de me tenir régulièrement informé des développements de celle-ci291. »

Au Maroc, les principales revendications des jeunes du groupe « 84 » étaient292: l'amélioration des conditions de détention par l'arrêt des tortures et l'apport de soins aux détenus torturés ou malades. Un droit pour les étudiants incarcérés de poursuivre leurs études et de passer leurs examens avec un droit d'accès aux journaux et aux livres, et une suppression des restrictions au droit de visite accordé aux familles des détenus.

Pendant les préparatifs de la mission médicale, le CCRM de Bruxelles a contacté plusieurs communes bruxelloise en vue d'organiser une collecte publique en faveur du groupe « 84 ». Cette collecte devait compléter les recettes obtenues depuis 1983. Seules les communes de Bruxelles-Ville, Saint-Josse- Ten-Noode et Etterbeek ont donné une suite favorable à la demande du CCRM de Bruxelles. Les communes d'Anderlecht et de Molenbeek ont refusé d'accorder une autorisation au CCRM en raison de la foire annuelle et du « caractère nettement politique de l'activité projetée », voire du risque « de distribution d'imprimés contenant des offenses envers la personne d'un Souverain étranger »293. La collecte a eu lieu les 15 et 16 septembre et a permis au Comité de récolter un supplément de 15.100 FB de divers souscripteurs, dont 10.000 FB de la CGSP secteur Enseignement de Bruxelles. 2400 FB ont directement été envoyés à 28 grévistes de la faim du groupe « 84 »294.

Les CLCRM de France ont de leur côté fait écho au cas de ce groupe, ainsi, le journal Libération du 3 septembre 1984 a consacré une page entière aux jeunes du groupe « 84 ».

290 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°77, Correspondance générale pour l'année 1984 : Lettre de Louis Van Geyt adressée à Léo Tindemans datée du 30 août 1984.

291 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°77, Correspondance générale pour l'année 1984 : Lettre de Léo Tindemans adressée à Pierre Le Grève datée de septembre 1984.

292 L'UNEM : Dossier Syndical, Organe de presse de l'UNEM section Bruxelles, Bruxelles, 26 septembre 1984, pp. 1-2.

293 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°77, Correspondance générale pour l'année 1984 : Communiqué interne du CCRM de Bruxelles daté du 15 septembre 1984.

294 Idem

Les détenus du « groupe » 84. Les deux principaux portraits représentent, de gauche à droite, Moustapha Belhouari et Boubkeur Moulay Douraïdi tous deux morts d'une grève de la faim les 28 et 29 août 1984295

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295 Libération du 3 septembre 1984.

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Demande d'une autorisation et recettes obtenues du CCRM de Bruxelles d'une collecte publique en faveur

du groupe « 84 »296

La mission médicale a fait l'objet d'une minutieuse préparation297. Les Docteurs Moulaert*et Brutsaert ont introduit auprès de l'Ambassade du Maroc en Belgique une demande officielle de visa avec comme demande : Mission professionnelle - médicale et humanitaire. Une fois les visas accordés, les deux médecins ont contacté la Ligue Belge pour la Défense des Droits de l'Homme. Cette dernière a adressé quatre télégrammes : le premier à l'Ambassade de Belgique, le second au Ministère de la Justice, le troisième au Ministère de la Santé et le quatrième au Ministère de l'Intérieur à Rabat.

Il s'agit donc d'informer officiellement deux médecins belges. La mission médicale a duré une semaine, du 12 au 19 septembre 1984. Une fois sur place, les deux médecins ont dressé un plan de travail qui consiste à rencontrer les détenus et grévistes de la faim dont treize personnes à l'Hôpital La Mamounia à Marrakech, six à l'Hôpital Mohamed V à Safi et neuf à l'Hôpital Sidi Mohamed Ben Abdallah à

296 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°77, Correspondance générale pour l'année 1984 : Demande d'une autorisation suive des recettes du CCRM de Bruxelles d'une collecte publique en faveur du groupe « 84 » datée du 18 septembre 1984.

297 L'UNEM : Dossier Syndical, Organe de presse de l'UNEM section Bruxelles, Bruxelles, 26 septembre 1984, pp. 2-3.

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Essaouira. Ensuite, les médecins belges ont rencontré les médecins marocains responsables et réanimateurs des trois hôpitaux mentionnés. Puis, une rencontre avec les avocats des détenus et l'AMDH a été effectuée pour, finalement, rencontrer les familles des détenus.

Cependant, les médecins belges furent obligés de rencontrer préalablement le pacha de Marrakech, le Gouverneur (amil) de la région et le ministre de la Justice Moulay Mustapha Belarbi Alaoui. Les médecins belges décrivaient leur méthode de travail dans le rapport. Ainsi, ils confirmaient qu'ils avaient retranscrit le plus fidèlement possible les actions et conversations tenues avec les médecins marocains, les membres de l'AMDH et les parents des détenus du groupe « 84 ». C'est suivant ce plan de travail que les Docteurs Brutsaert et Moulaert* ont essayé de réaliser leur mission ; néanmoins plusieurs obstacles ont été signalés parmi lesquels298:

- L'impossibilité sur place d'obtenir les autorisations officielles ;

- Des difficultés constantes à établir des communications téléphoniques ou télex avec l'Ambassade de Belgique ou les autorités marocaines compétentes ;

- Une surveillance et des filatures policières constantes dès l'arrivée des médecins au Maroc ;

- Une priorité absolue de ne compromettre qui que ce soit par la mission.

Dès le premier jour, le 12 septembre, les médecins belges signalent des difficultés à obtenir les autorisations officielles pour rencontrer les détenus dans les hôpitaux, ainsi que des difficultés à obtenir des communications avec l'ambassade et les autorités locales. Le lendemain à 12h30, les médecins belges ont téléphoné au Docteur (chirurgien-pédiatrique) El Kabach exerçant à l'Hôpital La Mamounia. Un rendezvous fut fixé à 15h00, le Docteur El Kabach reçut les deux médecins belges et leur recommanda vivement de ne rien dire par téléphone et de ne pas parler avec la Ligue des Droits de l'Homme. Bien que le Docteur El Kabach ait cherché à rassurer les médecins belges, ces derniers ont rappelé au médecin marocain que sur les 36 détenus grévistes répartis dans les trois hôpitaux, deux étaient morts des suites de cette grève de la faim. En plus, les détenus étaient enchaînés sur leur lit d'hôpital par des menottes et des liens aux pieds et qu'ils portaient des trous de brûlures sur le corps. Ce dernier point a été confirmé par les avocats des détenus. Après avoir entendu ces informations, le Docteur El Kabach adopta un ton plus prudent : « Je dépends du Ministère de la Santé. J'ai une double responsabilité. Je suis médecin et fonctionnaire. Je ne veux pas d'histoires ni avec la police, ni avec La Ligue des Droits de l'Homme. (...)299».

Le vendredi 14 septembre300, les médecins belges se sont rendus à l'Hôpital Mohamed V dans la ville de Safi où étaient détenus neuf grévistes. C'est dans cet hôpital qu'est décédé le 29 août 1984 un des jeunes du groupe « 84 » : Mustapha Belhouari. Arrivés à 15h00, les médecins belges rencontrent le médecin responsable le Docteur Chakib. Le Docteur Chakib cherche à dissuader les médecins belges de se rendre à Essaouira, qui est l'ultime destination de l'équipe médicale belge. Enfin, au grand étonnement des

298 P. BRUTSAERT et C. MOULAERT, Rapport médical sur les grévistes du groupe « 84 », Bruxelles, 19 septembre 1984, pp. 45. Interview de Colette Moulaert le 3 mai 2014.

299 P. BRUTSAERT et C. MOULAERT, cit., p. 7.

300 Idem

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médecins belges, le Docteur Chakib nie le fait que Mustapha Belhouari et Boubker Moulay Douraïdi soient morts d'une grève de la faim.

Le samedi 15 septembre 1984, les médecins belges se rendent à l'Hôpital Sidi Mohamed Ben Abdallah dans la ville d'Essaouira après 4 heures de voyage en bus. A leur arrivée à 10h00, une infirmière invite les médecins à revenir le lundi car le médecin-directeur n'était pas là. Les médecins belges se rendent alors au standard pour téléphoner au médecin-chef. La réponse est immédiate. Durant l'entretien téléphonique, le Docteur Colette Moulaert* demande au médecin-chef de l'hôpital une entrevue. Ce dernier refuse en prétextant qu'il n'a pas d'autorisation. Une minute plus tard, le médecin-chef rappelle le standard, revient sur sa décision et désire rencontrer les médecins belges. Ces derniers rencontrent le médecin-chef inquiet, sinon paniqué. Se voulant être rassurant, le médecin-chef affirme que « les prisonniers vont très bien ». Le Docteur Colette Moulaert* demande des explications sur les symptômes de diabète que présentait un détenu. En effet, Jamal Benyoub avait un taux de glycémie dépassant 200mg / %. Le Docteur marocain répond qu'il ne s'agit pas de diabète mais « d'acétone de jeune ! ». Le bref entretien se termine par la question cruciale sur les circonstances du décès de Boubker Moulay Douraïdi et Mustapha Belhouari. La réponse fut pareille à celles des deux précédents médecins marocains : « Nous ne savons pas ! 301».

Entre le 18 et le 19 septembre 1984302, les médecins belges ont rencontré un membre de

L'Association Marocaine des Droits de l'Homme (qui a demandé qu'on ne cite pas son nom). Pendant cette rencontre, les médecins belges ont appris que les deux morts des suites de la grève de la faim ont refusé de manger, de prendre des médicaments. Pour les détenus du groupe « 84 » qui ont cessé la grève, ils recouvrent leur santé avec beaucoup de difficultés, des séquelles, des paralysies des membres et des troubles de la vue. Les médecins belges ont téléphoné aux familles du groupe « 84 ». Contrairement au cas des médecin-chefs des hôpitaux, un rendez-vous est immédiatement obtenu. Les informations que les familles des détenus ont fournies aux médecins belges contrastent fortement avec les maigres renseignements obtenus des médecins marocains.

Tout d'abord, les médecins belges ont appris que l'Hôpital Sidi Mohamed Ben Abdallah à Essaouira ne dispose pas d'un équipement sanitaire adéquat : la nourriture est très mal adaptée et on ne prend pas la température des patients. Les autorités ont, de plus, expulsé un médecin français qui voulait s'occuper des grévistes. Ensuite, les Docteurs Brutsaert et Moulaert*ont appris avec effroi que le Docteur Chakib, médecin-chef de l'Hôpital Mohamed V à Safi, était aussi agent de la DST. Il n'a donné aucun traitement avant le premier décès, cependant qu'une équipe médicale comprenant le Docteur Réda et le Docteur Moutawakil était venue de Casablanca et Rabat pour donner des soins et transférer les détenus les plus faibles vers Marrakech. Dans cette dernière ville, il apparait que le Docteur El Kabach a maintenu une situation plus calme dans l'hôpital. Le médecin restait en contact avec les détenus et les

301 P. BRUTSAERT et C. MOULAERT, cit., pp. 9-10.

302 P. BRUTSAERT et C. MOULAERT, cit., pp. 10-14.

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familles. Dans l'hôpital, les policiers ne rentraient pas dans les chambres mais demeuraient dans les couloirs et devant les fenêtres.

Les médecins belges ont rencontré les parents des deux grévistes morts. Le père de Mustapha Belhouari témoigne des motifs et des sévices subis par son fils. Mustapha Belhouari était président de l'UNEM, section Marrakech, et recherché depuis 1981. Une dizaine de policiers font irruption dans le foyer familial après les émeutes de janvier 1984. Après avoir fouillé toute la maison, les policiers arrêtent le frère de Mustapha, Abdallah, le torturent pour qu'il avoue où s'était caché Mustapha. Le 23 janvier 1984, la police a arrêté le père et la mère de Mustapha Belhouari ; il a dû se rendre sous la menace de torturer ses parents. Entre le 23 janvier et le 29 mai 1984, Mustapha Belhouari a été transféré au centre de détention Derb Moulay Cherif. Au Derb Moulay Cherif, Mustapha a subi, pendant près de deux mois, plusieurs tortures dont : les punaises dans les lèvres, les électrodes dans les oreilles, l'anus et les testicules. Les pièces seront ensuite chauffées à blanc. La suspension des pieds de la victime en l'air sera suivie d'un viol par des animaux entraînés à cet effet. La rencontre des médecins belges avec les grévistes de la faim du groupe « 84 » de la prison civile de Marrakech avait permis au CCRM de Bruxelles de dresser une liste reprenant les noms, les professions et les condamnations des grévistes303.

Après cette mission médicale, le CCRM de Bruxelles avec l'aide de son réseau de s olidarité, publiera en février 1986 un dossier complet dédié aux grèves survenues en 1984. Ce dossier a été publié dans le quatrième numéro de la Ligue Anti-Impérialiste ; il reprend des extraits du rapport médical Brutsaert-Moulaert suivi des témoignages et extraits de lettres des familles des détenus du groupe « 84 »304. Hassan II* vivait sa vingt-quatrième année de règne, la répression politique aussi. A l'heure où le monarque organisait le mariage fastueux de sa fille, la princesse Meriem, à Fès, le régime des tortures s'intensifiait envers les détenus. Les procédures restent forts similaires : rechercher le suspect, faire pression sur ce dernier à travers ses proches, incarcérer le suspect qui devient accusé et le torturer suivant son degré d'implication dans la politique.

b.3.6 Du colloque des CLCRM organisé à Paris, à l'affaire Albert Raes : 1985-1989

Le succès de la mission médicale Brutsaert-Moulaert a permis la tenue d'une coordination entre le 6 et le 7 octobre 1984 à Amsterdam305. Cette coordination faisait le point sur les informations relatives à la situation au Maroc et à la situation interne des comités. Ainsi, le Comité parisien a réitéré sa volonté de centraliser les informations des comités locaux en vue de les diffuser dans la presse. Cependant, les CLCRM signalaient la difficulté grandissante quant à la collecte des informations au Maroc et à leur vérification. Dans un souci d'efficacité, les CLCRM devaient envoyer une fiche supplémentaire de renseignements à Paris. Cette fiche devait indiquer si une initiative locale était prise par un CLCRM. Cette initiative relevait souvent d'un projet de réunion, de meeting ou du lancement d'une pétition. Le succès

303 Voir les annexes.

304 Voir les annexes.

305 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°405, les CLCRM - Communiqués de presse : Bilan de la coordination des CLCRM tenue à Amsterdam daté du 8 octobre 1984.

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des activités des CLCRM de la France, de Belgique et des Pays-Bas a été aussi à l'origine de la création d'un nouveau mouvement citoyen pour la défense des Droits de l'Homme. Il s'agit de l'Association de Défense des Droits de l'Homme au Maroc (ASHDOM)306. L'ASHDOM a été créée en France durant l'année 1984 par des militants marocains en exil. Comme l'APADM, elle publiait des rapports sur les atteintes aux droits de l'Homme au Maroc et donnait ponctuellement toute information qui lui parvenait sur les différentes formes de répression dont le régime marocain était responsable. De son côté, le CCRM de Bruxelles publiait dans « Maroc Répression » de janvier 1985 l'ensemble des licenciements intervenus en 1984 en énonçant les conditions déplorables subies par les ouvriers agricoles de la région de Beni Mellal307. Ces derniers percevaient 300 dirhams (à peu près 30 euros) par mois, travaillaient jusqu'à 10 heures par jour, pouvaient être expulsés s'ils revendiquaient leurs droits et étaient dirigés par un contremaître usant parfois de la violence physique. Des grèves sont entamées par les détenus de la prison civile de Tanger entre le 28 décembre 1984 et le 5 janvier 1985 pour protester contre leurs mauvaises conditions de détention. Entre le 11 et le 18 janvier, 25 prisonniers politiques de la prison de Laâlou à Rabat ont protesté contre les mesures inhumaines subies dans les hôpitaux. Ces derniers ont été menacés d'être privés de soins.

