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Réconciliation et socialisation politique post-guerre civile libanaise


par Nisrine HADDAD
Université Clermont-Auvergne  - Master II, Relations Internationales  2021
Dans la categorie: Droit et Sciences Politiques > Relations Internationales
   
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Mémoire de recherche

Pour le diplôme de Master II

Relations Internationales

RECONCILIATION ET

SOCIALISATION

POLITIQUE POST-GUERRE

CIVILE LIBANAISE

Par Nisrine HADDAD

Sous la direction de

Madame la Docteure Milena DIECKHOFF

Ce mémoire est dédié à ma maman française,

Toujours dans mon coeur.

Madame Monique

19 mars 1958 - 09 juillet 2022

Le 4 août 2020, vers 18h20, j'appelais tous mes proches et mes connaissances à Beyrouth pour m'assurer que leurs coeurs battaient encore. Depuis ce jour, nos coeurs fonctionnent mais nos yeux sont devenus vides.

Je me demande si c'est normal pour une jeune de 20 ans de vivre une telle expérience. Il n'y avait pas un contexte de guerre ni d'alerte, c'était un mardi normal à Beyrouth quand un stock de 2750 tonnes de nitrate d'ammonium dans le hangar No. 12 du Port s'explosait laissant derrière lui 215 morts, 6 500 blessés et 350 000 sans logement. Non, je ne pense pas que c'est normal.

Une semaine après la double explosion j'ai contacté l'Université Clermont-Auvergne pour partir de ce pays gouverné par des chefs de milices. J'ai été acceptée en Master 1, Carrières Internationales. Aujourd'hui, je rédige ce mémoire pour valider ma deuxième année de Master en Relations Internationales sous l'encadrement de Madame Milena Dieckhoff que je remercie énormément pour son soutien moral et académique tout au long de l'année.

Durant la révolution du 17 Octobre 2019, nous avons été opprimés par l'armée libanaise. Des balles réelles nous ont été tirées dessus, surtout après la tragédie du 4 août 2020. Avec le Covid-19 et la crise socio-économique flagrante, beaucoup de militants révolutionnaires ont baissé les bras, d'autres ont quitté le pays. Personnellement j'ai quitté le pays mais je n'ai jamais baissé les bras.

Dans ce mémoire, je me révolte...

Remerciements

La réalisation de ce mémoire a été possible grâce à l'aide de plusieurs personnes à qui je voudrais témoigner toute ma gratitude.

Madame Milena Dieckhoff, ma directrice de mémoire, pour m'avoir motivée à faire ce que j'aime dans la vie quand je voulais abandonner mes rêves pour des opportunités plus simples,

Ma famille, ma maman May, mon papa Elias et mes deux frères Fares et Rami qui, malgré la distance qui nous sépare, forment mon plus grand support partout dans ce monde,

Mon oncle Emmanuel pour m'avoir épaulée tout au long de mes deux années de Master,

Mon parrain académique et universitaire, Docteur Habib Boussadia, pour ses précieux conseils et son orientation ficelée durant ma recherche,

Ma famille française, Madame Monique, Monsieur Jacky, Hélène, Hugo, Arnaud, Marie et leurs enfants, grâce à laquelle je me sens chez moi en France,

Toutes les personnes que j'ai interviewées pour leurs temps et opinions politiques, Professeur et ex-ministre Charbel Nahas, Docteur Fayez Araji, Madame Dima Abou Daya, Monsieur Alain Mounayer, Monsieur Dany Fayad, Monsieur Nazih Chaanine, Monsieur Walid Zeitouny, Monsieur Maxwell Saungweme, Madame Doha Adi, Monsieur Hussein Chokr, Monsieur Ali Sandeed, Monsieur Ramzi Abou Ismail, Monsieur Sami Braidy et l'ex-combattant palestinien au sein de l'OLP qui a demandé de rester anonyme.

Mes accompagnants durant les entretiens, Monsieur Rami Haddad et Monsieur Elias Fayad, pour leurs ressources humaines et temps,

Sans oublier l'Université Clermont-Auvergne et son personnel qui m'ont donné l'opportunité de continuer mes études en France.

Merci de tout coeur à toute personne qui m'a aidée directement ou indirectement dans l'accomplissement de ce mémoire de fin d'études.

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Réconciliation et socialisation politique après la guerre civile libanaise.
HADDAD Nisrine, 2021-2022

Sommaire

Introduction 05

I. La création de l'Etat libanais sur un fondement communautaire renforcé avec le temps 06

II. La fragilité socioéconomique et politique interne et l'environnement régional conflictuel

menant à une guerre civile Libanais 07

III. Le Liban d'aujourd'hui : Situation d'entre-guerres post-guerre civile 11

Problématique, intérêts et enjeux de la recherche 14

Corps du mémoire 16

I. Le Manque de réconciliation au Liban après la guerre civile 16

A. Complexité du terme « Réconciliation » et sa projection conceptuelle sur le cas libanais 16

B. Contexte de la fin de la guerre civile libanaise vers la création de la Deuxième République

libanaise 18

C. L'échec des modalités « mythiques » de réconciliation mises en place après la guerre civile

20

1) Les lacunes formelles et corporelles de l'accord du Taëf et son inapplicabilité 20

2) L'Amnistie libanaise : un accord politique conditionné pour protéger les chefs de

milices devenus des Hommes d'Etat 23

3) Le freinage du passage de l'amnistie à la justice transitionnelle au Liban 25

II. La réconciliation au Liban aujourd'hui 27

A. La réconciliation est une nécessité après 32 ans de la fin de la guerre civile 27

1) Des dossiers toujours non traités 28

a) Les disparitions forcées et les détentions secrètes 28

b) Les crimes de genre durant la guerre civile libanaise 32

2) Manque d'une mémoire collective 35

3) L'oubli : Manque de regret et de pardon 38

B. Les limites de la réconciliation aujourd'hui 40

1) La corruption des institutions étatiques due au système politique communautaire 41

2) Manque de volonté commune des leaders politiques pour protéger leurs intérêts

personnels 44

3) Les influences externes dans les décisions étatiques 46

III. La socialisation politique confessionnelle 49

A. La socialisation politique, une notion moderne avec une définition ambiguë faisant l'objet

de plusieurs recherches 49

B. Le renforcement de la socialisation politique confessionnelle avec la guerre civile libanaise

52

C. Le remplacement de la socialisation politique nationale libanaise par la socialisation

politique confessionnelle 56

1) Au niveau identitaire : Le remplacement de l'identité nationale par une autre

confessionnelle ...........................57

2) Au niveau de l'état civil : la confessionnalisation du statut personnel ...........................59

3) Au niveau éducatif : une « autonomie éducationnelle» menant à la reproduction de la

division confessionnelle et sociale au sein des écoles 60

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4) Au niveau psychologique : la peur de « l'autre » guide le comportement et l'opinion

politique des libanais 63

5) Au niveau socio-économique : Le consociationalisme politique et ses conséquences 66

IV. La réconciliation: salvatrice de la socialisation politique nationale et bloquée par la

socialisation politique confessionnelle 71

A. En théorie : trois types de réconciliations doivent être faites 71

1) La réconciliation par le dialogue interreligieux 71

2) La réconciliation par la justice et les travaux de mémoire 75

3) La réconciliation à travers l'éducation des jeunes 77

B. En pratique : un cercle vicieux freine toute initiative étatique de réconciliation 81

Conclusion 84

I. Les Libanais se « révoltent » de plus en plus suite à de nombreuses crises 85

A. Les manifestations du 17 octobre 2019 85

B. La double explosion du port de Beyrouth 88

C. Les élections législatives de 2022 91

II. Le renforcement de la société civile : une échappatoire du cercle vicieux bloquant la

réconciliation nationale Libanaise 95

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« Nous jurons par Dieu Tout-Puissant, Chrétiens et Musulmans, de rester unis jusqu'à la fin des temps pour défendre le magnifique Liban »1 - Gébran Tuéni, le 14 mars 2005 (8 mois avant son assassinat).

Ce fameux serment du député libanais constitue le rêve de plusieurs Libanaises et Libanais qui se trouvent aujourd'hui obligés de quitter leur pays face à un système communautaire limitant leurs rêves et ambitions. Le discours de Tuéni a été répété par des centaines de milliers de Libanais rassemblés dans la place des Martyrs à Beyrouth pour la première fois le 14 mars 2005 pour commémorer le Premier Ministre assassiné un mois au paravent, Rafiq Hariri, et pour la deuxième fois durant les manifestations de 2019. Entre la « Révolution des Cèdres » 2 de 2005 et la « Révolution du 17 Octobre » de 2019 beaucoup de changements socioéconomiques et politiques ont eu lieu au Liban, mais plutôt vers le pire. Le politologue franco-libanais Antoine Sfeira a considéré le 14 mars 2005 comme le jour d'une expression claire de la société civile libanaise contre une autre communautaire au coeur du Liban3. Pour lui, avant la « Révolution des Cèdres », « la citoyenneté demeurait communautaire ou n'existait pas »4, l'identité nationale libanaise était remplacée par l'autre confessionnelle et cela suite à plusieurs événements qui n'ont pas servi au profit de l'unité nationale. En effet, si cette « Révolution des Cèdres » a marqué la fin de l'occupation syrienne et l'apparition publique de la société civile libanaise, elle n'a surement pas mis fin au communautarisme politique issue d'une mal-gestion historique de la pluralité confessionnelle libanaise. Aujourd'hui, plus que jamais, le Liban paye le prix de cette mal-gestion à travers la pire crise socio-économique qu'il n'a jamais connue5. En mars 2020, le Premier Ministre Hassane Diab a confirmé la gravité de la situation en exprimant son inquiétude envers la dégradation de la qualité de vie Libanaise et l'incapacité de l'Etat de contrôler la crise: « L'Etat n'est plus en mesure de protéger les Libanais et de leur assurer une vie décente »6. Cette crise est le résultat d'à peu près trois décennies de communautarisme politique mettant les seigneurs de guerre au coeur du système politique Libanais, et cela à travers la légitimation de la transformation de ces seigneurs en des Hommes d'Etat. Jusqu'à ce jour, que ça soit à travers l'accord du Taëf mettant fin à la guerre civile ou bien la loi d'Amnistie protégeant les responsables de guerre, le Liban a connu 32 ans de clientélisme politique confessionnel et de

1 ANNAHAR, « 2005 ááÇÞÊÓáÇÇ ÉÖÇÊäÅ ááÇÎ íäíæÊ äÇÑÈÌ ÊÇãáß », YouTube, 2005, 00 :02 :52. [en ligne] : íäíæÊ äÇÑÈÌ Éãáß 2005 ááÇÞÊÓáÇÇ ÉÖÇÊäÇ ááÇÎ - YouTube.

2 Le 14 mars 2005 a marqué la naissance de la « Révolution des Cèdres » regroupant des mouvements et des partis politiques libanais opposés à l'existence militaire syrienne sur le territoire du pays : Courant du futur, Forces Libanaises, Kataëb (Phalange), Mouvement de la gauche démocratique, Mouvement du renouveau démocratique et Rassemblement de Cornet Chehwane. Concernant le Courant Patriotique libre, il prend part de cet alliance durant la Révolution des Cèdres mais s'éloigne à la suite des élections législatives de 2005 pour au final finir dans l'Alliance du 8 Mars (coalition prosyrienne).

3 SFEIR A., « Liban. Les trahisons du 14 mars », Études, vol. 403, no. 9, 2005, pp. 153-160.

4 Ibid., p. 155.

5 LE MONDE, « Le désastre libanais est le résultat de décennies de mauvaise gestion, de corruption, menées par une élite oligarchique », Le Monde, 16 Juillet 2020. [en ligne] : « Le désastre libanais est le résultat de décennies de mauvaise gestion, de corruption, menées par une élite oligarchique » ( lemonde.fr).

6 OLJ, « L'Etat n'est plus en mesure de protéger les Libanais » : l'aveu d'impuissance de Hassane Diab », L'Orient-Le Jour, 03 Mars 2020. [en ligne] : « L'État n'est plus en mesure de protéger les Libanais » : l'aveu d'impuissance de Hassane Diab - L'Orient-Le Jour ( lorientlejour.com).

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corruption devenus la pierre angulaire de son système communautaire aux dépends de la réconciliation nationale inexistante.

Pour comprendre la complexité sociopolitique et économique libanaise contemporaine, il faut d'abord appréhender la place qu'occupe le communautarisme politique dans l'Etat depuis sa création (I), ensuite comprendre le contexte du déclenchement de la guerre civile des 15 ans (II) pour enfin analyser le statut du Liban actuel (III).

I. La création de l'Etat libanais sur un fondement communautaire

renforcé avec le temps

Le Liban est un Etat jeune datant de 1920 et réunissant plusieurs territoires de différentes cultures et appartenances. Avant le début du mandat français (Accords Sykes-Picot) et la création du Liban étendu sur 10 452 km2 par le Général Henri Gouraud7, le Liban était sous l'occupation ottomane qui a duré environ 400 ans (1516-1918)8 et était divisé en deux sociétés différentes ayant chacune une histoire et une culture différentes: les citadins et les montagnards. Les Chrétiens maronites, les Druzes et une partie des Chiites étaient installés dans la Montagne tandis que les Sunnites et les Grecs-Orthodoxes étaient placés au littoral. Cette division démographique est formée progressivement entre le VIIème et le XIème siècle et n'a pratiquement pas changé jusqu'à nos jours, elle s'est même renforcée suite à la guerre civile libanaise. Outre la différence d'histoire, de culture et de religion entre les territoires unis pour former le Liban, chaque communauté répondait à une autorité externe: le sultan (le Calif) pour les Sunnites, le Vatican et l'occident (surtout la France) pour les Maronites, les villes saintes de l'Iran et de l'Irak pour les Chiites et la Russie pour les Grecs Orthodoxes. Cette dépendance externe a complexifié encore plus la convergence entre les confessions composantes du Liban et n'a pas pris fin suite à la création de l'Etat libanais, d'où les divergences communautaires flagrantes dans la société libanaise contemporaine. Le journaliste français Xavier Baron a parfaitement synthétisé cette divergence populaire lors de la création du Liban en confirmant que :« Ce sont donc des populations aux aspirations plurielles et parfois rivales, héritières d'histoires distinctes, qui sont appelées à former un Etat unifié au début du XXème siècle »9.

Cette mosaïque culturelle libanaise constitue la richesse et la beauté du Liban, outre sa beauté géologique, elle a fait que ce pays soit touristique et intéressant. En revanche, au niveau politique, cette richesse a connu une mal-gestion avec la prise de place progressive d'un système politique communautaire depuis la fin du XIXème siècle. En effet, le communautarisme politique a été mis en place au Liban comme un compromis entre 18 confessions10 qui doivent toutes être représentées selon le poids démographique de chacune.

7 HOKAYEM A., « Le Liban de 1920, une entité controversée », L'Orient-Le Jour, 08 Février 2021. [en ligne] : Le Liban de 1920, une entité controversée - L'Orient-Le Jour ( lorientlejour.com).

8 CHAIGNE-OUDIN A.L., EL KHOURY Y., « Liban », Les Clés du Moyen-Orient, 01 Février 2010. [en ligne] : Liban ( lesclesdumoyenorient.com).

9 BARON X., Le Liban, une exception menacée: en 100 questions, Italie, Tallandier, 2020, p. 08.

10 Les 18 confessions reconnues par l'Etat Libanais : Sunnite, ismaélienne, chiite, alaouite, druze, maronite, grecque-orthodoxe, grecque-catholique, grégorienne, syrienne-catholique, syrienne-orthodoxe, copte, protestante, latine, arménienne-catholique, assyrienne catholique, assyrienne orthodoxe, juive. DAVIE M.F., « Internet et les enjeux de la cartographie des religions au Liban », Géographie et cultures, no. 68, 2008, pp. 81-98.

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Pratiquement trois grands courants religieux ont place au Liban (chiite, sunnite et maronite), et le communautarisme n'a fait que de progressivement diviser le pouvoir de plus en plus formellement entre eux. Commençons avec l'article 95 de la première Constitution libanaise11 de 1926, qui guide à la création de la jeune démocratie consensuelle libanaise. Cela dans la mesure ou les communautés essentiellement chrétiennes et musulmanes partagent le pouvoir équitablement entre elles (proportionnellement selon leurs importances) en assurant une représentation équitable au sein des emplois publics et au sein du gouvernement. Cette division confessionnelle fallait être transitoire de base, mais elle n'a fait que se renforcer à travers le Pacte National de 1943 et l'accord du Taëf de 1989. Effectivement, le mandat français a pris fin le 22 Novembre 1943 (la fête nationale libanaise) et les Libanais faillaient s'autogouverner. Cela a été fait à travers la consécration d'un accord non-écrit appelé le Pacte National12 devenu fondamental dans la vie nationale du Liban indépendant. Cet accord a divisé plus précisément les trois présidences entre les confessions avec un Président de la République maronite, un président du Conseil sunnite et celui de la Chambre chiite. Il a de même confirmé la répartition des emplois publics en fonction de l'importance numérique de chaque confession. Le Pacte National a été confirmé constitutionnellement par l'accord du Taëf de 198913 marquant la fin de la guerre civile et la naissance de la Deuxième République libanaise. Cet « accord d'entente nationale » a rééquilibré le communautarisme politique libanais au sens plus favorable aux musulmans en diminuant les compétences du Président de la République chrétien aux profits du chef du Gouvernement sunnite et du chef du Parlement chiite. Cela suite à une guerre civile qui a duré 15 ans (II).

II. La fragilité socioéconomique et politique interne et l'environnement

régional conflictuel menant à une guerre civile Libanaise

« Le Liban était souvent présenté, dans les années 1950 et 1960, comme un modèle de démocratie et de développement économique, comme un exemple remarquable de stabilité au milieu de la poudrière du Proche-Orient, déchirée par le conflit israélo-arabe. Pourtant, en 1975, une guerre civile meurtrière éclate, longue de quinze ans, faisant entre 150 et 250 000 morts »14, cet extrait de l'article de Hervé Amiot sur le sujet de la guerre civile libanaise explique le basculement du Liban considéré comme « la Suisse du Moyen Orient »15 vers le Liban guerrier et instable à cause du communautarisme politique. Dans la suite de l'article, Amiot précise qu'entre 1958 et 1964 le Liban a connu une prospérité et une évolution de modernisation au niveau mondial grâce aux tentatives du Président de la République Fouad Chéhab de dépasser le confessionnalisme en surmontant les clivages et imposant « une

11 « A titre transitoire et conformément aux dispositions de l'article 1er de la Charte du Mandat et dans une intention de justice et de concorde, les communautés seront équitablement représentées dans les emplois publics et dans la composition du ministère sans que cela puisse cependant nuire au bien de l'État. ». L'article 95 de la Constitution libanaise de 1926.

12 CHAIGNE-OUDIN A.L., « Pacte National Libanais», Les Clés du Moyen-Orient, 09 Mars 2018. [en ligne] : Pacte National libanais ( lesclesdumoyenorient.com).

13 Le contexte de cet accord avec ses effets seront expliqués en détails dans la Partie I, B et C.(1).

14 AMIOT H., « La guerre du Liban (1975-1990) : entre fragmentation interne et interventions extérieures », Les Clés du Moyen-Orient, 23 Octobre 2013. [en ligne] : La guerre du Liban (1975-1990) : entre fragmentation interne et interventions extérieures ( lesclesdumoyenorient.com).

15 MEIER D., « « Le Liban était la Suisse du Moyen-Orient. » », Liban. Identités, pouvoirs et conflits. Idées reçues sur un État dans la tourmente, sous la direction de Meier Daniel. Le Cavalier Bleu, 2016, pp. 37-41.

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politique volontariste économiquement (grands investissements d'Etat), centralisatrice menée par un Etat fort »16. Le Président Chéhab n'a pas pu continuer face au mécontentement des grandes familles confessionnelles traditionnelles libanaises qui voyaient leur pouvoirs diminuer, en 1964 il laisse la présidence. Suite à cela, la crise socioéconomique et politique commence et se dégrade suivant plusieurs événements internes et externes qui mènent à la guerre civile. Effectivement deux types de facteurs ont causé 15 ans de guerre, le premier étant interne résultant d'une complexité confessionnelle suite à l'instauration d'un système politique communautaire par le Pacte National, tandis que le deuxième est l'impact de l'entourage conflictuel régional du Liban. Sachant que l'un alimente l'autre et vice-versa, ces facteurs n'ont fait que s'aggraver durant la guerre en noyant le pays encore plus profondément dans des crises économiques, sociales et politiques.

Avant de rentrer dans les détails des éléments déclencheurs de la guerre civile libanaise, il est important de noter qu'il n'existe pas une histoire commune entre toutes les parties du conflit. Jusqu'à nos jours, l'histoire officielle libanaise s'arrête avec la « gloire de l'unité nationale » face au Mandat français et l'indépendance de 1943, après cette date, chaque parti politique raconte sa version des événements. Certains considèrent que la guerre civile libanaise est causé par les Palestiniens sur le territoire libanais, d'autres considèrent que c'est une guerre internationale au Liban, d'autres la limitent à la crise socio-économique qui existait à l'époque, d'autres pointent les doigts vers les Chrétiens qui ont refusé le renforcement militaire palestinien au Liban, etc. Plusieurs points de vues et interprétations existent sur le sujet, nous allons simplement évoqué le contexte général de la guerre civile libanaise en se basant sur des faits sans rentrer dans les détails des événements.

Suite au conflit israélo-arabe accompagnant la création de l'Etat d'Israël, entre 100 000 et 300 00017 Palestiniens ont trouvé refuge au Liban. L'existence de ces derniers sur le territoire libanais a été perçue comme menaçante à l'équilibre communautaire du Pacte surtout qu'ils constituent près de 10% de la population libanaise (estimée à l'époque entre 3.5 et 4.5 millions d'habitants18). Les tensions effectives sur le sujet de l'existence palestinienne au Liban ont commencées suite à la guerre israélo-arabe de 1967 et surtout suite à l'arrivée de Yasser Arafat en 1969 à la tête de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP)19. Durant cette période les palestiniens ont commencé à se militariser au Liban ce qui a déstabilisé la classe politique libanaise (surtout avec la division communautaire) entre une partie chrétienne (le Front libanais) opposée à ce renforcement armé palestinien et faisant appel à l'autonomie étatique libanaise, et une deuxième partie (Le Mouvement national) regroupant les musulmans et les gauches aux cotés des fedayin. Cette crise sociopolitique n'a fait qu'empirer, surtout avec les opérations militaires de raids israéliennes au Sud du Liban présentées comme des réponses aux attaques palestiniennes menant au déplacement de plusieurs familles surtout chiites vers les

16 AMIOT H., « La guerre du Liban (1975-1990) : entre fragmentation interne et interventions extérieures », op.cit.

17 DORAÏ M.K., Chapitre premier. La présence Palestinienne au Liban, dans Les réfugiés palestiniens du Liban: Une géographie de l'exil, Paris, CNRS Éditions, 2006, pp. 35-77.

18 DUMONT G.F., « Le Liban, une mosaïque de populations », Population & Avenir, vol. 673, no. 3, 2005, p. 03.

19 BARON X., Le Liban, une exception menacée: en 100 questions, op.cit., p. 91.

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quartiers pauvres des villes20, spécifiquement les banlieues de Beyrouth. En plus, des affrontements de plus en plus intenses entre l'armée libanaise et les palestiniens causaient des différends entre des partis politiques Libanais supporteurs des palestiniens et leur Etat. Comme résultat, le Mouvement National Libanais réclame un commandement armée pluricommunautaire et non pas uniquement réservé au Président de la République maronite21. Comme nous avons déjà vu, le système libanais est régi sur le fondement confessionnel du Pacte National, et cela au niveau institutionnel, économique et social. Le partage du pouvoir selon ce Pacte favorise la domination politique et économique des Maronites ce qui a aidé au renforcement de l'unification du Mouvement National Libanais face aux Chrétiens pour essayer de diminuer leur pouvoir.

Face à toutes ces crises et pour essayer de s'en sortir, le Président de la République Charles Hélou signe un accord au Caire le 03 novembre 196922 donnant droit au Palestiniens de garder leur résistance armée sur le territoire libanais et les autorisant à accéder les régions montagneuses du Sud du Liban, ce qui a transformé la frontière sud libanaise en front de guerre. Cet accord n'a fait que de mettre l'huile sur le feu23, d'un côté le Mouvement National insistait sur l'importance de la cause palestinienne et sur le rôle central du Liban dans l'affaire, tandis que de l'autre le Front Libanais demandait l'abolition de l'accord puisqu'il mettait en danger la souveraineté étatique libanaise face à des camps palestiniens ou le Liban n'a aucun pouvoir, pour lui les palestiniens ont créé un Etat dans l'Etat libanais. Ce n'est que vers la fin de la guerre civile que le Parlement libanais a abrogé l'accord du Caire24.

La date officielle du début de la guerre civile libanaise est le 13 avril 1975 quand des miliciens chrétiens maronites (Phalangistes) tirent sur un autobus à Aïn el-Remmaneh tuant 27 passagers dont la majorité Palestinienne25. Cet acte était une réponse au meurtre d'un garde-corps du fondateur de leurs parti politique (Phalange) Pierre Gemayel le jour même par des inconnus (certains considère qu'ils était membres du Parti Social Nationaliste Syrien (PSNS)). D'ici, les violences mutuelles se mettent en place entre deux camps, le Mouvement National et le Front Libanais, qui durent 15 ans. Durant cette guerre civile, au niveau local, le Liban a subi une division milicienne ou chaque milice contrôlait une région (carte 1) et des déplacements confessionnels suite à cette division, tandis qu'au niveau global, il y'a eu beaucoup

20 Ibid., p. 93.

21 Ibid., p. 96.

22 MARCHAL B., « L'accord do Caire implique un engagement accru des Libanais flans la guerre contre Israêl Un certain malaise persiste à Beyrouth », Le Monde, 05 Novembre 1969. [en ligne] : L'accord do Caire implique un engagement accru des Libanais flans la guerre contre Israël Un certain malaise persiste à Beyrouth ( lemonde.fr).

23 AMIOT H., « La guerre du Liban (1975-1990) : entre fragmentation interne et interventions extérieures », op.cit.

24 LE MONDE, « LIBAN : l'abrogation de l'accord du Caire . », Le Monde, 24 Mai 1987. [en ligne] : LIBAN : l'abrogation de l'accord du Caire. _ ( lemonde.fr).

25 AMIOT H., « Chronologie illustrée du conflit libanais (1975-1990) », Les clés du Moyen-Orient, 20 Octobre 2013. [en ligne] : Chronologie illustrée du conflit libanais (1975-1990) ( lesclesdumoyenorient.com).

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d'interventions externes (carte 2) qui ont fini par une occupation israélienne du Sud du Liban jusqu'en 2000 (le jour de la libération26) et syrienne jusqu'en 2005 (révolution des cèdres).

Carte 1 : La division démographique interne milicienne fin des années 1980.

Source : Article de Hervé Amiot, « La guerre du Liban (1975-1990) : entre fragmentation interne et interventions extérieures », Les Clés du Moyen-Orient, 23 octobre 2013. [en ligne] : La guerre du Liban (19751990) : entre fragmentation interne et interventions extérieures ( lesclesdumoyenorient.com).

Carte 2 : Les interventions externes dans la guerre civile libanaise. Source : Article de Hervé Amiot, « La guerre du Liban (1975-1990) : entre fragmentation interne et interventions extérieures », Les Clés du Moyen-Orient, 23 octobre 2013. [en ligne] : La guerre du Liban (19751990) : entre fragmentation interne et interventions extérieures ( lesclesdumoyenorient.com).

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Face à une armée paralysée, le Liban était régi par des groupes miliciens de plus en plus nombreux qui imposaient leurs propres règles dans leurs régions et qui massacraient les autres populations27. Au fil des années de cette guerre, les crises économiques, sociales et politiques n'ont fait que se multiplier et s'aggraver sans solutions. La vie d'une nation était paralysée, l'économie d'un Etat détruite, la physionomie libanaise était complétement bouleversée et le fondement même de l'Etat effondré. Les interventions externes n'ont pas aidées, que ça soit les interventions des troupes syriennes à partir de juin 1976 (suites à la demande des milices chrétiennes) qui n'ont arrêtées de changer de camps et qui arrivent à Beyrouth en novembre, ou bien les attaques frontalières israéliennes dans le Sud du pays causant le déplacement forcé

26 EL BACHA F., « Liban/Histoire : le 25 mai 2000 et le retrait israélien du Sud Liban », Libnanews, 25 Mai 2018. [en ligne] : Les dates-clés du Liban: le 25 mai 2000 et le retrait israélien du Sud Liban ( libnanews.com).

27 Chaque camp de la guerre a exécuté des massacres dans les régions de l'autre, par exemple les Chrétiens ont attaqués plusieurs camps de réfugiés palestiniens comme celui de Tal El Zaatar en août 1976 ou bien celui de Karantina en janvier 1976 , et les palestiniens ont massacré les habitants chrétiens de plusieurs villages comme Damour le 20 janvier 1976.

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de milliers de familles surtout chiites vers les villes, l'invasion du Liban et l'assiègement de sa Capitale, ajoutons les interventions des Palestiniens alliés des milices de gauches jusqu'au départ de l'OLP en 1982, et finalement les tentatives des Américains, Italiens et Français de réassurer le pouvoir de l'Etat libanais à Beyrouth avant que leurs embrassades au Liban soient attaquées (entre 1982 et 1984) 28 par la nouvelle résistance libanaise pro-iranienne chiite créée en 1982 pour répondre à l'invasion israélienne: le Hezbollah.

Théoriquement, la guerre civile libanaise a pris fin en 1990 suite à l'accord du Taëf, mais pratiquement ses effets socioéconomiques, sociopolitiques et psychiques sont toujours présents au sein de la société libanaise, alors nous nous demandons si la guerre est vraiment derrière le peuple libanais même après 32 ans (III).

III. Le Liban d'aujourd'hui : Situation d'entre-guerres post-guerre civile

« Tout est possible, y compris une guerre civile », paroles du président du Secours Populaire Libanais le 03 août 2022 concernant l'actualité libanaise, 32 ans suite à la « fin » de la guerre civile. Effectivement cette phrase n'a jamais arrêté de circuler entre le peuple et les dirigeants libanais vu les tensions toujours présentes sous différentes formes. En parlant du Liban post-guerre civile, tout le monde a tendance à considérer que la guerre est finie vu que le conflit armé est fini, et que maintenant c'est la phase de post-conflit et de consolidation de la paix d'après les institutions internationales et surtout l'ONU. Cette dernière définie la notion de « post-conflit » comme « un modèle idéal de transition après une guerre, impliquant institutions internationales, Etats et acteurs civils, privés et associatifs pour surmonter ensembles les tensions et reconstruire une paix durable (peace building) »29. En d'autres termes, le concept international d'une société post-conflit comporte une intervention à plusieurs niveaux et par l'intermédiaire de plusieurs acteurs pour (re)construire la paix nationale et cela à travers une divergence de projets, par exemple des projets de réconciliation, state-building, transition démocratique, reconstruction, etc. Si nous prenons le simple critère d'initiatives pour consolider la paix, alors le Liban est en situation de post-conflit. Non uniquement des initiatives internes ont été prises à travers les années par l'Etat, des organisations, des associations et d'autres acteurs civils divers, mais même des interventions internationales ont pris place de la part des Etats tiers, de l'ONU et de différentes organisations à plusieurs reprises. Le problème avec ce type de post-conflit au Liban est que les initiatives prises par l'Etat et à l'initiative de quelques Etats tiers n'ont fait que de ralentir et parfois bloquer toute autre initiative par n'importe quel autre acteur. La reconstruction de l'Etat libanais suite à la guerre civile a été faite par les ex-chefs de milices transformés en dirigeants politiques sous une double occupation syrienne et israélienne. Cela a été fait à travers le renforcement d'un système politique communautaire leur donnant une place au coeur de son

28 DE MAUPEOU F., « Le Hezbollah (1/4). Origines et fondements du « Parti du Dieu », à partir de l'ouvrage de Walid Charara et Frédéric Domont, Le Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste », Les Clés du Moyen-Orient, 22 Mai 2013. [en ligne] : Le Hezbollah (1/4). Origines et fondements du « Parti du Dieu », à partir de l'ouvrage de Walid Charara et Frédéric Domont, Le Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste ( lesclesdumoyenorient.com).

