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Boccace et son ombre : du préhumanisme à la désillusion

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par Guillaume SELLI
Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence - Diplôme de l'IEP d'Aix-en-Provence 2006
  

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2) Un écrivain qui sent le souffre

Un des aspects de Boccace qui nous parle le plus aujourd'hui, c'est son aspect sulfureux, frondeur, raillant les institutions, critiquant le dogme, ce qui lui a valu de son temps un certain nombre de critiques. L'Eglise est sans doute sa principale victime, vu le nombre de portraits de moines défroqués, stupides ou hypocrites auquel nous avons droit dans le Décaméron. On sent également chez Boccace un côté matérialiste, proche en cela des épicuriens. L'intérêt que porte Boccace à l'Antiquité l'a imprégné de la morale païenne mais également de la religion, au point qu'il invoque dans ses oeuvres à plusieurs reprises les dieux antiques comme il invoquerait le Dieu chrétien, donnant le sentiment d'y croire.

Si Boccace se fait une haute conception de l'amour des femmes comme nous l'avons déjà indiqué, il n'empêche que par ailleurs ce même amour ne serait que du vent si l'on occultait son côté charnel. Boccace ne goûte que fort peu les amours platoniques : lorsque ses personnages prennent conscience de leur amour, ils songent immédiatement aux moyens d'assouvir leurs désirs et ne perdent pas en lyrisme et mélancolie inutiles. Boccace a lui-même traîné derrière lui une réputation de libertin, au point qu'il a dû se défendre au cours de la rédaction du Décaméron de nombreuses critiques1, et qu'il a reçu chez lui la visite d'un chartreux venu le sermonner et exiger qu'il fasse pénitence pour échapper à la mort2 !

Au-delà de cette tendance impie et libertine, il y a une véritable amoralité globale dans le Décaméron : les escrocs et voleurs parviennent très souvent à s'en tirer, et l'amusement voire l'admiration provoqués par l'habileté ou la ruse de gens mal famés passe bien avant la condamnation de leurs actes. Le Décaméron n'est jamais aussi vivant et coloré que lorsque Boccace dépeint cette humanité des bas-fonds, à la fois fascinante et sordide, et même s'il ne va certainement pas jusqu'à les approuver ouvertement, on voit bien que ce sont

1 Dans l'introduction à la quatrième journée, Boccace prend le temps de répondre à ses détracteurs qui lui reprochent la vulgarité de son ouvrage, ce qui laisse supposer que le Décaméron a connu des diffusions partielles...

2 Rapporté entre autre par Vittore Branca dans son édition italienne du Décaméron

ces personnages-là qui contribuent majoritairement à faire du monde de Boccace un monde vivant1...

a) Satire religieuse

Boccace n'est peut-être pas fondamentalement anticlérical, en tout cas certainement pas antireligieux : il sera lui-même ordonné prêtre au début des années 1360. Cependant le plaisir qu'il prend à se gausser des hommes de religion est évident. Etant affirmé à plusieurs reprises dans le Décaméron que les religieux sous la soutane n'en restent pas moins hommes2, ces derniers ne rechignent point à goûter aux délices du péché, et à profiter des occasions de plaisir qui leur sont offertes par la Fortune.

On remarque d'abord que les trois premières nouvelles du Décaméron sont chacune de plus en plus audacieuse en matière de religion, comme si Boccace voulait d'emblée donner le ton. En effet la première nouvelle conte l'histoire d'un personnage des plus exécrables3, Maître Ciappelleto de Prato, qui par une fausse confession4 passe pour un homme des plus honnêtes auprès du moine, qui décide de le faire enterrer au monastère où il sera vénéré comme un saint. Avec cette nouvelle, le conteur Panfilo se propose de démontrer que parfois les hommes qui prient Dieu se trompent d'intercesseur en prenant une vermine pour un saint homme. Mais comme Dieu s'attache plus «à la pureté des intentions du suppliant» qu'à la véritable nature de l'intercesseur invoqué, il exauce les prières malgré tout, faisant alors passer du coup le bandit pour un saint véritable... L'audace religieuse est indiscutable, Panfilo suggérant que sans doute beaucoup de saints vénérés par les populations et reconnus comme tels par l'Eglise sont peut-être en réalité des

1 D'où le titre pertinent choisi par Pier Paolo Pasolini pour sa trilogie cinématographique comprenant le Décaméron, Les contes de Canterbury et Les Mille et une nuits : La Trilogie de la Vie. D'ailleurs le cinéaste a largement accentué le côté populaire de l'oeuvre de Boccace, privilégiant les nouvelles mettant en scène des personnages simples voire pauvres, reprenant des histoires de bandits et transposant la majorité des nouvelles à Naples au lieu de l'élitiste Florence...

2 Nouvelle VII, 3 : «Madame, si j'enlève cette tunique, vous verrez devant vous non pas un frère, mais un homme fait comme les autres.»

3 Le personnage de Ciappelleto est décrit tour à tour comme faussaire, parjure dans les tribunaux, voleur, tricheur aux jeux, assassin, impie, ivrogne, luxurieux, et enfin homosexuel, «aimant autant les femmes que les chiens les coups de bâton, l'autre sexe le réjouissait, par contre, plus que tout autre individu.» p.58. La liste est complète, presque aussi exhaustive que celle légendaire des délits commis par Tuco dans Le Bon, la Brute et le Truand de Sergio Leone.

4 Ciappelleto au lieu de dire la vérité s'accable de reproches avec emphase avant de débiter des péchés tout aussi ridicules qu'anodins, comme s'ils étaient pour lui d'une gravité sans bornes.

personnages du même acabit que Ciappelleto, mais que leur efficacité comme intercesseurs de nos prières est tout aussi grande. Quant au moine confesseur, on ne sait s'il a cru aux balivernes de Ciappelleto par naïveté pure ou s'il n'a pas miroité l'intérêt symbolique et financier qu'aurait son monastère à héberger la dépouille d'un homme si vertueux d'apparence.

Dans la deuxième nouvelle, nous avons affaire à un juif qui, pressé de se convertir par un ami chrétien, se rend à Rome où constatant la perversité et la décadence du clergé, se convertit aussitôt, jugeant que si l'Eglise est aujourd'hui toute puissante malgré la dépravation de ses membres1, c'est qu'elle a vraiment les faveurs de Dieu. La critique des moeurs du clergé est acerbe, Boccace ne cessera d'étaler au fil de son oeuvre maîtresse les contradictions entre les principes prônés par les membres du clergé et leurs actes.

La troisième nouvelle est elle encore plus audacieuse : le protagoniste de l'histoire, un usurier juif du nom de Melchisédech, en vient à répondre que nul ne peut savoir quelle est la vraie Loi parmi les Lois juive, chrétienne et sarrasine. Même s'il s'agit d'une réponse faite pour déjouer le piège de Saladin qui voulait le mettre à l'épreuve, Boccace pourrait plaider ici pour une tolérance religieuse et faire preuve d'un certain relativisme religieux : christianisme ne détiendrait pas forcément la Vérité absolue, nul ne peut le savoir avec certitude... On voit ainsi que Boccace, dès le début du Décaméron, affiche une liberté de ton sur la religion qui a dû en hérisser plus d'un à l'époque.

La quatrième nouvelle ne va pas épargner non plus les religieux, même si là le comique passe avant la critique : un moine prend l'habitude de coucher avec une jeune paysanne, jusqu'à ce qu'il soit surpris par l'abbé, qui hésite à le punir pour pouvoir goûter lui-même aux plaisirs terrestres avec la jeune fille1, avant finalement de se montrer clément. C'est ici l'hypocrisie des religieux,

1 Naturellement Boccace s'en donne à coeur joie : «il s'aperçut que du plus grand au plus petit, tous commettaient le plus malhonnêtement du monde le péché de luxure, cédant soit au penchant de la nature, soit au vice de la sodomie, sans aucune retenue, remords ou honte, si bien que les prostituées et les jeunes garçons étaient là de puissants intermédiaires pour obtenir les grâces les plus hautes. En outre il trouva ces gens-là sans exception gloutons, buveurs, ivrognes et luxurieux, et tels des bêtes brutes, plus esclaves de leur ventre que d'autre chose ; puis les observant encore de plus près, il s'aperçut qu'ils étaient si avares, si cupides qu'ils monnayaient aussi bien le sang humain, et même chrétien, que les biens sacrés d'où qu'ils provinssent, d'offrandes ou de bénéfices ecclésiastiques, se livrant ainsi à un immense trafic pour lequel ils disposaient de plus de courtiers qu'il n'y en avait à Paris pour s'occuper de drap et autre commerce...» p.73-74

avec cet abbé qui a failli punir le moine pour des raisons tout à fait hypocrites, qui est avant tout dénoncée, plutôt que la transgression des règles elles- mêmes. Ce sera flagrant dans la sixième nouvelle (toujours de la première journée), qui met en scène un moine inquisiteur, plus intéressé par les bourses des blasphémateurs qu'à leur repentir, ou encore dans la deuxième nouvelle de la neuvième journée, où une abbesse accable de reproches une soeur prise en flagrant délit de luxure alors qu'elle s'est elle-même coiffée par mégarde des braies du prêtre avec lequel elle passait la nuit au moment où les autres soeurs sont venues l'avertir du manquement de l'une d'entre elles. Un garçon de la compagnie, Filostrato, en viendra d'ailleurs à dire que pourfendre l'hypocrisie des religieux est fort aisé, qu'il s'agirait d'une cible immobile pour un archer.

Boccace se plait ainsi à peindre un clergé à visage humain, qui pèche autant que le commun des mortels. Même s'il se moque allègrement de ses travers, il estime lui-même que les règles qui l'encadrent sont trop sévères et ne blâme pas fondamentalement ceux qui cèdent à la tentation (et ils sont nombreux). Les membres du clergé se retrouvent dans tous les échelons de la société, même dans les plus vils : nous voyons un prêtre complice d'une bande de voleurs allant piller le tombeau d'un archevêque2 qui est le seul à oser pénétrer lui-même dans le tombeau, nous voyons un autre prêtre se rendre complice de Bruno et Buffalmaco lorsque ceux-ci dérobent le porc de Calandrino.

Boccace emploie également une ironie à la Voltaire lorsqu'il s'agit de critiquer le ridicule de certaines règles imposée par la religion. Ainsi dans la troisième nouvelle de la septième journée, un frère n'a pas grand mal à convaincre sa commère de coucher avec lui : un syllogisme lui a suffi3. La dixième nouvelle de la même journée est elle encore plus explicite car un mort ayant couché avec sa commère revient sur terre voir son meilleur ami et lui explique que là-haut ce genre de sottises n'est absolument pas pris en considération, ce que l'ami survivant ne tardera pas à mettre à profit. Quant à la chasteté, le Décaméron donne trop d'exemples d'infractions à cette règle sans

1 « Il pensa le semoncer de belle manière et le faire jeter en prison afin de se réserver la proie conquise. » p.82

2 Dans la nouvelle II, 5.

3 Le moine, parrain du fils de son amante, explique à sa commère qu'entre le mari et lui-même, c'est le mari qui est le plus proche parent de son fils, mais que cela ne l'empêche pas de coucher avec lui. Il n'y a donc pas de raison qu'elle ne puisse coucher aussi avec son compère, puisque celui-ci est d'une parenté bien plus éloignée...

pour autant que les clercs ayant cédé à leurs sens en soient ouvertement blâmés pour ne pas penser que Boccace soit sceptique sur l'intérêt de telles coutumes. Il est en tout cas certain que les travers que reproche Boccace aux institutions religieuses sont à peu près les mêmes que ceux qui seront dénoncés du temps de Luther. L'Eglise, quasi unique refuge du savoir et de la connaissance durant des siècles, ne semble pas dans le Décaméron aller dans la voie du progrès. D'ailleurs dans Fiammetta, la narratrice s'adresse bien plus souvent aux dieux romains qu'au Dieu chrétien. Pleine de culture littéraire latine, Fiammetta est dans un univers mental bien plus imprégné de mythologie que de Bible, au point qu'on pourrait se demander si elle a vraiment foi en Dieu... Si elle se sent plus proche des dieux antiques c'est avant tout parce que ce sont des dieux à visage et caractère humain, avec des qualités et des défauts, et non des êtres parfaits inaccessibles : l'humaniste Boccace préfère ainsi l'immanent au transcendant, l'humain au divin...

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"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe