WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Les mécanismes d'engagement de la responsabilité internationale de l'etat pour le fait d'acteurs non-étatiques face au phénomène d'externalisation de la guerre. Le cas du conflit turco-kurde en Syrie du nord


par Tessa Laouiti
Ecole des hautes études internationales et politiques (HEIP)  - Master 1 Diplomatie et Relations internationales  2020
  

sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

Ecole des Hautes Etudes internationales et politiques de Paris (HEIP)

Mémoire de recherche

Les mécanismes d'engagement de la responsabilité

internationale de l'Etat pour le fait d'acteurs non-étatiques

face au phénomène d'externalisation de la guerre. Le cas du

conflit turco-kurde en Syrie du Nord.

Sous la direction de : THERON Julien

Master 1 Diplomatie et Relations internationales Année universitaire 2020-2021

LAOUITI Tessa

Image : Haaretz. « Free Syrian Army fighters ride on a truck decorated with a Turkish flag in the rebel-held town of al-Rai near Aleppo, Syria, October 5, 2016. Credit: Khalil Ashawi, Reuters »

1

SOMMAIRE

2

Introduction

I - Les mécanismes et critères d'attribution d'un fait international illicite à l'Etat pour le fait d'un acteur non-étatique

II - L'applicabilité du droit de l'engagement de la responsabilité internationale de l'Etat pour le fait d'un acteur non-étatique face aux stratégies d'externalisation de la guerre

Conclusion

Annexes

Bibliographie

Table des matières

3

INTRODUCTION

En 2017, la Turquie rallie la plupart des combattants de l'Armée syrienne libre (ASL) - groupe rebelle d'opposition à Damas - sous la bannière de l' « Armée nationale syrienne » (ANS) pour repousser les forces kurdes dans le Nord de la Syrie. Après trois opérations militaires conjointes, Ankara occupe et contrôle aujourd'hui une partie du Nord syrien, via ses troupes régulières (TSK) d'une part et via l'ANS d'autre part. Ankara sert ainsi un intérêt de sécurité nationale : contenir la présence de l'armée kurde à sa frontière, en empêchant notamment la jonction des trois cantons de Qamichli, Tell Abyad et Afrin (voir carte Annexe n°1). En septembre 2020, un rapport du Conseil des droits de l'homme de l'Organisation des Nations unies (ONU) alerte sur la situation des civils dans les zones contrôlées par l'armée turque et les rebelles syriens, particulièrement à Afrin, Ras al-Aïn et Tell Abyad. Il appelle Ankara à enquêter sur ce qui pourrait constituer des crimes de guerre commis par des groupes sous son contrôle1. Selon Michelle Bachelet, Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l'homme,

« la Turquie pourrait être considérée comme un État responsable des violations commises par les groupes armés qui lui sont affiliés, tant que la Turquie exerce un contrôle effectif sur ces groupes ou sur des opérations au cours desquelles ces violations ont été commises »2.

Ce terme de « contrôle effectif » est un critère juridique édicté par la Cour internationale de Justice (CIJ) fixant un seuil à partir duquel un Etat peut voir sa responsabilité internationale engagée pour le fait d'un acteur non-étatique. Cet aspect du droit de la responsabilité des Etats pour fait internationalement illicite est primordial pour punir et prévenir de façon effective toutes violations du droit international des droits de l'homme (DIDH) et du droit international humanitaire (DIH). En effet, lorsqu'un Etat externalise la guerre vers un groupe armé non-étatique (GANE), cela soulève des questions fondamentales sur la façon dont la violence est utilisée par ce dernier au profit d'un acteur régulier. Cette externalisation induit une « distanciation du champ de bataille », faisant craindre « une forme de déresponsabilisation pouvant être dangereuse pour le respect du droit international

1 UNHCR. « Syria: Violations and abuses rife in areas under Turkish-affiliated armed groups - Bachelet », 2020.

2 ONU info. « Syrie : possibles crimes de guerre par une milice pro-turque, selon l'ONU », 2019.

3 Assemblée nationale. « Le droit international humanitaire à l'épreuve des conflits ». Rapport d'information, Commission des Affaires étrangères, n°2484, 2019.

4

humanitaire » 3. Par ailleurs, les pertes civiles directes dans les conflits armés relèvent plus de gestes délibérés que d'accidentels dommages collatéraux. Certaines parties, régulières ou non, n'hésitent pas à user directement de la violence sur les civils pour en dégager quelques avantages tactiques. Or la plupart des crimes de guerre présumés ne font pas l'objet de poursuites et restent impunis. L'application totale du droit de la responsabilité des Etats est compliquée par le jeu des acteurs, c'est-à-dire par le panel de stratégies d'engagements indirects dans un conflit armé, déléguant de plus en plus la conduite des opérations militaires ou paramilitaires à des GANE. Les groupes syriens d'opposition pro-turcs se sont rendus coupables de crimes de guerre devant lesquels ils sont pleinement responsables. Mais pour une application totale du droit, les institutions internationales doivent rechercher la potentielle responsabilité de la Turquie, dont on sait qu'elle exerce un certain contrôle sur l'ANS et qui occupe le territoire syrien en partie grâce à elle. Sans quoi, avec cette impunité de fait, le seuil de respect du DIH s'abaisse, et l'insécurité grandit pour les populations civiles.

Après la chute de l'ordre bipolaire et l'avènement d'une mondialisation caractérisée par des flux transnationaux remettant en question la centralité de l'Etat à tous les niveaux, l'analyse des conflits armés non-internationaux (CANI) a particulièrement occupé les chercheurs en études stratégiques et sécurité internationale. En effet, le phénomène guerrier a connu une évolution notable avec la multiplication des acteurs armés non-étatiques. C'est dans ce contexte que le terme de guerre asymétrique (Münkler, 2003 ; Ould Mohamedou, 2005) a été forgé et systématisé pour désigner un conflit armé entre, au moins, un acteur régulier et un acteur irrégulier. Dans ces conflits armés aux nouvelles formes, parfois simplement appelées « nouvelles guerres », les chercheurs ont établi une importante propension à la violence contre les civils émanant des parties belligérantes (Marchal & Messiant, 2003 ; Münkler, 2005 ; Smith, 2005 ; Kaldor, 2012). Cette violence est en effet devenue l'objet d'une stratégie à part entière de certains GANE visant à contre balancer leurs désavantages militaires face à un acteur régulier (Bassiouni, 2008 ; Münkler, 2003).

Si les CANI sont devenus prépondérants, les conflits armés interétatiques ne sont pas devenus obsolètes mais ont aussi évolué dans leurs formes, devenant de plus en plus indirects du fait de l'évolution du contexte global : spectre nucléaire, interdépendance économique mondiale, avancées du droit international, etc. Aujourd'hui, les conflits entre deux Etats via des acteurs interposés sont nombreux. Avec ce phénomène, couplé à la multiplication des

5

acteurs armés, l'établissement de liens stratégiques entre les acteurs réguliers et les acteurs irréguliers est devenu de plus en plus fréquent. Les chercheurs se sont intéressés à ces types de stratégies, donnant lieu à un panel de nouveaux concepts et de nouvelles terminologies.

Tout d'abord, la guerre indirecte entre les deux Grands dans le contexte de la Guerre froide a donné lieu à une conceptualisation de l'idée de proxy warfare ou « guerre par procuration », terme inventé par Z. Brzeziñski et repris par la littérature scientifique de la période (Dunér, 1981 ; Bar-Siman-Tov, 1984). Ce concept a été défini comme l'engagement indirect d'une partie tiers (le bénéficiaire) dans un confit pour influencer son issue stratégique, au travers d'une partie directe au conflit (le proxy), contre un ennemi commun. Ces chercheurs ont notamment argué que la guerre par procuration permet d'éviter un engagement direct et de bénéficier d'une capacité de « déni plausible » (« plausible deniability ») dans un contexte d'archaïsme des guerres majeures (Mumford, 2013). Enfin, des études plus récentes « ont affiné les modèles conceptuels, théoriques et empiriques des guerres par procurations » (Rauta, 2020, p.9). En prenant en compte l'importance des terminologies attribuées aux parties, elles ont permis de différencier les termes d'auxiliaires et de proxies, ainsi que d'isoler le concept de substitution comme une stratégie à part entière (Scheipers, 2017 ; Rauta, 2019). Cet effort de typologie a ainsi permis de mieux appréhender ce que sont les guerres par procuration et ce qu'elles ne sont pas.

Thomas M. Hubert a quant à lui élaboré le concept de compound warfare, ou « guerre composée » pour qualifier l'utilisation simultanée de forces régulières et de forces irrégulières par un opérateur, contre un ennemi, pour augmenter sa capacité militaire (2002). Ici, il n'y a pas de lien hiérarchique entre la force régulière et la force irrégulière ; les deux sont complémentaires et coopèrent. Plus récemment, Andreas Krieg et Jean-Marc Rickly ont élaboré le concept de guerre par substitution, ou « surrogate warfare », désignant le fait pour un Etat d' « externaliser le fardeau de la guerre », c'est-à-dire de déléguer toute ou partie de la conduite des opérations militaires à un GANE (2019). Enfin, toujours dans la conceptualisation du lien stratégique Etat-GANE, d'autres chercheurs se sont intéressés aux milices pro-gouvernementales comme « agents » d'un Etat (Alvarez, 2006 ; Carey & Mitchell, 2015 ; Böhmelt & Clayton, 2018).

Cette perte évidente pour l'Etat de son monopole de la violence légitime a ensuite amené la recherche vers le but d'une telle délégation dans la guerre. On a déterminé que cette stratégie peut être un outil de négociation afin d'obtenir des objectifs de politique étrangère (Bapat, 2012), ou qu'elle peut constituer de fait un moyen pour l'Etat de sous-traiter un certain type de violence contre les civils (Hughes & Tripodi, 2009 ; Carey, Colaresi & Mitchell, 2015 ;

6

Krieg & Rickly, 2019). Ces dernières études ont admises l'existence d'incitations logistiques et politiques des gouvernements à collaborer avec des GANE, malgré le fait qu'ils perdent en monopole de la violence.

D'un autre côté, les juristes se sont aussi penchés sur ce phénomène de « nouvelles guerres », car il y a un fossé entre la réalité des nouvelles guerres - avec leurs lots de nouveaux acteurs - et les conceptions de la guerre qui sont à la base des paradigmes de conformité au DIH (Lamp, 2011). La question de l'applicabilité du DIH aux conflits par « procuration » ou « substitution » s'est alors posée. Les études juridiques qui s'intéressent à la responsabilité de l'Etat pour le fait d'un acteur non-étatique admettent la trop grande impunité des crimes de guerre, du fait de l'insuffisance des mécanismes juridiques existant, et cherchent des alternatives uniquement juridiques pour attribuer un fait international illicite à un Etat (la doctrine de la responsabilité du commandement, l'entreprise criminelle commune, etc.)4. Mais cela ne permet pas de contrebalancer les mécanismes juridiques existants.

Par conséquent, la question de la responsabilité de l'Etat pour le fait d'acteurs non-étatiques, dans le cadre d'une externalisation de la guerre du premier vers le second, reste un sujet largement à traiter. Cette question est certes juridique, mais sa réponse a des incidences importantes pour comprendre les choix et les risques stratégiques des Etats lorsqu'ils décident de déléguer des questions de sécurité, voire de sécurité nationale, à des entités extérieures à leur appareil régulier.

De plus, les concepts de proxy warfare, surrogate warfare et compound warfare ne font pas la distinction entre l'intervention d'une partie tiers et la délégation par une partie tiers (Salehyan, 2010 ; Hauter, 2019) ; ils qualifient plus largement toute forme d'engagement indirect. Ce manque de précision amène à des confusions dans la classification des conflits armés, entre guerre civile et guerre interétatique (Hauter, 2019), et ainsi dans la mise en oeuvre du droit applicable. Aussi, il y a une prépondérance du concept de « proxy warfare », utilisé à profusion pour désigner tout GANE qui entretient une relation stratégique avec un Etat, sans vrai fondement conceptuel. Or c'est un concept restrictif, dont la généralisation se fait au dépend de l'étude de tous les autres types de stratégies d'externalisation.

Enfin, s'il est relativement bien établi que l'externalisation peut être de fait un moyen pour l'Etat de contourner les règles de DIH en déléguant la violence à des acteurs armés non-

4 Voir Ambos, K. (2009). « Command responsability and Organisationsherrschaft : ways of attributing

international crimes to the `most responsible' ». System criminality in international law, p. 127-157. Et CICR, (2014). « Command responsibility and failure to act », Advisory service on international humanitarian law.

7

étatiques (Hughes et Tripodi, 2009 ; Carey, Colaresi et Mitchell, 2015 ; Krieg et Rickly, 2019), qu'en est-il, en cas de violation du DIH par le GANE, de la responsabilité de l'Etat ? Les chercheurs en études stratégiques et sécurité internationale n'intègrent pas la donnée de contrôle effectif, ou celle de contrôle global formulée par le TPIY, - ou de façon très partielle5 - dans leurs conceptualisations des liens stratégiques Etat-GANE. De fait, les termes de proxy, substitut, auxiliaires, mercenaires ou encore d'affiliés ne sont pas révélateurs des degrés de contrôle de l'Etat sur l'acteur non-étatique, donnée pourtant fondamentale pour une applicabilité du droit de la responsabilité internationale de l'Etat.

Ce mémoire vise ainsi à concilier les notions juridiques de « contrôle effectif » et de « contrôle global » avec l'étude de la relation stratégique Etat-GANE dans un CAI ou un CANI, domestique ou non. Le but de cette démarche est de valider les hypothèses suivantes. D'une part, nous tenterons de montrer que le test de « contrôle effectif » de la CIJ est systématiquement périclité : théoriquement car la relation organique requise par la CIJ est incompatible avec le concept d'agent6, et pratiquement par le simple entretient d'un relatif degré d'autonomie de l'acteur irrégulier, rendant le contrôle de l'Etat pas assez clair d'un point de vue juridique (hypothèse n°1). D'autre part, le test de « contrôle global » du TPIY est, quant à lui, théoriquement et pratiquement applicable à des relations stratégiques de délégation entre un Etat et un acteur irrégulier, mêmes dont les liens sont obscurs ou cachés (hypothèse n°2).

Nous partons ainsi du postulat qu'il existe une corrélation entre l'impunité des crimes de guerre et l'externalisation de la guerre par l'Etat vers un acteur irrégulier. De plus, nous nous situons dans un paradigme nouveau par rapport l'étude classique des conflits armés, car on s'éloigne de facto du monopole légitime de la force détenu par l'Etat (Weber, 1959) et des concepts clausewitziens de guerre stato-centrée. De plus en plus, l'Etat délègue volontairement la violence à des entités extérieures à son appareil de sécurité régulier, pour ses propres intérêts sécuritaires et/ou stratégiques.

Dans l'optique de démontrer la première hypothèse, il faudra chercher à savoir si un Etat peut théoriquement avoir un « contrôle effectif » sur un acteur non-étatique qui, par nature, est extérieur à son appareil de sécurité régulier ? (question de recherche n°1). Il faudra

5 Voir Krieg, A. et Rickli, J.-M. (2019). « Surrogate Warfare: The Transformation of War in the Twenty First Century ». Georgetown University Press, p.165-178.

6 Voir ci-après la « théorie de l'agence ».

8

aussi se demander si un contrôle peut-être effectif tout en ayant une part d'autonomie laissée à l'irrégulier (n°2), ce qui nous amène à nous demander quels sont les facteurs de contrôle d'un Etat sur un GANE hors critères juridiques (n°3).

Ensuite, pour affirmer la deuxième hypothèse, il faudra chercher à savoir si le test de « contrôle global » est applicable pour tous les types de d'agents (n°4).

Enfin, dans l'intérêt des deux hypothèses, il faut regarder les tests de contrôle juridique au regard de la clarté des liens noués entre l'Etat et le GANE, de façon réaliste : avec quelle stratégie d'externalisation le degré d'intégration de l'agent à l'appareil de sécurité de l'Etat, et donc le potentiel de contrôle de l'Etat, est-il le plus fort ? (n°5) Pour l'utilisation de quel type d'agent l'Etat retire-t-il le plus de bénéfices de la délégation ? (n°6).

En sommes, la question générale de ce mémoire de recherche est de se demander si, pratiquement, l'engagement de la responsabilité internationale de l'Etat pour des faits illicites commis par un acteur non-étatique est faisable. Autrement dit, dans quelles mesures l'externalisation de la conduite des opérations militaires par un Etat vers un acteur non-étatique peut-elle faciliter l'externalisation de la responsabilité de l'Etat devant le droit international des droits de l'homme et le droit international humanitaire ?

La porosité entre la stratégie régulière et la stratégie irrégulière est ainsi de plus en plus fine. Ce phénomène va à l'encontre du concept de « guerre trinitaire » de Clausewitz, c'est-à-dire de la trinité « nation, Etat-nation et armée nationale », à la base de la guerre classique. Pour Clausewitz, et plus tard Max Weber, l'Etat ne peut déléguer la violence légitime qu'à des soldats citoyens. La guerre trinitaire est donc conçue comme un cadre de violence organisée sous l'autorité de l'Etat par une armée levée parmi la société. Mais devant la prépondérance des engagements indirects des Etats dans les conflits au XXIe, on peut davantage parler de « guerres néo-trinitaires » (Krieg & Rickly, 2019) que de « guerres non-trinitaires » (Martin van Creveld, 1991). En effet, le fait que l'Etat développe une stratégie sécuritaire alternative extérieure ne rend pas caduc cette trinité (Krieg & Rickly, 2019 ; Biberman, 2014). Ce recourt de l'Etat à une entité extérieure est une réponse à un contexte mondial dans lequel règne un sentiment d'insécurité permanente. On peut ainsi regrouper les concepts de proxy, surrogate et compound warfare sous l'appellation de guerres néo-trinitaires, qui peut se définir comme une guerre dans laquelle un Etat délègue toute ou partie de la conduite des opérations militaires et/ou paramilitaires à une entité externe à son appareil de sécurité régulier. En utilisant cette expression de guerre néo-trinitaire plutôt que celle,

9

généralisée, de « proxy war », on englobe sans écueil toutes les formes de stratégies d'externalisation.

A la base de la compréhension du phénomène d'externalisation, ou souvent appelé « délégation », se trouve la « théorie du principal et de l'agent » ou « théorie de l'agence ». Selon une définition économique,

« le concept de PPP [partenariat public-privé] fait référence à un arrangement contractuel couvrant une longue période (typiquement plus de 20 ans) par lequel les autorités publiques assignent à un opérateur privé l'accomplissement d'une mission d'intérêt public » (De Palma, Leruth, et Prunier, 2012, p.60).

La relation d'agence implique donc une forme de délégation, soit « un octroi conditionnel d'autorité du principal à un agent qui habilite le dernier à agir au nom du premier. Cette théorie s'intéresse à l'autonomie de l'agent, au contrôle du principal sur lui, ainsi qu'aux risques et aux bénéfices de la délégation. Ainsi, la théorie de l'agence nous offre un cadre solide pour répondre à plusieurs de nos questions de recherche. Par ailleurs, ces dernières variables de contrôle et d'autonomie sont les mêmes adoptées par la CIJ pour son test de « contrôle effectif », visant à déterminer l'engagement ou non de la responsabilité d'un Etat pour le fait d'acteurs non-étatiques. Ces faits qui nous intéressent ici sont les violations du DIDH, du DIH et les crimes de guerre.

Le Statut de Rome (2002) définit les crimes de guerre comme des « violations graves des lois et coutumes applicables aux conflits armés internationaux [et] aux conflits armés ne présentant pas un caractère international »7. Ces violations entrainent l'engagement de la responsabilité pénale individuelle ou de la responsabilité internationale de l'Etat pour fait international illicite. Le fait international illicite est

« le fondement et l'élément premier de la responsabilité, celui auquel se rattachent tous les autres : imputation du fait illicite, préjudice, réparation et éventuellement punition » (Reuter, 1958, p.245).

La commission d'un fait illicite cause un préjudice à un tiers et, ce faisant, doit être imputé à son auteur. Le procédé d'imputation du fait international illicite permet d'engager la responsabilité de l'Etat. Par ailleurs,

« [l]'Etat est responsable des violations du droit international humanitaire qui lui sont attribuables, y compris : a) les violations commises par ses propres organes, y compris ses forces armées ; [...] c) les violations commises par des personnes ou des groupes agissant en fait sur ses instructions ou ses directives ou sous son contrôle [...] » (Règle 149).

7 Statut de la Cour pénale internationale (1998), art. 8 (cité dans vol. II, ch. 44, § 3).

10

Cela dit, le processus d'imputabilité n'est pas le même selon que le comportement illicite est celui d'agents rattachés à un organe de jure de l'Etat ou celui d'agents étrangers à l'appareil d'Etat. Dans ce dernier cas, il convient de faire une distinction entre l' « agent de facto » et l' « organe de facto » (Finck, 2011). L'organe de facto désigne un groupe extérieur à l'appareil d'Etat qui est « dépendant de l'Etat et soumis à son autorité » (ibid., p.154), tandis que l'agent de facto désigne un groupe extérieur à l'appareil d'Etat dont l'action se fait « sous les instructions, les directives ou le contrôle de l'Etat » (ibid., p.151). Par ailleurs, « un organe de facto est un organe de l'Etat au même titre qu'un organe de jure : le droit international prend en compte l'organisation de l'Etat réelle, concrète » (ibid., p.155).

Dans ce cadre théorique, nous allons observer l'applicabilité des mécanismes d'engagement de la responsabilité internationale de l'Etat pour le fait d'acteurs non-étatiques, au regard des liens structurant une relation stratégique Etat-GANE de nature « principal-agent ». Le cas de la relation entre la Turquie et l'ANS dans le conflit turco-kurde en Syrie du Nord permettra d'étudier un cas concret de ce type de relation tout en lui appliquant les mécanismes juridiques de contrôle.

Pour ce faire, il faudra procéder à une étude empirique. D'abord, une étude qualitative consistant en une analyse textuelle d'un corpus juridique et d'études théorico-stratégiques nous permettra de recueillir des données empiriques précises sur les critères juridiques et théoriques de contrôle d'un Etat sur un acteur non-étatique. Le but de cette étude empirique sera notamment de rechercher d'autres facteurs de contrôle que ceux proposés par les tests juridiques, émanant plutôt de la littérature théorique sur le phénomène de délégation et de la littérature stratégique sur le phénomène d'externalisation de la guerre. Ensembles, ces facteurs de contrôle constitueront une sorte de « test de contrôle effectif de facto », que nous confronterons aux tests juridiques.

Ensuite, nous allons analyser les différentes stratégies d'externalisation et proposer une typologie des types d'agents, basée sur leur degré de proximité avec l'Etat, et ce, grâce aux critères de « contrôle effectifs de facto » précédemment identifiés. Nous appliquerons ensuite, de façon théorique, les tests juridiques sur certains types d'agents.

Enfin, une dernière étude qualitative procèdera à l'observation du rapport Ankara-ANS afin d'essayer d'appliquer pratiquement les tests juridiques.

Le but de cette approche non juridique du droit de la responsabilité de l'Etat est d'intégrer des facteurs purement réalistes, prenant en compte les stratégies, le jeu des acteurs

11

et les façons par lesquelles un contrôle peut être exercé de façon plus insidieuse. Nous irons ainsi dans le sens d'une application plus concrète du droit.

L'idée générale de ce mémoire est d'apporter modestement un facteur explicatif des phénomènes de violence contre les civils, en montrant qu'il existe une faille dans le droit positif entrainant une impunité générale des crimes de guerre, faute d'une capacité d'imputation du fait international illicite aux Etats qui, de plus en plus, externalisent la guerre à des entités extérieures à leurs appareils de sécurité réguliers. L'idée est aussi d'ouvrir la voie à des réflexions pour repenser les distinctions juridiques classiques entre CAT et CANT, trop exhaustives et exclusives, ne prenant pas en compte le jeu des acteurs et faussant ainsi le droit applicable. Enfin, il s'agit d'apporter plus de précision terminologique, dans un sens utilitariste au regard du droit applicable, en complétant les concepts de proxy et de substitut, et les termes de supplétifs et d'auxiliaires, avec des degrés de contrôle de l'Etat. En effet,

« [f]ormaliser le lien [des Etats] avec les groupes armés irréguliers augmente la transparence, décroit l'asymétrie d'information et créer un degré de responsabilité » (Carey & Mitchell, 2015, p.14).

Ce mémoire étudiera dans un premier temps les mécanismes et critères d'attribution d'un fait international illicite à l'Etat pour le fait d'acteurs non-étatiques (T) : il faudra d'abord appréhender le phénomène de contrôle de l'Etat sur un GANE aux niveaux théoriques, stratégiques et juridiques, afin d'en dégager des critères pertinents. Cela permettra, dans un deuxième temps, de déterminer l'applicabilité du droit de l'engagement de la responsabilité internationale de l'Etat pour le fait d'acteurs non-étatiques face aux stratégies d'externalisation de la guerre (TT) selon une approche théorique d'abord, puis selon une approche pratique, au regard des liens noués entre Ankara et l'ANS dans le conflit turco-kurde en Syrie du Nord.

12

I - LES MECANISMES ET CRITERES D'ATTRIBUTION D'UN FAIT INTERNATIONAL ILLICITE A L'ETAT POUR LE FAIT D'ACTEURS NON-ETATIQUES

Le point central dans l'attribution du fait international illicite est la notion de contrôle qu'exerce l'Etat sur l'irrégulier, soit une notion très large et circonstancielle. Les juridictions internationales ont adopté des degrés différents de contrôle. Pour leurs parts, les chercheurs en études stratégiques et des conflits armés se sont, dans leur large majorité, appuyés sur la théorie de l'agence pour décrire et expliquer à la fois le phénomène de contrôle du principal et celui d'autonomie de l'agent. L'étude des critères juridiques légaux sera un point de départ (A) à l'étude de la mesure des degrés de contrôle que peut avoir un Etat sur un acteur irrégulier dans la conduite d'une opération militaire ou paramilitaire, selon une approche basée sur la théorie de l'agence (B).

A- Le critère de contrôle en droit international

« En règle générale, le comportement de personnes ou d'entités privées n'est pas attribuable à l'État d'après le droit international »8. Toutefois, un fait international illicite d'un Etat peut constituer en une action d'un acteur non-étatique qui se trouve « sous la direction ou le contrôle » de cet Etat. A cet égard, l'état actuel du droit positif est divisé sur la question du degré de contrôle requis : la Cour international de Justice (CIJ) a adopté un critère de « contrôle effectif » (a) tandis que la Chambre d'appel du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) a préféré appliquer un critère de « contrôle global » (b).

a) Le critère de « contrôle effectif » de la Cour internationale de Justice

La Cour internationale de Justice, instituée en juin 1945, est l'organe judiciaire principal de l'Organisation des Nations unies (ONU). Elle vise à régler les contentieux entre Etats de manière pacifique, en rendant des arrêts juridiquement contraignants, définitifs et sans recours. Ces arrêts constituent une source importante de la jurisprudence en tant que source de droit. C'est dans l'arrêt « Nicaragua » (1986), sur l'affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci l'opposant aux Etats-Unis9, que la CIJ a

8 Article 8, Projet d'articles sur la responsabilité de l'Etat pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs (2001).

9 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Les États-Unis d'Amérique) (fond), arrêt, CIJ recueil, 1986.

« même le contrôle général exercé par [les USA] sur une force extrêmement dépendante à leur égard, ne signifieraient pas par eux-mêmes, sans preuve complémentaire, que les Etats-Unis

13

introduit le critère de « contrôle effectif » comme le degré de contrôle nécessaire pour engager la responsabilité d'un Etat pour le fait d'un acteur non-étatique.

A la chute du président Anastasio Somoza Debayle en juillet 1979, le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) arrive au pouvoir à Managua. Une forte opposition politique se mue en groupes d'oppositions militarisés et paramilitaires, appelés les « contras ». Les contras ont mené des opérations militaires et paramilitaires sur le territoire du Nicaragua contre le nouveau gouvernement, au cours desquelles ils ont, selon le Nicaragua,

« causé des dégâts matériels considérables et provoqué de nombreuses pertes en vies humaines ; ils auraient aussi commis des actes tels que l'exécution de prisonniers, le meurtre de civils pris au hasard, des tortures, des viols et des enlèvements » (Nicaragua., § 20).

De leurs côtés, les Etats-Unis ont doublement soutenu l'opposition. D'une part, en apportant un soutien multiforme aux contras (§ 108) et, d'autre part, en participant directement à la pose de mines dans des ports et eaux du Nicaragua via des militaires états-uniens et des ressortissants de pays latino-américains agissant directement sous les ordres des organes militaires des Etats-Unis et appelés par la CIA « UCLAs » - « Unilaterally Controlled Latino Assets » (§ 75).

En 1984, le Nicaragua formule une requête devant la Cour de La Haye. D'abord, Managua tient pour responsables les Etats-Unis des violations du DIDH et du DIH commises par les contras du fait de leur soutien apporté à ces derniers. Ensuite, Managua considère que les activités menées par les UCLA rendent encore plus directement responsables les Etats-Unis, du fait du lien plus organique entre eux.

Concernant la première accusation du Nicaragua, la question pour la CIJ était de savoir

« si les liens entre les contras et le Gouvernement des Etats-Unis étaient à tel point marqués par la dépendance d'une part et l'autorité de l'autre qu'il serait juridiquement fondé d'assimiler les contras à un organe du Gouvernement des Etats-Unis ou de les considérer comme agissant au nom de ce gouvernement » (§109, italique rajouté).

Les notions de dépendance et d'autorité sont détaillées par les critères suivants : la sélection, l'installation et la rétribution des dirigeants de la force irrégulière ; l'organisation, l'entrainement et l'équipement de la force ; le choix des objectifs et enfin le soutien opérationnel fourni (§112). Cependant, même un contrôle général à tous ces niveaux ne suffit pas:

14

aient ordonné ou imposé la perpétration des actes contraires aux droits de l'homme et au droit humanitaire allégués par 1'Etat demandeur ? [...] il devrait en principe être établi qu'ils avaient le contrôle effectif des opérations militaires ou paramilitaires au cours desquelles les violations en question se seraient produites » (§115).

Or, aucune instruction directe émanant des Etats-Unis n'a été prouvée, de même que leur « contrôle effectif » pendant les opérations en questions. Ne pouvant établir, faute de preuve, ce degré de contrôle effectif exercé par les Etats-Unis sur les forces contras, la CIJ refusa au Nicaragua de tenir pour responsables les Etats-Unis sur cette question.

A propos de la deuxième accusation du Nicaragua, la Cour a imputé les actes exécutés par les UCLAs aux Etats-Unis, car la participation de ressortissants états-uniens à la préparation et la conduite de ces opérations a clairement été établie. Par conséquent, ces actions constituent une violation du droit international coutumier pour laquelle les Etats-Unis sont directement responsables (ibid., § 254).

La conclusion préliminaire que nous pouvons faire de cet arrêt est, tout d'abord, qu'il introduit un test de contrôle effectif composé de deux critères non cumulatifs (cf. schéma Annexe 2). D'une part, le contrôle est effectif si les degrés de dépendance et d'autorité sont très forts. Ces derniers se manifestent par un contrôle de l'Etat à tous les niveaux de l'acteur non-étatique, y compris et surtout sur les opérations au cours desquelles les actes illicites sont commis :

? au niveau tactique : soutien/appui de l'Etat et élaboration de la tactique ;

? au niveau opérationnel : soutien/appui de l'Etat, le groupe opère sous ses ordres et instructions directes ou indirectes ;

? au niveau stratégique : l'Etat désigne les objectifs et planifie les opérations ;

? au niveau organisationnel : l'Etat finance, organise, entraine, arme et équipe le groupe ;

? et au niveau politique : l'Etat a autorité sur l'organisation interne du groupe par la sélection et l'installation de ses dirigeants.

Deuxièmement, le contrôle peut être effectif si l'acteur non-étatique exécute les actes illicites sur les ordres ou les instructions directes de l'Etat, comme c'était le cas des UCLAs. En fait, pour la CIJ, l'Etat est responsable d'un GANE si on peut prouver que ce dernier agit en fait comme un organe de facto de l'Etat. Cela est consacré dans le Projet d'articles sur la responsabilité de l'Etat pour fait international illicite (2001). Un organe de facto qualifie un groupe d'individus ou un individu qui, de fait, peut être assimilé à un organe de jure de l'Etat en ceci qu'il « agit en fait sur les instructions ou les directives ou sous le contrôle de cet État »

15

(article 8). L'article 8 traite ici de deux situations. « La première est celle où des personnes privées agissent sur les instructions de l'État lorsqu'elles mènent le comportement illicite » (Commentaire, § 1). Ici, tant que l'instruction précise est donnée par l'Etat, il n'y a pas de difficulté à engager sa responsabilité internationale. La seconde situation « à un caractère plus général, où des personnes privées agissent sur les directives ou sous le contrôle de l'État » (ibid.). Ici, l'imputation est plus compliquée, car il faut prouver que l'Etat ait « dirigé ou contrôlé l'opération lui-même » (Commentaire, § 3). Ces deux situations sont les deux faces du contrôle effectif.

En 2007, l'arrêt de la CIJ rendu sur l'affaire « Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide » impliquant la Bosnie-Herzégovine et la Serbie-Monténégro, apporte de nouvelles précisions au processus d'imputation du fait international illicite à un Etat pour le fait d'acteurs non-étatiques. Sans revenir sur les faits, la Cour a introduit ici un critère d'attribution additionnel, celui de la « totale dépendance », dans le cas où des

« personnes [...] qui, sans avoir le statut légal d'organes de cet État, agissent en fait sous un contrôle tellement étroit de ce dernier qu'ils devraient être assimilés à des organes de celui-ci aux fins de l'attribution nécessaire à l'engagement de la responsabilité de l'État pour fait internationalement illicite » (Génocide, par. 391).

La totale dépendance correspond à un degré très élevé de contrôle « qui ne se confond

cependant pas avec le critère [...] de « contrôle effectif » » (Distefano & Hêche, 2016, p. 2728), et qui ne nécessite pas qu'il y ait eu des instructions précises données ou de contrôle sur telle opération du GANE : le contrôle est si étroit que le groupe ou l'individu, « dépourvu de réelle autonomie » (Génocide, par. 392), connaissent les objectifs de l'Etat et n'ont pas besoin de directives, ils ne sont qu'un « instrument » de l'Etat (ibid.).

Ainsi, la CIJ distingue plusieurs hypothèses dans l'attribution d'un fait international

illicite à l'Etat pour le fait d'un acteur non-étatique (cf. Figure 1). D'une part, s'il est établit que l'acteur irrégulier est un organe de jure ou qu'il agit comme un organe de facto de l'Etat, alors tous les actes accomplis par lui sont imputables à l'Etat, quel que soit le degré de contrôle exercé au moment des faits. Cela implique pour la Cour un lien juridique (organe de jure) ou une « totale dépendance » (organe de facto). D'autre part, s'il ne peut être établit de « totale dépendance », et donc que l'acteur irrégulier n'agit pas comme un organe de facto de l'Etat, alors les actes illicites accomplis par l'acteur irrégulier seront imputables à l'Etat seulement si l'irrégulier a agi sous le contrôle effectif ou les directives de l'Etat.

16

Responsabilité de Test déterminant

l'Etat pour :

Un organe de jure Droit interne

Un organe de facto Test de la totale dépendance

Un acteur non-étatique Test de contrôle effectif

Figure 1.

Ainsi, il semble que la CIJ ait fixé la barre très haute, car atteindre et prouver un tel niveau de contrôle effectif sur un GANE semble très difficile. Même pour ses organes de jure l'Etat n'a pas le contrôle de chacun de leurs actes, et pourtant il en est automatiquement responsable. Ce critère est donc très restrictif, car la CIJ requière une relation quasi-organique. En effet, « les expressions de « contrôle », « dépendance » et « direction » sont prises de manière très littérales par la CIJ » (Ramsundar, 2020, p.15). C'est pourquoi ce test a été plus tard réfuté par la Chambre d'appel du TPIY.

b) Le critère de « contrôle global » du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie

Le TPIY, spécialisé en justice internationale pénale, est créé par l'ONU en 1993 pour juger des individus présumés coupables de crimes de guerre commis en ex-Yougoslavie dans les années 1990. Treize ans après Nicaraga, le TPIY récuse le critère de « contrôle effectif » pour introduire celui de « contrôle global » dans la célèbre affaire Tadiæ, jugée en première instance10 puis en appel11.

En 1991 et 1992, la République fédérale de Yougoslavie (RFY) éclate avec les indépendances de la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine, ne comptant plus que la Serbie et le Monténégro. Le conflit des Balkans qui nous intéresse ici est celui qui se déroule en Bosnie-Herzégovine. En 1991, cet Etat majoritairement musulman concentre une grande minorité de Serbes, à savoir 31% des Bosniaques. Or la majorité des Serbes bosniaques sont défavorables à la sécession de la Bosnie vis-à-vis de la RFY Après la proclamation d'indépendance de la Bosnie, les Serbes - organisés en milices irrégulières - et

10 TPIY, chambre de première instance, 7 mai 1997, Le Procureur c. Duko Tadiæ, IT-94-1-T. Ci-après : Tadic 1997.

11 TPIY, chambre d'appel, 15 juillet 1999, Le Procureur c. Duko Tadiæ, IT-94-1-T. Ci-après : Tadic ou Tadic 1999.

17

l'armée populaire yougoslave (JNA) ont étendu leurs zones de contrôle et ont pris la ville de Prijedor le 30 avril 1992 (Tadic 1999, §93). Les milices serbes ont lancé des attaques contre les civils musulmans et croates bosniaques dans la région de Prijedor, où ils prirent le pouvoir par la force. Elles ont fait fuir la population, détruit des mosquées et des églises, interné les civils dans des camps de concentration et maltraité les prisonniers de guerre (Le Pautremat, 2019). Le Conseil de Sécurité des Nations unies (CSNU) exigea alors le départ de la JNA ou sa soumission à l'autorité du Gouvernement de Bosnie-Herzégovine. Officiellement, la JNA se retira de la Bosnie en mai 1992 (Tadic, §115), mais en réalité elle a opéré une transformation en se scindant en deux : l'armée de la Republika Srpska (la VRS), d'une part, et l'armée de la nouvelle RFY (Serbie et Monténégro), connue sous le nom de VJ, d'autre part. Par ailleurs, les officiers de la VRS continuaient à percevoir leur solde de Belgrade (ibid.). C'est dans ce contexte que Duko Tadiæ, un serbe de Bosnie, a participé entre autres aux attaques de Prijedor et aux déportations et tortures dans le camp de concentration d'Omarska.

Duko Tadiæ est poursuivi par le TPIY sur la base de la responsabilité pénale individuelle pour trente-quatre chefs d'accusation dont crimes contre l'humanité, infractions graves aux Conventions de Genève et violations des lois ou coutumes de la guerre. Parmi les questions que se sont posées la Cour et qui nous intéressent, il y a celle de l'applicabilité du régime des infractions graves aux Conventions de Genève. En effet, le concept de « violations graves » ne s'applique qu'en situation de CAI12. La Chambre de première instance a donc cherché à savoir si la guerre en Bosnie revêtait un caractère international, ce qui revient à savoir si « les actes de la VRS, y compris son occupation de [...] Prijedor, peuvent être imputés au Gouvernement de la Serbie et Monténégro » (ibid., §588). Pour ce faire, la Chambre a appliqué le critère de contrôle effectif de la CIJ car, selon elle, il fallait non seulement démontrer que la VRS était complètement dépendante de la VJ et de Belgrade, mais également que ces derniers exerçaient un contrôle sur la VRS (ibid.). La Chambre a conclu que, malgré l' « influence considérable et peut-être même [le] contrôle » de Belgrade sur la VRS, et malgré la dépendance militaire de la VRS à l'égard de la VJ, « aucun élément de preuve » ne permet de conclure que Belgrade ait « dirigé [...] les opérations militaires effectives de la VRS » (ibid., § 605). Par conséquent, la partie irrégulière n'étant pas liée à un Etat tiers au conflit, la Chambre de première instance a jugé que la « guerre de Bosnie » était

12 Convention de Genève IV, Art. 4.

18

un conflit armé non-étatique. Se faisant, la Chambre acquitte Duko Tadiæ pour le chef d'accusation portant sur les violations graves du D.I.H.

L'Accusation a fait appel de ce jugement. Selon sa thèse, le régime des infractions graves devait s'appliquer dans la mesure où la guerre de Bosnie revêtait bien un caractère international. Dans le Jugement qu'elle rendit en 1999, la Chambre d'appel classifia le conflit comme international, considérant que la RFY exerçait un « contrôle global » sur la VRS, cette dernière agissant de facto comme un agent de la première. La Chambre d'appel n'a pas appliqué le test de « contrôle effectif » introduit par la CIJ dix-huit ans plus tôt. Son raisonnement n'était pas d'appliquer un test distinct de celui de la CIJ, même si nous sommes ici dans la dimension de la responsabilité individuelle et non étatique, mais bien de récuser ce test. Selon la Chambre d'appel, que la question soit d'engager la responsabilité internationale d'un Etat (Affaire Nicaragua) ou d'engager la responsabilité pénale individuelle (Affaire Tadiæ), le test de contrôle doit être le même :

« Logiquement, les conditions doivent être les mêmes, que le tribunal ait pour tâche de déterminer i) si l'acte accompli par un particulier est imputable à un État, engageant ainsi la responsabilité internationale de ce dernier ou ii) si des individus agissent en qualité d'agents de fait d'un État, conférant ainsi au conflit le caractère international et satisfaisant par là même à la condition préalable nécessaire à l'application du régime des « infractions graves » » (Tadiæ 1999, § 104).

En effet, la question est de savoir quels sont « les critères permettant d'imputer juridiquement à un Etat des actes commis par des individus n'ayant pas la qualité d'agents de cet Etat » (ibid.). Or selon la Chambre d'appel, le test de la CIJ est un « critère de contrôle très étroit » (§ 99) et non convaincant au regard du droit de la responsabilité des Etats et de la pratique judiciaire et étatique. En effet, la Chambre s'appuie sur l'article 8 du Projet d'articles relatifs à la responsabilité des Etats adopté en première lecture par la Commission du droit international (CDI) pour expliquer que « le degré de contrôle peut varier selon les circonstances factuelles propres à chaque affaire » (§ 117) : le droit ne doit pas reposer sur des critères rigides et uniformes mais être adaptables aux situations réelles.

La Chambre d'appel du TPIY estime que les actes d'un groupe organisé et structuré sont imputables à l'Etat dès lors qu'un « contrôle global » est exercé (§ 120), avec ou sans instructions spécifiques (§ 123). Les caractéristiques du « contrôle global » sont : l'assistance sur le plan financier et militaire (§ 130) et l'équipement, la coordination ou l'aide à la planification d'ensemble des activités militaires (§ 131). La Chambre précise cependant que le test de contrôle global n'a pas été jugé suffisant « concernant des individus ou des groupes qui

19

ne sont pas organisés en structure militaire » (§ 132). Par conséquent, le groupe organisé militairement est un critère préliminaire à l'application du test de contrôle global.

C'est donc un critère bien moins restrictif que propose le Tribunal ad hoc. Selon le CICR, « le critère du contrôle global prend mieux en considération la réalité de la relation entre le groupe armé non-étatique et la puissance extérieure » (Ferraro, 2015, p.192). Finalement, lors de la codification par la CDI du droit de la responsabilité internationale de l'Etat au début des années 2000, la Commission souligne les deux tests et points de vue de la CIJ et du TPIY, sans trancher :

« c'est au cas par cas qu'il faut déterminer si tel ou tel comportement précis se produisait ou non sous le contrôle d'un Etat et si la mesure dans laquelle ce comportement était contrôlé justifie que le comportement soit attribué audit Etats »13.

Le droit reste donc divisé sur la question. Un approfondissement de la notion de

contrôle, et la façon dont on peut la mesurer, devient dès lors intéressant pour pousser la recherche sur cette question, et ce, avec une approche non-juridique.

B- Mesurer le degré de contrôle de l'Etat sur un acteur non-étatique selon une approche théorico-stratégique

Il s'agit d'analyser les critères juridiques précédents d'un point de vue théorique et de déterminer quels sont les facteurs de contrôle d'un Etat sur un GANE hors critères juridiques.

a) Contrôle du principal et autonomie de l'agent selon la théorie de l'agence

Etudier la relation stratégique de délégation entre un Etat et un acteur non-étatique dans le cadre d'une relation de « principal-agent » va nous permettre de dégager des caractéristiques de contrôle et d'autonomie qui soient plus réalistes, plus soucieuses du jeu des acteurs, car la théorie de l'agence intègre des variables de préférences, de pertes d'agence et des bénéfices découlant de la délégation.

La plupart des chercheurs qui ont étudié le phénomène d'externalisation de la guerre par les Etats l'ont fait avec la théorie de l'agence14. En effet, la relation d'agence implique une forme de délégation, soit « un octroi conditionnel d'autorité du principal à un agent qui habilite le dernier à agir au nom du premier » (Hawkins, Lake, Nielson & Tierney, 2006, p.7).

13 Article 8 paragraphe 5 du commentaire, Projet d'articles sur la responsabilité de l'Etat pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs de la CDI, 2001, Vol. II, p. 50.

14 Voir Salehyan, 2010 ; Bryjka, 2020 ; Biberman, 2014 ; Byman et Kreps, 2010 ; Popovic, 2018.

20

Dans l'étude des conflits armés, cette théorie est couramment transposée à une situation dans laquelle un Etat appui un GANE en lui fournissant un soutien matériel et financier, en échange de sa coopération sur les objectifs stratégiques, l'organisation des opérations et les tactiques (Popovic, 2018).

Au départ d'une relation d'agence, le principal doit inciter le futur agent à travailler pour lui. Ces incitations sont des récompenses et des punitions (ou représailles) qui doivent être adaptées à l'agent en question. Les variables de la relation d'agence sont principalement celles des « préférences » du principal et celles de l'agent. Elles déterminent les objectifs et les résultats du modèle. En fait, plus les intérêts et les ambitions divergent entre le principal et l'agent, plus le premier devra fournir des incitations importantes au second pour provoquer le comportement désiré (Berman & Lake, 2019). Ensuite,

« [s]eulement quand les intérêts du principal et de l'agent sont alignés de façon très proches, le principal choisira une stratégie inconditionnelle de renforcement des capacités [de l'agent], à travers une aide accrue, un entrainement militaire, et d'autres formes d'assistance nécessaires pour achever leurs ambitions partagées » (ibid., p.4).

La relation d'agence consiste ainsi en une relation conjoncturelle hiérarchique et mutuellement bénéfique entre un Etat « patron » et un agent.

Pour le bon fonctionnement d'une relation d'agence, le contrôle du principal sur l'agent est un élément primordial. Selon la théorie de l'agence, nous pouvons relever plusieurs facteurs de contrôle effectif d'un principal sur un agent. Il y a d'abord celui d'une chaine d'approvisionnement courte ; plus la chaine d'approvisionnement est longue, moins le principal peut effectuer un contrôle effectif sur les faits et gestes de l'agent (Bryjka, 2020). Ensuite, si l'agent seul à un faible potentiel au niveau de son armement (type, quantité, qualité), de son niveau d'entrainement, de son degré d'organisation, ou encore de son commandement central (ibid.), le principal aura plus d'emprise sur lui. Par conséquent, ce dernier deviendra dépendant de l'assistance militaire extérieure, ce qui constitue un autre facteur de contrôle effectif du principal, car les « ressources fournis par le patron réduisent presque toujours l'autonomie du groupe armé » (ibid.15). De plus, lorsque l'agent n'a aucun autre sponsor vers qui se tourner, le patron aura plus de poids sur un agent plus docile (Bryjka, 2020 ; Popovic, 2017).

Un autre facteur de contrôle effectif, et l'un des plus importants, est celui de la gamme des intérêts et buts communs. Si l'idéologie, l'ethnicité et la religion ne sont pas directement

15 Absence de pagination. Voir DOI: 10.35467/sdq/131044.

21

des facteurs de contrôle, ce sont des éléments qui, néanmoins, facilitent l'établissement de la coopération et permettent surtout de justifier, pour les dirigeants politiques, telle ou telle action (Bryjka, 2020). Par ailleurs, le partage d'une même langue et d'une même culture réduit les barrières de communication et « facilite le processus de criblage, de surveillance et de sanction de l'agent, réduisant ainsi l'«agency slack» » (ibid.), soit le risque que l'agent dévie de la politique de préférence de son principal à son propre profit. Mais ces éléments ne sont pas suffisants en eux-mêmes, et l'alignement politico-stratégique est primordial.

Enfin, pour contrôler une force irrégulière souvent étrangère, le principal doit avoir une forte capacité organisationnelle à externaliser (Biberman, 2014), c'est-à-dire une capacité militaire importante de l'appareil régulier :

« une capacité militaire élevée permet à l'Etat d'amasser, d'armer, d'entrainer et de transporter une force [...] et de s'assurer de la conformité [des actions] de l'agent » (ibid., p.15)

vis-à-vis des directives et objectifs énoncés par le principal. Par ailleurs, cette capacité militaire permet de gérer les problèmes d'agence, c'est-à-dire les problèmes inhérents à une trop grande autonomie laissée à l'agent (ibid.).

Maintenant que nous avons examiné les facteurs de contrôle du principal, nous pouvons regarder l'envergure de la marge de manoeuvre indépendante de l'agent. L'agent est un acteur extérieur à l'appareil régulier de l'Etat mais qui peut faire partie de son organisation. Il peut être un acteur non-étatique domestique ou étranger. Cet acteur bénéficie donc d'une certaine marge d'indépendance et d'autonomie vis-à-vis de l'Etat. La théorie de l'agence explique qu'il existe deux formes de marge de manoeuvre indépendante de l'agent vis-à-vis du principal. D'une part, il y a une forme d'indépendance formelle, qui est préalablement conçue dans le contrat avec le principal, et qui est la « discrétion ». Elle

« implique un octroi d'autorité qui spécifie les objectifs du principal mais pas les actions spécifiques que l'agent doit prendre pour accomplir ces objectifs » (Hawkins, Lake, Nielson & Tierney, 2006, p.7).

Cela signifie que l'agent peut bénéficier d'une marge de manoeuvre indépendante au niveau tactique voire opérationnel d'une opération militaire afin de réaliser les objectifs stratégiques fixés.

D'autre part, l'agent bénéficie d'une « autonomie », ce qui désigne « la gamme d'action potentielle indépendante disponible à un agent après que le principal ait établi des mécanismes de contrôle » (ibid.). Cette marge d'autonomie peut être utilisée au profit ou au dépend du principal. Contrairement à la discrétion, qui est contractuelle, l'autonomie est

16 Absence de pagination. Voir « Exploitative, Transactional, Coercive, Cultural, and Contractual: Toward a Better Theory of Proxy War », Modern War Institute ( usma.edu)

22

inhérente à la relation d'agence, c'est « un produit dérivé inévitable d'un contrôle imparfait sur les agents » (Byman & Kreps, 2010, p. 6). En effet, « la nature même de la délégation signifie que le principal accorde des degrés d'autonomie à l'agent » (ibid.). En théorie, c'est l'autonomie et l'expertise de l'agent qui en font un atout valable pour le principal (ibid.). Par ailleurs, c'est de cette relative marge d'autonomie dont bénéficie l'agent que peuvent naitre des problèmes pour le principal.

Le phénomène de délégation va de pair avec les « pertes d'agence » (agency losses) (Hawkins, Lake, Nielson & Tierney, 2006). La relation principal-agent soulève deux problèmes principaux : le problème d'agence (« agency slack ») et le problème de partage du risque (« risk sharing »). Le premier désigne « une action indépendante d'un agent qui n'est pas désirée par le principal » (ibid., p.8). Ce problème survient soit lorsque l'agent minimise l'effort qu'il exerce au nom de son principal ou lorsqu'il détourne la politique des préférences du principal vers les siennes. Le second problème a déjà été soulevé par Clausewitz : « un pays peut soutenir la cause d'un autre, mais il ne la prendra jamais autant au sérieux qu'il prend les sienne » (Fox, 2020)16. Un autre problème soulevé dans la relation d'agence est celui de l'asymétrie d'information. Le fait que les Etats délèguent à des acteurs qui se trouvent en dehors de leurs appareils de sécurités réguliers accroit l'asymétrie d'information concernant la mise en oeuvre de tel ordre - de violation du droit international par exemple -, permettant ainsi au principal de prétendre qu'il ne pouvait contrôler l'agent (Carey, Colaresi & Mitchell, 2015). L'asymétrie d'information est ainsi un facteur de flou juridique dans le processus d'imputation d'un fait international illicite.

En mettant en place certains mécanismes de contrôle sur l'agent, le principal peut éviter les pertes d'agence, voire les supprimer. Un mécanisme de contrôle vise à compenser les pertes d'agence, et donc à faire en sorte que le comportement de l'agent soit en accord avec les préférences du principal. Un premier mécanisme est celui de la surveillance du comportement de l'agent pour corriger l'asymétrie d'information. Mais à terme, cela peut impliquer

« un degré de control direct sur l'organisation, ce qui est potentiellement problématique car cela réduit le prétexte de déni et les bénéfices de la spécialisation » (Byman & Kreps, 2010, p.10).

23

Un autre mécanisme de contrôle consiste en l'administration de sanctions ou de récompenses adaptées à l'agent. Cependant, en règle générale, ces mécanismes de contrôle sont très coûteux pour le principal, ce dernier préférant tolérer la perte d'agence (Kiewiet & McCubbins, 1991 ; Gailmard, 2012). Dans une relation d'agence, la perte d'agence, découlant de l'autonomie de l'agent, serait donc inévitable.

Nous pouvons conclure sur cette partie que, sur un plan purement théorique, la théorie de l'agence permet d'appréhender le phénomène de délégation d'un acteur étatique vers un acteur non-étatique dans le cadre d'un conflit armé. Elle explique que la délégation d'autorité n'induit pas un contrôle total du principal sur l'agent mais, au contraire, une marge de manoeuvre indépendante de l'agent, nécessaire à la réalisation des objectifs politico-stratégiques fixés par le principal. Cette indépendance est caractérisée par la liberté de choix des actions au niveau tactique voire opérationnel d'une opération militaire, ainsi que par une certaine autonomie inhérente à un contrôle imparfait et parfois volontaire. Ainsi, si une relation stratégique entre un Etat et un GANE est de type « principal-agent », le GANE ne sera pas totalement soumis au contrôle du principal. Par conséquent, pour répondre à notre première question de recherche, un Etat ne peut avoir, théoriquement, de contrôle « effectif » au sens de la CIJ sur un acteur non-étatique qui, par nature, est extérieur à son appareil de sécurité régulier : l'agent aura forcément un minimum d'autonomie.

En effet, on sait que la discrétion de l'agent ainsi que son autonomie sont des données nécessaires à la réalisation des objectifs stratégiques et/ou politiques du principal. Contrevenir à cette marge d'action indépendante de l'agent serait pour le principal coûteux, tant sur le plan financier et matériel que sur un plan politique car cela réduit sa possibilité de nier tout lien avec les activités d'une force irrégulière, ce qui est une donnée importante dans le cadre d'un engagement indirect dans un conflit armé. En effet, un trop grand contrôle sur l'agent pourrait être un moyen pour ce dernier d'obtenir des concessions de la part du principal : l'agent peut menacer de commettre ou commettre volontairement une action illicite ou en désaccord avec les objectifs, les principes ou les valeurs du principal, ce dernier se retrouvant alors responsable de cette action du fait de son contrôle évident sur l'agent. A l'inverse, en laissant une certaine marge d'action indépendante, le principal peut, en cas de besoin, démontrer qu'il existe une asymétrie d'information qui ne lui permettait pas de contrôler l'agent lors de la commission de l'acte illicite.

La relation d'agence est ainsi un jeu d'équilibre entre liberté et contrôle. Le déséquilibre de cette balance peut rendre l'agent inutile ou dangereux pour l'Etat.

24

« Au lieu de tenir le proxy trop proche ou le laisser agir librement, l'Etat doit construire une sorte de « cage à oiseaux » - une stratégie pour un contrôle opérationnel effectif » (Biberman et Genish, 201517).

Ainsi,

« [l]'élément clé dans la gestion de la relation principal-agent réside dans l'équilibre entre fournir de l'aide aux proxies et leur permettre de gagner des batailles, tout en exerçant et maintenant un contrôle politique et opérationnel sur eux » (Bryjka, 202018).

L'agent doit bénéficier de la plus grande discrétion, au moins au niveau tactique, si le principal veut pouvoir se prémunir de l'argument de l'asymétrie d'information.

C'est ainsi que la théorie de l'agence parvient à saisir ce que nous appelons le « jeu des acteurs », c'est-à-dire le fait de laisser volontairement de l'autonomie/de la discrétion à un groupe qu'on pourrait en fait contrôler, entretenir l'asymétrie d'information et ne pas mettre en place de mécanismes de contrôle pour garder une distance avec le groupe. Bref, faire le choix stratégique de perdre en contrôle pour espérer gagner des avantages stratégiques considérés comme importants.

Maintenant que nous avons trouvé des facteurs de contrôle plus réalistes car prenant en compte le jeu des acteurs, nous devons continuer à mesurer ce contrôle selon une approche plus stratégique, afin de déterminer ce qu'est un « contrôle opérationnel effectif » (Biberman et Genish, 2015). Nous allons mesurer les capacités de contrôle d'un principal sur un agent selon les différentes composantes d'une opération militaire, à savoir les niveaux stratégiques, opérationnels et tactiques.

b) Mesurer la synergie des actions de l'Etat et de la force irrégulière aux niveaux stratégiques, opérationnels et tactiques d'une opération militaire

Nous avons vu que l'alignement politico-stratégique entre le principal et l'agent est un facteur primordial de contrôle effectif du premier sur le second. Cela dit, la compatibilité et la complémentarité des intérêts stratégiques n'est pas égale à une synergie stratégique (Mumford, 2013). Or cette dernière est, elle, un facteur clé de la notion de contrôle effectif telle qu'édictée par la C.I.J. En effet, le Cour requière un niveau de contrôle global du

17 Absence de pagination. Voir «The Problem with Proxies: Ideology is No Substitute for Operational Control | Small Wars Journal».

18 Absence de pagination. Voir DOI: 10.35467/sdq/131044.

25

principal sur l'agent à tous les niveaux pendant l'opération militaire ou paramilitaire durant laquelle a lieu la commission du fait international illicite (arrêt Nicaragua). Par ailleurs, il y a différentes stratégies d'externalisation de la guerre, et cette différence peut se mesurer selon le degré de synergie des actions du principal et de l'agent aux différents niveaux d'une opération militaire. En mesurant cette synergie, on pourra identifier de nouveaux facteurs de contrôle. C'est la question de recherche n°5 qui va guider notre analyse ici : avec quelle stratégie d'externalisation le degré d'intégration de l'agent à l'appareil de sécurité de l'Etat, et donc le potentiel de contrôle effectif de l'Etat, sont-ils les plus forts ?

Le principal et l'agent peuvent avoir une synergie de leurs actions aux niveaux stratégiques, opérationnels et/ou tactiques d'une opération militaire. Le niveau stratégique est défini par l'Organisation du traité de l'atlantique nord (OTAN) comme celui

« auquel un pays ou un groupe de pays fixent des objectifs de sécurité à l'échelon national ou multinational et déploie des ressources nationales, notamment militaires, pour les atteindre »19 (Maisonneuve, 2001, p.12).

C'est celui où on traduit les volontés de politique étrangère en objectifs stratégiques. Le niveau opérationnel est celui

« auquel des opérations de grande envergure et des campagnes sont planifiées, conduites et soutenues en vue d'atteindre des objectifs stratégiques sur des théâtres ou des zones d'opérations »20.

Ici, il s'agit de traduire les objectifs stratégiques en actions militaires. Enfin, le niveau tactique est celui du terrain, des opérations militaires spécifiques menées par les différentes composantes de la force régulière (aérienne, navale, terrestre, cyber), en vue d'atteindre les objectifs définis par le niveau opératif (ibid.).

L'enjeu pour le commandement d'une opération militaire est de « s'assurer que les décisions stratégiques soient appliquées et déclinées jusqu'aux plus petits échelons tactiques » (ibid., p.9). Dans le cadre d'une relation de principal-agent, dans laquelle toute ou partie de la conduite des opérations militaires est déléguée, le principal devra donc s'assurer que l'agent agit sur le terrain en conformité avec ses préférences. Cela signifie que plus le principal aura autorité aux niveaux opérationnels et tactiques, plus il aura une capacité de contrôle effectif sur l'agent. Dans le cadre d'une relation de principal-agent, c'est le principal qui a autorité au niveau stratégique : il définit les grandes lignes et les objectifs stratégiques.

19 Allied Administrative Publications (AAP) 6, Glossaire OTAN de termes et définitions, 2014, p. 3, N.2

20 AAP 6, op. cit., p.3, N.2

26

Cependant, l'autorité du principal aux niveaux opérationnels et tactiques est fonction de sa stratégie d'externalisation, c'est-à-dire à la fois de son degré de délégation (délégation totale ou partielle) et de son niveau de participation (directe ou indirecte) dans l'opération militaire. Nous allons voir comment le niveau de participation du principal à l'opération militaire influence le niveau d'autonomie de l'agent.

Un Etat et une force irrégulière peuvent entretenir des relations structurelles variées, qui dépendent du degré d'intégration de la force irrégulière à l'appareil de sécurité du régulier. Nous assumons que ce degré d'intégration peut être mesuré par le niveau de participation du principal aux hostilités auprès de son agent. Soit le principal participe directement aux combats, auquel cas on parle d'intervention (sous-entendue directe), soit le principal participe indirectement aux combats, auquel cas on parle d'engagement (sous-entendu indirect) du principal dans un conflit armé. Le terme d'intervention permet de saisir une implication militaire directe du principal sur le champ de bataille, tandis que le terme d'engagement signifie plutôt que le régulier est militairement absent du champ de bataille mais agit via une partie au conflit pour influencer son issue stratégique. Souvent, lorsque l'Etat intervient militairement dans un conflit armé, il tend à agir pour conforter des intérêts sécuritaires et stratégiques qu'il considère comme importants voire vitaux. C'est le cas des interventions militaires turques en Syrie. Dans le cas d'un engagement dans un conflit armé, le principal aura des intérêts plus secondaires, lointains. C'est le cas du soutien des Etats-Unis aux Forces démocratiques syriennes (FDS) dans leur combat contre l'Etat islamique.

D'une part, en cas d'intervention, ou participation directe, du principal, il y a coopération entre le principal et l'agent, les deux agissants ensembles (Rauta, 2019). La notion de coopération est importante et il convient de s'y attarder. En effet, plus la coopération est grande, plus l'Etat aura le contrôle sur les opérations du GANE (Krieg & Rickly, 2019). La coopération peut se définir comme un comportement basé sur un accord réciproque entre partenaires à propos de la fourniture de ressources (du temps, de l'argent, des hommes, du matériel, etc.) et de leur appropriation pour contribuer à un effort collectif en vue d'atteindre un but commun. Cet accord décrit le degré de coopération (Gulati, Wohlgezogen & Zhelyazkov, 2012). «Plus l'étendu attendu de la coopération sera grand, plus les partenaires seront interdépendants et plus grand sera le besoin d'un haut niveau de coopération entre eux» (ibid.). Donc plus la coopération s'étend jusqu'à l'échelon tactique, plus le principal aura le contrôle sur l'agent. Une forte coopération au niveau tactique signifie qu'il y a coordination entre le principal et l'agent. La coordination peut se définir comme « l'alignement délibéré et

27

ordonné des actions des partenaires afin d'achever des objectifs déterminés communs » (ibid., p.7). La coordination définit comment les interactions sont organisées entre les partenaires. Ainsi, une forte coopération et coordination réduisent les risques d'agence, comme l'asymétrie d'information et augmentent le contrôle du principal sur l'agent.

D'autre part, l'engagement ou participation indirecte, signifie que le principal agit via/au travers de l'agent (ibid.), et que l'agent agit au nom du principal. C'est l'approche opérationnelle «by/with/thrgouth» théorisée par des Américains. Cette approche cherche à achever des intérêts américains grâce à des opérations menées par (by) les partenaires américains (étatique ou non), avec (with) le soutien des Etats-Unis (soutenir, organiser, entrainer, équiper et conseiller) et via (through) l'autorité américaine et l'accord du partenaire (Votel & Keravuori, 2018). C'est donc un moyen de conduire des opérations militaires avec un engagement moins direct des forces américaines, avec un partage du fardeau de la responsabilité et des ressources (ibid.). A l'inverse, une telle approche peut induire des inquiétudes stratégiques du fait du moindre « contrôle opérationnel à court et long terme sur le partenaire et son agenda » (ibid., p.43). En effet, pour que cette approche fonctionne, l'Etat doit « allouer au partenaire le contrôle de l'emploi [des ressources], les délais et les directions » (ibid., p.44). Par conséquent, cette approche est, en règle générale, mise en oeuvre lorsque des intérêts vitaux nationaux ne sont pas engagés.

L'autorité du principal aux niveaux opérationnels et tactiques est donc fonction de son niveau de participation auprès de son agent, mais aussi de son degré de délégation à l'agent. Le principal peut déléguer totalement ou partiellement à l'agent la conduite des opérations militaires. La variation dans la forme de délégation survient du degré par lequel la synergie entre le commandement du principal et les forces exécutives de l'agent est directe (partielle) ou indirecte (totale) (Krieg & Rickly, 2019).

Dans le cadre d'une délégation partielle, également appelée «modèle de supplémentation» (Rauta, 2019), l'agent a une valeur additive : il complète et augmente les capacités du principal. L'agent s'inscrit dans un cadre stratégique et opérationnel préexistant, mais il bénéficie d'une marge d'autonomie, au moins au niveau tactique. Cette autonomie, nous l'avons vu, est nécessaire pour que l'agent puisse faire le travail qui lui a été demandé. De plus, dans ce modèle de délégation partielle, les forces régulières et irrégulières agissent conjointement ; elles coopèrent et se coordonnent. Cela réduit les risques de pertes d'agence pour le principal, augmentant ainsi ses capacités de contrôle sur l'agent. En effet, ici, les deux forces vont avoir plus tendance à échanger, à se rencontrer, voire à opérer ensemble aux plus

28

petits échelons tactiques. Ainsi, la capacité de contrôle effectif du régulier au sens de la C.I.J. peut-être ici très grande. Si l'agent est un simple «substitut tactique» (Krieg & Rickly, 2019, p.42), il sera «sous le contrôle total du [principal], augmentant ses capacités tactiques sur le champ de bataille et fournissant du renseignement, de la surveillance, de la reconnaissance ou une force de frappe» (ibid). Ici, «le patron intègre le substitut dans son système de commande et de contrôle» (ibid, p. 163).

Dans ce modèle, le degré d'autonomie de l'agent est fonction du niveau d'interaction des modes d'opérations du principal et de l'agent (Rauta, 2019, p.9), soit du niveau de participation du principal à l'opération militaire aux côtés de l'agent. Ainsi, dans le cadre d'une délégation partielle, l'agent peut également avoir une autonomie au niveau opérationnel, mais toujours dans le cadre idéologique et stratégique du patron.

DÉLÉGATION
PARTIELLE

Niveau stratégique

Opérationnel

Tactique

Agent tactique

Contrôle du principal

Contrôle du principal

Relative autonomie
de l'agent

Agent opérationnel

Contrôle du principal

Relative autonomie de
l'agent

Autonomie de
l'agent

Figure 2.

Cette variation dans le type d'agent survient du niveau de participation du principal à l'opération militaire (cf. Figure 3). En effet, en cas de participation indirecte du principal, l'agent bénéficie d'une plus grande marge d'autonomie qui s'étend donc au niveau opérationnel, du fait de la moindre coopération et de l'absence de coordination sur le terrain, le principal étant absent du champ de bataille. Cependant, dans un modèle de délégation partielle, il existe toujours une interaction tactico-opérationnelle (Rauta, 2019) entre le principal et l'agent. C'est pourquoi on reste bien dans le cadre d'une délégation partielle et non totale.

«Ici, les lignes entre la substitution stratégique et opérationnelle devient floue : le patron retient un levier stratégique important sur le substitut mais lui permet de planifier et exécuter des opérations plus ou moins de façon autonome dans le cadre idéologique et stratégique du patron» (Krieg et Rickly, 2019, p.43).

Ainsi, avec un « agent opérationnel » à qui on délègue partiellement la conduite des hostilités, la coopération est limitée au niveau stratégique. Le patron a donc une marge de manoeuvre importante pour se désolidariser de toute action conduite par cet agent sur le terrain, de même que l'agent peut plus facilement détourner la politique de préférences du principal.

29

Modèle de délégation partielle

 

Type d'agent

Participation du principal

Incidence

Nom de l'agent associé

Agent tactique

Directe

Forte coopération à tous
les niveaux

Auxiliaire
(Rauta, 2019)

Agent

opérationnel

Indirecte

Coopération limitée au
niveau stratégique +
interactions tactico-
opérationnelles

Substitut
(Rauta, 2019)

Figure 3.

Parallèlement au modèle de délégation partielle se trouve celui de délégation totale, aussi appelé modèle de délégation par opposition au précédent modèle de supplémentation (Rauta, 2019). Ici, l'agent ne supplémente pas le principal mais le remplace. Même la planification stratégique de la guerre est externalisée (Krieg & Rickly, 2019). Cela se traduit par l'envoi d'aide financière et matérielle et par l'entrainement de l'agent. A l'inverse du modèle précédent, c'est le patron qui intervient dans un cadre conflictuel préexistant afin d'en influencer l'issue stratégique selon ses intérêts. Dans ce cadre, se sont souvent des intérêts non vitaux, lointains et secondaires qui sont en jeu pour le principal. Ici, l'agent agit au nom du principal.

Le contrôle direct sur l'agent est, de fait, beaucoup plus difficile ici. Il est possible que le principal exerce un fort contrôle sur l'agent, du fait de plusieurs facteurs : la dépendance de l'agent à l'aide matérielle et financière extérieure, la fusion des intérêts stratégiques ou encore une forme d'allégeance de l'agent au principal. Avec ce type de contrôle indirect, seule la preuve que l'ordre de commettre un acte illicite a été donné permettrait d'engager la responsabilité du principal pour le fait de son agent. En effet ici, du fait de l'absence d'une proximité directe et du fait d'une coopération limitée au niveau politico-stratégique, le principal ne peut avoir de contrôle global à tous les niveaux de la force irrégulière (organisationnel, stratégique, opérationnel et tactique), tel que requis par la CIJ. La synergie stratégique est inexistante.

De plus, comme pour le modèle de délégation partielle, les niveaux d'autonomie de l'agent et de contrôle du principal varient sensiblement selon le niveau de participation du principal à l'opération militaire aux côtés de l'agent. Soit le principal délègue totalement la conduite des hostilités et n'interfère pas dans les décisions stratégiques de son agent, soit le principal délègue totalement la conduite des hostilités à son agent tout en entretenant des

21 Absence de pagination. Voir « The Problem with Proxies: Ideology is No Substitute for Operational Control | Small Wars Journal ».

30

interactions au moins au niveau de la gouvernance stratégique de l'opération, c'est-à-dire en gardant un degré de coopération, certes limité mais existant.

Ainsi, et tout en se basant largement sur les travaux de Vladimir Rauta (2019), l'un des seuls chercheurs à avoir proposé une typologie des GANE dans les guerres hybrides, nous pouvons isoler quatre types d'agents non-étatiques catégorisés selon leur proximité (contrôle/autonomie) avec un Etat :

 

Degré de délégation

Relation structurelle

Partiel

Total

Directe

(coopération)

Auxiliaire

Affilié

Indirecte

(by/through/with)

Substitut

Proxy

Figure 4.

Nous avons précédemment vus que pour qu'un principal exerce un contrôle effectif sur son agent, il doit exercer un « contrôle opérationnel » sur lui. Ce contrôle opérationnel est défini comme

« l'exercice de l'autorité de commandent sur les irréguliers : désignant leurs objectifs opérationnels et donnant des directives afin d'accomplir ces objectifs à travers l'application tactique de la force » (Biberman, Genish, 201521).

Dans un modèle de délégation partielle de la force, le principal possède un potentiel de contrôle opérationnel très élevé sur son agent, d'autant plus s'il s'agit d'un agent tactique. Le principal possède alors de plus grandes capacités de prévention des violations du droit international. Pour répondre à notre question de recherche n°5, c'est donc avec une stratégie d'externalisation partielle et directe que le degré d'intégration de la force irrégulière à l'appareil militaire régulier est le plus fort, et donc le potentiel de contrôle du principal sur l'agent. L'auxiliaire est ainsi le type d'agent le plus soumis à un fort potentiel de contrôle opérationnel effectif du principal (cf Figure 4).

Cela dit, le facteur d'une relation structurelle directe semble être le plus important. En effet, si on se limite au fait de dire qu'avec une délégation totale le principal ne peut pas avoir un contrôle effectif sur l'agent, on éclipse le jeu des acteurs, les opérations couvertes, etc. Ainsi, l'agent de type affilié mérite aussi une attention particulière dans le cadre d'une

31

recherche sur la responsabilité de l'Etat pour le fait d'un acteur non-étatique. En effet, sa relation structurelle directe avec l'Etat permet toujours à ce dernier d'exercer un fort contrôle sur lui, tandis que l'Etat bénéficie en même temps d'une externalisation totale du « fardeau de la guerre » et donc d'une capacité plus grande de nier toute implication avec des violations du droit international. C'est ce que nous allons étudier dans la prochaine partie.

Nous avons ainsi trouvé un nouveau facteur de contrôle de l'Etat sur un GANE : la synergie stratégique, soit la délégation partielle d'autorité combinée à une relation structurelle directe du GANE avec l'Etat. Il vient s'ajouter aux autres facteurs de contrôle précédemment trouvés à partir de la théorie de l'agence22. Ensembles, ces facteurs constituent donc une sorte de « test de contrôle effectif de facto ». Ainsi, il parait que si une relation d'agence répond aux critères de ce test de contrôle que nous avons élaboré, alors un contrôle effectif de facto est possible sur un agent qui garde une marge d'action indépendante. Par conséquent, la relative autonomie de l'agent n'empêche pas pour autant l'exercice d'un contrôle qui soit effectif (réponse à notre question de recherche n°2). Cela contredit donc la vision de la C.I.J., requérant une relation quasi-organique, caractérisée par un degré de dépendance et d'autorité extrêmement forts rendant impossible toute action autonome de l'agent.

De plus, dans ce cas de contrôle effectif de facto, on peut admettre que le principal sera responsable des actes de son agent, au vu du contrôle de fait exercé par le premier sur le second. Cela dit, l'issue de l'application des tests de contrôle effectif et de contrôle global serait-elle la même ?

22 A savoir : une chaine d'approvisionnement courte ; une chaine d'approvisionnement courte ; un faible potentiel de l'agent au niveau de son armement, entrainement, organisation et commandement central ; une dépendance à l'assistance militaire ; l'alignement politico-stratégique ; une forte capacité organisationnelle du principal à externaliser ; un rôle de l'agent cantonné au niveau tactique voire opérationnel.

32

II - L'APPLICABILITE DU DROIT DE L'ENGAGEMENT DE LA RESPONSABILITE INTERNATIONALE DE L'ETAT POUR LE FAIT D'UN ACTEUR NON-ETATIQUE FACE AUX STRATEGIES D'EXTERNALISATION DE LA GUERRE

Maintenant que nous avons vu qu'il existe d'autres facteurs permettant de déterminer un niveau contrôle effectif de facto car plus réalistes, prenants en compte le jeu des acteurs, il s'agit désormais de tester véritablement l'applicabilité des tests de contrôle juridiques à partir de ce test précédemment élaboré. D'abord, de façon théorique (A), ensuite, de façon pratique (B).

A - Applicabilité théorique : les tests juridiques de contrôle face au phénomène d'externalisation de la guerre

L'examen du niveau d'applicabilité des tests de contrôle juridique au niveau théorique va se faire en deux temps. D'abord, en examinant les différentes stratégies d'externalisation de la guerre en isolant, d'une part, un agent soumis à un fort contrôle effectif de facto du principal, et d'autre part un agent qui incarne un équilibre intéressant pour l'Etat entre contrôle et autonomie (a). Puis nous leur appliqueront les tests juridiques (b).

a) Les différentes stratégies d'externalisation de la guerre

Pour bien évaluer le niveau d'applicabilité des tests de contrôle juridique, il faut le faire sur deux types de stratégie d'externalisation ; l'une incluant un niveau de contrôle quasiment indéniable sur l'agent, l'autre se voulant plus discrète, jouant à l'équilibriste entre contrôle et déni plausible.

Il ressort de notre étude empirique une sorte de « test de contrôle effectif de facto » qui inclut des critères très concrets et totalement absents des tests de contrôle juridique, à l'instar de celui de la CIJ. Ce « test » va nous permettre de classer et définir les différents types d'agents précisément selon leur degré de proximité avec l'Etat, cette proximité étant définie par le contrôle de l'un et l'autonomie/la dépendance de l'autre. En formalisant ainsi les liens entre un Etat et un GANE, on établit des degrés de responsabilité. Rappelons les critères de notre « test »23 :

23 Nous avions déterminé d'autres critères qui viennent compléter ce test, mais ils sont circonstancielles : une forte capacité organisationnelle du principal à externaliser, une proximité culturelle et/ou ethnique, et le choix d'un seul principal pour l'agent.

33

- une chaine d'approvisionnement courte ;

- un faible potentiel de l'agent au niveau de son armement (type, quantité, qualité), de

son niveau d'entrainement, de son degré d'organisation et de son commandement

central ;

- une dépendance de l'agent à l'assistance militaire du principal ;

- l'alignement politico-stratégique ;

- un rôle de l'agent cantonné au niveau tactique voire opérationnel ;

- et une synergie stratégique, soit une participation directe du principal auprès de son

agent (coopération et coordination) couplé à un degré de délégation partiel.

Il s'agit ainsi de déterminer avec précision le potentiel de contrôle effectif exercé par un Etat sur les agents de types auxiliaire, affilié et substitut, ainsi que le niveau d'autonomie de ces derniers. Nous allons laisser de côté l'agent de type proxy, car il se trouve en dehors d'un fort potentiel de contrôle de l'Etat au niveau théorique. En effet, non seulement le proxy se substitue totalement au principal, agissant en son nom ou pour son compte (relation structurelle indirecte) mais en plus on lui délègue toute la conduite des opérations militaires (délégation totale). Le proxy a un rôle uniquement politico-stratégique, il bénéficie d'une autonomie quasi-totale au niveau de la planification stratégique des opérations militaires. Par conséquent, avoir un contrôle effectif du proxy tel qu'entendu par la CIJ semble impossible, à moins d'avoir la preuve que l'ordre de commettre tel acte illicite ait été donné.

Nous avons certes déjà vu que l'auxiliaire est l'agent qui est le plus soumis à un fort potentiel de contrôle effectif du principal, du fait de son haut niveau d'intégration dans l'appareil de sécurité régulier. Cela dit, nous devons aller plus loin pour bien le démontrer. L'auxiliaire s'inscrit dans un modèle de délégation partielle, car il a une valeur complémentaire vis-à-vis du régulier, et dans une relation structurelle de nature directe avec le principal, car les deux agissent conjointement, en coopération (cf. Figure 4). En effet, l'auxiliaire accompagne ou est accompagné par les réguliers durant les opérations militaires (Rauta, 2019). Il a donc un rôle tactico-opérationnel et est intégré dans le cadre stratégique général du principal (Krieg & Rickly, 2019).

Il y a deux grandes formes de troupes auxiliaires : les forces paramilitaires et les milices pro-gouvernementales (MPGs) (Böhmelt & Clayton, 2018). Les premières peuvent se définir comme des

34

« unités de sécurité militarisée, qui sont entrainées et organisées sous [l'autorité du] gouvernement central afin de supporter ou remplacer l'armée régulière » (ibid., p. 198).

Elles sont officiellement et directement intégrées à l'organisation de l'Etat, tout en restant en dehors de sa chaine de commande et de contrôle. Les paramilitaires peuvent donc assumer des fonctions régulières, contrairement aux MPGs.

De leurs côtés, les MPGs sont des

« groupes armés qui ont un lien avec l'exécutif (soit informel soit semi-officiel) et des niveaux d'organisation, mais elles existent en dehors de l'appareil régulier [de l'Etat] » (ibid.).

Contrairement aux forces paramilitaires qui sont mobilisées par l'Etat, les MPGs sont cooptées. Elles ont donc un plus haut niveau d'autonomie du fait de leur statut semi-officiel ou informel (ibid.) La « position pro-gouvernementale implique que ces milices reçoivent une assistance implicite ou explicite de l'Etat, et/ou supportent le gouvernement en retour » (ibid., p. 205). Les milices informelles peuvent recevoir une aide militaire et financière de l'Etat tout en menant des opérations conjointes avec l'armée régulière, sans avoir aucun lien officiel avec le gouvernement (Carey & Mitchell, 2015). Le contrôle que l'Etat exerce sur ces milices a des conséquences sur le traitement des civils et l'échec de l'Etat à les protéger.

Donc l'agent de type auxiliaire a une grande proximité avec l'Etat à tous les niveaux : sa chaine d'approvisionnement en matériel et financement est courte et directe, l'agent a peu de potentiel militaire seul puisqu'il dépend de l'Etat, l'alignement politico-stratégique est total, la coopération se fait jusqu'à l'échelon tactique des opérations militaires et l'auxiliaire a un rôle purement militaro-tactique ; il est intégré dans le cadre stratégique et idéologique du principal.

Ainsi, dans la perspective d'une notion de contrôle qui prend en compte le jeu des acteurs, l'agent de type auxiliaire est structurellement soumis à un fort potentiel de contrôle effectif du principal (cf. Figure 5).

De leurs côtés, les forces affiliées s'inscrivent dans un modèle de délégation totale, mais dans une relation structurelle directe avec le principal. (cf. Figure 4). En effet,

« [e]lles sont directement intégrées, elles évoluent auprès des réguliers, souvent dans des arrangements sombres qui challengent une attribution facile des actions sur le champ de bataille » (Rauta, 2019, p. 11).

Ces forces peuvent se définir comme des

« groupes armés qui font non-officiellement parties de la force régulière et se battent pour et au nom d'Etats souhaitant influencer l'issue stratégique d'un conflit tout en demeurant

35

extérieur à ce dernier. Les forces affiliées ont une relation fusionnelle, formelle mais juridiquement douteuse avec l'Etat, agissant comme une arme invisible » (ibid., p.11-12).

Les sociétés militaires privées (SMP) sont des agents de type forces affiliées (Rauta, 2019). Parmi les SMP, McFate distingue les « mercenaires » et les « entreprises militaires » (2017). Les mercenaires constituent des armées privées menant directement le combat et qui peuvent conduire des campagnes militaires, des opérations offensives et défensives, une projection de force, des opérations spéciales, et ce, de façon autonome (McFate, 2017). Elles sont donc peut dépendantes de l'aide matérielle et financière de l'Etat. Pour leurs parts, les entreprises militaires génèrent des forces étrangères. Cela inclut la démobilisation d'une force adverse et/ou la levée d'une nouvelle, le recrutement, l'entrainement, l'équipement et la mise en service de nouvelles forces de sécurités. Ce sont donc les mercenaires qui nous intéressent ici.

Lorsqu'une SMP est engagée par l'Etat pour intervenir dans un conflit armé, les chaines d'approvisionnement et de commandement sont très courtes. De plus, une SMP est, en règle générale, indépendante : elle n'a pas besoin de l'Etat pour être développée au niveau de son armement, de son niveau d'entrainement, de son degré d'organisation et de son commandement central. Elles ne sont donc pas dépendantes, théoriquement, de l'assistance militaire de l'Etat24. En revanche, elles sont dépendantes financièrement des contrats qu'elles vont conclure avec le gouvernement. Par conséquent, l'alignement politico-stratégique ne compte que peu, ce qui vient compliquer l'exercice du contrôle de l'Etat. Les SMP sont fondamentalement attirées par le profit et non la politique. A cet égard, l'agent de type SMP a le libre choix sur son principal : elle peut jouer sur la concurrence. Cela diminue le potentiel de contrôle du principal.

Pour ce qui est de la synergie stratégique, la coopération entre un Etat et une SMP est extrêmement limitée. D'abord, le seuil de respect du contrat est généralement bas. En effet, le mercenaire opère sur un terrain plus ou moins lointain, « dans des zones à faible gouvernance où il est difficile de faire respecter les contrats » (ibid, p.59). Et sur le marché de l'industrie militaire privée, il n'y a pas de mécanisme juridique effectif pour faire respecter ces contrats. En 2007, du personnel de Blackwater a tué 17 civils irakiens à Nisour Square : ils ont été renvoyés chez eux, sans aucun jugement, ni punition (ibid.). De plus, on laisse aux SMP une grande liberté, pour bénéficier pleinement de leur efficacité. Elles profitent notamment d'une

24 Mais cela peut dépendre des circonstances. Lorsque Moscou a « abandonné » le groupe Wagner en Syrie (moindre qualité de l'équipement et de l'entrainement fourni, pas de soutien aérien, moindre qualité du personnel avec des volontaires sans expérience militaire, et responsabilité du financement du Groupe transférée au gouvernement syrien influençant le niveau d'équipement du groupe), cela a indirectement entrainé son écrasement avec le massacre de 200 personnes du groupe à Deir ez-Zor (Sukhankin, 2018).

25 Absence de pagination. Voir < https://jamestown.org/ program/continuing-war-by-other-meANS-the-case-of-wagner-russias-premier-privatemilitary-company-in-the-middle-east/>

36

« latitude bureaucratique » (ibid. p.116) plus grande que leurs homologuent réguliers. C'est pourquoi les SMP sont en mesure, par exemple, de déployer rapidement du personnel et du matériel à un endroit donné.

Toutefois, les forces affiliées restent dans une relation structurelle directe avec le principal, c'est-à-dire qu'il peut y avoir une coopération et une coordination entre les deux forces sur le terrain, car elles agissent conjointement, augmentant le potentiel de contrôle du principal. De plus, le rôle d'une force affiliée est cantonné au niveau tactique voire opérationnel. Ce n'est bien sûr pas le cas de toutes les SMP, mais les mercenaires sont des agents aux fonctions paramilitaires. Ils ont à la fois un rôle offensif, lorsqu'ils offrent au principal un support tactique direct durant une opération militaire, et/ou un rôle défensif lorsqu'il s'agit de garder le contrôle d'un territoire (Sukhankin, 2019). Par exemple :

« les SMP russes assument régulièrement un contrôle sur des « zones grises » afin de créer `des zones de stabilité artificielles » (ibid.25).

Structurellement, l'Etat a un potentiel de contrôle effectif sur une SMP plus bas que pour des troupes auxiliaires. Par ailleurs, selon Valeriy Boval,

« étant donné que l'Etat est de facto la principal partie intéressée et un coordinateur des activités des SMP, ces sociétés ne sont pas « privées », [...], elles sont un genre de structure gouvernementale, et un instrument de la politique étrangère de l'Etat » (propos rapportés par Sukhankin, 2018).

Une SMP opère sous le parapluie de l'Etat pour atteindre des objectifs stratégique, géopolitique ou géoéconomique de politique étrangère de cet Etat. Ce faisant, l'Etat renforce sa capacité de nier, évite de s'impliquer dans des activités illégales, sert - pour certains - sa propagande d'une armée forte et invincible en ayant moins de morts dans ses rangs, et n'a pas à soutenir d'autres agents parties au conflit avec lesquels un alignement politico-stratégique n'est pas toujours total. Avec une SMP, l'alignement se fait automatiquement, le but recherché étant théoriquement le profit et non des considérations politiques, contrairement aux autres types de GANE.

Il y a donc de nombreux avantages pour un Etat à faire appel à des SMP comme agent exécutant des opérations militaires à l'étranger. Mais cela se fait en contrepartie d'une grande marge de manoeuvre indépendante laissée à ces SMP. Le niveau de confiance entre l'Etat et la SMP doit être grand. Ainsi, les forces affiliées, sont un type d'agent extrêmement intéressant

37

pour former une relation à cheval entre contrôle et autonomie, entre gains stratégiques importants et déni plausible.

Enfin, l'agent de type substitut, moins connu, s'insère dans un cadre de délégation partielle, mais dans une relation structurelle indirecte avec le principal, ce dernier agissant au travers du substitut, sans aucun niveau d'intégration de l'agent à l'appareil de sécurité régulier (cf. Figure 4). Si Andreas Krieg et Jean-Marc Rickly (2019) utilisent le terme de substitut (surrogate) comme concept parapluie incluant tous les autres types d'agents, Vladimir Rauta (2019) en donne une définition bien plus précise :

« groupe armé au travers duquel se battent les forces régulières de l'Etat (en étant totalement ou partiellement remplacées) » (Rauta, 2019, p. 12).

Les substituts désignent les types d'agents qui « soutiennent » l'Etat face à son inaptitude à conserver son monopole de la violence légitime (ibid.). On les retrouve le plus souvent dans des conflits armés internes, dans des Etats instables, car ils ont un lien avec l'Etat même dont l'autorité est contestée au travers de la violence (ibid.).

Les milices pro-gouvernementales informelles sont des agents de types substituts. En effet, à défaut de faire partie de l'appareil militaire auxiliaire de l'Etat, elles font en générale parties de l'appareil répressif de l'Etat. En effet, le risque pour les civils est plus grand avec les milices informelles (Carey & Mitchell, 2015) : un Etat peut avoir recours à ces groupes armés pour mener des violences contre sa population civile afin d'obtenir des gains tactiques. Le degré de contrôle de l'Etat sur la MPG informelle influence donc directement la marge de manoeuvre qu'à l'Etat de pouvoir nier toute responsabilité pour la perpétration d'actes illicites (ibid.). Dans ce cas d'utilisation de MPGs informelles, on est bien dans un modèle de délégation totale : l'Etat n'agit pas conjointement avec l'agent lorsqu'il s'agit de commettre des violences contre les civils. Les MPGs informelles ont plus un rôle de substitut que de collaborateur ou de forces multiplicatrices à l'égard de la force régulière (Alvarez 2006, Carey & Mitchell, 2015).

38

 

FACTEURS DE CONTROLE EFFECTIF (HORS CRITERES DE LA CIJ)

TYPES
D'AGENT

Chaine

d'approvision-
nement courte

Faible potentiel
militaire et
organisationnel

Dépendance à
l'assistance
militaire
extérieure

Alignement

politico-
stratégique

avec le

principal

Rôle cantonné
au niveau
tactique voire
opérationnel

Synergie
stratégique

Auxiliaires

Oui

Oui.

Oui

Oui.

Oui.

Oui

Forces
affiliées.

Oui.

Non

Non

Sans grande
importance.

Oui.

Limitée

Substituts

Oui

Relatif

Relatif

Oui.

Oui

Limitée

Figure 5.

Ainsi, en se basant sur des critères qui se veulent réalistes et conscients du jeu des acteurs, nous pouvons conclure que l'auxiliaire est l'agent le plus intégré et soumis à un contrôle effectif de facto du principal. La force affiliée, elle, fournit un type d'agent extrêmement intéressant pour former une relation équilibrée entre contrôle et autonomie, entre gains stratégiques importants et déni plausible. Pour sa part, le substitut constitue une alternative domestique à l'usage des forces paramilitaires ou régulière lorsqu'il s'agit de commettre des actes de violence contre les civils. Nous choisirons dès lors de tester l'applicabilité des tests de contrôle juridique sur les agents de types auxiliaire et substitut26.

b) Les tests de contrôle effectif et de contrôle global appliqués à deux types de stratégies d'externalisation de la guerre

Commençons par la force auxiliaire, en lui appliquant le test de contrôle global du T.P.I.Y. Le prérequis d'un groupe organisé en structure militaire est ici validé d'office pour les auxiliaires. Le critère suivant est l'assistance sur le plan financier et militaire, l'équipement, la coordination ou l'aide à la planification d'ensemble des activités militaires. Ce critère est également validé, car les auxiliaires agissent uniquement au niveau tactique. Ils n'ont pas une autonomie totale au niveau opérationnel ; l'Etat décide des objectifs stratégiques et de la façon dont il faudra les atteindre. La force paramilitaire ou la MPG semi-

26 Par manque de place et ayant déjà bien analysé l'agent de type affilié, nous ne testerons pas les tests juridiques sur ce dernier. Nous considérons, de toute façon, que la conclusion de ces tests appliqués à l'agent substitut sera quasiment la même pour des forces affiliées.

39

officielle en sera uniquement la force exécutive. A partir de là, l'auxiliaire agit comme un organe de facto de l'Etat. Dès lors, le besoin de prouver que des instructions précises visant à violer le droit international ont été données n'est pas nécessaire. C'est une application réaliste du droit. La force auxiliaire, à l'instar de la force paramilitaire, est tellement intégrée à l'appareil de sécurité régulier qu'on ne peut nier la responsabilité de l'Etat en cas de violation du DIH.

En suivant le raisonnement de la CIJ, on peut arriver à la même conclusion, du moins pour ce qui est des troupes paramilitaires. En effet, les Etats en sont pleinement responsables car elles sont officiellement intégrées à l'organisation de l'Etat et peuvent ainsi assumer des fonctions régulières. Toutefois, seul le droit interne de l'Etat peut définir si une entité paramilitaire est un organe de jure de l'Etat. Dans le cas contraire, il s'agira d'établir que cette entité paramilitaire agit comme un organe de facto de l'Etat, du fait d'un lien de « totale dépendance » : l'agent est soumis à un contrôle très étroit du principal, ne lui laissant aucune marge d'autonomie (Génocide, par. 392). De fait, là aussi, le besoin de ramener la preuve que des instructions ont été données n'est pas nécessaire. Selon les circonstances (la place qui est donnée à la force dans l'organisation de l'Etat, ses missions, sa relation avec le gouvernement), le test de la totale dépendance devrait pouvoir suffire à imputer un acte illicite à l'Etat.

Pour ce qui est des MPGs semi-officielles, il parait également possible d'établir un lien de totale dépendance avec l'Etat, dans la mesure où elles ont « un lien formalisé et officiel avec le gouvernement, tout en étant séparées des forces régulières » (Carey & Mitchell, 2015, p.9). Il parait donc possible de les assimiler à un organe de facto de l'Etat.

Ainsi, en suivant les raisonnements juridiques du TPIY et la CIJ, on constate que leurs deux tests de contrôle juridique sont théoriquement applicables pour des agents de types auxiliaires. Mais en même temps, cet agent fait partie de l'organisation de l'Etat à laquelle il est plus intégré que n'importe quel autre type d'acteur. Par ailleurs, il est très rare que l'Etat ait recours à son appareil paramilitaire lorsqu'il s'agit de commettre des violences à l'égard de civils. Le contrôle de l'Etat sur les forces paramilitaires est tellement évident qu'il ne s'y risquerait pas. A l'inverse, les agents de types substituts constituent une bonne alternative, du fait qu'ils soient indirectement intégrés à l'appareil de sécurité régulier (relation structurelle indirecte). Par ailleurs, les MPGs informelles sont beaucoup plus propices à commettre des violences contre les civiles, sous le sponsor de l'Etat (Mitchell et al, 2014 ; Stanton, 2015 ; Cohen & Nordas, 2015 ; Koren, 2017).

40

Appliquons dès lors les tests de contrôle juridique à un agent de type substitut, dont la relation avec l'Etat est plus ambiguë et flou, comme avec les MPGs informelles. Pourtant, le test de contrôle global du TPIY est en mesure de pouvoir cerner cette relation, car ses critères sont non seulement validés, mais en plus on sait qu'il n'est pas figé, et adaptable selon les circonstances. En effet, une milice est bien un groupe organisé en structure militaire, son affiliation au gouvernement induit forcément une assistance sur le plan financier et militaire, et la délégation de la conduite d'une opération militaire par l'Etat induit un contrôle opérationnel de l'Etat car le substitut est un agent tactico-opérationnel ; l'Etat coordonne ou aide à la planification d'ensemble des activités militaires selon le degré de substitution. L'Etat décide bien sûr des objectifs stratégiques, mais la milice peut bénéficier d'une discrétion à propos de la façon dont il faudra atteindre ces objectifs. Mais le test de contrôle global n'inclut pas de critère restrictif à cet égard. Ainsi, le test de contrôle global peut théoriquement s'appliquer à un type d'agent dont le lien avec l'Etat est flou voire caché.

Qu'en est-il du test de contrôle effectif ? Le premier critère d'un contrôle effectif au sens de la CIJ est un degré de dépendance et d'autorité fort, ne laissant aucune autonomie à l'agent. C'est donc, de fait, une relation organique. Or avec la MPG informelle, la connexion peut être facile à camoufler, du fait de l'absence de tout lien formalisé ou qui peut être nié et parce qu'elle n'est pas clairement intégrée au système de commande et de contrôle de l'Etat Le second critère est celui d'un contrôle exercé par l'Etat sur l'opération militaire ou paramilitaire au cours de laquelle a lieu la commission de l'acte illicite. Avec une MPG informelle, l'asymétrie d'information est importante, de même que le degré de discrétion laissé à l'agent. Et ce, de façon volontaire. Ce critère peut ainsi être facilement indémontrable ; l'asymétrie d'information permet de montrer que le gouvernement n'a aucune implication directe avec l'opération en question.

Le troisième critère du contrôle effectif est un contrôle exercé par l'Etat à tous les niveaux de la force. Au niveau tactique, il n'y a aucune interaction avec les forces régulières, aucune opération conjointe. En effet, l'intérêt de la délégation à une MPG informelle est notamment de déléguer une mission difficilement réalisable pour les forces régulières. On délègue parce que la MPG va avoir un avantage pour réaliser plus facilement la mission et donc à moindre coût, ou parce que l'Etat cherche à déléguer une mission comportant la commission d'actes illicites. La MPG informelle dispose alors d'une marge de manoeuvre autonome. Dès lors, le « faible contrôle [sur la milice] peut être le résultat d'un choix stratégique pour donner de la discrétion à l'appareil de sécurité informel [de l'Etat] » (Carey & Mitchell, 2015, p. 19). Malgré cette autonomie au niveau tactique, la MPG informelle reste pleinement intégrée au

41

cadre stratégique et opérationnel du principal ; elle opère sous les ordres de l'Etat et ce dernier désigne les objectifs et planifie les opérations. Pour ce qui est du contrôle au niveau organisationnel, l'Etat finance, organise, entraine, arme et équipe le groupe. Mais l'assistance reste implicite, il faut parvenir à la démontrer. Enfin, la CIJ requière un contrôle de l'Etat au niveau politique. Or

« le principal peut sciemment recruter [des agents] réputés pour leur violence (par exemple, des criminels) et après refuser de contrôler ces agents - plutôt que de réellement perdre le contrôle sur eux » (Carey et al., 2014, p.818).

Ainsi, on trouve facilement de nombreuses limites aux critères rigides de la CIJ, qui n'arrivent pas à cerner une relation stratégique Etat-GANE avec un contrôle effectif de facto du premier sur le second, mais sans aucun lien formalisé. Par conséquent, une MPG informelle offre de fait le moyen de déplacer la responsabilité d'un acte illicite vers l'agent, et ce déni plausible encourage une violence sans limites (Alvarez, 2006). C'est la preuve que le test d'imputabilité de la CIJ fixe la barre très haute. Dès qu'il s'agit d'un agent dont les liens ne sont pas clairement formulés avec l'Etat, toute application du test de la CIJ est compliqué. En effet, pour ce qui est du cas où une MPG informelle commettrais des violations du droit international pour le compte d'un Etat, le test de contrôle effectif s'avère très dur à appliquer. Or ce sont bien ces types d'acteurs qui sont le plus concernés par des violations du DIH.

A l'inverse, le test de contrôle global est théoriquement applicable, que ce soit à un type d'agent dont nous avons évalué qu'il est soumis à un fort potentiel de contrôle effectif de facto du principal, ou à un agent dont les liens sont bien plus lointains et ambiguës avec l'Etat (question de recherche n°4).

En fait, ce qu'il manque au test de contrôle effectif, c'est sa prise en compte du niveau d'avantages et d'inconvénients que tire l'Etat de son choix d'agent. La question qui est réellement intéressante à se poser est la suivante : pour l'utilisation de quel type d'agent l'Etat retire le plus de bénéfices de la délégation ? (question de recherche n°6).

D'après nos recherches, les bénéfices de la délégation proviennent à la fois de raisons financières, logistiques et politico-stratégiques, dans un ordre croissant d'importance. L'externalisation de la guerre permet d'éviter le coût de la campagne militaire directe tandis que l'agent peut effectuer la mission à moindre coût que le principal s'il agissait directement (Berman & Lake, 2019).

42

Les raisons logistiques concernent le degré d'expertise que peut avoir un agent sur une question spéciale (Popovic, 2017 ; Byman & Kreps, 2010) ou le fait qu'il incarne des avantages spécifiques pour l'Etat : une localisation stratégique, une connaissance du terrain, la possibilité de collecter des informations, une légitimité sociale, une crédibilité, etc. (Bryjka, 2020).

Enfin, les raisons politico-stratégiques peuvent être les suivantes : une capacité de peser sur les négociations, éviter des représailles de l'Etat ciblé, servir un objectif stratégique de long terme si l'agent soutenu arrivait au pouvoir, s'éloigner de la pression domestique et internationale que provoque une intervention armée dans un conflit, et donc de responsabilités. Aussi, les gouvernements peuvent éviter les coûts de la gouvernance associés au fait de rester dans un territoire étranger.

« Les agents locaux [...] peuvent gouverner plus efficacement le territoire sous leur contrôle ou [l'Etat] peut s'appuyer sur eux pour gouverner le pays entier en cas de victoire des rebelles » (Salehyan, 2010, p.504).

C'est ainsi que le « fardeau » de la guerre est délégué (Salehyan, 2010 ; Krieg & Rickly, 2019). Enfin, la délégation fournie l'avantage de déni plausible. La sous-traitance d'actes illicites d'un Etat vers un acteur non-étatique permet de s'éloigner de l'acte en question et ainsi de toute responsabilité, celle-ci étant déplacée vers l'agent.

Dans le cadre d'un conflit local, voire régional selon les circonstances, ce n'est vraiment pas pour les forces auxiliaires que l'Etat retire le plus d'avantages de la délégation de son monopole légitime de la force (cf. Figure 6). Or on a vu que c'est justement avec ce type d'agent que l'Etat a le plus grand potentiel de contrôle effectif de facto mais aussi de jure. Dans les faits, les Etats ne délèguent pas à l'agent pour lequel ils ont le plus grand potentiel de contrôle effectif, mais pour celui dont il retira le plus d'avantages de la délégation et le moins d'inconvénients. Avec les auxiliaires, il y a un risque direct découlant de la délégation : celui de renforcer les capacités d'un GANE domestique par rapport à l'Etat principal, à un point où l'Etat peut perdre son contrôle sur lui. L'agent peut retourner les ressources qu'il a obtenues de l'Etat contre ce dernier. C'est le « risque moral » ou « aléa moral » selon la théorie de l'agence (moral hazard). En retour, les avantages gagnés sont minimes.

A l'inverse, les MPGs informelles constituent de fait des agents très utiles à un gouvernement souhaitant externaliser des actes de violence contre sa population civile, avec une capacité de déni plausible importante (Böhmelt & Clayton, 2018 ; Carey et Mitchell 2015 ; Jentzsch, 2017). Stanton (2015), Cohen et Nordås (2015) ont montré que les

43

gouvernements ayant des milices n'utiliseront pas leurs armées régulières pour violenter les civils (Carey & Mitchell, 2015).

 

Force auxiliaire

MPG informelle (=substitut)

Avantages
financiers

Coût financier plus élevé que les
MPG, car ce sont des forces
officielles.

Coût de formation bas : l'Etat investit peu
pour les entrainer, elles s'auto-financent sur
le dos de la population (Koren, 2017).

Avantages
logistiques

« structure de commandement
décentralisée, capacité à utiliser et
appliquer du renseignement local et
capacité à innover plus vite que la
bureaucratie liée à l'armée
régulière » (Ahram, 2006, p.66).

Fourni du renseignement, connaissance
d'un terrain et d'une population spécifique.
Permet d'établir ou solidifier un contrôle
territorial : établir un lien avec la population
locale que l'Etat cherche à contrôler
(Jentzsch, 2017), rôle de « police » locale
non-officielle.

Avantages
politico-
stratégiques

Aucun par rapport à notre étude.

- Déni plausible

Figure 6.

Par ailleurs, en regardant les avantages de la délégation, on constate que c'est surtout lorsqu'il s'agit de supporter un GANE étranger dans un conflit armé que les bénéfices de la délégation interviennent. En effet, il est moins risqué pour un Etat de renforcer un GANE étranger qu'un GANE domestique ; il conserve en ce sens son monopole de la violence légitime dans ses frontières, ce qui constitue un avantage politico-stratégique important. Par conséquent, pour répondre à notre question de recherche n°6, les plus grands avantages de la délégation dans un conflit armé sont tirés des agents de type substitut (dans le cadre domestique), et affiliée et proxy (dans le cadre d'un conflit extérieur) (cf. Figure 7).

 

Force affiliée

Proxy

Avantages
financiers

Pas besoin de soutien financier
(équipement, entrainement, etc.).

Coût financier moindre que celui d'une force

régulière

Avantages
logistiques

Capacité à mener des opérations
spéciales à l'étranger avec
autonomie.
Personnel qualifié dans des
domaines précis.

Aucun engagement direct des réguliers
Avantages stratégiques (légitimité,
renseignement, localisation)

Avantages
politico-
stratégiques

Déni plausible
Rôle défensif et offensif
Alignement politico-stratégique
de fait.

Déni plausible très élevé
Offre un levier politique/géopolitique et dans les
négociations
Pas de coût de gouvernance si contrôle de
territoire/population

Figure 7.

44

Mais le test de contrôle effectif de la CIJ n'est pas applicable pour ces types d'agent, à moins qu'il soit possible de prouver qu'une instruction précise ait été donnée ou que l'Etat contrôlait l'opération militaire au cours de laquelle a eu lieu la commission de l'acte illicite. Or chacun de ces types d'agent est concerné par au moins l'une des deux caractéristiques suivantes : une délégation totale ou une relation structurelle indirecte, rendant l'applicabilité du test de contrôle effectif de la CIJ quasiment infaisable (cela dépendra des circonstances précises du cas).

Ainsi, cela démontre bien que le test de contrôle effectif ne prend aucunement en compte les choix stratégiques des Etats : pourquoi l'Etat va-t-il choisir de déléguer à une MPG informelle ce qu'il pourrait déléguer à ses troupes auxiliaires pour lesquelles il exerce un plus grand contrôle, pouvant ainsi s'assurer de la bonne réalisation de la mission déléguée ? Pourquoi l'Etat va-t-il choisir de confier une opération miliaire à une SMP plutôt qu'à un groupe rebelle partie au conflit ? Et inversement ?

Pour compléter ce raisonnement, il faut essayer de tester l'applicabilité des tests de contrôle juridique sur un cas pratique.

B - Applicabilité pratique : le cas de la relation entre Ankara et l'armée nationale syrienne (ANS).

Ce choix de cas pratique a un double objectif : étudier un cas de relation principal-agent largement sous-traité (a), et appliquer le droit en recherchant concrètement la responsabilité internationale de la Turquie, comme devraient le faire les institutions internationales (b).

a) La relation Ankara-ANS

Lorsque la guerre civile syrienne éclate en mars 2011, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan se range du côté de l'opposition. Dès la fin 2011, un camp d'entrainement de l'Armée syrienne libre (ASL) est installé en Turquie tandis que le Conseil national syrien (CNS) est créé à Istanbul (Yégavian, 2018). Mais Ankara soutient également une opposition salafiste et salafo-jihadiste, éclatée en différents groupes, tels que le Front islamique syrien, l'Armée de la conquête (Jaïch al-Fath) qui comprend la branche syrienne d'al-Qaïda (Jabhat al-Nosra), ou encore Ahrar al-Cham (ibid.). Ce soutien est alors justifié par le combat contre l'Etat islamique (E.I.), autoproclamé en juin 2014 sur une partie de la Syrie et de l'Irak.

45

Cependant, lorsqu'en 2013 un conflit armé éclate entre le PYD (parti de l'Union démocratique) kurde syrien et des groupes islamistes27 dans le Nord syrien,

« la présence de forces turques aux côtés des jihadistes de l'E.I. est signalée en plusieurs lieux du Nord syrien [...] où elles les épaulent face aux combattants kurdes du PYD » (Yégavian,

2018, p. 92).

En effet, Ankara considère le PYD et sa branche armée, les YPG (Unités de protection du peuple), comme le bras syrien du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK)28, classé organisation terroriste par la Turquie et la plupart des Etats occidentaux. Le PYD et les YPG sont intégrés dans les Forces démocratiques syriennes (FDS), groupe rebelle soutenu par la coalition internationale mais non par Ankara car les kurdes y représentent la force principale. Les FDS sont présentes en Syrie du Nord, où elles contrôlent trois régions politiquement autonome depuis 2013 et à population majoritairement kurde : Afrin, Kobané et Jezireh (Vignal, 2017) (cf. carte Annexe 1). L'implantation politico-militaire des kurdes syriens à sa frontière représente par conséquent un enjeu de sécurité nationale pour Ankara, car le Rojava pourrait servir de base arrière solide au PKK. Pour contenir cette menace, ainsi que celle de Daesh, la Turquie vise à obtenir une « zone de sécurité » de 33 km de profondeur sur 110 km de long en territoire syrien, zone qui serait sous son contrôle avec une exclusivité aérienne (ibid.). A cet égard, Ankara et Washington ont concluent un accord, en octobre 2019, selon lequel Ankara pourra orchestrer l'établissement de la zone de sécurité dans le Nord syrien, mais sans en préciser les limites géographiques, laissant une large marge de manoeuvre à R. T. Erdogan (Haenni & Quesnay, 2020).

Pour ce faire, Ankara a lancé trois opérations militaires en Syrie du Nord, accompagnées de la future ANS. Déployée du 24 août 2016 au 29 mars 2017, l'opération « Bouclier de l'Euphrate » a permis à la Turquie d'atteindre un double objectif en Syrie : éloigner Daesh de sa frontière et empêcher les FDS de réaliser la jonction des territoires sous leur contrôle29, en s'emparant d'une zone s'étendant de Jarabulus à Al-Bab (Rodier, 2019). L'opération « Rameau d'olivier », lancée en janvier 2018, a abouti à la prise du canton d'Afrin aux YPG, situé à 20 km de la frontière. Certains rapportent un massacre à Afrin ayant

27 Ahrar al-Cham, al-Tawhid Brigade, IS, Islamic Kurdish Front, Jabhat Fateh al-Cham (Uppsala Conflict Data Program).

28 Le PKK est une organisation de rebelles kurdes de Turquie fondée en 1978. Revendiquant au début un Kurdistan autonome, elle lutte aujourd'hui pour une autonomie politique. Avec des bases-arrières en Irak, le PKK est engagé dans une lutte armée contre la Turquie depuis 1984, scandée par des périodes de cessez-le-feu. Créé en 2003 en Syrie, le PYD a certes un lien organique avec le PKK, mais aujourd'hui la lutte contre l'Etat turc n'est plus dans son agenda, et il a créé un parti indépendant du PKK.

29 Sénat. « Turquie - prendre acte d'une relation plus difficile, maintenir un dialogue exigeant et constructif ». Rapport d'information, 2019.

46

fait 5 000 à 10 000 morts30. Après le retrait des Etats-Unis du Nord-Est syrien en décembre 2018, Ankara lance l'opération « Printemps de la paix » contre les YPG, le 9 octobre 2019. Les régions de Ras al-Aïn et Tell Abyad sont prises, mais les forces turques et syriennes pro-turques n'ont pas réussi à progresser plus à l'Est comme initialement souhaité (cf. Annexe 1).

A l'été 2021, la Turquie occupe une partie du territoire du Nord syrien afin de l'ériger en zone de sécurité, via ses troupes régulières (TSK) d'une part et via l'ANS d'autre part. Trois régions sont concernées :

- le canton d'Afrin, où les TSK sont les plus présentes, avec l'ANS ;

- la région voisine entre Azaz et Jarabulus, avec la ville d'Al-Bab ;

- et la région entre Tell Abyad et Ras al-Aïn, séparée des autres par le territoire de Kobané, toujours aux mains des FDS31. (cf. Annexe n°4).

Pour sa part, l'armée nationale syrienne (ou Al-Jaysh Al-Watani) est née d'une partie de l'armée syrienne libre. L'ASL, fondée en 2011 en Turquie, formait alors l'armée officielle d'opposition à Bachar al-Assad. C'était le groupe armé le plus aligné et le plus dépendant de la Turquie (Yüksel, 2019), cette dernière ne soutenant pas les FDS. Mais face au soutien apporté par l'Iran et la Russie à Damas, elle s'est considérablement affaiblie sur tous les fronts où elle était présente. Dès 2015, la Turquie propose à l'ASL de bénéficier de formations militaires, d'équipements et de salaires, à condition qu'elle se rende dans le Nord pour participer aux futures opérations turques. Sa participation à l'opération « Bouclier de l'Euphrate » en 2016 lui redonne ainsi de la puissance. En 2017, Ankara rallie 30 groupes affiliés à l'ASL sous la bannière de « l'Armée nationale syrienne », complétée en 2019 par le Front de libération nationale (FLN) - une formation nationaliste-islamiste soutenue par la Turquie dans la province d'Idlib. Cette unification des factions rebelles dans le Nord syrien hors forces kurdes a généré une force plus centralisée et maintenant composée d'environ 80 000 soldats (ibid.). Précisons ici que les liens de la Turquie avec des groupes salafistes et salafo-jihadistes sont avérés mais relatifs et limités, et ces groupes ne font pas parties de l'ANS. Si la Turquie tolère Jabhat al-Nosra et Jabhat Fatah al-Cham, sa relation avec Hayat Tahrir al-Cham (et Tanzim Hurras al-Din) est plus complexe, et devrait être l'objet d'autres études.

L'organisation interne de l'ANS est floue et diffère selon les sources. Nous savons au moins qu'elle est organisée en trois grandes légions, elles-mêmes composées de divisions et

30 Assemblée nationale française. Question n°16619 au Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.

31 Institute for the study of war, Control of Terrain Accurate as of April 19, 2021.

47

enfin de brigades. Les quatrième, cinquième, sixième et septième légions sont organisées par le FLN (cf. schéma Annexe 3). Il y a trois brigades de turkmènes qui dominent l'ANS, la plus importante étant « la Brigade du Sultan Mourad », groupe fondé par Ankara avant la création de l'ANS. Officiellement, l'ANS est responsable devant le Ministère de la Défense du Gouvernement intérimaire syrien (GIS) en exil en Turquie. Dans les faits, l'ANS répond aux instructions d'Ankara et reçoit son entrainement, son matériel et ses salaires d'Ankara (Özkizilcik, 2020 ; Khayrallah, 2021).

Chacune des trois légions principales est présente dans chacun des trois territoires sous contrôle turc. Les factions ont des rôles différents, à la fois militaires et civils. A Alep par exemple, l'ANS a pour première tâche celle de faire la police. Aussi,

« les interventions directes [des services de] renseignement turc sont rares dans les trois régions comme la Turquie utilise l'ANS pour traquer et supprimer ses opposants. Ankara a même enjoint à l'ANS d'établir des prisons pour ce faire afin d'éviter une implication directe dans de telles violations » (Khayrallah, 2021, p.4).

A cet égard, Washington a affirmé qu'Ahrar al-Charkiya aurait tué des centaines de personnes dans une prison qu'elle contrôle dans la région d'Alep32. Enfin, en se basant sur une interview avec un officier militaire turc, Engin Yüksel écrit :

« des groupes armés de turkmènes syriens exécuteraient des opérations spéciales et des missions selected armed groups of Syrian Turkmen are said to execute special operations and missions secrètes au nom du renseignement turc (MIT) comme partie d'un arrangement séparé entre ces groupes et la Turquie » (2019, p.7).

En effet, les membres de l'ANS se rendent coupables de nombreuses exactions et violations du DIDH et du DIH. La Commission d'enquête des Nations unies sur la République arabe syrienne a établi

« avec précision le caractère planifié, et spécifiquement ciblé contre les kurdes, des exactions commises par les milices islamistes pro-turques avec le soutien d'Ankara dans le Nord de la Syrie »33.

Au cours de l'opération « Printemps de la paix », qui est la plus meurtrière avec un total de 1 129 morts34, des combattants d'Ahrar al-Charquiya se seraient livrés à des exécutions de trois prisonniers kurdes ainsi que de la femme politique kurde Hevrin Khalaf35, qui était à la

32 L'Orient-le Jour, Washington sanctionne un groupe armé syrien lié à la Turquie ». Juillet 2021.

33 Le Monde. « Lueur d'espoir pour les activistes kurdes de Syrie après la publication du rapport de l'ONU sur les exactions turques ». 2020.

34 Armed Conflict Location & Event Data Project (ACLED).

35 ONU info. « Syrie : possibles crimes de guerre par une milice pro-turque selon l'ONU ». 2019.

48

tête du parti « Avenir de la Syrie ». Le HCDH, l'UNICEF et l'Organisation mondiale de la santé (OMS) rapportent que les hostilités turco-kurdes ont non seulement tué des civils, mais ont aussi délibérément touché des écoles, des services sanitaires et le camp de réfugiés d'Ein Issa36. De plus, un rapport de mars 2021 de la Commission d'enquête déclare :

« [p]endant leur détention, les femmes kurdes (parfois des yézidies) ont également été violées et soumises à d'autres formes de violence sexuelle, notamment des actes dégradants et humiliants, des menaces de viol, la réalisation de «tests de virginité» ou la diffusion de photographies ou de vidéos montrant la détenue en train d'être abusée »37.

Parallèlement, en juillet 2021, Ankara se retirait officiellement d'une convention internationale contre les violences faites aux femmes38. L'ONU, entre autres, affirme que ces actes commis par l'ANS constituent des crimes de guerre. Et les factions concernées en sont pleinement responsables. Mais elles n'ont jamais été poursuivies pour ces crimes, et la Turquie n'a pas amoindrie son soutien à l'ANS.

Les violences sont particulièrement fortes dans le canton d'Afrin, à population majoritairement kurde et sous le contrôle de la Turquie. On y recense, entre autres, des viols, des arrestations arbitraires, le recrutement d'enfants soldats, des enlèvements, des expropriations de familles kurdes et des pillages39. Le but principal des rebelles syriens est de faire du profit. Ils se transforment en véritables « seigneurs de guerre ». Pourtant, il n'y a pas de vide sécuritaire à Afrin ; c'est là où les TSK sont les plus présentes. Par conséquent, on peut en déduire deux choses. Soit la Turquie perd le contrôle sur ces factions, soit elle les laisse volontairement se payer sur le dos de la population civile avec un double bénéfice : ces forces lui coûtent moins cher, et un règne de la terreur s'installe, faisant fuir la population locale kurde, et permettant de reloger les réfugiés syriens présents en Turquie.

La Turquie ne contrôle pas les régions syriennes via l'ANS mais bien avec elle ; Ankara contrôle elle-même les régions sur lesquelles opère l'ANS. Depuis la fin de l'opération militaire « Printemps de la paix », les TSK sont postées à différents avants postes militaires en Syrie du Nord. Cette présence est très claire dans le canton d'Afrin et la région du Nord d'Alep (Khayrallah, 2021). Plus qu'une occupation militaire, la Turquie intègre ces régions à son modèle administratif et de sécurité : les conseils locaux syriens sont dirigés par le Ministère turc de l'Intérieur, il y a un coordinateur turc présent dans chaque conseil et

36 Ibid.

37Kurdistan au féminin. « Al-Monitor rapporte de nouveaux crimes de guerre commis à Afrin par les gangs de la Turquie », 2021.

38 Le Monde, « La Turquie quitte formellement un traité sur les violences faites aux femmes », juillet 2021.

39 Al-Monitor, « Turkish backed rebels leave trail of abuse and criminality in Syria's Afrin », 2021.

49

plusieurs ministères turcs ont envoyé des représentants dans les trois zones d'influence turque (ibid.). De plus, des bases de renseignement ont été installées pour traquer les opposants kurdes (Khayrallah, 2019). En termes de sécurité, la Turquie a établi une force opérationnelle syrienne (« syrian task force ») affiliée au département des opérations spéciales de la police turque, ainsi qu'une unité de forces spéciales syrienne dans la police civile d'Afrin, sous le commandement du renseignement turc, et dont le rôle serait de traquer les membres de l'YPG (ibid.). A cet égard, le nombre de kidnapping a explosé, permettant une source de revenu pour certaines factions de l'ANS.

Cette plus grande propension à la violence contre les civils à Afrin peut s'expliquer par l'origine des combattants des factions de l'ANS chargés du contrôle de ce canton. Les factions présentes à Afrin ne sont pas composées de combattants locaux, natifs. Par conséquent, n'ayant aucun lien avec la population locale, ils suivent plus facilement les ordres d'Ankara et se servent plus aisément sur le dos de la population (ibid.). A l'inverse, dans la région d'al-Bab, les membres des factions de l'ANS sont des combattants locaux, ce qui explique la moindre commission de violences envers les civils. Toutefois, la présence turque reste la plus importante à Afrin. Elle n'empêche donc pas l'ANS de commettre ces violences. Les violences sont aussi grandes dans la région de Ras al-Aïn et Tell Abyad où, là, la présence turque est moins importante. La Brigade du Sultan Mourad et la Division Hamza sont deux factions turkmènes chargées du contrôle de Ras al-Aïn (Khayrallah, 2021). Elles ne contiennent aucun combattant originaire de la zone qu'elles contrôlent.

Ainsi, dans ce contexte, il est légitime de questionner la responsabilité de la Turquie pour une coalition de groupes armés fondée par Ankara, agissant pour son profit, avec qui elle contrôle le Nord syrien, et qui sont coupables de violations du DIDH et du DIH.

b) Mesurer le niveau de contrôle d'Ankara sur l'ANS : un contrôle effectif de facto ou un contrôle effectif de jure ?

A présent, nous allons déterminer si Ankara exerce un « contrôle effectif de facto » sur l'ANS, et ce, en deux étapes. D'abord, nous allons appliquer les critères d'un contrôle effectif que nous avons déterminé dans la première partie de ce mémoire, hors critères juridiques. Ensuite, nous analyserons les bénéfices tirés par Ankara de cette délégation stratégique.

50

? Une chaine d'approvisionnement courte

Du fait de la proximité géographique entre la Turquie et la zone d'opération, la chaine d'approvisionnement est très courte. De plus, la Turquie fourni à l'ANS une base-arrière solide. Ses soldats y sont directement entrainés.

? Une proximité culturelle, ethnique et/ou idéologique

Nous avons vu que ce sont des critères non nécessaires mais qui peuvent jouer. Cette proximité existe du fait de facteurs ethniques (turkmènes), religieux (sunnites) et idéologiques (nationalisme islamiste). Ces facteurs participent à une perception commune de qui est l'ennemi commun (Yüksel, 2019), en l'occurrence les FDS. Or, initialement, l'ASL se battait contre l'armée de Bachar al-Assad. Cette proximité identitaire a facilité la mise sous parapluie turque de l'ASL.

? Un faible potentiel militaire et organisationnel de l'agent

On l'a vu, sans Ankara, l'ANS a un très faible potentiel. C'est grâce à la Turquie que l'ASL (déjà très dépendante du soutien turc) a « survécu » et a gagné en puissance. Ankara a joué un rôle primordial pour l'organisation et la fédération des différents groupes qui la composent. Par ailleurs,

« [c]e qui « unit » ces factions est le fait d'être, à différents niveaux, financées et équipées - directement ou indirectement - par Ankara, donc complètement dépendantes. [...]. Al-Jabha al-Chamiya est aujourd'hui le groupe le plus important et le plus imbriqué dans le dispositif turc » (Nasr, 2018, p. 145).

? Une dépendance de l'agent à l'assistance du principal

Par conséquent, l'ANS est dépendante de l'aide militaire et financière turque. La Turquie approvisionne, paie et entraîne l'ANS via la société militaire privée SADAT AS International Defense Consulting (Rodier, 2019). Elle a été fondée en 2012 et dirigée par le général Adnan Tanriverdi, ancien conseiller militaire en chef de R. T. Erdogan. C'est une SMP loyale au régime et à son idéologie islamiste (Wither, 2020). Selon certains analystes, la SADAT travaillerait en lien avec des groupes islamistes radicaux en Syrie - comme le Front al-Nosra, Ahrar al-Cham et Jaysh al-Islam - mais aussi en Libye (Ely & Barak, 2018 ; Wither, 2020 ; Dastan, 2021). La SADAT, bien qu'elle soit une SMP, fonctionne comme une force paramilitaire d'Ankara (Cubukcu, 2018). A l'international, sa mission est :

40 Absence de pagination. Voir Suat Cubukcu (2018). « The Rise of Paramilitary Groups in Turkey ». Small Wars Journal.

51

« de fournir les Etats musulmans en entrainement militaire sur des tactiques de guerre asymétrique. [...] L'EI et al-Nusra font partie des groupes qui ont reçu de l'entrainement militaire de la part de SADAT » (ibid.)40.

? Un alignement politico-stratégique entre le principal et l'agent

La Turquie a réussi à imposer à l'ASL ses préférences, soit ses objectifs stratégiques : l'ASL, qui se battait directement contre les forces de Bachar al-Assad, a basculé dans un combat direct contre les FDS qui, elles-mêmes, se battent contre les forces loyalistes. La Turquie a trouvé les incitations adéquates pour motiver l'ASL dans ce nouveau combat : l'entrainement, l'argent et le matériel. Les objectifs d'Ankara sont clairs : obtenir une zone de sécurité dans le Nord syrien, éloigner les forces kurdes de sa frontière et lutter contre les forces loyalistes. Si la Turquie a détourné le combat direct mené par l'ASL, ces objectifs stratégiques restent naturellement partagés par les combattants syriens qui composent aujourd'hui l'ANS. Ce moindre besoin d'inciter l'ANS à agir conformément aux volontés de la Turquie est un facteur de contrôle de la seconde sur la première. De plus, les risques de perte d'agence semblent faibles, car l'ANS n'a pas vraiment de projet politique et les institutions politiques syriennes d'opposition n'ont pas de réelle autorité sur elle (Shaban, 2020).

? L'agent a un rôle cantonné au niveau tactique voire opérationnel

L'ANS, en tant qu'agent de la Turquie en Syrie, a eu un rôle strictement cantonné au niveau tactique lors des opérations militaires évoquées précédemment. Depuis la fin de ces opérations, l'ANS a essentiellement pour mission d'aider les TSK à maintenir les trois régions sous le contrôle de la Turquie, à maintenir la sécurité et à traquer les opposants kurdes. Il s'agit toujours d'un rôle strictement cantonné au niveau de l'action de terrain, sans aucun rôle décisif. L'ANS est totalement intégré au cadre stratégique et idéologique d'Ankara.

? La synergie stratégique entre les actions du principal et celles de l'agent

L'ANS constitue une force multiplicatrice pour la Turquie. Elle a agi conjointement avec les forces régulières turques au cours des opérations militaires en Syrie du Nord.

« Quand Ankara a lancé son opération Bouclier de l'Euphrate, [...], ce sont les soldats de l'ASL qui ont conquis la ville [de Jarabulus]. Les forces turques ont fourni une couverture aérienne et frappé les forces de l'Etat islamique avec une artillerie de longue distance » (Barel, 2016).

52

Nous sommes donc dans le cadre d'une relation structurelle directe, et d'un degré de délégation partielle. L'ANS et les TSK agissent en Syrie en synergie stratégique : elles coopèrent et se coordonnent.

Ainsi, l'ANS correspond totalement à un agent de type auxiliaire vis-à-vis d'Ankara, et non de type « affilié » comme on la qualifie généralement dans les médias. En effet, nous avons vu que les « troupes affiliées » ont un niveau de synergie stratégique beaucoup moins élevé, et que l'alignement politico-stratégique n'est pas primordial. Or, ici, il l'est. Les soldats de l'ANS se rapprochent plus de milices pro-gouvernementales car elles partagent les intérêts politico-stratégiques d'Ankara ainsi que la même idéologie politico-religieuse. Le profit reste une donnée importante pour les soldats de l'ANS, mais ils ont avant tout besoin du parapluie turc pour espérer gagner face aux kurdes soutenus par l'Occident, face aux groupes extrémistes jihadistes et face à Damas soutenu par l'Iran et la Russie. De même que la Turquie a besoin de cette coalition de rebelles syriens pour atteindre ses objectifs de sécurité nationale dans le Nord syrien. Tout cela explique le niveau d'intégration et d'imbrication de ces deux forces régulières et irrégulières. « L'ANS est en train de devenir un élément intégré, bien qu'irrégulier, à l'armée turque » (Yüksel, 2019).

Voyons maintenant quels sont les bénéfices de cette relation stratégique pour Ankara. Prendre en compte les avantages d'une relation stratégique de délégation d'un acteur régulier vers un irrégulier est primordial pour comprendre et intégrer le jeu des acteurs, et pour évaluer le niveau d'importance de cette délégation pour le régulier.

D'abord, la position militaire de la Turquie dans le Nord et dans Idlib s'est renforcée avec l'établissement de deux « protectorats semi-autonomes », soit le canton d'Afrin et le corridor Azaz-Jarabulus (Yüksel, 2019), sans oublier son influence dans la région allant de Tell Abyad à Ras al-Aïn. Cette occupation militaire se fait à moindre coût, grâce à ses auxiliaires. Dans un avenir proche, cette zone contrôlée par Ankara devrait le rester. Cela va permettre à Ankara de reloger une partie 3,6 millions de réfugiés syriens qu'elle a accueillis, permettant par-là à R. T. Erdogan de contenter sa population.

Ensuite, du fait de cette position sur le terrain, la posture de la Turquie dans les négociations futures sur la Syrie est renforcée. Elle a la possibilité de peser politiquement à long termes sur la Syrie, d'autant plus si ces rebelles arrivaient au pouvoir à Damas.

De plus, Ankara bénéficie d'une force multiplicatrice conséquente en Syrie du Nord, face à Damas et ses alliés, face aux FDS ainsi que face aux forces jihadistes affiliés à al-Qaïda ou à Daesh. Or l'armée régulière turque est affaiblie depuis les purges de juillet 2016, quand

53

40% des officiers généraux ont été limogés et 6 000 militaires révoqués (Pouvreau, 2017)41. Par ailleurs, cette force est une mine d'hommes volontaires qui sont employés par la SADAT pour aller combattre comme mercenaires en Libye en soutien à Fayez al-Sarraj ou au Haut-Karabagh en soutien à l'Azerbaïdjan. Enfin, la Turquie a réussi à fonder une coalition anti-PYD à sa frontière, la question kurde relevant pour Ankara de sa sécurité nationale. Là encore, la relation Ankara-ANS a permis d'empêcher la jonction des trois cantons kurdes, et de maitriser ainsi une grande partie du Nord syrien.

Ainsi, non seulement l'ANS est très imbriquée dans l'appareil de sécurité turc en Syrie, mais la Turquie trouve dans cette relation le moyen de réaliser ses objectifs stratégiques de sécurité nationale et de politique étrangère. Les atrocités directement commises par l'ANS n'ont jamais remises en question cette alliance pour Ankara, puisqu'elle en profite largement, d'autant plus qu'aucune juridiction ou instance internationale ne questionne sa responsabilité.

Après avoir appliqué au cas Ankara-ANS les critères de contrôle effectif qui tiennent compte de la réalité du jeu des acteurs, des objectifs et des volontés de chacun, nous pouvons en déduire qu'Ankara exerce un contrôle effectif de facto sur l'ANS. Alors que la Turquie soutenait et exerçait une simple influence sur l'ASL, elle est à l'origine de l'ANS, elle l'entretien et l'organise, elle l'utilise pour réaliser ses propres objectifs, elle se substitue à l'autorité du Gouvernement syrien intérimaire. Bref, elle la contrôle de facto.

Qu'en est-il au regard du test de contrôle effectif de la CIJ ? La Turquie exerce-t-elle un contrôle effectif « de jure » sur l'ANS, pouvant ainsi engager sa responsabilité internationale ?

Cette relation valide en effet un certains nombres de critères formulés par la CIJ (cf. schéma Annexe 2). Tout d'abord, il existe un degré de dépendance et d'autorité fort, du fait du fort niveau d'intégration de l'ANS dans l'appareil de sécurité régulier et de sa dépendance à l'assistance militaire et financière turque.

Ensuite, Ankara exerce un contrôle à tous les niveaux d'ANS. Au niveau tactique, Ankara peut contrôler l'ANS du fait de sa présence sur le terrain avec elle et leur coopération et coordination durant certaines opérations militaires et paramilitaires. Au niveau opérationnel, l'ANS bénéficie bien de l'appui d'Ankara et opère sous ses ordres et

41 Or parallèlement à ces purges dans l'armée turque, les forces kurdes progressaient au Nord de la Syrie et étaient sur le point de faire la jonction entre les trois cantons sous leurs contrôles, en prenant les derniers territoires aux mains de Daesh.

54

instructions directes. Au niveau stratégique, la Turquie désigne les objectifs et planifie les opérations. Au niveau organisationnel de l'ANS, la Turquie l'a centralisée et restructuré, transformant l'ASL « en une organisation centralisée avec des structures de commandes et de contrôles plus claires » (Yüksel, 2019, p.3). Pour ce qui est du contrôle de l'Etat sur l'organisation politique du groupe, nous n'avons pas réellement d'informations. Il semble cependant que les factions, gardant leur propre organisation interne, puissent recruter de nouveaux combattants à leur gré.

Par conséquent, une relation quasi-organique existe et Ankara exerce un contrôle général sur l'ANS. De plus, il faut largement considérer le fait que la Turquie n'occupe pas le Nord syrien via l'ANS mais bien auprès d'elle : cela offre vraiment le moyen pour la Turquie de contrôler cette force, et de prévenir tout acte de violation du droit international sur un territoire qu'elle contrôle également via son armée régulière. Dans ce contexte, ces critères suffiraient au TPIY et son test de contrôle global à engager la responsabilité internationale de la Turquie pour les actes commis par l'ANS. Toutefois, le contrôle effectif de jure d'Ankara sur l'ANS semble se heurter à deux limites correspondant à des critères indétournables du test de contrôle effectif.

La première limite est celle de l'autonomie. Les factions en elles-mêmes gardent leur organisation, leur propre structure. Mais toutes opèrent et se coordonnent sous un parapluie commun tenu par Ankara. Il y a donc une certaine autonomie existante. Par exemple, Jaysh al-Islam souhaite maintenir une certaine indépendance, en établissant ses propres bases et gardant sa propre structure (Shaban, 2020). L'ANS n'a rien d'une armée régulière, elle n'est pas unifiée ou professionnelle ; la Turquie doit contrôler une coalition de 41 factions rebelles, sur 3 régions discontinues. Cela demande que ces factions aient un minimum d'autonomie pour exécuter leurs missions. De plus, comme l'ANS répond officiellement du GIS, il semble difficile de déplacer la responsabilité vers la Turquie. En effet, chaque commandant de légion doit, en théorie, se coordonner avec le ministre de la Défense du GIS, Selim Idris (Özkizilcik, 2020). La relation organique se trouve donc entre l'ANS et le GIS, même si dans les faits l'ANS prend ses ordres d'Ankara.

La seconde limite se rapporte au critère d'un contrôle exercé par l'Etat sur l'opération militaire ou paramilitaire au cours de laquelle a lieu la commission de l'acte illicite. De la même façon que nous l'avons vu avec les MPG informelles, les TSK ne sont pas présentes avec les combattants de l'ANS lorsque des violations du droit sont commises. La Turquie peut dès lors se prémunir d'une asymétrie d'information du fait du degré de discrétion laissé à

55

l'agent. Sans preuve qu'une instruction directe ou indirecte ait été donnée, on ne peut démontrer ce contrôle de la Turquie à un temps donné précis. Pourtant, comme nous l'avons vu, Ankara a une capacité réelle de contrôle sur les opérations de l'ANS. Par ailleurs, l'ANS a une structure de commandement peu claire : il y a une absence d'un commandement central unifié et d'une forte hiérarchie permettant d'acheminer clairement les décisions militaires du haut vers le plus petit échelon tactique (Shaban, 2019). Cela jette un flou supplémentaire dans le processus d'imputabilité de l'acte illicite.

Ainsi, les critères rigides d'un contrôle effectif de jure empêchent véritablement toute prise en compte des circonstances dans lesquelles évoluent la relation entre le régulier et l'irrégulier. La relation quasi-organique est rare et difficile à prouver, tandis que l'absence de toute autonomie d'un agent extérieur à l'appareil de sécurité de l'Etat est, théoriquement, impossible.

sommaire suivant










Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy



"I don't believe we shall ever have a good money again before we take the thing out of the hand of governments. We can't take it violently, out of the hands of governments, all we can do is by some sly roundabout way introduce something that they can't stop ..."   Friedrich Hayek (1899-1992) en 1984