Parallèlement à ces faits, le bulletin annonçait des rafles et enlèvements à l'encontre des étudiants. Parmi ceux-ci, il y avait : Mustapha Trachli, instituteur stagiaire, Anouar Jouhari, étudiant à la Faculté des Lettres de Rabat, et Haydour Mellali qui était aussi étudiant à la même faculté universitaire. Ces trois personnes furent arrêtées le 14 janvier 1984. Le militant Sebbar est condamné, à la suite des événements de janvier 1984, à 10 mois de prison. Sa peine purgée, il a subi de nouveaux interrogatoires et a été présenté au Tribunal de Tétouan le 12 décembre 1984. Sebbar a été condamné à 30 ans d'emprisonnement par contumace alors qu'il était détenu. Par ailleurs, le CCRM dénonçait l'enlèvement de Mohamed Rafik depuis juin 1981. Ce dernier était étudiant à Montpellier et responsable de la section locale de l'UNEM. Sa soudaine libération révélait ses tortures subies. Toutes ses dents sont cassées et il souffre de troubles de mémoire dus à une blessure profonde à la tête. D'autres libérations soudaines sont signalées, ainsi Lahbib Ballouk et Fouad Abdelmoumni sont soudainement réapparus. Le premier, disparu depuis 1973 et le second en 1976. Les CLCRM de France et de Bruxelles, avec la collaboration de l'APADM, ont publié une lettre ouverte écrite par la mère d'un étudiant marocain porté disparu depuis le 2 février 1983 : « Monsieur le Ministre (marocain de la Justice) J'ai l'honneur de vous rappeler que mon fils NHILI Abderrazak, enlevé depuis le 2 février 1983, alors qu'il n'était âgé que de 17 ans, est toujours disparu. Ainsi il totalise 3 années de disparition. Je vous rappelle que nous étions en contact avec lui pendant les premiers mois de sa détention, alors qu'il était gardé à vue au commissariat de police de Maarif à Casablanca, et nous avons appris qu'il avait été conduit plus tard dans un autre centre de détention secrète. Depuis lors, on est coupé

306 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°383, ASHDOM-CLCRM - Coordination : Rapport des activités des CLCRM daté d'octobre et novembre 1984.

307 Maroc Répression, Bulletin bimestriel du CCRM section Bruxelles, novembre-décembre, 1985, pp. 2-6.

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de toute nouvelle le concernant, à part les rumeurs qui laissent entendre qu'il est séquestré au centre de détention secrète de Derb Moulay Cherif dans un état inhumain308. »

Le 22 janvier 1986, la question de l'enseignement du culte islamique est de nouveau l'objet d'une interpellation parlementaire en Belgique. Jean-François Vaes (ECOLO) pose la question suivante à André Damseaux (MR) alors ministre de l'Education Nationale sous le sixième Gouvernement Martens (du 28 novembre 1985 au 19 octobre 1987) : « (...) Le journal La Cité nous apprend dans son édition du 15 novembre 1985 que « le bureau exécutif du Centre islamique et culturel de Belgique (est) composé des ambassadeurs d'Arabie Saoudite, du Niger, du Maroc et de l'Iran » et que « dans les nominations (de professeurs de religion musulmane), dans l'organisation de l'enseignement et dans les programmes, l'intégrisme transparait très largement. (...) Cette situation prête à l'inquiétude, car des cours de religion islamique ainsi conçus ne favorisent aucunement l'intégration en Belgique des jeunes étrangers qui souvent sont nés chez nous (...). De plus, ces cours mettent à mal tout le travail d'intégration et de respect mutuel proposé par des associations socioculturelles (et ceci dans le respect mutuel des cultures, celle d'accueil et celle d'origine) qui travaillent dans les milieux immigrés. (...) Enfin, l'honorable ministre peut-il me faire savoir si la mise sur pied d'une cellule visant à la sélection des professeurs de religion islamique au sein de son administration n'apporterait pas une première solution à ce problème important, et pour la nomination des professeurs et pour l'organisation et les programmes de cet enseignement ?309(...) ». André Damseaux, contrairement à son prédécesseur André Bertouille, reconnait un flou juridique en la matière et propose une gestion du culte islamique à travers une instance interlocutrice : « (...) L'arrêté royal du 3 mai 1978 « portant organisation des comités chargés de la gestion du temporel des communautés islamiques reconnues » n'a pas été suivi des mesures d'exécution prévues en son article 18. Un interlocuteur étant indispensable pour les désignations des professeurs de religion, le directeur du Centre islamique et culturel de Belgique310(...). »

A partir de 1984, les comités d'Europe ont changé de stratégie en termes d'interpellation de l'opinion publique sur la répression au Maroc. En plus d'informer par la presse, les manifestations publiques et la constitution des dossiers, les CLCRM ont convenu, lors de la coordination du 8 au 10 mars 1985 à Paris311, qu'il fallait désormais régulièrement interpeller les Institutions Européennes quant à la situation politique au Maroc. Le choix était porté sur Strasbourg. A cet effet, les CLCRM, l'APADM et l'ASDHOM ont organisé une conférence dans le Parlement Européen le 12 novembre 1986312. Cette conférence d'information intitulée « Le Maroc Etat de Non Droit » a été l'objet d'une préparation

308 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°377, APADM - Appel : Communiqué des parents des détenus du groupe « 83 » publié par l'APADM et les CLCRM daté d'août 1983.

309 Annales Parlementaires de Belgique, Sénat séance du 22 janvier 1986, Bulletin des questions et réponses n°30 du 6 mai 1986, Question posée par Jean-François Vaes à André Damseaux sur la nomination des professeurs de cours de religion islamique, pp. 977-978.

310 Idem

311 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°405, les CLCRM - Communiqués de presse : Rapport de la coordination des CLCRM du 8 au 10 mars 1985.

312 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°382, ASHDOM-APADM-CLCRM - Notes sur la répression : Note sur la présentation de conférence tenue à Strasbourg le 12 novembre 1986.

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conséquente qui a nécessité trois rencontres avec les parlementaires européens des groupes communistes et Arc-en-Ciel entre mars et juillet 1986. C'est l'Organisation néerlandaise pour la Coopération Internationale de Développement (NOVIB) qui a apporté son concours. Parmi les associations marocaines, il y avait l'ATMF, le KMAN et l'UNEM. Enfin, étaient présents les CLCRM de Paris, de Strasbourg, d e Brest, de Grenoble, de Nancy et d'Amsterdam. Le bureau bruxellois ne pouvant assister à cette rencontre, ce furent les CCRM de Charleroi et de Liège qui représentèrent la Belgique. La conférence s'est déroulée en trois temps313:

- L'audition des témoins de la répression au Maroc : qui réunissait des victimes de la répression, des proches des disparus et des observateurs judiciaires et médicaux. A cet effet, un message du professeur Minkowski* a été lu aux parlementaires. Le contenu de cette dépêche dénonçait les conditions déplorables des grévistes de la faim arrêtés depuis 1984, reprenant une grève en août 1985.

- L'exposition de diverses analyses : qui regroupaient les arguments émis par l'Amiral Antoine Sanguinetti*, membre du Comité central de la Ligue Française des Droits de l'Homme, une analyse minutieuse des textes législatifs de la Constitution marocaine par un ancien président de l'ASDHOM : Maître Driss Anwar et la présentation d'Alain Moreau, membre du CCRM de Liège, quant aux atteintes aux Droits de l'Homme au Maroc et aux pressions des Amicales exercées à l'encontre des travailleurs marocains émigrés en Europe. Le dossier constitué par le CCRM de Liège faisait état de 300 à 400 disparus au Maroc314.

- Le bilan de la conférence : où plusieurs décisions ont été prises parmi lesquelles : une diffusion des notes de synthèse à tous les parlementaires, une publication des « actes » de la conférence et la constitution d'un intergroupe sur le problème des Droits de l'Homme au Maroc.

Mises au courant de cette activité, les Amicales intentèrent plusieurs agressions physiques contre des militants marocains du KMAN. Ainsi, un communiqué de l'ASHDOM daté du 14 mars 1987 dénonçait les attaques à coups de barres de fer et de couteaux commis par les Amicales envers le président et envers un membre du KMAN sept jours plus tôt315.

La réussite de cette conférence a obligé Hassan II à annuler sa visite officielle prévue le mois suivant. Le succès de cette rencontre a permis aux CLCRM d'organiser une nouvelle réunion dans la ville même le 9 avril 1987316. Durant ce second colloque, les CLCRM ont décidé de faire connaître publiquement l'existence du bagne secret de Tazmamart. Les CLCRM avaient déjà pris connaissance de l'existence de ce bagne sept ans plus tôt comme en témoignait cette lettre d'un détenu anonyme parvenue

313 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°410, ASCLCRM - Rapport de la conférence de Strasbourg : Compte rendu de la conférence tenue à Strasbourg le 12 novembre 1986.

314 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°382, ASHDOM-APADM-CLCRM - Notes sur la répression : Rapport sur les disparus présenté par le CCRM de Liège lors de la conférence de Strasbourg daté du 12 novembre 1986.

315 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°381, ASHDOM-APADM-CLCRM - Communiqué de presse : Communiqué de l'ASHDOM relatif aux activités des Amicales daté du 14 mars 1987.

316 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°384, ASHDOM-APADM-CLCRM - A propos de la journée des disparus au Maroc. Notes et correspondance 1987 : Rapport sur la « journée des disparus au Maroc » tenue à Strasbourg le 9 avril 1987.

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au CLCRM de Paris le 12 juillet 1980 : « Je ne trouve pas de mots, ni d'expression pour décrire la situation de quelques misérables souffrant parmi les humains. Car depuis la venue d'Adam sur terre, on a vu de rares exemples. Une mort horrible que nous ingurgitons goutte à goutte. Depuis notre entrée dans un trou noir, nous ne sommes pas sortis un seul jour au soleil...La faim, l'obscurité, la saleté,...la solitude...les maladies...le manque de soins ; la routine, le manque d'air, le désespoir ? Résultat, presque le quart de nos camarades sont morts dans les pires conditions. Le prisonnier gémit en solitaire, puis s'éteint petit à petit, sans trouver quelqu'un pour lui porter un verre d'eau, dans un amas de détritus (...)317. »

Aucune forme de vie ne devait sortir de ce sinistre lieu. Les détenus du bagne étaient, comme le dira plus tard Gilles Perrault* dans « Notre Ami le Roi » : « des « Anihommes » un peu plus que des rats, un peu moins que des hommes318». Rien n'était mis à disposition pour les prisonniers. La « vie en caverne » prenait tout son sens à Tazmamart. A cet égard, un second témoignage nous donne un éclairage sur les conditions de détention du bagne à travers ces quelques lignes d'une lettre écrite le 5 août 1980 : « (...) Ce sont des cellules de 4m2 sans air et sans lumière : elles sont nauséabondes : les toilettes mal conçues et sans chasse d'eau se trouvent dans un coin. Il n'y a pas de fenêtre. Un trou dans le plafond laisse filtrer une lumière blafarde : pauvre reflet ! Il y a un double plafond en tôles ondulées, qui nous permet de distinguer dans la morne continuité la nuit et le jour. Véritables fournaises en été, elles se transforment en chambres froides l'hiver (8mois). L'ameublement se réduit à un broc, une assiette et un pot déformés en plastic. Deux couvertures rongées par les mites, étalées sur un « sommier » de pierres constituent la literie du prisonnier que partagent les punaises et les cafards, maîtres incontestés des lieux. Les scorpions prolifèrent. Les serpents viennent quelquefois chasser les rats dans le couloir au grand amusement des geôliers (...). La nourriture se compte invariablement d'un verre de café noir, fade et froid et d'un demi-pain souvent rassis, sinon pourri (ration journalière) pour le petit déjeuner. En guise de déjeuner ils distribuent au petit bonheur la chance et en vitesse (l'odeur les irrite) de l'eau de vaisselle qu'ils appellent potage dans laquelle nagent quelques légumineuses. Même cérémonie le soir, un bol de pâtes alimentaires mélangées au reste de repas de midi. (...) L'eau est insuffisante et rationnée : un broc de 5 litres par jour. (...) Toute conversation est presque impossible : la disposition des cachots l'interdit et le brouhaha des autres voix transforme le bâtiment en véritable foire. Le seul refuge qui lui reste est la prière et la prostration. Le Coran fut d'un grand soutien tout au long de notre séjour. Le prisonnier est habillé en haillons, les pieds nus ; ses cheveux et sa barbe qui n'ont pas vu le coiffeur depuis plusieurs années lui donnent l'aspect non rassurant d'un clochard authentique. Les pluies de l'automne transforment la plupart des cellules en mare, puis en marécages. (...) Un camarade qui avait une excellente santé nous informe qu'il saignait abondamment du nez ; plus tard, il nous fit savoir que ses jambes commencent à ne plus le supporter. Livré à lui-même, il ne pouvait plus venir prendre sa nourriture à la porte et faisait ses besoins

317 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°310, Les détenus de la prison de Tazmamart : Lettre d'un détenu de Tazmamart datée du 12 juillet 1980.

318 G. PERRAULT, op. cit., p. 277.

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dans ses haillons. (...) La paralysie partielle commença et devint totale : plus tard, le délire du camarade nous fit partager avec lui des nuits cauchemardesques. (...) Un transfert inopiné de quelques camarades à l'autre bâtiment nous apprit qu'à cette date ils avaient déjà 6 morts319(...). »

En 1987, une nouvelle affaire a été étudiée par les CLCRM : la famille Oufkir. La famille du général Mohamed Oufkir* a dû payer la félonie de ce dernier lors du deuxième coup d'Etat intenté contre Hassan II*. Depuis fin décembre 1972 jusqu'en 1987, la femme et les enfants de l'ancien général ont été successivement internés dans plusieurs résidences isolées situées dans le sud-est marocain320. En avril 1987, la famille Oufkir a pu prendre contact avec les avocats Georges Kiejman* et Bernard Dartevelle. Ces deux avocats vont, à partir du 15 janvier 1988, plaider le cas de la famille Oufkir auprès de l'opinion internationale321.

Les collectes organisées par le CCRM de Bruxelles au profit des détenus politiques permettent des résultats concrets tels l'exemple de cette lettre écrite par le détenu de la prison civile de Tanger, Saïd Karaoui, au CCRM de Bruxelles, datée du 24 août 1987: « Cher ami : j'ai appris aujourd'hui que vous m'avez envoyé une somme d'argent, il y a à peu près deux mois. J'étais pendant ce moment à la prison civile de Tétouan où je passe régulièrement mes examens. Je me suis inscris à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines à Tétouan. Après mon retour, l'administration ne m'a pas informé. C'est seulement aujourd'hui, et par hasard, que j'ai fait connaissance de votre nom. Je suis allé à la cantine avec un de mes camarades qui voulait demander certaines choses...Lorsque le cantinier ouvrit le registre pour inscrire les demandes, je découvris que j'avais moi aussi un compte que j'ignorais. J'ai demandé alors le nom de l'envoyeur et ainsi j'ai obtenu votre adresse. Cher ami : j'apprécie votre geste de solidarité et de sympathie envers ma personne, je vous dois reconnaissance et respect, je vous salue de tout mon coeur322. » « Maroc Répression » d'octobre 1988 a dressé un récapitulatif des principales grèves au Maroc. Pour éviter les scénarii de 1981 et 1984, le régime marocain cherchait le plus possible à atomiser les mouvements de grèves.

319 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°310, Les détenus de la prison de Tazmamart : Lettre d'un détenu datée du 5 août 1980.

320 M. OUFKIR et M. FITOUSSI, La Prisonnière, Paris, Grasset, 1999, pp. 121-227.

321 A. KIEJMAN et B. DARTEVELLE, Le Livre blanc sur les Droits de l'Homme au Maroc, Paris, Publication de la Ligue des Droits de l'Homme, 1989.

322 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°307, Les détenus de la prison de Tanger : Lettre de Saïd Karaoui adressée au CCRM de Bruxelles datée du 24 août 1987.

104

Quelques revendications ouvrières menées entre le 1er mai 1987 et le 1er mai 1988323

Usine ou

entrepris

Ville

Nature de la lutte menée

Dates ou périodes

Causes et

revendications

e SOGIER

Casablanca

72h de grève renouvelables

12, 13 et 14 mai 1987

Réintégration des

travailleurs licenciés.

Versement des salaires.

PUITS DE TOUIT

Casablanca

Grève illimitée

A partir du 10 mai 1987

Mettre un terme aux

agissements et aux
sanctions arbitraires de la direction.

Titularisation des
ouvriers qui exercent depuis 6 ou 7 ans. Augmentation de la

prime de l'Aïd Al

Adha. Octroi de
chaussures de sécurité 4 fois par an.

ICOM

Salé

Grève illimitée

A partir de mai 1987

Réduction de l'horaire de travail.

AJOUR ATLAS (fabrique de briques)

Azrou (Atlas)

Grève illimitée

A partir du 19 juin 1987

Protestation contre les

pratiques répressives
de la Direction

MOULINS NAJAH

Rachidia

Manifestation des ouvriers

28 juin 1987

Versement des salaires des 3 derniers mois.

SOFAQUIS

-

Grève illimitée

A partir du 3 juillet 1987

Respect des libertés syndicales.

Réintégration des

salariés licenciés.

Installation d'une

infirmerie. Versement des congés payés.

TEMSA

Tétouan

Grève en guise d'avertissement

25 août 1987

renouvelable du 3 au 10 septembre 1987

Pour la sauvegarde des

acquis suivants :

ancienneté, prime de

panier, heures

supplémentaires,

protection sociale,
indemnisation des fêtes

nationales et
religieuses.

Lors des deux conférences de l'ASCLCRM organisées à Strasbourg, une réunion de coordination est décidée à Genève le 15 et 16 octobre 1988324. Les CLCRM de Paris, Grenoble, Strasbourg, Limoges,

Amsterdam et de Belgique ont saisi la Commission des Droits de l'Homme de l'ONU sur la question des grévistes de la faim au Maroc. Durant cette coordination, le CLCRM de Paris proposait aux autres comités présents de réunir tous les CLCRM d'Europe en vue de les organiser en une ONG. Par conséquent, devenir une ONG permettrait aux CLCRM de faire partie de plusieurs réseaux humanitaires. Cette idée était

323 Maroc Répression, Bulletin mensuel du CLCRM de Paris, N°31, septembre-octobre 1988, pp. 3-4. Maroc Répression, Bulletin bimestriel du CCRM de Bruxelles, avril-mai, 1989, pp. 5-7.

324 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°382, ASHDOM-APADM-CLCRM - Notes sur la répression au Maroc : Rapport de la coordination de Genève daté du 15 et 16 octobre 1988

105

soutenue par SOS - Torture, qui, fort d'un soutien de plusieurs milliers d'ONG, a proposé aux CLCRM d'établir une collaboration commune pour le cas du Maroc. La proposition est restée lettre morte car transformer les CLCRM en une ONG aurait demandé du temps et de l'argent.

Parallèlement à la coordination de Genève, le Parlement Européen de Strasbourg a voté une résolution sur le non-respect des Droits de l'Homme au Maroc, laquelle exprima325 :

- Une inquiétude de la permanence du non-respect des droits des prisonniers politiques dans

les prisons marocaines et des atteintes à leur intégrité physique ;

- Une demande au gouvernement marocain et au roi Hassan II de renoncer à appliquer la
peine de mort et de prononcer l'abolition de la peine capitale ;

- L'obligation pour le gouvernement marocain d'accéder aux demandes, justifiées sur le
plan des droits de l'Homme, visant à améliorer les conditions de détention en reconnaissant aux prisonniers le droit de recevoir la visite de leur famille, le droit de se consacrer à l'étude et à la lecture des journaux ;

- La demande au Président du Parlement européen et à la Commission de faire connaître
aux autorités marocaines ses préoccupations et son souci de voir le Maroc mettre en pratique ses engagements en matière des droits de l'Homme ;

- La demande aux Ministres des Affaires étrangères réunis dans le cadre de la coopération
politique d'effectuer une démarche humanitaire d'urgence en faveur des grévistes de la faim de Marrakech ;

- La mission confiée à son Président de transmettre la résolution au Conseil, à la Commission et au
Gouvernement marocain.

Entre le 13 le 18 janvier 1989, le CCRM de Bruxelles participait à l'organisation de sa dernière mission juridique. Cette mission a été conduite par Me Monique Weyl, avocate au barreau de Paris et impliquée dans la situation des mineurs grévistes au Maroc326. Cette mission juridique s'est déroulée dans la mine charbonnière de Jerada. Jerada est une ville située au Maroc oriental et est l'une des villes minières les plus importantes du pays. Les conditions de travail n'en sont pas moins déplorables : absence de sécurité, dépoussiérage et climatisation inexistantes. En outre, les mineurs doivent payer leur équipement sans bénéficier de logements salubres : absence de douches au puits et promiscuité favorisant la tuberculose et la pneumonie. Les licenciements et arrestations abusifs dans les rangs des mineurs ont poussé ces derniers à émettre plusieurs revendications parmi lesquelles327:

- Une amélioration des salaires, du matériel et de la sécurité ;

- Une indemnisation des maladies professionnelles et des accidents de travail ;

325 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°357, Parlement Européen - Documents de séances 1987-1989 : Résolution adoptée par le Parlement Européen de Strasbourg relative aux violations des Droits de l'Homme au Maroc d'octobre 1988.

326 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°362, Mission du Centre International des Droits Syndicaux - Mission juridique Monique Weyl du 13 au 18 janvier 1989 au Maroc.

327 M. WEYL, Rapport sur la situation des mineurs gréviste de Jerrada, Oujda, 18 janvier 1989, pp. 18-24.

106

- Le respect de leur dignité et le droit aux logements décents ;

Bien que le régime se montre sourd à ces réclamations, les mineurs ont déclenché une première grève d'avertissement de trois jours. Trois délégués à la sécurité ont été frappés d'une mesure de suspension de trois mois parce qu'ils avaient participé à la grève. Cette mesure de suspension a été à l'origine d'une deuxième grève d'avertissement fixée du 7 au 12 décembre 1988. Cependant, la reprise du travail le 26 décembre a amené une escalade de violence à l'encontre des mineurs où dix d'entre eux ont été poursuivis pour agression envers la maîtrise et quatre autres mineurs poursuivis pour distributions de tracts.

En novembre 1988, le CCRM de Bruxelles publiait un communiqué sur la condamnation à mort de certains détenus islamistes arrêtés depuis le procès « des islamiques » en juillet 1984328. Ce communiqué signalait les incarcérations d'Ahmed Chaib, 24 ans, lycéen, et d'Ahmed Chahid, 37 ans, employé municipal, dans la prison de Laâlou. Les deux condamnés furent pendant plusieurs mois isolés dans des cachots, ligotés à un anneau fixé au mur, et quotidiennement battus et flagellés. Quelques mois plus tard, le régime essoufflait l'UNEM par une série d'arrestation dont celle d'Abdelhak Chbada. Abdelhak Chbada était étudiant et militant de l'UNEM329. Arrêté une première fois en 1983, il fut de nouveau recherché en 1984 et incarcéré une deuxième fois en octobre 1988 à Casablanca pour « avoir incité à troubler l'ordre public ». Durant son incarcération, il a entamé une grève de la faim. Il succomba le 19 août 1989, au bout de son soixante-quatrième jour de grève dans la prison de Laâlou à Rabat.

Le journal officiel marocain Le Matin du Sahara annonçait dans son édition du 4 mars 1989 la décoration de l'administrateur général de la Sûreté de l'Etat belge d'alors, Albert Raes, des mains d'Hassan II*330. Cette décoration faisait suite à la Fête du Trône, anniversaire de l'intronisation du monarque, et était le grand Solidarité du Ouissam Alaouite. Cette décoration représente la distinction la plus élevée dans la hiérarchie militaire marocaine et est octroyée pour service rendu au roi du Maroc. Sitôt informé, le CCRM de Bruxelles a contacté Serge Moureaux*, Willy Burgeon*, Léo Tindemans* et José Daras* pour clarifier les motifs de cette décoration331.

José Daras* (ECOLO) s'est saisi de cette affaire et a posé une question orale à Melchior (père) Wathelet (PSC), vice-Premier ministre et ministre de la Justice et des Classes moyennes, le 21 avril 1989 :« A la lecture du journal marocain Le Matin du Sahara du 4 mars 1989, je découvre que l'administrateur général de la Sûreté de l'Etat a été décoré du grand Solidarité du Ouissam Alaouite. Il s'agit d'une décoration extrêmement importante et généralement octroyée pour services rendus. Le ministre peut-il me

328 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°388, CCRM - Communiqué de presse : Communiqué du CCRM de Bruxelles faisant le bilan des détenus politiques au Maroc daté de novembre 1988.

329 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°411, ASCLCRM - Notes diverses : Compte rendu consacré au détenu Abdelhak Chbada daté de septembre 1989.

330 Le Matin du Sahara du 4 mars 1989.

331 CEGES, Fonds Pierre Le Grève, AA 1936, Liasse n°421, Quelques dossiers particuliers - Affaire Raes-Administrateur Général de la Sûreté belge-Dossier constitué par le CCRM de Bruxelles : Lettres de Pierre Le Grève envoyées à Serge Moureaux, Willy Burgeon, Léo Tindemans et José Daras relatives à la décoration d'Albert Raes datées du 16 au 31 mars 1989.

107

dire pour quels services rendus par notre Sûreté ce haut fonctionnaire a été décoré ?332». Ce à quoi le ministre répond : « Il est exact, comme l'a découvert l'honorable membre dans le journal Le Matin du Sahara du 4 mars 1989, que l'administrateur-directeur général de la Sûreté publique a été honoré d'une distinction marocaine. Celle-ci lui a été remise, en présence notamment de Son Excellence l'Ambassadeur de Belgique, par Sa Majesté le Roi Hassan II sans que les raisons qui avaient motivé sa décision ne soient exprimées. Il n'a pas été question de services rendus333. » Dans ses mémoires, Hassan II* a avoué qu'il traitait directement avec les patrons des services de renseignements des états étrangers et qu'il les recevait chaque année lors de la Fête du Trône334.

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"Le doute est le commencement de la sagesse"   Aristote