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Boccace et son ombre : du préhumanisme à la désillusion

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par Guillaume SELLI
Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence - Diplôme de l'IEP d'Aix-en-Provence 2006
  

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3) Un homme en crise

Ayant estimé qu'au fondement de son erreur du Corbaccio, il y avait une conception dangereuse de l'amour, Boccace en a donc changé. Mais il se rend compte également que cette mauvaise conception de l'amour n'était que le produit de sa propre culture littéraire, et qu'il n'a lui-même dans toute son oeuvre passée fait qu'encourager ses lecteurs aux passions destructrices, à l'impiété, au péché. Condamnant ses oeuvres passées, se sentant de plus inférieur en talent à son ami Pétrarque et en mal d'inspiration, Boccace vit une crise poétique profonde.

Sa vie passée lui a donné une réputation sulfureuse. Peu épargné par les critiques, Boccace en est souvent ressorti meurtri. La visite d'un chartreux va achever de le culpabiliser : désormais obsédé par la question de son propre salut, il devient bigot et reçoit même les ordres mineurs. Cependant cette «conversion)) religieuse demeure superficielle : Boccace ne parvient pas comme Pétrarque à réprimer sa nature profonde, ce qui accentue d'autant plus son déchirement intérieur.

De ces problèmes débouche un net repli sur soi : Boccace a quitté Florence et n'y revient plus que par intermittences. Il vit seul à Certaldo avec ses livres. Ses tentatives de retour à Naples sont désastreuses et le brouillent avec ses anciens amis. Les cercles mondains de la jeunesse napolitaine puis florentine ne sont plus désormais qu'un lointain souvenir. Empestant contre la décadence des temps dans lesquels il vit, il renonce à plaire et à éduquer les gens simples, adoptant une posture plus élitiste.

a) Crise du poète

La narratrice de la nouvelle mettant en scène l'étudiant Rinieri se vengeant contre la veuve qui s'était moquée de lui avait estimé que «ceux qui ont l'entendement des choses profondes tombent plus vite dans les pièges de l'amour1)) : comment cela est-il possible ? C'est en grande partie du fait que le lettré, trop influencé notamment par les grandes figures de femmes antiques, a tendance à plaquer trop facilement des modèles de femmes dignes et

vertueuses à une femme réelle, en fonction de ses références. C'est ainsi tout un panel de littérature qui est responsable de l'égarement du clerc du Corbaccio : celui-ci a trop rapidement pris la veuve pour une femme possédant les vertus de celles de l'Antiquité, qu'il est précisément en train d'étudier dans le De mulieribus claris. En plus de l'amour pour la veuve, s'il veut se guérir totalement de son mal, le clerc doit également combattre la culture qui a permis l'éclosion de cet amour. Le savoir littéraire de Boccace a voilé la passion coupable et l'a favorisée : notre auteur se doit de reconnaître le caractère ambivalent de la poésie, notamment antique, qui peut raffermir l'âme avec Virgile comme la dépraver avec Ovide. Pétrarque lui-même avait établi une liste d'écrivains antiques dangereux, et condamne Ovide, Catulle, Tibulle, Properce, ainsi que Sapho ou Anacréon, parmi les écrivains suscitant le plus les passions.

Boccace avoue donc lui-même implicitement avoir eu un mauvais rapport aux lettres. Au contraire dans le prologue du Filostrato, il légitimait ces grandes histoires d'amour antiques en ce qu'elles pouvaient apaiser les douleurs amoureuses : «cominciai a rivolgere le antiche storie per trovare su cui io potessi fare scudo verisilmente del mio segreto e amoroso dolore2». Pour le Boccace du Corbaccio désormais, cette position reviendrait à ce que la poésie ancre en nous les désirs vicieux alors qu'elle doit avoir une fonction normale : l'élévation intérieure de l'âme. Et dans Fiammetta, la comparaison avec les dames au destin tragique des temps anciens est aussi un moyen pour l'héroïne de mieux supporter ses peines et surtout de tirer la gloire de se déclarer la plus malheureuse de toutes3. Quant au clerc du Corbaccio c'est précisément lors d'une discussion sur les vertus des femmes de l'Antiquité qu'un de ses amis se met à vanter les vertus de la veuve : et parmi ces vertus faussement attribuées à la veuve celle de l'éloquence est tout à fait caractéristique de l'Antiquité, sans compter que la dame est dit aussi généreuse qu'Alexandre le Grand. Une certaine culture antique est donc clairement à l'origine de la passion inconsidérée du clerc pour la veuve, pour un bien piètre résultat.

1 Traduction Marthe Dozon, s.d. Christian Bec, p.642.

2 « Je commençai à parcourir les histoires antiques pour trouver ce avec quoi je pouvais faire obstacle à ma secrète et amoureuse douleur. »

3 «j'essaie moins d'apaiser ma souffrance que de la supporter. Pour ce faire je n'ai trouvé qu'un moyen, à
savoir : comparer mes peines à celles de ceux qui ont souffert d'amour dans le passé. J'en tirerai deux
avantages : d'abord, de voir que je ne suis ni la seule, ni la première à être malheureuse, ensuite après

Boccace inclut également la tradition de l'amour courtois, qu'il a pourtant si apprécié lors de sa jeunesse napolitaine, dans cette culture amoureuse dangereuse. La veuve semble en être experte, ayant lu plusieurs oeuvres tirées de romans français, qui semblent en partie responsables de sa frivolité. Est déclarée nuisible en gros l'ensemble de la littérature nourrissant en son sein une fonction galehautienne : l'oeuvre de Boccace est donc visée au tout premier plan. Boccace n'eut de cesse de critiquer ses propres oeuvres dans des lettres, il voulut même brûler ses poésies, à la fois pour cette raison et parce qu'il les jugeait nettement inférieures à celles de Pétrarque.

En réalité Boccace est également profondément déçu de lui-même : il n'a pas le talent poétique qu'il espérait. Le couronnement poétique de Zanobi da Strada, des mains de l'empereur vers 1355, l'a profondément affecté, à la fois parce qu'il jugeait ce poète relativement médiocre et parce qu'il estimait être le seul à mériter la couronne après Pétrarque. Désabusé, Boccace a alors une correspondance assez agitée avec Pétrarque, dans laquelle il refuse le titre de poète que celui-ci lui a accordé. Une lettre de Pétrarque de décembre 1355 montre celui-ci fort préoccupé par l'état mental de son ami : «j 'ai compris que tu es profondément agité ; j'en suis étonné, chagriné et irrité. Qu'est-ce qui peut faire vaciller un esprit comme le tien, que la nature et l'art ont établi sur de solides fondements ?1» Julien Luchaire répond à cette interrogation en relevant des paroles de Boccace fort troublantes : «J'avoue que je ne suis pas un poète ! [...] En vérité je désire l'être, je m'y applique de toutes mes forces. Arriverai-je jamais au but ? Dieu le sait. Je pense pourtant que mes forces ne suffiront pas à cette longue course ; j 'y rencontre trop de précipices et de sommets inaccessibles»2. Le fait est que dès lors Boccace ne va quasiment plus toucher à la poésie, voire aux oeuvres de fiction tout court puisque le Corbaccio de 1365-1366 sera la dernière. Ayant condamné la culture de l'amour courtois ainsi que certaines de ses propres oeuvres, Boccace doute à la fois en tant que poète et en tant qu'homme.

que j'aurai examiné les souffrances des autres, de juger les miennes bien supérieures». Début du chapitre VIII. Traduction Serge Stolf.

1 Rapporté par Julien Luchaire, dans Boccace, coll. «Les grandes biographies», Flammarion. Pétrarque rajoute dans sa lettre : «Tu t'es donné tant de peines pour être poète, et tu en détestes le titre ! Hé quoi ! parce que le laurier n'a point encore ceint ton front, tu ne serais pas poète! »

2 Le problème est que Julien Luchaire ne précise absolument pas d'où il tire ce texte. Sans doute d'une lettre mais nous aurions aimé bénéficié d'informations supplémentaires.

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"Aux âmes bien nées, la valeur n'attend point le nombre des années"   Corneille