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Boccace et son ombre : du préhumanisme à la désillusion

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par Guillaume SELLI
Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence - Diplôme de l'IEP d'Aix-en-Provence 2006
  

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b) La convertio amoris

Avec le Corbaccio, Boccace va se raccrocher à la vision de Dante, qui privilégie à outrance la dimension métaphysique sur la dimension physique et est adepte d'une véritable ascèse spirituelle, unique moyen d'accès au divin1. C'est tout à fait flagrant lorsque le clerc se met à célébrer les Muses, antidotes contre les passions excessives qui n'ont point les artifices et les vanités des femmes, qui emplissent le poète de nourriture spirituelle et non du plaisir de la chair. L'amour devient un sentiment moral et abstrait, guidé par la raison uniquement. L'amour doit se faire échelle vers Dieu et non pas dévoyer l'amour pour le Créateur en un amour pour ses créatures : la femme aimée n'est presque plus qu'un symbole, et non un objet de chair.

L'amour se réfugie ainsi dans des figures mythiques, non réelles, comme les Muses, ou mortes comme la Vierge ou les Saintes. L'esprit reproche d'ailleurs amèrement au poète d'avoir longtemps fréquenté à la fois vulgaires femmes et Muses, ce dont ces dernières pourraient le blâmer. On remarque d'ailleurs que dans le De mulieribus claris que Boccace écrit parallèlement, la quasi totalité des femmes du recueil a vécu sous l'Antiquité, ce qui accentue leur côté mythique, inaccessible, transcendant. Boccace opère ainsi une véritable convertio amoris et adopte une conception plus en phase avec son âge et ses travaux actuels : l'écriture d'oeuvres savantes en latin. Il est frappant de constater qu'il se conforme en cela à ses deux illustres prédécesseurs, qui ont opéré eux-mêmes un cheminement semblable, ce qui n'a pas manqué d'influencer notre écrivain.

c) Un revirement commun aux Trois Couronnes

Si Dante et Cavalcanti comptent bien tous les deux parmi les plus illustres fondateurs du Dolce stil nuovo, l'illustre auteur de la Divine Comédie s'est substantiellement détaché de son ami, en élaborant une conception mystique de l'amour toute personnelle. Il considérait lui-même que la conception de l'amour par Cavalcanti était dangereuse : ayant d'ailleurs placé son père, Cavalcante Cavalcanti, en Enfer, il est abordé par lui dans le chant

X. Le père lui demande des nouvelles de son fils, pourquoi n'est-il pas avec lui ? Et Dante de répondre : ((des voies où l'ombre qui m'attend me mène2, votre Guy fut peut-être dédaigneux3.» Pour Christian Bec, on peut comprendre soit que Cavalcanti a méprisé Virgile, ce qui est possible vu qu'il ne goûtait guère les oeuvres antiques, soit ((non pas tant Virgile, mais la théologie, à savoir Béatrice, vers qui Dante est conduit par Virgile4». Cavalcanti n'a jamais voulu faire de l'amour ou de la poésie une théologie et s'est donc écarté de la voie que suit Dante dans sa Comédie, ce que ce dernier semble lui reprocher.

Il est à noter qu'à la différence de Boccace et de Maria d'Aquino/Fiammetta, la passion de Dante pour Béatrice est demeurée exclusivement platonique : il ne l'a guère aperçue plus de deux fois, l'une à neuf ans, l'autre à dix-huit. Tout ce dont il peut se vanter serait un salut courtois : ((Passant dans une rue, elle tourna les yeux vers l'endroit où j'étais, plein d'effroi. De par son ineffable courtoisie [...] elle me salua si vertueusement qu'il me sembla voir alors le sommet de la béatitude5». Dante avouera même que la Béatrice historique l'avait plutôt méprisé : l'amour de Dante pour Béatrice est donc on ne peut plus abstrait, on ne peut plus mystique, aucune trace de péché de chair ne vient l'entacher, c'est pourquoi Béatrice est digne d'être son guide pour lui faire visiter le Paradis.

Quant à Pétrarque, il recourt dans le Canzoniere à la fiction d'un unique amour idéalisé et fait de cette fiction la métaphore d'une révélation divine

1 cf. à ce sujet Enrico Molato, Dante e Guido Cavalcanti, il dissidio per la Vita Nuova e il «disdegno» di Guido, 2e édition, Quaderni di filologia e critica, Salerne, 2004.

2 Il s'agit de Virgile.

3 Traduction Marc Scialom, s.d. Christian Bec.

4 Dante, OEuvres complètes, s.d. Christian Bec, Pochothèque, LGF, 1996. Note n°2 p.637

5 Vie Nouvelle, III. Trad. Christian Bec.

(soulignée par la chronologie de la passion amoureuse qui répète littéralement la passion du Christ). Le désordre amoureux ne saurait conduire à l'ordre divin. La figure de Laure est restée mystérieuse car non identifiée. Selon le Canzoniere, elle serait née un vendredi saint le 6 avril 1327 et morte à 21 ans le 6 avril 1348 : il y a trop de symbolique pour y chercher une once de vérité : la figure de Laure est peut-être encore moins concrète que celle de Béatrice, même son nom est sans doute de pure invention, au vu des multiples symboliques qu'il offre au poète.

L'attention surprenante que Pétrarque a accordé à l'une des nouvelles du Décaméron nous en dit également long sur sa conception de l'amour. La nouvelle X, 10, toute dernière du recueil, raconte l'histoire de Griselda1, paysanne épousée par le Marquis de Saluces, qui ne cessera de lui faire subir des épreuves toutes plus cruelles les unes que les autres, avant finalement de la traiter en digne épouse. Le marquis, ayant eu le caprice de vouloir éprouver le dévouement de son épouse, fait croire à sa femme qu'il a tué lui-même leurs deux enfants, puis la chasse en chemise feignant d'avoir choisi une nouvelle épouse plus digne de son rang : il ne lui épargne ni châtiments physiques ni humiliations publiques et pourtant elle endure toutes ses épreuves avec la même patience, se montrant en tout point fidèle et obéissante en son mari.

Cette nouvelle est pour ainsi dire la seule du recueil qui ait un tant soit peu intéressé Pétrarque, au point qu'il a voulu la traduire lui-même en latin, afin de la rendre plus digne et de la faire circuler dans des milieux plus élevés. Le narrateur Dioneo avoue lui-même que l'exemple n'est absolument pas à suivre, et que la cruauté monstrueuse du marquis aurait dû lui valoir châtiment. Sa femme reste digne mais cette nouvelle ne fait pas progresser la cause féminine. Le lecteur moderne pourrait même reprocher à Griselda sa passivité, il ne se dit qu'une chose à la lecture de la nouvelle : mais quand va-t- elle enfin lui rendre la monnaie de sa pièce ? ce qu'elle ne fait jamais. Et pourtant la version latine de Pétrarque en fait une histoire édifiante : avec le titre, De vera oboedientia et fide uxoria, tout est dit. De simple nouvelle chez Boccace, l'histoire de Griselda devient chez Pétrarque un traité austère, où Griselda devient une nouvelle figure allégorique.

1 Cette histoire sera reprise par Perrault dans les Contes de ma mère l'Oye (1691)

Il paraît clair que l'influence conjointe de Dante et Pétrarque ont joué dans la convertio amoris de Boccace : lorsque Boccace a composé le Corbaccio, il était précisément en train de recopier les oeuvres de Dante, et à ce moment-là son amitié et sa correspondance avec Pétrarque étaient des plus intenses. Mais ce revirement demeure chez Boccace extrêmement douloureux et s'accompagne d'une remise en cause encore plus générale des idées qu'il avait fait valoir dans ses premières oeuvres, ainsi que d'une crise à la fois poétique et religieuse.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon