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Le processus de légitimation du jeu vidéo


par Germain Bridoux
Sciences-po Lille - M2 - Stratégie et Communication des Organisations 2019
  

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Partie 3

Processus de légitimation dans les nouveaux medias

Le but de cette partie est de présenter une réflexion complète autour du processus de légitimation. Nous pouvons la mettre à l'épreuve en comparant les parcours du jeu vidéo et du cinéma. Si le jeu vidéo suit un parcours bien défini, celui-ci semble n'être qu'un exemple. En effet, dans l'historique passé et actuel du jeu vidéo, se dessine en filigrane un parcours de légitimation général. Celui-ci est composé de plusieurs étapes se succédant les unes aux autres dans un ordre strict, pour aboutir à la légitimation d'une pratique.

I) La légitimation du cinéma : un cas d'école pour le jeu vidéo.

o Le cinéma : du loisir populaire à l'objet d'étude.

Si le but de ce mémoire est de s'intéresser au parcours et au processus de légitimation du jeu vidéo, il nécessite un élément de comparaison. L'objectif est de montrer un parcours de légitimation dit « classique » pour pouvoir qualifier celui du jeu vidéo. Les analyses portées sur le cinéma s'y appliquent pour la plupart. Les deux medias se ressemblent sur les modes de production et de consommation. Comme le jeu vidéo, le cinéma a été un nouveau media : il ne se contente plus de montrer, il entre dans la narration. Celle-ci trouve sa catégorie de consommateurs : les spectateurs. Ils viennent plusieurs fois voir des films formant plus tard la notion de « public ». L'industrie cinématographique, dans sa logique de consommation, est dépendante de ce public. C'est le spectateur qui permet de financer les films et leur diffusion. Entre 1903 et 1930, le public se doit d'être élargi pour des raisons économiques et « les bourgeois

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commencent à côtoyer le peuple »64. C'est en 1930, une fois que les standards narratifs ont été posés, que commencent les premières études sociologiques du cinéma. D'abord objet de consommation, de divertissement, il devient un objet d'étude et entre dans le domaine de la culture. Les premières études65 sur le cinéma le place comme l'instrument le plus achevé de la consommation de masse : le cinéma influence, regroupe, massifie, des individus séparés par la « bureaucratisation du monde »66.

Dans les années 1930, le cinéma est accusé de corrompre la jeunesse, de la rendre violente (le parallèle serait ici facile à faire avec le jeu vidéo). Paul Lazarsfeld prend la défense de l'industrie cinématographique : l'influence de la culture de masse est réduite, c'est un mythe. Il rejoint en ce sens ce que les Layne Fund Studies montraient en 1934 : on ne peut faire aucun lien entre la violence montrée dans les films et la violence de la jeunesse67. De la même manière, l'Intelligentsia stigmatise le cinéma qui représenterait une menace contre les valeurs artistiques et esthétiques héritées du siècle des Lumières. C'est ici que le parallèle prend tout son sens : le cinéma est une « double peine » puisqu'il représente à la fois du divertissement et de la culture de masse, en tant qu'objet d'étude, il est d'abord voué à être analysé comme un outil d'asservissement au profit de logiques économiques. En tant que pratique culturelle populaire, il ne peut être traité avec les autres domaines de la culture ou de l'art. Pourtant, un changement apparait dans les années 1960 avec l'apparition des Cultural Studies anglo-saxonnes. En 1966, le sociologue anglais Raymond Williams écrit :

« Ce que nous appelons « masse », c'est tout bonnement ce que l'on ne connait pas »68

La distinction entre films commerciaux et films d'art et d'essai devient alors caricaturale. La spécificité du cinéma par rapport aux Beaux-Arts est qu'il n'a pas été pensé de manière verticale.

64Emmanuel Ethis, Sociologie du cinéma et de ses publics. 4eme Edition, Armand Colin, Paris, 2018

65 Jean Mitry, Georges Sadoul, Les Cahiers du Cinéma ou le Cercle du cinéma dirigé par Henri Langlois et Georges Franju

66 Max Weber

67 La même critique était adressée au jeu vidéo au début des années 2000. Démentie par de nombreuses études sérieuses, elle continue de trouver un écho dans la société. Voir «Video games and health» de Mark Griffiths, British Medical Journal, Juillet 2005.

68 Don Milligan, «Raymond Williams: Hope and Defeat in the Struggle for Socialism». Studies in Anti-Capitalism. E-book, 2007.

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il ne n'est pas uniquement créé par les sphères savantes pour se diffuser à l'ensemble de la population. Son espace social original est ancré dans la population. La problématique de la légitimation est alors d'adouber un art qui est lié au peuple et doit se hisser vers l'Intelligentsia.

o Le cinéma : création d'une spécificité et consécration.

C'est dans ce contexte que la perception du cinéma et sa place en tant qu'objet évolue. « Le cinéma ne s'est pas constitué comme un « art » ex nihilo. Les changements qui ont affecté son statut (et, tout particulièrement, l'opinion que le public bourgeois s'en faisait) tiennent d'abord à l'accumulation d'un capital artistique qui s'est opéré par des transferts en provenance d'univers culturels déjà consacrés. »69.

Ce sont les prises de positions d'intellectuels d'autres milieux qui font figure d'autorité. Le cinéma ne peut plus être qu'un loisir populaire aux origines foraines car des figures de la littérature ou de la peinture statuent sur son utilité. Ces artistes participent également à la réalisation des films, ce qui permet de faire accepter le cinéma aux milieux bourgeois. De la même manière, des intellectuels jouent le rôle d'agents de légitimation en prenant position en sa faveur.

Enfin, dans la France d'après-guerre se développe un rapport érudit au cinéma. La « cinéphilie » de la jeunesse des années 1950 permet l'apparition de revues qui théorisent sa spécificité et son côté artistique. La Revue du Cinéma qui parait de 1929 à 1931 puis de 1946 à 1948 développe une critique esthétique qui influe sur les Cahiers du Cinéma. C'est l'apparition de la politique des auteurs, une réflexion sur la spécificité du cinéma, sur sa position dans les champs de l'art, du loisir et de la culture. La politique des auteurs entérine l'adoption d'une posture esthète : les films sont censés prendre place dans « l'histoire d'un art » »70. Cette prise de position va de pair avec la création d'une communauté autour du cinéma. Celle-ci est composée : du public, des intellectuels qui défendent la position du cinéma au rang des arts

69 Julien Duval et Philippe Mary, op. cit.

70 Julien Duval et Philippe Mary op. cit.

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consacrés, des artistes qui réalisent les films et des critiques qui diffusent leurs avis dans des revues spécialisées. C'est l'existence d'une telle communauté qui permet la création d'une « instance de légitimation ».

o « Elites et populaires » : un parallèle entre la légitimation du cinéma et celle du jeu vidéo.

Une fois reconnu par les avant-gardistes comme un moyen d'expression artistique. Le cinéma est en instance de légitimation. Cette situation met la production de films dans une nouvelle dynamique. Tout ce qui est jugé comme populaire est rejeté. Pour Graeme Turner, le cinéma populaire est la première pratique populaire à devenir un art71. Cette pratique passe par également par un processus de légitimation qui regroupe des acteurs et des enjeux divers pour aboutir à une reconnaissance de la légitimité artistique. Il est possible de lier le parcours du cinéma et celui des jeux vidéo, et de faire un état d'un processus de légitimation général. Rappelons également que chaque nouvelle pratique puise une inspiration dans un des arts qui la précèdent, ce qui pose d'emblée la question de la légitimation. Sur la question des liens entre les concepteurs de jeux vidéo et les cinéastes, David Cage répond :

«Je ne suis pas un cinéaste frustré! Je pense que chaque forme d'art se construit sur une autre. De la même manière que la peinture a influencé la photographie, puis la photo, le cinéma, le jeu vidéo s'inspire directement de ces formes d'art.»72

Une fois adoubé, le cinéma change profondément. Il se partage entre sa version populaire et sa version académique. Se pose ici le même constat que pour la nouvelle bicéphalie de l'industrie du jeu vidéo. Certains producteurs, réalisateurs et acteurs auraient des considérations commerciales vis-à-vis du medium, tandis que d'autres seraient de grands artistes. Dans le

71 Graeme Turner, « Cultural Studies and Film », John Hill and Pamela Gibson (dir.), The Oxford Guide to Film Studies, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 196

72 Vincent Jolly, «Entretien avec David Cage», Le Figaro, 2007.

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domaine de la culture : « la masse consomme et l'élite se cultive »73. Il existerait une séparation nette entre deux pratiques de l'art. Il ne faut pourtant pas séparer ces deux pratiques pour un motif de consommation a peu de sens :

Mais elles sont séparées en trois domaines, alors que le jeu vidéo s'achète pour pouvoir ensuite être un joueur. Il a ceci de particulier que l'on est obligé de le payer - avec toutes les campagnes marketing autour - pour pouvoir y jouer. C'est plus ou moins unique. A la différence du cinéma où il y a des représentations gratuites et des alternatives gratuites, le jeu vidéo lui est un objet de consommation d'abord. Ça empêcherait les études sur son côté artistique, qu'il soit payant ?

J'ai peur que ce soit une fausse piste, parce que même les films que l'on va regarder gratuitement en streaming, on peut le faire parce qu'on a consommé un abonnement, une box, un ordinateur...Donc, il n'y a aucune pratique culturelle qui échappe à la consommation. Mais le propre d'une pratique culturelle c'est de ne pas s'arrêter à la consommation. Moi je pense que le fait de payer n'empêche pas le fait de la considérer. On n'échappe pas au côté consommation. [...] Cette histoire de la consommation, non, je n'y crois pas. Si on veut faire la généalogie des freins qui inhibent le processus de légitimité du jeu vidéo comme produit artistique, on pourra ramener le discours sur l'addiction qui est un discours récurrent. Mais ça ne suffit pas pour épuiser la spécificité du jeu vidéo en tant que tel. Pour moi c'est un objet artistique non identifié en tant que tel mais il le sera de plus en plus. C'est une technologie qui apparait, et puis cette technologie elle devient de plus en plus artistique de fait. C'est souvent comme ça. Le cinéma ce n'était pas fait pour faire de l'art, la photographie non plus. Mais au fur et à mesure il y a eu des tentatives. [...] Voilà, pour moi si on prend la question avec la consommation, on va faire de l'analyse historico...sociologique avec tous les aléas que ça contient, les gens vont dire « oui mais vous oubliez qu'en telle année il y a eu ça, et ça etc. etc. ». Et ça ne va pas être très intéressant. Ce qui est intéressant c'est de voir que, si on ne voit pas pourquoi le jeu vidéo en tant que media ne pourrait pas prétendre à la dignité d'une pratique artistique, à quelle condition ça le devient, et le montrer à partir d'exemples précis. On ne peut montrer des choses qu'en considérant les pratiques. Il faut parler de la pratique du jeu vidéo et de ses pratiques : les pratiques créatives, les pratiques interactives et les pratiques participatives. C'est de ca qu'il faut parler concrètement. C'est là où on peut montrer qu'on a quelque chose qui relève de ce qu'on appelle « Art » aujourd'hui.

73 Germain Lacasse et al. « L'objet cinéma entre culture populaire et culture savante1. » Globe, volume 15, numéro 1-2, 2012, p. 83-101.

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En retirant l'aspect consommation du débat, nous pouvons dire que la séparation entre les deux pratiques (celle en voie de légitimation et celle qui ne l'est pas) relève d'un questionnement sur les rapports sociaux. Il n'y a pas un art qui se consomme, réservé aux classes populaires, et un art qui rend cultivé réservé aux élites. En revanche, la séparation existe belle et bien entre une pratique légitime, adoubée par les classes supérieures à travers la recherche et la théorisation et une pratique populaire propre aux classes dominées. Les processus de légitimation du cinéma et du jeu vidéo ont ceci en commun qu'ils suivent le même parcours et aboutissent aux mêmes résultats. En ce sens, il serait possible de théoriser ce parcours de légitimation et d'en faire un processus général, automatique, applicable à toutes les nouvelles pratiques de création.

II) Le parcours de légitimation : un processus normé et automatique ?

Nous l'avons vu, le jeu vidéo a suivi un parcours de légitimation qui va de l'émergence de la pratique à sa possible légitimation par la société. De la même manière, on perçoit dans le cinéma un parcours similaire. La question est de savoir si ce parcours est un processus automatique, inéluctable et applicable aux autres medias et pratiques en instance de légitimation. Le parcours de légitimation se découpe en 6 étapes distinctes :

- l'émergence d'une nouvelle pratique.

- Le gain de popularité.

- Reconnaissance de la spécificité.

- Institutionnalisation et création d'une communauté.

- Polarisation de la pratique.

- Acceptation de la légitimité artistique.

o 62

L'émergence d'une nouvelle pratique.

L'émergence d'une nouvelle pratique avec un aspect créatif disposant d'une spécificité est un prérequis évident au parcours de légitimation. Le medium entre le créateur et l'objet doit être nouveau, lié, par exemple, à une nouvelle technologie (comme ce fut le cas pour la photographie, le cinématographe ou les arts médiatiques). Pour le jeu vidéo, l'émergence du nouveau medium et de la nouvelle pratique se fait dans les années 1985 - 1990, avec l'apparition du développement de jeu pour consoles et ordinateurs de salon. Dans cette première étape, le medium s'impose comme un moyen neuf de faire passer un message, une émotion. Ce fut le cas par exemple pour le cinéma, Robert Bresson, célèbre réalisateur du milieu du XXème siècle écrit dans Notes sur le cinématographe74 : « le cinématographe est une écriture avec des images en mouvement et des sons ». Chaque nouveau moyen de création est une nouvelle méthode d'écrire une histoire, d'inventer du réel.

o Gain de popularité.

La deuxième étape est celle de la pratique qui devient populaire. Ce mot prend ici un double sens. D'abord, il est populaire parce qu'il est pratiqué par le peuple et pour le peuple. En ce sens, la pratique n'est pas légitime parce qu'elle est pratiquée par les « dominés ». Ce terme fait directement référence à la sociologie et aux théories de l'asymétrie des rapports sociaux. Les dominés se retrouvent soumis à un rapport de domination sociale, idéologique et politique par rapport aux « dominants » qui s'approprient des pratiques en les légitimant75.

Ensuite, il est populaire au sens où il se démocratise et devient accessible. Ce fut le cas par exemple pour la photographie avec l'apparition des appareils bon marché de la marque Kodak,

74 Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Gallimard, Paris, 1975.

75 Pour une analyse complète des travaux sur la domination, consulter : Michel Messu, « Explication sociologique et domination sociale », SociologieS, Théories et recherches, En ligne, mis en ligne le 15 novembre 2012.Cet article reprend les travaux sur la domination de Pierre Bourdieu et Max Wever, notamment : Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, Réponses, 1992, Paris, Éditions du Seuil.

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qui ont permis l'accès aux familles les moins aisées. La démocratisation d'une pratique de la photographie apparait, de même que la caméra Super 8 avait rendue accessible une pratique amateur du cinéma. Pour le jeu vidéo, ce sont les années 1990-2000, l'apparition du CD-ROM et la sortie des canons de chaque style de jeu qui marque le gain en popularité du jeu vidéo.

o Reconnaissance de la spécificité.

Cette étape se situe dans le champ de la recherche. Elle est cruciale. Autour du medium se créent des considérations philosophiques et esthétiques. La pratique est reconnue comme une forme de création, et s'engage alors une réflexion du media sur lui-même et sur les possibilités qu'il a d'entrer dans la catégorie des arts. Pour le cinéma, en 1900 sort le film « La loupe de Grand-maman » (« Grandma's Reading glass » en version originale). C'est un film de 1 minute et 20 secondes réalisé par Georges Albert Smith. Malgré sa très courte durée, ce film est révolutionnaire car il est le premier à utiliser une succession de plans avec différents point de vue, et à les monter pour obtenir une histoire. C'est l'apparition de la spécificité au cinéma. A ce sujet, Marie-France Briselance et Jean-Claude Morin, historiens du cinéma, écrivent :

« George Albert Smith a compris que le plan est l'unité créatrice du film. Il n'est pas seulement "une image", il est l'outil qui permet de créer le temps et l'espace imaginaires du récit filmique, au moyen de coupures dans l'espace et dans le temps chaque fois que l'on crée un nouveau plan que l'on ajoute au précédent. Filmer, ce n'est pas seulement enregistrer une action, c'est d'abord choisir la manière de montrer cette action, par des cadrages variés avec des axes de prise de vue différents. Cette opération, le découpage, fournit après tournage un ensemble de plans que l'on colle l'un derrière l'autre, selon leur logique spatiale et temporelle, dans l'opération du montage »76.

Chaque medium doit opérer une recherche de ses codes de composition et de création. C'est un passage obligé qui ancre la pratique dans le réel et dans les codes de l'esthétique. Le jeu vidéo a aussi mené ce travail, notamment avec la sortie de Myst (Cyan Interactive, 1992), ou

76 Marie-France Briselance et Jean-Claude Morin, Grammaire du cinéma, Paris, Nouveau Monde, 2010, 588 p.

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encore de la série des Final Fantasy (Square puis Square-Enix) qui amènent les consoles de salon au bout de leurs capacités techniques77.

o Institutionnalisation et création d'une communauté.

Le parcours de légitimation passe également par une phase de création d'une communauté. Elle se crée d'un côté grâce à des acteurs hors du champ (comme les pouvoirs publics), qui institutionnalise la pratique. C'est le cas notamment avec l'apparition d'école, de fonds d'aide, d'observatoire ou d'exposition. Pour le jeu vidéo, c'est par exemple la création de l'Ecole National du Jeu et des Media Interactifs Numériques (ENJMIN), seule école publique en France qui propose un master professionnel « jeux et media numériques ». Pour la photographie, l'institutionnalisation de la pratique est arrivée par l'exposition au sein des maisons de la culture ou dans les maisons de la photographie.

De l'autre côté, une communauté d'amateurs se crée autour de la pratique, regroupant des individus appartenant aux catégories ayant un capital culturel plus élevé : c'est l'apparition d'une-avant-garde78. Elle marque le début de la reconnaissance des dominants pour la nouvelle pratique artistique. Elle tente de se séparer de la production populaire en maximisant la pratique artistique et la spécificité du medium :

« Cependant, il faut rappeler que l'irruption du terme « avant-garde » dans le champ vidéoludique est loin d'être anodine. En effet, ce concept est traditionnellement associé aux beaux-arts, s'apparentant de facto à une forme de culture qualifiée de « légitime » ; a contrario,

77 Sur ce sujet, il est intéressant de s'informer sur la tentative de Square de sortir un film d'animation intitulé : Final Fantasy, les créatures de l'esprit en 2001. Le film avait pour but de faire connaitre les méthodes d'animation du jeu vidéo au grand public et de créer la première actrice virtuelle en image de synthèse. Ce fut un échec cuisant, avec un déficit de plus de 50 millions de dollars qui conduisit à la faillite du studio Square et a sa fusion avec Enix Games.

78 Julien Duval et Philippe Mary. « Retour sur un investissement intellectuel », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 161-162, no. 1, 2006, pp. 4-9

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les jeux vidéo (et tout particulièrement les oeuvres de science-fiction) restent classés au sein de la culture « populaire » »79.

L'émergence d'une avant-garde dans le jeu vidéo signifierait donc une nouvelle approche du jeu, une séparation entre le jeu « populaire » et le jeu « légitime ».

o Polarisation de la pratique.

Avec l'apparition d'une avant-garde, la pratique d'un nouveau media ou d'une nouvelle activité (et donc son industrie et son public) se polarise en deux camps distincts. D'un côté, la pratique artistique, minoritaire et « légitime » aux yeux de la classe dominante. De l'autre, la pratique populaire (ou « ludique » pour le cas du jeu vidéo) qui est motivée par l'accessibilité. Ces deux pratiques donnent chacun lieu à une industrie et à un mode de création différents (comme les films d'auteurs et les blockbusters, la haute-couture et le prêt-à-porter). La pratique artistique est théorisée et défendue par l'avant-garde. L'apparition des théories sur le jeu vidéo (à travers, nous l'avons dit, des réflexions sur le game feel, le gameplay ou les serious games), permet ce que David Gerber appelle : « une valorisation des impacts du jeu hors du cadre ludique »80. La pratique du jeu vidéo n'est plus inacceptable dans son ensemble, puisqu'il en existe une légitime. Pour Maxence Voleau, Game Designer chez Amplitude Studios :

« Dans un domaine artistique quand vous n'avez plus de polémiques, vous n'avez plus d'avant-garde, ça veut dire qu'on est dans une période où le domaine est un peu moribond. »81.

L'avant-garde d'une pratique effectuerait donc également un travail de résolution des débats de société, par le côté légitime qu'elle lui apporte. Cette étape du processus de légitimation

79 Julie Delbouille, « Jeu vidéo, avant-garde et science-fiction. Le cas de Rez et Child of Eden », ReS Futurae, numéro 5, 2015.

80 David Gerber, « Le jeu vidéo comme pratique discréditable », RESET, numéro 4, 2015.

81 Propos de Matthieu Voleau, recueillis dans le cadre du projet Medialab de l'école de la communication de Sciences Po Paris, 2016.

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regroupe donc deux étapes en une, une étape de légitimation de l'utilisation et une étape de reconnaissance culturelle :

« Au-delà de la fragilité de la frontière entre culture populaire et légitime, ainsi qu'entre productions commerciales et indépendantes, les créations de Mizuguchi 82 embrassent la question plus large de la légitimation du médium vidéoludique. Si le jeu vidéo est aujourd'hui encore classé parmi les productions populaires et commerciales, il entretient des liens évidents avec la « haute » culture, remettant en cause cette opposition. Dans le cadre de nos recherches, nous avons pu identifier un processus de légitimation, en deux temps, à l'oeuvre dans le champ vidéoludique : l'acceptation de la pratique, et celle de la dimension culturelle, artistique et patrimoniale du médium. »83

o Acceptation de la légitimité artistique.

C'est la dernière étape du parcours de légitimation. Celle où l'objet artistique devient légitime. Après la polarisation de la pratique et de la production, l'objet est utilisé par les catégories sociales supérieures qui lui confèrent une reconnaissance artistique. Cette étape est encore en cours dans le jeu vidéo mais est aboutie dans d'autres domaines comme le cinéma. Il y a alors un changement dans la pratique, dans la symbolique et dans le traitement médiatique. L'analyse de l'objet par les catégories sociales supérieures se veut prescriptive, c'est-à-dire qu'elle conseille une forme de pratique et qu'elle incite à s'intéresser à certains objets plutôt qu'à d'autres :

« Je conseillerai de commencer par des jeux d'arcade ou d'action simples : les jeux de plate-forme sont les plus adaptés pour les jeunes enfants et ceux qui ont des capacités cognitives entravées. (...) Le joueur est incité à acquérir des procédures d'actions qu'il automatise progressivement en mobilisant, en lui, l'énergie et le plaisir à découvrir et à explorer. C'est

82 Tetsuya Mizuguchi, concepteur de jeu vidéo japonais ayant travaillé sur Rez (Q Entertainment, 2001) et Child Of Eden (Q Entertainment, 2011). Ces jeux sont considérés comme des oeuvres totalement en décalage avec leur époque, misant plus sur un jeu de synesthésie entre les sons et les lumières que sur un gameplay ou un univers très travaillé, comme ce fut le cas pour les autres jeux de 2000 à 2010.

83 Julie Delbouille, 2015, art. cit.

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particulièrement remarquable chez des enfants passifs en classe. (...) Les jeux d'aventure nécessitent déjà d'avoir quelques acquisitions en lecture et une image du corps suffisamment élaborée pour pouvoir réaliser à l'écran des procédures d'action complexe (...). Les jeux de réflexion comme Lemmings et Lemmings 2, Populous, les jeux de simulation/gestion comme Sim City, Sim City 2000 sont utilisables sans savoir lire à condition d'être aidé et peuvent être proposés comme support pour le développement de l'esprit stratégique, une fois que l'image du corps de l'enfant s'est suffisamment développée et n'entrave plus les processus cognitifs. »84.

On assiste à une séparation de l'objet en deux catégories avec un jugement de valeur : « Le bon objet », accaparé par les dominants et prescriptibles (le cinéma d'auteur français, la bande dessinée belge...) et « le mauvais objet », abrutissant et néfaste, qui est réservé aux classes populaires (les comics américains, les blockbusters, les jeux vidéo violents ou sexuels). Le processus de légitimation peut être perçu comme le lent processus d'absorption d'une pratique populaire par les dominants. L'avant-garde jouerait un rôle de liant, donnant involontairement à une pratique populaire les codes de la classe dominante. En ce sens, la légitimation d'un art doit être perçue comme un processus sociologique plutôt que comme un débat de philosophie :

« C'est ainsi que dans le domaine culturel une culpabilisation généralisée s'est abattue sur les pouvoirs artistiques, puisque toute « instance de légitimation » (« dominante », par définition) est a priori suspectée de priver les « non-légitimes (dominés) de légitimité, en ne leur accordant pas la reconnaissance qui devrait leur revenir. En même temps, toute légitimité acquise est a priori suspectée d'être l'instrument ou le résultat d'une « domination, », tandis que la consécration devient « récupération » ou participation à la reproduction des modèles dominants. »85

La question est de savoir si la légitimation artistique est un instrument de récupération des classes dominantes ou un moyen pour les classes populaires de produire quelque chose de symbolique. C'est avant tout une question de positionnement par rapport à la culture populaire.

84 Evelyn Esther Gabriel, Que faire avec les jeux vidéo ? Paris, Hachette Edition, 1994.

85 HEINICH, Nathalie. L'art en régime de singularité : Quelques caractéristiques sociologiques de l'art contemporain In : Art et société : Recherches récentes et regards croisés, Brésil/France , Marseille : OpenEdition Press, 2016.

Avec une perspective populiste (nous employons ici la terminologie de Jean-Claude Passeron et Claude Grignon), la légitimation d'un art serait une forme de réhabilitation de la culture populaire, faisant-fi des rapports de domination. Dans une perspective misérabiliste, le processus de légitimation reviendrait à considérer « la culture du pauvre comme une pauvre culture ». La culture dominée serait dans l'attente de légitimation par les dominants86. Définir la légitimation comme un processus automatique, c'est repenser la notion de « besoin de légitimation » d'une nouvelle pratique :

Est-ce que le jeu vidéo a besoin de cette dignité ?

Non...Il en aurait besoin à quel titre ? A titre commercial ou industriel il n'en a pas du tout besoin. Même si parfois c'est agité, je pense que les gens s'en foutent, ça les empêchera pas de continuer à jouer. Je ne pense pas qu'il en ait « besoin ». Par contre, ça semble intéressant pour quelqu'un qui s'intéresse à l'art de repérer qu'il y a là, aussi, possibilité de réfléchir sur l'art parce qu'il y a de l'art qui se fait. Et il faut commencer à expliquer en quoi. Je dirai que c'est plus intéressant pour la philosophie de l'art et pour l'art que pour le jeu vidéo lui-même.

Entretien avec François Fimat, philosophe de l'art et enseignant à Lille III, réalisé le 09/02/2018 par nos soins. Disponible intégralement en Annexe 2.

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86 Jean-Claude Passeron et Claude Grignon, Le Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Gallimard/Le Seuil, 1989.

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"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault