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La conservation du dugong en Nouvelle-Calédonie. La mobilisation et la confrontation de savoirs et pratiques relatifs à  une « espèce emblématique ».

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par Audrey Dupont
Université Aix-Marseille - Master Pro Anthropologie et Métiers du développement durable 2014
  

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II. Construction d'une politique de conservation par les acteurs du Plan d'actions à partir de « savoirs scientifiques »

II.1. Préoccupation des acteurs du Plan d'actions pour le dugong

Pour rédiger cette section, où nous retraçons l'historique des mentions du dugong dans la littérature écrite à notre disposition, nous nous sommes appuyée sur les premiers récits évoquant l'animal, sur notre recherche dans les musées d'oeuvres d'art le représentant et les rapports scientifiques trouvés sur internet ou transmis par l'AAMP. Nous avons été frappée de constater la quasi absence de production artistique autochtone et nous remarquons que les auteurs ayant cité l'animal dans leurs travaux ou oeuvres sont presque exclusivement des « non-kanak ». En fait, l'écriture est arrivée sur l'île avec la colonisation, sans quoi les autochtones possédaient et possède toujours une culture de l'oralité. Le format écrit est l'une des formes de transmission des connaissances les plus utilisés, notamment par les sciences. Notre propos ici est de décrire la mise en discours et donc en politique du dugong, à partir des résultats de prospections biologiques et scientifiques.

II.1.1. « Mettre en mots, en chiffres et en politique »27 le dugong : des premiers écrits aux recherches scientifiques

Le dugong est un animal qui est aujourd'hui au coeur des politiques de conservation du fait de son statut d'espèce menacée. Mais sa « popularité » est elle aussi assez nouvelle puisqu'elle date seulement de quelques années. Comme l'exprime un habitant de plus de quarante ans d'une tribu de la chaîne de Poya : « On n'entendait pas trop parler du dugong quand j'étais petit, c'est seulement maintenant, avec les politiques ». Dans la plupart des entretiens réalisés, les personnes de plus de quarante ans ont tendance à expliquer que les Néo-Calédoniens28pêchaient cette espèce, qu'ils le mangeaient mais que ce n'était pas un sujet de discussion dans la vie quotidienne ou en tout cas, pas dans les termes employés actuellement. De ce fait, il n'est pas étonnant que nous ayons trouvé finalement assez peu de références après avoir réalisé une première recherche sur les mentions de l'animal dans la littérature néo-calédonienne29 et avoir visité les différents musées de la capitale à la recherche d'oeuvres d'art le représentant.

D'après Petelo Tuilalo, le responsable des collections artistiques contemporaines et des expositions à l'ADCK, les productions graphiques kanak sont marquées par la présence « des animaux terrestres ou marins qui sont des totems de la tribu [et donc qui] possèdent une valeur sacrée ». Mais selon lui, contrairement à la tortue marine, qui est très présente dans ses collections, il n'existe pas ou peu d'oeuvres symbolisant le dugong

27 Expression reprise à Elsa Faugère (Faugère, 2008).

28 A fortiori les Kanak puis les Caldoches qui les « ont copié », selon le discours de certains.

29 Non sans difficulté puisque les systèmes de classification des oeuvres littéraires à l'ADCK ne sont pas les mêmes qu'en France. En tapant le mot « dugong » ou « vache marine » dans le catalogue de recherche bibliographique, il était impossible de trouver les ouvrages, les films ou les enregistrements mentionnant l'animal.

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dans l'art kanak. Il explique cette différence en émettant l'hypothèse d'un « tabou30 » plus marqué sur le dugong que sur la tortue ; à moins qu'il soit peu représenté compte tenu de sa rareté. En tout cas, d'aucun parmi les acteurs institutionnels culturels que nous avons interrogés ne connait d'oeuvre d'art liée à cet animal.

Toutefois, nous avons listé un certain nombre d'oeuvres littéraires rédigées par des personnes d'origines diverses : certains sont des explorateurs légendaires comme Jules Garnier ou Charles Lemire, d'autres sont des écrivains calédoniens célèbres comme Georges Baudoux ou Jean Mariotti, souvent étudiés dans les programmes scolaires parce que considérés comme les fondateurs de la littérature calédonienne.

Jules Garnier un ingénieur venu en Nouvelle-Calédonie en 1863 au moment de l'exploration minière, a rapporté ses tribulations dans un carnet en 1871. Il raconte avoir été témoin d'une pêche extraordinaire au dugong par les habitants de la tribu de Mahamat à Balade, dans le Nord-Est de la Grande Terre, dans l'actuelle commune de Pouébo. Dans sa description (cf. Annexe II du mémoire), plusieurs hommes couraient se jeter dans l'eau et nager vers le large - certains portaient des cordes - à la rencontre du dugong. Dans son récit, ils ont entouré l'animal et ont plongé sur lui à tour de rôle, à mesure de l'air qui se vidait dans leurs poumons. Ils ont ensuite saisi les nageoires puis la queue, l'ont empêché de respirer à la surface. Une fois asphyxié, ils l'ont attaché au bateau avec la corde et ramené vers le bord.

D'autres auteurs, comme Georges Baudoux ou Jean Mariotti, évoquent les techniques de pêche traditionnelle (celle réalisée par les Kanak) en les intégrant dans la continuité de leur narration. Ces deux auteurs ont marqué l'histoire de la littérature calédonienne par leur intérêt concernant la communauté mélanésienne et par la récolte dense et minutieuse de données ethnographiques importantes - notamment des contes et légendes. Leurs oeuvres sont remarquables parce qu'elles sont des réécritures fictives à partir de leurs observations du monde kanak (Soula, 2014).

Par exemple, le personnage principal de Jean Mariotti (1941), Poindi, est le premier à avoir réalisé une pêche miraculeuse : il a attrapé de ses mains une loche, un poulpe, quatre tortues et un dugong. Le narrateur indique qu'habituellement, la pêche au dugong n'est pas systématiquement couronnée de succès et que seul le héros a réussi à sauter sur le dos de l'animal. Après s'être engagé dans une bataille périlleuse en corps à corps, il a enfoncé des tampons de niaoulis dans les narines du dugong pour le noyer et l'a achevé à coups de pointes de gaïac (arbre). Ainsi, toutes les indications concernant la pêche ne sont pas fournies pour elles-mêmes par l'auteur : en se servant d'éléments observés ou entendus, il voulait surtout mettre l'accent sur la difficulté de cette pêche et le mérite du personnage.

Par conséquent, les premières « mises en mots » de cette espèce dont on peut retrouver la trace - parce qu'elles sont écrites - semblent se référer aux savoirs et savoir-faire de la population autochtone de l'archipel. A l'inverse, Charles Lemire, un fonctionnaire des Postes qui a voyagé à pied en Nouvelle-Calédonie en tenant un carnet de bord (1884), donne des précisions sur la morphologie de l'animal et son rôle dans l'écosystème : ce « gros cétacé mammifère » fait trois mètres de long pour deux mètres de circonférence, cinq cent kilogrammes et empêcherait, en broutant les herbiers, les plantes vénéneuses de se développer. De même, il le compare à son homologue guyanais, le

30 Nous utilisons ce terme dans le sens d'interdit et de secret.

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lamantin, mais aussi au phoque. Autrement dit, en s'intéressant aux savoirs « scientifiques » concernant la nature, cet auteur établit une description « naturaliste» presque à la manière d'un biologiste.

D'après nos recherches, il s'agit de l'une des premières descriptions de ce type et il faudra attendre plus de cent ans pour que des biologistes s'intéressent de nouveau à cet animal. Pourtant, l'exploration biologique des ressources marines de Nouvelle-Calédonie est conduite depuis 1946 à l'IRD (anciennement IFO puis ORSTOM), date de l'implantation de la structure à Nouméa. D'après les propos de Jacqueline Thomas, responsable de la communication scientifique, « les disciplines fondatrices étaient la phytopathologie, l'océano-biologie et l'entomologie. Il s'agissait à l'époque de faire l'inventaire des ressources coloniales »31. Ce désintérêt peut alors s'expliquer de plusieurs façons. Comme nous l'avons constaté à de très nombreuses reprises sur le terrain, le dugong est une espèce fortement associée au monde kanak et aux savoirs traditionnels dans les représentations populaires. Ce faisant, les scientifiques n'ont peut-être pas voulu perturber les dispositions locales le concernant, ou ont déprécié l'animal. La seconde hypothèse, plus plausible, consiste à dire que le dugong n'était pas perçu à l'époque comme une espèce menacée et donc, les recherches le concernant n'étaient pas prioritaires.

En tout cas, le premier rapport de l'ORSTOM consacré aux tortues et au dugong, que nous ayons retrouvé, est une note technique de décembre 1994 rédigée par Claire Garrigue, qui travaillait pour le laboratoire d'Océanographie de l'ORSTOM depuis 198932. Ces deux pages donnent des indications sommaires sur les différents noms de l'animal, sur sa répartition dans le monde, sur sa physiologie et sa morphologie. Grâce aux notes bibliographiques, on découvre qu'il existe des écrits scientifiques sur le dugong depuis au moins 1977 et sont notamment menés par Hélène Marsh, la directrice de thèse de Christophe Cléguer. Actuellement, Christophe Cléguer et Claire Garrigue sont les scientifiques de référence en Nouvelle-Calédonie concernant le dugong et sont ainsi affiliés au Plan d'actions dugong depuis le départ.

Tous deux sont membres d'Opération Cétacés !, l'association de chercheurs qui a mené la majorité des recherches qui ont prédécédé l'élaboration du plan d'action, notamment les prospections de 2003 et de 2008 mis en place par l'ADECAL (Agence de Développement Économique de Nouvelle-Calédonie - qui coordonne des projets financés par l'État, le gouvernement Calédonien et les trois Provinces) dans le cadre du programme ZoNéCo. Ce dernier « a pour objectif principal de rassembler et de rendre accessibles les informations nécessaires à l'inventaire, la valorisation et la gestion des ressources minérales et vivantes de la Zone Economique Exclusive et des lagons de la Nouvelle-Calédonie »33.

Lors d'un premier survol aérien en 2003 réalisé par l'ONG, les prestataires ont compté les dugongs sur une zone restreinte et, d'après un calcul algorithme, ils estiment la taille de la population de dugong à un peu plus de 1800 individus. Dans une synthèse des résultats obtenus, les membres du programme déclaraient :

31 http://www.espace-sciences.org/archives/science/12602.html

32 http://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/doc34-04/43821.pdf

33 http://www.zoneco.nc/presentation/historique

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pratiques pour la protection d'une espèce « emblématique » menacée

« Dans l'état actuel des connaissances, la population de la Nouvelle-Calédonie, bien que minuscule par rapport à la population australienne, représente la plus importante concentration d'Océanie et la troisième population mondiale. De ce fait la Nouvelle Calédonie porte une responsabilité pour la conservation mondiale de l'espèce dont les populations sont en diminution dans toute son aire de distribution.

En termes de conservation, le dugong est donc le mammifère marin le plus important de la Nouvelle-Calédonie et l'établissement de son statut s'avère nécessaire. Pour cela l'obtention d'autres d'informations, telles que la distribution saisonnière, la tendance de la population et les menaces qui pèsent sur elles, doivent être obtenues ».34

Ce type de discours n'est pas sans rappeler ceux liés aux monuments ou paysages classés au Patrimoine Mondial de l'UNESCO. Il est clairement exposé que le dugong doit-être un animal prioritaire dans les objectifs de conservation de Nouvelle-Calédonie, étant donné que sa population est la troisième la plus importante au monde. Et puisque cette estimation est le résultat d'un programme financé par les acteurs institutionnels qui se sont ensuite associés au Plan d'actions dugong, nous pouvons supposer que ces premiers chiffres ont enclenchés un processus de réflexion pour améliorer la conservation de cette espèce.

Les résultats obtenus par la prospection de 2008 ont certainement confirmé le besoin de créer des mesures de protection, telles le Plan d'action dugong. En effet, dans le rapport final d'avril 2009, l'ensemble des scientifiques associés à cette campagne de comptage en Province Nord et Sud constatent une grande diminution du nombre de dugongs fréquentant le lagon : de 1814 en 2003, il n'en reste que 964 en 2008. En cinq années, la population aurait donc chuté de 47 %, et ce avec un pourcentage de certitude estimé à 85 %. Le document prend un ton alarmiste et sollicite l'intervention des politiques publiques, comme nous pouvons le lire dans l'extrait suivant :

« . La limite maximale du niveau de mortalité anthropique supportable est d'une dizaine de dugongs par an.

· Les quelques informations disponibles sur les menaces d'origine anthropiques laissent supposer que cette valeur ai été dépassée conduisant inexorablement à une diminution de la population.

· Les résultats de cette étude sont alarmants. Ils soulignent l'urgence de mettre en place des études complémentaires et insistent sur la nécessité de développer des mesures de conservation permettant d'assurer la survie de la population.

· Si cette tendance se poursuit la population va tout droit vers l'extinction et il restera moins de 50 dugongs dans la population d'ici vingt ans. Il est impératif de procéder à un troisième échantillonnage afin de confirmer cette tendance avec une meilleure certitude » (Garrigue, Oremus, Patenaude, Schaffar, 2009 : 6).

Par conséquent, le format du Plan d'action dugong avec un volet « renforcement des connaissances », « sensibilisation » et « gouvernance » correspond aux attentes de ces

34 http://www.zoneco.nc/resultats-thematiques/relation-ressources-environnement-lagonaire/etat-de-la-population-de-dugong-en

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scientifiques. Le budget alloué au volet connaissance a été distribué pour financer des études complémentaires sur la densité de population, leur déplacement, la biologie comportementale et génétique du dugong, mais aussi pour réaliser une enquête relative au niveau de connaissance qu'ont les pêcheurs néo-calédoniens de la population de dugongs ainsi qu'une étude sur la symbolique et usages du dugong des différentes groupes ethniques de Nouvelle-Calédonie35.

Nous observons bien ici le lien entre la « science », entre la « mise en mot et en chiffre » et l'élaboration d'une certaine politique de conservation autour du Plan d'actions dugong. La ligne directrice de l'Agence et de ce projet est d'utiliser les recherches scientifiques afin de renforcer l'action. Seulement, ces directives viennent s'ajouter à diverses mesures déjà existantes, notamment au niveau du cadre législatif mis en place par différents acteurs associés au projet : l'État français, le gouvernement néo-calédonien ou encore les Provinces. Ainsi, la science et la politique ne sont pas les seuls types de savoirs mis à profit pour améliorer la protection du dugong puisque les savoirs et compétences juridiques de certains acteurs dits « institutionnels »36 rentrent aussi en jeu.

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"Il faut répondre au mal par la rectitude, au bien par le bien."   Confucius