29 CATTARUZZA A., DORIER E., « Post-conflit : entre guerre et paix » Hérodote - Revue de géographie et de géopolitique, no. 03, 2015, pp. 6-15.

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fonctionnement. Les « Seigneurs de guerre » ont rebattu les institutions étatiques en mettant leurs intérêts personnels et ceux de leurs milices transformées en partis politico-confessionnels avant les intérêts Etatiques. Le clientélisme et la cleptocratie redistributive sont devenus une arme dans les mains des leaders politico-confessionnels pour renforcer la dépendance de leurs communautés confessionnelles à eux. Le prix de cette transformation était le manque de réconciliation nationale renforcé par l'élite politique pour garantir sa place au pouvoir. Dans le cas libanais, face à une société multiconfessionnelle non-réconciliée, la réconciliation nationale est limitée à « la normalisation des relations intercommunautaires et interreligieuses, la reprise de dynamiques métropolitaines et la nécessité de la construction d'une mémoire nationale -- en particulier celle de la période 1975-1990 et, plus généralement, la mémoire de la guerre.»30, cette définition est adoptée par la majorité des chercheuses et chercheurs qui ont travaillé sur le sujet de la réconciliation nationale libanaise, une explication plus théorique et détaillée de ce choix aura lieu dans la partie (I) de ce mémoire.

Au cours de trois décennies de clientélisme et de redistribution de fonds étatiques a un peuple non réconcilié, un remplacement progressive de la socialisation politique libanaise par une autre confessionnelle a eu lieu. Cette socialisation politique confessionnelle a été renforcée par une division géographique communautaire résultante d'un regroupement renforcé durant la guerre civile (carte 1, Intro, II.). La division géographique milicienne que nous avons évoquée dans la deuxième partie de l'introduction s'est transformée en division géographique de partis politico-confessionnels dans la vie politique libanaise. Dans le monde de la science politique, la notion de socialisation politique est jeune et toujours ambiguë, mais dans ce mémoire et en fonction de la situation libanaise, la socialisation est politique lorsqu'elle forme et transforme le système individuel d'opinions, d'attitudes et de représentations politiques à partir de contraintes imposées par des agents sociaux et des interactions entre l'individu et son environnement. Vu que la société libanaise est divisée en plusieurs petites sociétés confessionnelles, alors la socialisation politique libanaise est confessionnelle. Une explication plus théorique et détaillée du choix de la définition et du remplacement de la socialisation politique nationale par l'autre confessionnelle au Liban aura lieu dans la partie (III) de ce mémoire.

La socialisation politique confessionnelle accompagnée par le manque de réconciliation nationale ont causé une série de conflits de plus en plus violents suite à la guerre civile, ce qui met la notion de société post-conflit de l'ONU en question dans le cas Libanais. Parmi plusieurs autres définitions attribuées au terme conflit, la définition du philosophe et sociologue Julien Freund dans « Sociologie du conflit »31 correspond le plus à l'actualité libanaise depuis la fin de la guerre civile jusqu'à nos jours, cela est due à l'éventuel recours à la violence. Pour Freund, « Le conflit consiste en un affrontement ou heurt intentionnel entre deux êtres ou groupes de même espèce qui manifestent les uns à l'égard des autres une intention hostile, en général à propos d'un droit, et qui pour maintenir, affirmer ou rétablir le droit essaient de briser la résistance de l'autre, éventuellement par le recours à la violence, laquelle peut le cas échéant

30 CHRABIEH P., « Pratiques de réconciliation au Liban : un état des lieux », Théologiques, vol. 23, no. 02, 2015, p. 230.

31 FREUND J., Sociologie du conflit, Paris, Presses Universitaires de France, 1983, 412 p.

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tendre à l'anéantissement physique de l'autre. »32. Si théoriquement le Liban est en situation de post-conflit d'après la définition de la communauté internationale, pratiquement les conflits n'ont jamais arrêtés pour entrer dans la phase d' « après » conflit. Suite à l'accord du Taëf, le Liban est juste en situation de post-guerre civile mais jamais en post-conflit. Plusieurs évènements et affrontements nous mènent à ce constat, nous pouvons nommer les affrontements entre l'armée libanaise et les milices chrétiennes suite au Taëf pour remettre leurs armes illégales (31 janvier 1990, la guerre d'élimination33), ou bien les affrontements entre le général Aoun et les troupes de Damas et l'attaque du palais de Baabda par l'aviation syrienne (13 Octobre 199034, le refuge du général Aoun à l'ambassade de France), sans oublier la série d'attentats politiques entre 2005 et 2012 menant à l'assassinat de plusieurs visages politiques35 et la blessure d'autres comme May Chidiac et Elias El Mur, causant des centaines de blessés et morts civils. Ajoutons la guerre entre le Hezbollah et Israël de 200636, les conflits armés de 2008 entre les miliciens du Hezbollah et ceux du Courant du Futur sunnite37, les affrontements armés entre le Hezbollah et les miliciens des FL en 2021, les affrontement entre les manifestants et le couple Chiite durant les manifestations de 2019, la double explosion du Port de Beyrouth en 2020, et les attentats des djihadistes avec le début de la guerre civile Syrienne jusqu'à nos jours38. Tous ces conflits sauf la double explosion du Port et les manifestations pacifiques de 2019 sont armés, mais la totalité était violente et a causé des blessés et des morts, d'où se met en question la paix libanaise post-guerre civile.

Effectivement, le Liban n'est ni en guerre, ni en paix, il est en situation d'entre-guerres d'après la définition donnée par la chercheuse Marielle Debos. Dans le travail de cette dernière sur la situation politique d' « entre-guerres » au Tchad39, l'autrice a renvoyé la notion d'Etat entre-guerres à « l'expérience des combattants et des civils qui, s'ils ne vivent pas en permanence en situation de guerre, semblent toujours se préparer à la prochaine». Cette « préparation à la prochaine guerre » est permanente et claire au Liban que ça soit à travers les discours des dirigeants, les sujets abordés par le peuple ou bien la rapidité fascinante des militants des partis politico-confessionnels à s'armer et à confronter dans les rues. L'exemple

32 Ibid., p. 65.

33 ABI RAMIA J., « « Guerre d'élimination », tutelle syrienne, accord de Meerab : l'histoire des relations entre le CPL et les FL », L'Orient-Le Jour, 31 Mai 2018. [en ligne] : "Guerre d'élimination", tutelle syrienne, accord de Meerab : l'histoire des relations entre le CPL et les FL - L'Orient-Le Jour ( lorientlejour.com).

34 ABI RAMIA J., « LE 13 octobre 1990, la Syrie délogeait Michel Aoun de Baabda... », L'Orient-Le Jour, 13 Octobre 2018. [en ligne] : Le 13 octobre 1990, la Syrie délogeait Michel Aoun de Baabda... - L'Orient-Le Jour ( lorientlejour.com).

35 Nous pouvons citer Rafiq Hariri, Samir Kassir, Georges Hawi, Gebrane Tuéni, Pierre Gemayel, Walid Eido, Antoine Ghanem, Francois El-Haj et Wissam El Hassan. L'Obs, « La chronologie des attentats politiques au Liban », L'OBS, 12 Décembre 2007. [en ligne] : La chronologie des attentats politiques au Liban ( nouvelobs.com). OLJ., « Attentat place Sassine : Wissam el-Hassan tué, des ténors de l'opposition accusent Damas », L'Orient-Le Jour, 19 Octobre 2012. [en ligne] : Attentat place Sassine : Wissam el-Hassan tué, des ténors de l'opposition accusent Damas - L'Orient-Le Jour ( lorientlejour.com).

36 ENCEL F., « Guerre libanaise de juillet-août 2006 : mythes et réalités d'un échec militaire israélien », Hérodote, vol. no 124, no. 1, 2007, pp. 14-23.

37 NAÏM M., « Le Hezbollah passe à l'attaque à Beyrouth », Le Monde, 09 Mai 2008. [en ligne] : Le Hezbollah passe à l'attaque à Beyrouth ( lemonde.fr).

38 KHALIFEH P., « Le Liban annonce déjoué trois projets d'attentats du groupe Etat islamique », RFI, 23 Février 2022. [en ligne] : Le Liban annonce avoir déjoué trois projets d'attentats du groupe État islamique ( rfi.fr).

39 DEBOS M., « Chapitre VII. Le gouvernement de l'entre-guerres », Le métier des armes au Tchad. Le gouvernement de l'entre-guerres, sous la direction de Debos Marielle, Karthala, 2013, pp. 217-239.

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le plus récent confirmant cette situation d'entre-guerres libanaise est la simple réponse du Secrétaire Général du Hezbollah suite à l'affrontement armé entre ses militants (chiites) et ceux des Forces Libanaises (chrétiens) le 14 octobre 2021 à Tayouné causant 7 morts et 32 blessés40. Hassan Nasrallah a confirmé 4 jours suivant cet affrontement que son parti « dispose de 100 000 combattants, entraînés et armés »41 et a conseillé au FL de « renoncer complétement à l'idée de guerre civile » en menaçant que leur «région n'a jamais connu un Hezbollah aussi puissant que maintenant ». En prenant simplement ces 3 phrases, nous pouvons comprendre l'évidence entre la définition d'entre-guerres de Debos et la situation libanaise.

A travers le temps, un traumatisme de la guerre civile non résolu est transmis dans chaque société confessionnelle aux nouvelles générations à travers différents agents de socialisation politique, d'où le renforcement de la socialisation politique confessionnelle par le manque de réconciliation nationale. En même temps, toute initiative de réconciliation nationale est bloquée par la socialisation politique confessionnelle, d'ici se pose la question traitée dans ce mémoire: Comment s'explique la dépendance entre la socialisation politique confessionnelle et le manque de réconciliation nationale après la guerre civile libanaise?

Cette problématique est traitée dans ce mémoire suite à des lectures, recherches, entretiens avec des intellectuels et des responsables politiques libanais et une enquête de terrain le jour des élections législatives de 2022. De base, le but était de fonder ce travail uniquement sur des recherches et des lectures divers, mais en tant que libanaise sortant d'une société déchirée confessionnellement et politiquement, j'ai trouvé les ouvrages et articles loin de la réalité sociétale libanaise, d'où la décision de rentrer au Liban pour renforcer les études théoriques par une réalité divergente. Effectivement, j'ai eu la chance d'interviewer des responsables de différents partis politiques libanais et même des intellectuels de la société civile en comparant leurs avis avec ceux des citoyens sur le terrain, ce qui m'a aidé à avoir une idée claire du degré de la conscience politique chez les Libanais et l'effet de la socialisation politique sur cela. De même, les entretiens m'ont aidée à toucher le manque de réconciliation nationale entre les libanais à travers leurs témoignages, discours et arguments, non uniquement à lire à propos de ce manque dans les livres et articles.

Deux grilles de questions différentes ont été préparées, la première pour les entretiens avec les responsables et intellectuels politiques et la deuxième pour le questionnaire des citoyens du dimanche électoral. Dans la première moitié de l'entretien, des questions standards étaient posées à tout le monde, tandis que dans la deuxième des questions improvisées ont eu lieux selon la tranche d'âge et les connaissances de l'interviewé(é). Vous trouverez dans l'Annexe 1 les détails des entretiens faites avec les responsables et intellectuels politiques accompagnés par des liens sur Google Drive des enregistrements vocaux. Tandis que dans l'Annexe 2, vous trouverez des photos personnelles de toutes les activités faites au Liban dans

40 OLJ, « Le Liban enterre les victimes des affrontements de Tayouné », L'Orient-Le Jour, 15 Octobre 2021. [en ligne] : Le Liban enterre les victimes des affrontements de Tayouné - L'Orient-Le Jour ( lorientlejour.com).

41 AP, AFP et REUTERS, « Au Liban, le Hezbollah met en garde les Froces libanaises contre une escalade de la violence », Le Monde, 18 Octobre 2021. [en ligne] : Au Liban, le Hezbollah met en garde les Forces libanaises contre une escalade de la violence ( lemonde.fr).

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le cadre du travail pour ce mémoire de fin d'études. Il est important de noter que chaque personne mentionnée dans ce travail a consenti sur la forme de sa représentation. Il existe des personnes qui n'ont pas approuvé d'être prises en photo ou enregistrées comme l'ex-combattant palestinien au sein de l'OLP, mais l'entretien a quand-même été transcrit suite à son consentement. Concernant les questionnaires du dimanche électoral, avec chaque référence à une réponse d'un citoyen, un lien dans les notes de bas de page vous mène vers l'enregistrement en ligne.

Ce mémoire est travaillé avec passion. Chaque détail intellectuel et formel est une traduction corporelle d'une passion interne envers mon pays victime d'un cancer politique. Faire partie de notre sujet de recherche est évidemment un avantage, surtout que nous maitrisons ses différents aspects et complexités, mais en même temps c'est un défi. Ce sujet m'a couté des heures de pleurs et de stress émotionnel, surtout en lisant les propos des parents et proches des victimes de la guerre civile et de la double explosion du Port qui réclament toujours la vérité et la justice pour leurs bienaimés. En lisant des rapports, ou bien en regardant des reportages et des films sur l'effet psychique du manque de réconciliation chez les libanais, je me sentais mal envers ma famille, mon entourage et mon pays déchiré. Le plus grand défi était de ne pas laisser mes émotions contrôler l'objectivité de mon travail, alors j'ai transformé ces émotions en professionnalisme et motivation pour toujours faire un pas de plus. Pour cette raison, j'ai compris les points de vues différents à travers mes lectures et entretiens. J'ai regardé le Liban de loin en analysant la situation comme si j'étais étrangère à cet Etat. Ce mémoire ne transmet pas mon avis politique personnel, il ne doit pas le faire, ce travail est une étude scientifique de la situation socio-politique libanaise suite à la guerre civile en combinant les théories générales avec l'actualité sociale, politique et économique.

A la différence du premier défis, le deuxième ne concerne pas la nature du sujet, mais le sujet en lui-même. Plusieurs chercheuses et chercheurs ont travaillé sur le manque de réconciliation nationale après la guerre civile libanaise, mais peu ont travaillé sur son lien avec la socialisation politique, et personne n'a utilisé l'expression « socialisation politique confessionnelle ». Le lien entre la socialisation politique confessionnelle et le manque de réconciliation au Liban élaboré dans ce mémoire n'est pas basé sur un travail extérieur ou bien inspiré par un auteur précis, il est plutôt le résultat de plusieurs recherches, enquêtes et réflexions personnelles. Dans ce qui suit, vous allez m'accompagner dans ma réflexion de A à Z, en commençant par une approche théorique, historique et administrative du manque de réconciliation nationale libanaise (I), pour après projeter ces connaissance sur la situation libanaise actuelle (II), avant d'expliquer la socialisation politique confessionnelle libanaise (III) et ses rapports avec le manque de réconciliation nationale (IV).

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I. Le manque de réconciliation au Liban après la guerre civile

Depuis la fin de la guerre civile libanaise jusqu'aujourd'hui, le Liban n'a pas connu une réconciliation nationale effective. Des expressions telles « nous sommes tous des frères », « nos conflits sont importés », « La paix nationale avant tout » et « nous sommes tous un » sont répétées par les dirigeants politiques dans leurs discours depuis 32 ans pour insister sur la réconciliation « mythique » faite par eux après la guerre civile.

Avant de parler des initiatives de réconciliation dites « mythiques » (C) nous allons d'abord évoquer la complexité du terme « réconciliation » et ces modalités (A) pour après comprendre le contexte de la fin de la guerre civile libanaise qui a mené à l'adoption de ces initiatives (B).

A. Complexité du terme « Réconciliation » et sa projection conceptuelle sur le cas libanais

La notion de « réconciliation » fait l'objet de plusieurs débats et des différentes définitions l'ont été attribuées avec le temps. Certains auteurs tel Valérie Rosoux considèrent la réconciliation comme une sorte de rapprochement entre les anciens belligérants42, d'autres comme Pierre Hazan l'ont liée à la confiance en la considérant comme passage d'un « passé divisé à un avenir partagé », tandis qu'au contraire, Trudy Govier et Wilhelm Verwoerd ont refusé la limitation de la réconciliation à l'évolution de la confiance dans les relations entre les belligérants ou à un résultat final tel un accord ou une harmonie43. Par contre, Sandrine Lefranc a fortement critiqué le concept de la réconciliation en la définissant comme une forme de conflit44. Pour Lefranc, la réconciliation est un processus de se battre longtemps par des mots, après être battu physiquement, pour identifier qui a été le plus violent dans le cas où un accord n'a pas été imposé.

Malgré les différentes définitions de la réconciliation, il existe deux approches pour étudier ses types et modalités. La première, dont Timothy Garton Ash adopte, lie la modalité de réconciliation aux façons officielles de réaction au lendemain du conflit45. En effet, Garton Ash a focalisé son travail sur les recherches de gestion du « passé difficile » en identifiant une dizaine de moyens qui tournent autour de trois grandes axes : la vérité, la justice et la consolidation démocratique. Ces moyens peuvent être des commissions de vérité et de réconciliation, comme c'est le cas de l'Afrique du Sud en 1995, des procès, comme c'est le cas des juridiction traditionnelles des gacaca au Rwanda, ou même encore par l'ouverture des archives, comme c'est le cas de la réconciliation entre la France et l'Algérie46. La deuxième

42 ROSOUX V., « Réconciliation post conflit : à la recherche d'une typologie », Revue internationale de politique comparée, vol. 22, no. 04, 2015, pp. 557-577.

43 GOVIER T., VERWOERD W., « Trust and the Problem of National Reconciliation », Philosophy of the Social Sciences, vol. 32, no. 2, Juin 2002, pp. 192-193.

44 LEFRANC S., « Il faut renoncer à réconcilier. Trois erreurs au sujet des après-guerres », Blog de Recherche, 2018, p. 07. [en ligne] : Il faut renoncer à réconcilier. Trois erreurs au sujet des après-guerres - HAL-SHS - Sciences de l'Homme et de la Société ( archives-ouvertes.fr).

45 GARTON ASH T., « The Waters of Mesomnesia », LE GLOANNEC A.-M., Paris, Presses de Sciences Po, 2003, pp. 405-419.

46 AFP, « Ouverture des archives françaises : un « acquis » vers la réconciliation », Arabnews, 11 Mars 2021. [en ligne] : Ouverture des archives françaises: un "acquis" vers la réconciliation | Arabnews fr.

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approche limite la réconciliation à un seul et même processus ayant un but transitoire « d'un passé divisé à un avenir commun »47. Cette approche ne conteste pas le fait que chaque cas a une particularité qui exige une forme différente de réconciliation, mais elle consiste à tirer des leçons générales et globales de l'ensemble des expériences et des instruments utilisés dans un but commun de tourner la page de la violence48.

Entre les deux différentes approches évoquées ci-dessus, un compromis peut être trouvé. Evidemment, chaque situation a sa particularité et selon cette particularité le type et les modalités de la réconciliation différent. Valérie Rosoux a fait 4 études de cas49 pour montrer la divergence des situations et comment le type de réconciliation dépend de plusieurs critères, comme à titre d'exemple : le type du conflit (guerre civile, interétatique, génocide, colonial), la nature de la relation entre les belligérants (symétrique, asymétrique, dominante, etc.), les représentants des parties du conflit et le moyen de la représentation (institutions, gouvernants, ONG, ex-combattants, etc.), l'acteur initiateur de la réconciliation, les différences des sociétés, la gravités du combat, les conséquences émotionnelles, les attentes des parties et d'autres critères qui se rajoutent selon chaque cas. Mais en même temps, Rosoux a pu tirer une conclusion commune quant aux mécanismes de réconciliation en confirmant qu'il existe uniquement deux types de mécanismes de réconciliation : le mécanisme diplomatique et institutionnel, comme c'est le cas franco-allemand avec la création d'institutions communes et par le partage de discours, et le mécanisme de la justice transitionnelle qui est le cas Rwandais avec les juridictions gacaca et le cas Sud-Africain avec la notion juridique « arc-en-ciel » et la commission pour la vérité et la réconciliation.

Dans ce travail sur le cas libanais, un compromis entre les deux approches va être fait à l'image de celui que Roussoux a pu faire dans ces analyses, en commençant par une étude de la spécificité de la situation libanaise et la réaction faite au lendemain du conflit (la première approche de Timothy Garton Ash) dont l'accord du Taëf (I., (C), 1) et la loi d'Amnistie (I. (C), 2), pour après parler du blocage des mécanismes de la justice transitionnelle et de la politisation des mécanismes institutionnels et diplomatiques (I., (C), 3).

Revenons à la définition de la réconciliation dans le cas libanais, en effet, la réconciliation nationale (Al Mousalaha Al Wataniya) au Liban a fait le sujet de plusieurs études et rapports depuis 32 ans. Des universitaires, des chercheurs et des chercheuses mettent jusqu'à présent leurs efforts pour en déduire une définition claire et simple de la réconciliation de ce pays complexe. Nous pouvons citer les travaux de l'Université Libanaise, l'Université de Balamand, le Centre d'études et de recherches sur le Moyen-Orient contemporain, l'Université américaine de Beyrouth, la Presse des Paulistes, l'Institut français au Proche-Orient et l'ouvrage CERMOC50. Plein d'ouvrages et de conférences traitent le même sujet et favorisent la même définition de la réconciliation Libanaise dont l'article de Paméla Chrabieh qui définit

47 BLOOMFIELD D., BARNES T., HUYSE L., Reconciliation after a violent conflict, Stockholm, IDEA, 2003, p. 12.

48 SCHAAP A., Political Reconciliation, New York, Routledge, 2009, 192 p.

49 Le cas franco-allemand, franco-algérien, rwandais et sud-africain : ROSOUX V., « Réconciliation post conflit: à la recherche d'une typologie », op.cit.

50 DOUAYHI C., HUYBRECHTS E., Reconstruction et réconciliation au Liban. Négociations, lieux publics, renouement de lien social, Beyrouth, Presses de l'Ifpo, 1999, 232 p.

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la réconciliation nationale comme étant « la normalisation des relations intercommunautaires et interreligieuses, la reprise de dynamiques métropolitaines et la nécessité de la construction d'une mémoire nationale -- en particulier celle de la période 1975-1990 et, plus généralement, la mémoire de la guerre.»51

D'abord, en normalisant les relations intercommunautaires et interreligieuses, la réconciliation libanaise exige des initiatives de dialogues et de rapprochements, ce qui nous réfère à la définition de Valérie Rosoux qui limite la réconciliation au rapprochement. Ensuite, en reprenant les dynamiques métropolitaines, la confiance entre les belligérants doit être renforcée, ce qui nous réfère à la définition de Pierre Hazan, surtout avec la construction d'une mémoire nationale commune, ce qui transforme le « passé divisé à un avenir partagé ». En plus, cette définition de la réconciliation nationale libanaise ne limite pas la réconciliation aux simples rapprochement et confiance, mais elle a des finalités de paix national et de cohabitation saine entre le peuple multiconfessionnelle, ce qui rentre dans le refus de la limitation de la réconciliation évoqué par Trudy Govier et Wilhelm Verwoerd. Enfin, un accord a été imposé (le Taëf) en 1989 et même une loi d'Amnistie a été promulguée en 1991, mais les travaux des chercheuses et chercheures jusqu'à nos jours et le manque des éléments constitutifs de la définition de la réconciliation nationale libanaise montrent que ces initiatives étaient insuffisantes et qu'une réconciliation est exigée pour corriger la situation socio-politique libanaise actuelle. En revenant à la définition faite par Lefranc, elle définit la réconciliation comme une forme de conflit. Dans le cas libanais, le conflit n'a toujours pas fini depuis le début de la guerre civile, il a juste changé de formes. Par la suite, les travaux actifs jusqu'à nos jours et la situation actuelle libanaise prouvent que le manque de réconciliation n'est pas la solution pour dépasser la guerre civile et ses effets. Sans doute, si la réconciliation n'était pas bien encadrée dans une société fortement divisée, elle peut causer des tensions et infliger un conflit, mais sinon, elle se trouve comme une solution pour sauver une crise qui dure depuis 1975. Par contre, la définition de la réconciliation libanaise trouve même un compromis avec le travail de Lefranc en rejetant la loi d'Amnistie trouvée bloquante et injuste. Alors, la définition commune de tous les chercheuses et chercheurs sur le sujet de la réconciliation libanaise va être adoptée dans ce travail vu qu'elle s'analyse comme un compromis entre différentes définitions de la réconciliation qui est toujours en évolution.

B. Contexte de la fin de la guerre civile libanaise vers la création de la Deuxième République libanaise

Les dernières années avant la fin de la guerre n'étaient pas moins violentes que celles d'avant. Entre 1982 et 1990, la guerre civile libanaise a connu quatre phases52 de plus en plus violentes poussant les autorités libanaises, sous l'occupation syrienne, à ratifier l'accord du Taëf créant la Deuxième République libanaise. Déjà en 1982 il y'a eu plusieurs tournants d'événements dont l'invasion du Liban par Israël en juin, le départ des combattants palestiniens avec Yasser Arafat de Beyrouth pour la Tunisie entre août et septembre, l'assassinat du Président de la République Bachir Gemayel le 14 septembre avant sa prise de fonction,

51 CHRABIEH P., « Pratiques de réconciliation au Liban : un état des lieux », op.cit., p. 230.

52 Encyclopédie, « Guerre au Liban », Larousse.fr. [en ligne] : guerre du Liban - LAROUSSE.

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l'autorisation par l'armée israélienne aux milices chrétiennes de pénétrer à Sabra et Chatila et de commettre des massacres suite au retrait de la force multinationale d'interposition53, et la création d'une résistance anti-israélienne financée et formée par l'Iran appelé « Hezbollah » comptant mener une guerre contre les Israéliens, les camps chrétiens et les forces occidentales présentes à Beyrouth (une série d'attentats a été faite en novembre 1982 contre la quartier général israélien et contre les ambassades occidentales à Beyrouth en avril et octobre menant à des centaines de morts).

L'image globale de la guerre civile libanaise entre 1983 et 1989 était gravement compliquée. Déjà après l'assassinat de son leader Bachir Gemayel, la milice Les Forces Libanaises (FL) qui regroupait des milices chrétiennes se heurte à des complications et des tensions entre ses parties composantes, les chiites sont divisés entre les pro-syriens (Amal) et les pro-iraniens (Hezbollah), les milices druzes appuyées par les Syriens s'opposent aux milices chrétiennes appuyées par les Israéliens dans la montagne, des milliers de Chrétiens quittent la montagne vers la littoral et la force multinationale quitte définitivement le Liban au milieu des combats en février 1984 après avoir subi plusieurs otages d'occidentaux à Beyrouth.

Entre 1984 et 1987 les chefs des confessions politico-militaires ont été menés à accepter, sous l'égide de la Syrie, la constitution d'un gouvernement d'union nationale sous la présidence de Rachid Salamé jusqu'à son assassinat. Durant cette période, l'Etat s'est de plus en plus affaibli tandis qu'économiquement les milices confessionnelles se sont renforcées par des appuis externes de l'Iran, l'Arabie saoudite, la Jordanie, l'Egypte, Israël et l'Iraq et par les rackets, les pillages et le trafic de drogue. Ces milices ont même eu leurs propres moyens d'informations.

Surtout entre les années 1985 et 1988, les parties de la guerre civile n'étaient pas organisées entre elles. Nous pouvons faire référence à l'interview faite avec l'ex-ministre des télécommunications en 2009 et du travail en 2011 Professeur Charbel Nahas qui confirme le manque de coordination au sein des milices de la guerre civile libanaise54. Nahas informe qu'il y'avait beaucoup de tensions et de problèmes internes dans les groupes miliciens que vers la fin de la guerre ils n'en pouvaient plus les cacher, que ça soit les Chrétiens, les Sunnites, les Chiites, les Druzes et même les palestiniens déchirés entre l'OLP et les pro-syriens.

Vers la fin du mandat du frère du président assassiné Bachir Gemayel, en septembre 1988, la nomination d'un nouveau président et même gouvernement était quasi-impossible. Chacun des Musulmans pro-syriens et des Chrétiens nommait le leur. Au final, le commandant en chef de l'armée libanaise le général Michel Aoun a été nommé président d'un Conseil des ministres intérimaire. En mars 1989, ce dernier soutenu par l'Iraq lança son armée contre les Syriens d'occupation sous motif d'une guerre de libération nationale. Ce qui résulte par la division de l'armée libanaise en deux et la destruction de Beyrouth-Ouest par des bombardements intensifs. La défaite du général Michel Aoun constitue la fin de la guerre civile libanaise traduite par la signature de l'accord du Taëf le 5 novembre 1989 et par la proclamation, le 21 Septembre 1990, de la Deuxième République libanaise. D'ici nous

53 Le FMI, les Etats-Unis, la France et l'Italie.

54 Annexe 1, «Interviews faites au Liban », Professeur Charbel Nahas, 06 Juin 2022, Achrafieh, p. 01.

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pouvons comprendre l'ambiance dans laquelle les initiatives de réconciliation ont été prises au lendemain de la guerre civile libanaise.

C. L'échec des modalités «mythiques» de réconciliation mises en place après la guerre civile

Pour transformer leur lutte armée en lutte politique, institutionnelle et juridique suivant la guerre civile libanaise, les « seigneurs de guerre » supportés par des Etats tiers ont mis en place plusieurs réformes, accords et lois pour garantir leurs positions au pouvoir et éviter la mise en question de leurs responsabilités juridiques. Ces modalités n'ont pas uniquement réussi à protéger les responsables de la guerre civile mais aussi à imposer une réconciliation mythique et formelle qui a bloqué toute initiative d'une vraie réconciliation effective au Liban. Que ça soit à travers l'accord du Taëf (1) ou bien la loi d'Amnistie (2), la justice transitionnelle est freinée au Liban (3).

1) Les lacunes formelles et corporelles de l'accord du Taëf et son inapplicabilité

Face à la gravité de la situation et vu le contexte de la fin de la guerre civile libanaise et le lâchement de l'affaire par les pays occidentaux, un comité tripartie a été créé par la Ligue Arabe pour négocier un accord avec les députés libanais et régler la situation. Malgré les oppositions de la Syrie aux interventions arabes dans cette affaire, une convocation des députés libanais a été faite à l'Arabie Saoudite (au Taëf) sous l'égide du comité formé par l'Algérie, le Maroc et le pays accueillant pour négocier un accord d' « entente nationale » qui va cesser le feu et régler la situation.

En regardant la formalité de cette procédure, même avant de rentrer dans les détails de l'accord, plusieurs reproches peuvent être faites. Déjà l'initiative est prise par un acteur externe et le comité est formé par trois pays dont le Liban ne fait pas partie. En plus, il y'a eu un déplacement géographique pour négocier la fin d'une guerre faite uniquement et exclusivement sur le territoire libanais. Ajoutons à cela que ces négociations concernent même des réformes de la Constitution libanaise, ce qui a été considéré comme illégitime par plusieurs opposants dont le Général Michel Aoun qui refuse l'accord. Enfin, les députés invités à ces négociations au Taëf n'ont pas été réélus depuis le 3 mai 197255, trois ans avant le déclanchement de la guerre. En effet, jusqu'en 1992, pendant 20 ans, le mandat de la Chambre a été renouvelé chaque 2 ans. Alors se posent plusieurs questions autour de la souveraineté du Liban, la représentation effective des Libanais au sein de ces négociation et la légitimité de cet accord modifiant la Constitution libanaise sans représentation et avis effectifs libanais.

Après trois semaines de négociations56, le 22 octobre 1989, 58 députés des 62 votent pour l'accord constituant un compromis politique sur lequel se fonde la vie politique libanaise

55 KARAM M., « Pourquoi, en 1991, des députés libanais ont étaient nommés plutôt qu'élus... », L'Orient-Le Jour, 31 Mai 2018. [en ligne] : Quand le gouvernement libanais nommait des députés... - L'Orient-Le Jour ( lorientlejour.com).

56 GRANDCHAMPS C., « L'accord de Taëf, trois semaines de négociations pour un texte fondateur et controversé », L'Orient-Le Jour, 22 Octobre 2018. [en ligne] : L'accord de Taëf, trois semaines de négociations pour un texte fondateur et controversé - L'Orient-Le Jour ( lorientlejour.com).

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jusqu'à nos jours. Les dispositions de cet accord, appelé communément l'accord du Taëf, ont été intégrées dans la Constitution libanaise le 21 septembre 1990. Les arrangements du Taëf, surtout ceux concernant la réconciliation effective au Liban, sont restés en partie des lettres mortes et cela pour plusieurs raisons : D'abord, cet accord exige un cessez-le-feu et la fin de la guerre civile qui pratiquement a duré un an suite à son entrée en vigueur57, il avait comme but initial l'abolition du confessionnalisme politique en divisant le pouvoir équitablement entre les Musulmans et les Chrétiens mais en réalité il a renforcé encore plus le communautarisme politique. En effet, le Taëf a distribué les 128 sièges du Parlement libanais équitablement entre les Chrétiens et les Musulmans, 64 sièges pour chaque religion, et précise un partage du pouvoir politique entre les trois présidences de la république (Chrétien maronite de l'Etat, Musulman chiite du Parlement et Musulman sunnite du Gouvernement). Il symbolise le retour de l'état de droit au Liban en présentant ce dernier comme étant une « République démocratique parlementaire fondée sur le principe du respect des libertés publiques et en premier lieux de la liberté d'opinion et de croyance »58. Au niveau pédagogique, cet accord tente l'écriture d'une histoire commune du Liban dans un livre d'histoire commun qui ne finit pas en 1943 avec l'indépendance nationale ce qui n'a toujours pas été fait. En plus, le Taëf a mis des procédures de réconciliation sans préciser des calendrier pour les faire, il affirme la restauration de l'autorité de l'Etat et la fin de l'occupation israélienne mais en admettant la présence syrienne pour « aider l'Etat libanais a rétablir son autorité sur son propre territoire ». Il ne faut pas oublier que cet accord a été conclu sous l'occupation syrienne où les troupes syriennes se baladaient dans les rues de Beyrouth. Aucune date n'a été fixée pour leurs retrait, au contraire, le parlement libanais a admis leur présence et l'a légalisée. Enfin, le Taëf oblige la dissolution de toutes les milices et la remise de leurs armes à l'Etat. Jusqu'à nos jours, la milice pro-syrienne Hezbollah n'a toujours pas respecté cette obligation.

En regardant la situation du pays juste après l'accord d'entente nationale et de réconciliation, nous pouvons déduire que cet accord est un échec total. D'abord, la guerre n'a pas fini, les combats recommencent entres les deux milices chiites Amal et Hezbollah et les milices chrétiennes refusent de remettre leurs armes ce qui cause des claches entres les FL de Samir Geagea et l'armée libanaise de Michel Aoun. Ce dernier, opposé au Taëf, lutte avec agressivité contre ce nouveau régime et finit par quitter le Liban pour la France en 1991 après avoir été écrasé par les aviations syriennes et l'armée libanaise. Ensuite, le but de cet accord était de montrer qu'il n'y avait pas de vainqueur en sortant de cette guerre. Mais effectivement, en réduisant les pouvoirs présidentiels du président maronite et en renforçant les compétences du président du Conseil sunnite, « le chef du gouvernement est ainsi le responsable de l'exécution de la politique générale »59, et du président de la Chambre Chiite dont le mandat est prolongé d'un à quatre ans et qui a un rôle primordiale dans la nomination du chef du gouvernement, les Chrétiens sont sortis perdants et les Musulmans plus précisément Sunnites

57 Le retour effectif de la paix au Liban résulte d'un changement politique au niveau international. L'URSS se décompose, Saddam Hussein envahit le Koweït et la Syrie tourne son intérêt vers la libération de la Koweït aux côtés des Etats-Unis.

58 LARCHE J., FAUCHON P., JOLIBOIS C., RUFIN M., MATHEAS J., Quel Avenir Pour le Liban ?, Commission des lois, rapport 111, 1996/1997, Partie IV, A. [en ligne]: Quel avenir pour le Liban ? ( senat.fr).

59 BARON X., Le Liban, une exception menacée: en 100 questions, op.cit., p. 119.

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gagnants. Enfin, dès la première chance d'élections démocratiques après la guerre civile, le Taëf a montré un manque démocratique absolue. Le 23 mai 1991, une nouvelle loi s'est promulguée qui exige la division mentionnée par le Taëf. Sauf que, les nouveaux députés remplaçants des autres décédés durant la guerre et les 9 députés occupants les nouveaux sièges rajoutés par le Taëf seront désignés et non pas votés par le peuple, et cela « pour une seule fois »60.

En réalité, le Taëf qui a été perçu comme la solution idéale pour une coexistence réussite entre les 18 confessions libanaises a en effet, d'après Bassem Snaije61, validé que les chefs des milices deviennent des hommes d'Etat. Avec Nabih Berri, ex-chef de la milice chite Amal transformé en Président de la chambre des députés depuis 1992 jusqu'aujourd'hui, Samir Geagea, ex-chef de la milice « Forces Libanaises » devenu le leader du même parti politique présent dans le Parlement et le Gouvernement depuis la guerre civile, Hassan Nasrallah, Walid Jomblat, Amin Gemayel et autres. Et c'est par le Taëf que commence la crise politique actuelle.

Le Taëf a tellement échoué que tous les partis politiques et même la société civile, malgré leurs différences, sont d'accord sur l'échec de ses finalités de réconciliation et de cohabitation. Nous pouvons voir cela en se référant aux entretiens faites avec les responsables et les experts politiques au Liban :

- Professeur Charbel Nahas (ex-ministre et fondateur d'un mouvement de la société civile) considère que le Taëf n'est qu'une « organisation externe des chefs apparents »62. Pour Nahas cet accord est un compromis politique des pays externes (Syrie, Maroc, Arabie Saoudite et Algérie) pour former l'équipe existante jusqu'aujourd'hui au pouvoir.

- Docteur Fayez Araji (professeur à l'Université Libanaise et militant d'extrême gauche) considère que le Taëf n'est qu'un renforcement du système politique communautaire et qu'il met en danger les minorités étatiques. « A l'époque il y'avait 50% de la population Chrétienne et 50% Musulmane dont la division des institutions en moitié, aujourd'hui les Chrétiens sont des minorités, et ils sont le plus en danger si on garde ce système »63.

- Monsieur Hussein Chokr (spécialiste de l'analyse des conflits au sein de SFCG) considère que « théoriquement le Taëf est un accord de réconciliation, en effet c'est un accord de division du pouvoir »64, pour Chokr le problème de la réconciliation aujourd'hui est le système politique fondé sur cet accord.

60 The Taif Agreement, negotiated in Saudi Arabia, September 1989, approved by the Lebanese Parliament, 04 November 1989, p. 02.

61 FRANCE24, «Liban : comment sortir de la crise économique ? », Youtube, 17 Septembre 2021. [en ligne] : Liban : comment sortir de la crise économique ?
· FRANCE 24 - YouTube.

62 Annexe 1, « Interviews faites au Liban », Professeur Charbel Nahas, 06 Juin 2022, Achrafieh, p. 01.

63 Annexe 1, «Interviews faites au Liban », Docteur Fayez Araji, 23 Mai 2022, Zahlé, 00 : 38 : 00, p. 04. [en ligne] : https://drive.google.com/file/d/1D57da5PNK0N8XZkCQWsl7NrETHp1WqVR/view?usp=sharing.

64 Annexe 1, «Interviews faites au Liban », Monsieur Hussein Chokr, 24 Mai 2022, SFCG HQ, 00:26 :15, p. 17. [en ligne] : https://drive.google.com/file/d/1FgHvoSunbKmezZR2nNBZEGixxvr43Jwb/view?usp=sharing.

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- Monsieur Dany Fayad (cadre du parti Kataëb (Phalanges Libanaises)) a donné l'exemple du « partage du fromage »65 entre les milices de guerre au sein du système politique libanais et a insisté que cette tradition se répète avant chaque élection.

- Monsieur Ramzi Abou Ismail (psychologue politique et membre de la société civile) insiste que le Taëf a réconcilié les dirigeants entre eux mais jamais le peuple66.

- Madame Dima Abou Daya (candidate indépendante pour les élections législatives de 2022) considère que théoriquement le Taëf était une bonne forme de réconciliation mais n'a jamais été appliqué67.

2) L'Amnistie libanaise : un accord politique conditionné pour protéger les chefs de milices devenus des Hommes d'Etat.

Si dans le temps l'Amnistie était une forme de pratique politique démocratique ayant comme but humain de réintégrer les délinquants de guerre dans les sociétés, aujourd'hui cette approche n'est plus valable. Ces valeurs morales ne sont plus offertes à l'Amnistie et ce à cause du blocage du pardon et de la mémoire collective essentiels pour la réconciliation dans une société de post-conflit. Pour Sophie Wahnich, « cette institution, qui a connu hier le faste des louanges, semble aujourd'hui irrémédiablement entachée d'illégitimité. Associée à une politique d'oubli actif, elle est accusée de voiler la vérité historique supposée aujourd'hui être seule salvatrice des sociétés qui ont connu des traumatismes politiques de grande ampleur. Le nazisme en Allemagne, le fascisme, puis le sang versé par le terrorisme des « années de plomb » en Italie, la collaboration puis la guerre d'Algérie en France ont donné à l'Amnistie un caractère scandaleux»68. En effet, pénalement l'Amnistie trouve toujours une légitimité (malgré les approches de sa promotions à l'impunité), mais socialement d'après Wahnich, elle est illégitime.

Concernant la définition même de l'amnistie, en effet, même si elle forme une notion du Droit International, elle n'est pas définie juridiquement dans ce droit. Par contre, par référence à l'étymologie grecque, l'Amnistie est un acte qui inflige l'oubli sur tout ce qui a été fait contre la loi, en se basant sur la constitution de l'Etat69. D'après un rapport sorti par le Comité international de la Croix-Rouge, l'Amnistie trouve son but dans les sociétés sortantes d'un conflit armée pour reprendre la vie normale du pays et pour faciliter la réconciliation70. Elle aide à éviter le recommencement des conflits et à établir la vérité. En plus, c'est une forme de pardon qui généralement n'exige de ceux qui en bénéficient aucune manifestation de

65 Annexe 1, «Interviews faites au Liban », Monsieur Dany Fayad, 19 Mai 2022, Zahlé, p. 05. [en ligne] : https://drive.google.com/file/d/16nZnYaHLjcFbcHUl9FAAMxeLz28jvWIB/view?usp=sharing.

66 Annexe 1, «Interviews faites au Liban », Monsieur Ramzi Abou Ismail, 15 Juin 2022, Zoom, p. 24. [en ligne] : https://drive.google.com/file/d/1b9jh-Iv0hETYvJiRCuuPn2NMwub-cEcI/view?usp=sharing.

67 Annexe 1, «Interviews faites au Liban », Madame Dima Abou Daya, 23 Mai 2022, Zahlé, p. 10. [en ligne] : https://drive.google.com/file/d/15jm8LoDxNV33Vb1CWMl5myrnR--SyEZK/view?usp=sharing.

68 WAHNICH S., Une histoire politique de l'amnistie. Études d'histoire, d'anthropologie et de droit, sous la direction de Wahnich Sophie, Presses Universitaires de France, 2007, pp. 15-20.

69 SKAFF C.J., « L'amnistie et la justice transitionnelle », Le Portique, vol. 31, 2013, pp. 175-186.

70 CICR, Commentaire des Protocoles additionnels du 8 juin 1977 aux Conventions de Genève du 12 août 1949, 1987, par. 4617-4618.

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repentir ou d'amendement71. Alors en parlant de l'Amnistie, et d'après plusieurs recherches faites par des différents chercheurs, trois éléments sont invoqués : l'oubli, le pardon et l'histoire commune. Mais est-ce que ces trois éléments sont envisageables si les crimes et leurs responsables n'ont pas été qualifiés comme c'est le cas au Liban?

Sophie Wahnich a répondue a cette question dans le travail collectif72 dont elle a dirigé en insistant sur l'obligation et l'importance de qualifier le crime et son responsable pour pouvoir accepter ou refuser une telle décision. En plus, Wahnich a insisté sur l'importance de la réécriture de l'histoire suite à la qualification des crimes et de leurs auteurs. Ici se trouve le problème principale de la loi d'Amnistie libanaise du 26 août 1991 qui accorde une Amnistie aux criminels de guerre pour tout crime commis avant le 28 mars 1991 à quelques exceptions près. Le fait que les responsables n'ont pas été identifiés ni leurs crimes et que la loi d'Amnistie n'exige aucune obligation de repentir ou d'amendement de leurs parts rend l'effet de cette initiative extrêmement minimal dans les conditions exigées pour avoir une vraie réconciliation.

Le deuxième problème de la loi 84 réside dans son troisième article qui impose une condition d'inapplicabilité de l'Amnistie à « l' assassinat ou la tentative d'assassinat de personnalités religieuses ou politiques et de diplomates arabes ou étrangers »73. Cet article non seulement ne respecte pas le fait que la loi d'Amnistie doit être absolue et inconditionnelle74, mais il établit aussi que les chefs des milices devenus des leaders politiques et les hommes religieux ont droit à la justice quand le reste de la population a été dépourvu de ce droit fondamental. Uniquement Samir Geagea, chef des FL, a été arrêté en 1994 pour l'assassinat de Rachid Karamé (l'ancien Premier Ministre) en 1987 et a été condamné à peine de prison à perpétuité. Après le départ des troupes syriennes en 2005, le Parlement a voté pour sa libération.

La non-reconnaissance des crimes et des responsables des crimes et la protection du droit à la justice uniquement des personnalités religieuses et politiques montrent à quel point cette loi d'Amnistie libanaise est politisée et faite uniquement pour la protection des Hommes d'Etat criminels de guerre. Enfin du compte, cette loi 84 n'est qu'un accord politique pour blanchir les records des vraies responsables des crimes de guerre et accorde à la population libanaise traumatisée une réconciliation biaisée. La loi 84 est l'exemple type de la critique de l'Amnistie faite par Sandrine Lefranc qui considère que « Le vainqueur jugeait (et on appelait cela une justice politique) puis amnistiait, le demi-vainqueur et le demi-vaincu s'accordaient sur une amnistie... L'amnistie met fin à la guerre civile de manière immorale, oui, mais de la manière la plus politique selon Aristote »75. En d'autres termes, l'Amnistie est la politique des gouvernants d'après-guerre.

71 V. L. JOINET, Question de l'impunité des auteurs des violations des droits de l'homme (civils et politiques), Rapport établi en application de la décision 1996/119 de la Sous-commission des droits de l'homme, CES, 26 juin1997. [en ligne] : untitled ( hoggar.org)

72 WAHNICH S., Une histoire politique de l'amnistie. Études d'histoire, d'anthropologie et de droit, op.cit.

73 CLDH, Liban, Disparitions Forcées et Détentions au Secret , Rapport du Centre Libanais des Droits Humains, Beyrouth, 21 Février 2008, p. 40.

74Notons qu'elle peut être partielle et limitée à certaines personnes ou octroyée sous certaines conditions. 75 LEFRANC S., « Il faut renoncer à réconcilier. Trois erreurs au sujet des après-guerres », op.cit., pp. 2-3.

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3) Le freinage du passage de l'Amnistie à la justice transitionnelle au Liban

« Il ressort clairement de notre expérience de ces dernières années qu'il n'est possible de consolider la paix dans la période qui suit immédiatement la fin du conflit et de la préserver durablement, que si la population est assurée d'obtenir réparation à travers un système légitime de règlement des différends et l'administration équitable de la justice »76, le Secrétaire Général des Nations-Unies, Ban Ki-moon, a donné cette définition de la justice transitionnelle dans son rapport devant le Conseil de Sécurité en 2004. En analysant cette définition, nous pouvons conclure que la justice transitionnelle a comme finalité la consolidation de la paix et la préservation de cette dernière. En ce qui concerne sa nature même, elle est un système légitime ayant comme finalités d'assurer la réparation au peuple à travers le règlement des différends et l'administration équitable de la justice.

La Justice transitionnelle

Réparation, règlement des différends et justice équitable => consolidation de la paix préservée

Nous allons analyser l'état des éléments constitutifs de cette définition de la justice transitionnelle au Liban en commençant par la réparation et le règlement des différends. Effectivement, ni le Taëf et ni la loi d'Amnistie de 1991 n'ont mentionné la réparation des victimes et de leurs familles. Des milliers de jeunes libanais sont disparus entre 1975 et 1990, leurs familles forment des comités jusqu'à nos jours et luttent pour savoir leurs sorts, s'ils sont morts elles réclament leurs corps pour les enterrer dignement dans leur pays, sinon, elles demandent leurs libération des prisons syriennes et israéliennes. L'Etat libanais ne répond toujours pas à ces familles. Des femmes et des enfants victimes de violences sexuelles n'ont même pas pu parler et témoigner jusqu'à nos jours, au cas contraire, aucune réparation ne leur a été accordée. La vérité sur plusieurs dossiers n'a toujours pas été prononcée, comment pouvons-nous parler de réparation et de règlement des différends ? Historiquement les seules mesures de réparation et de compensation qui ont eu lieu au Liban sont celles de 1860 sous l'Empire Ottoman sur le sujet des massacres du Mont Liban entre les Druzes et les Maronites. Les responsables étaient obligés de payer une amende aux familles des victimes, tandis qu'en 1991, après 131 ans, une loi visant à la réconciliation et la paix après une guerre civile n'a même pas mentionné la notion de réparation ou de compensation. En ce qui concerne le règlement des différends, ce dernier se fait suite à la vérité, à l'identification et à la reconnaissance des crimes et des criminels de guerre d'après monsieur Ramzi Abou Ismail77, cela se fait aussi suite à l'identification de la cause de ses différends et de son traitement. Toutes ces exigences n'ont pas été faites, comment pouvons-nous parler de règlement des différends au Liban si ces différends-mêmes ne sont pas communément identifiés ?

En parlant de la justice équitable au Liban, la multi-confessionnalité et le système

communautaire doivent toujours être pris en compte. Le peuple libanais a toujours connu des

76 Secrétaire Général des Nations-Unies, Rétablissement de l'État de droit et administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d'un conflit, Rapport devant le Conseil de Sécurité, Doc. S/2004/616, 23 août 2004, p. 7, par. 08.

77 Annexe 1, « Interviews faites au Liban », Monsieur Ramzi Abou Ismail, 15 Juin 2022, Zoom, 00 :06 :31, p. 23. [en ligne] : https://drive.google.com/file/d/1b9jh-Iv0hETYvJiRCuuPn2NMwub-cEcI/view?usp=sharing.

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minorités confessionnelles et des majorités confessionnelles évoluables avec le contexte socio-politique. Cette particularité de la situation libanaise rend l'approche de John Rawls78 sur la notion de la justice équitable pertinente. En effet, Rawls insiste dans son ouvrage « Justice as fairness : Political not metaphysical » sur la nécessité d'adopter une théorie permettant de « concilier l'égalité des personnes avec la particularité des situations »79. En prenant en compte les droits des minorités et leurs liens avec la justice équitable de Rawls, les études de Will Kymlicka80 sur le « fédéralisme multinational » semblent pertinents dans le cas libanais. Kymlicka impose la nécessité de se demander comment le droit des minorités affecte la conception de citoyenneté qui implique l'unité nationale, la liberté individuelle et la justice sociale.

En observant l'image globale après la fin de la guerre civile libanaise, nous remarquons une certaine injustice envers les Chrétiens vu que les compétences du Président de la République chrétien ont été minimisées pour augmenter celles du Premier Ministre sunnite et du Chef de la Chambre chiite. Et vu que le seul qui a été responsabilisé et condamné pour un crime de guerre est le chef de la milice chrétienne des FL, Samir Geagea. Alors cette approche de Kymlicka entre les droits des minorités et la conception de citoyenneté n'est pas du tout respectée au Liban vu que cette inégalité entre les Chrétiens et les autres confessions menace d'abord l'unité nationale en créant des tensions (surtout à la sortie de la guerre civile), ensuite la liberté individuelle puisque les membres de cette milice chrétienne n'ont pas été représentés au pouvoir, donc ils n'avaient pas le droit de s'exprimer librement, et enfin la justice sociale. En d'autres termes, le Liban n'a pas adopté une théorie permettant de concilier « l'égalité des personnes avec la particularité des situations »81 comme a exigé Rawls pour une justice équitable. Ajoutons à cela, que le Taëf a donné la possibilité aux chefs de milices de devenir des Hommes d'Etat, la loi 84 a protégé ces leaders politiques de toute responsabilisation sortante de la guerre, et leur a donné le droit à la justice avec les hommes religieux, ce qui n'a pas été donné aux citoyens « basiques ». Les résultats du Taëf et de la loi d'Amnistie ne sont que des résultats politiques rentrants dans les intérêts des hommes du pouvoir, ce qui est aussi contraire à une justice équitable.

En conclusion, les éléments de définition de la justice transitionnelle donnés par Ban Ki-moon qui sont : la réparation, le règlement des différends et la justice équitable, ne sont pas traité dans les initiatives de réconciliation mythiques prises par le pouvoir libanais en sortant de la guerre civile, et c'est le Taëf avec la loi 84 qui freinent la justice transitionnelle jusqu'à nos jours.

Après avoir eu une approche théorique et historique des raisons du manque de réconciliation nationale libanaise post-guerre civile, il est important de comprendre les conséquences de ce manque 32 ans suivant la fin de cette guerre (II).

78 RAWLS J., Justice as Fairness: Political Not Metaphysical. In Equality and Liberty, Royaume-Unis, Palgrave Macmillan, 1991, pp. 145-173.[en ligne]: Justice as Fairness: Political Not Metaphysical | SpringerLink.

79 BARIPEDIA, « La théorie égalitariste de la justice distributive de John Rawls », Baripedia. [en ligne] : La théorie égalitariste de la justice distributive de John Rawls ( baripedia.org).

80 KYMLICKA W., Les Théories de la justice : une introduction, Libéraux, utilitaristes, libertaires, marxistes, communautariens, féministes, Paris, Essai (poche), 2003, 364 p.

81 BARIPEDIA, « La théorie égalitariste de la justice distributive de John Rawls », op.cit.

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