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Heidegger et le problème anthropologique: le statut du "dasein" dans l'ontologie fondamentale

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par Aimé MBAINDIGUIM GUEMDJE
Université Catholique d'Afrique Centrale - Institut Catholique de Yaoundé (UCAC-ICY) - maitrise en philosophie 2005
  

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V.1. L'ontologie fondamentale comme pensée du Dasein

Heidegger, de l'avis quasi-unanime des philosophes d'aujourd'hui, est un des pionniers du renouvellement de la question de l'ontologie au XXè siècle. Dans son ontologie dite fondamentale, il s'attache à montrer comment cette question de l'être est inscrite dans la texture même de l'existence humaine, de sorte qu'on ne peut éviter de se la poser, dans la mesure où elle est inséparable de la compréhension que nous avons de nous-mêmes. Ce sera la tâche de l'analytique existentiale de faire ainsi l'inventaire des structures existentiales dans lesquelles la question de l'être apparaît comme étant immédiatement investie. Le premier intérêt qu'il faut mettre ici en exergue réside dans la démarche même de notre auteur : nous amener à nous confronter avec nous-mêmes, à savoir qui nous sommes, et quel doit être notre rapport à l'être. Ensuite, sa pensée vient à point nommé pour cerner et mieux vivre le phénomène de la mondialisation qui

126 J. Beaufret, Dialogue avec Heidegger. Philosophie grecque, Minuit, Paris, 1973, p. 11.

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suscite aussi bien d'inquiétudes, de controverses que de contradictions à l'heure actuelle.

La reprise de l'ontologie par Martin Heidegger a ceci de particulier que la connaissance de l'être en tant que tel ou ontologie fondamentale suppose une situation de fait pour l'esprit qui connaît. Une raison affranchie des contingences temporelles. C'est l'image que se fait d'elle-même une raison qui s'ignore ou s'oublie, une raison naïve. L'ontologie dite fondamentale (authentique) coïncide avec la facticité de l'existence temporelle. Nous pouvons en dire plus : l'ontologie fondamentale requiert un soubassement ontique ou existentiel, en ce sens que sa réalisation effective doit passer par l'explicitation ou l'analytique du Dasein dans sa facticité, dans son existence triviale et quotidienne.

Certes, l'intérêt de l'ontologie est orienté vers le sens et la vérité de l'être. Mais cet être, pour être accessible, doit au préalable se dévoiler. Selon E. Lévinas, jusqu'à Heidegger la philosophie moderne supposait à cette révélation un esprit connaissant ; elle était son °uvre.

<< L'être dévoilé était plus ou moins adéquat à l'être voilé. Que ce dévoilement soit lui-même un événement de l'être, que 1'existence de l'esprit connaissant soit cet événement ontologique condition de toute vérité - tout cela était, certes déjà soupçonné par Platon, le père de l'idéalisme, quand il mettait la connaissance non pas dans le sujet mais dans l'âme et que quand il conférait à l'âme la même dignité et la substance qu'aux idées, quand il pensait l'âme comme contemporaine des idées ou coéternelles à elles ; mais que cet événement, ce retournement de l'être en vérité s'accomplisse dans le fait de notre existence particulière ici-bas, que notre ici-bas, notre Da soit l'événement même de la révélation de l'être, que notre humanité soit la vérité - constitue l'apport principal de la pensée heideggérienne >>127.

A travers la démarche du philosophe allemand, nous découvrons que l'essence de l'homme est dans cette °uvre de vérité ; l'homme n'est pas un substantif, mais initialement verbe : il est dans l'économie de l'être, le << se révéler >> de l'être, il n'est pas Daseindes, mais Dasein, c'est-à-dire le lieu de la manifestation de l'être. Pour Heidegger, la question de savoir ce qu'est l'être en tant que tel est en tant que nécessité constitutive de l'existence de l'homme, le point de départ de toute question et de toute

127 E. Lévinas, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 59.

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réponse ontologique. Dans la mesure oü ce point de départ de toute question ontologique est conçu de prime abord comme une marque distinctive de l'être humain, nous voyons tout naturellement comment toute interrogation ontologique est en même temps une étude ou une analytique de l'homme. La question sur l'être et la question sur l'homme qui prend conscience de lui-même et s'interroge sur sa destinée forment une unité fondamentale et toujours intégrale. Cela nous garantit en même temps que Heidegger ne perd pas l'homme de vue alors que, dans un premier temps il semble se mouvoir seulement dans la question de l'ontologie fondamentale.

De plus, la question sur l'être en tant que tel est le seul et unique point de départ possible de toute ontologie fondamentale. A partir de l'analyse de cette question, notre auteur nous montre qu'on doit obtenir ce qu'est en général l'étant et ce qu'est en particulier l'étant qui pose nécessairement dans son existence la question de l'être, à savoir l'homme. Le résultat de cette analyse doit être affirmé par l'homme avec la même nécessité avec laquelle il pose cette question ontologique, au moins implicitement dans tous ses jugements et toutes ses actions, et à laquelle il répond toujours. Puisque la question sur l'être et celle sur l'homme s'interpénètrent et forment une unité, ce qui résulte de l'essence de toute interrogation ontologique, cette analyse doit toujours être à la fois une ontologie fondamentale et une anthropologie ontologique, c'est-à-dire une étude approfondie sur l'homme dans la perspective ontologique.

Comme le dit ce critique de notre auteur, E. Lévinas, « le problème de l'être que Heidegger pose nous ramène à l'homme, car l'homme est un étant qui comprend l'être. Mais d'autre part, cette compréhension de l'être est elle-même l'être; elle n'est pas un attribut, mais le mode d'existence de l'homme. »128 Ce n'est pas là, et il faut le souligner avec force, une extension purement conventionnelle du mot être à une faculté humaine - en l'occurrence, à la compréhension de l'être, - mais la mise en relief de la spécificité de l'homme dont les actes et les propriétés sont autant des existentiaux ou des modalités d'êtres. C'est l'abandon de la notion traditionnelle de la conscience comme point de départ (par exemple chez Husserl, le père de la phénoménologie contemporaine), avec la décision de chercher, dans l'événement fondamental de l'être, de l'existence du Dasein, la base de la conscience elle-même. C'est ici justement que la critique virulente

128 E. Lévinas, En découvrant l'existence, op. cit., p. 59.

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que Heidegger adresse à la philosophie occidentale dans son ensemble se trouve donc justifiée. En effet, de Platon à Nietzsche, en étudiant la problématique de l'ontologie, les philosophes parviennent d'une part à opérer une séparation radicale entre l'être et l'homme (tel est le cas par exemple des idéalistes), et d'autre part à embrigader l'homme dans l'immanence sans aucune ouverture à la transcendance ; cette dernière perspective est celle des philosophes immanentistes tels que Feuerbach, Nietzsche...

En outre, si pour les philosophes de la post-modernité, tout discours fondamental est révolu, si toutes les valeurs transcendantes se dévaluent et tombent dans la nihilité, pour Heidegger, l'étude de la compréhension de l'être est ipso facto une étude du mode d'être de l'homme. Elle n'est pas seulement une préparation à l'ontologie, mais déjà une ontologie. Cette étude de l'existence de l'être humain, le philosophe allemand l'appelle analytique du Dasein : << l'ontologie fondamentale, dit Heidegger, dans laquelle seulement les autres ontologies peuvent prendre source, doit être cherchée dans l'analytique existentiale du Dasein >>129. Sous une forme, étrangère au problème de l'être en général, elle a déjà été amorcée et poursuivie, dans de multiples études philosophiques, psychologiques, littéraires et religieuses consacrées à l'existence humaine.

C'est pour cette raison que Heidegger appelle existentielle, l'analyse de l'existence humaine qui ignore la perspective de l'ontologie. La replacer dans cette perspective, l'accomplir de façon explicite, est donc l'°uvre d'une analytique existentiale, tâche entreprise dans Etre et temps. Et c'est aussi la raison pour laquelle Heidegger sera appelé par la postérité penseur de l'être. Pour Pierre Trottignon,

<< la pensée de Heidegger est une méditation ontologique. Une réflexion sur l'être et sur le sens de l'être que la philosophie dans sa tradition métaphysique aurait oublié et masqué. La question ontologique est le lieu de la philosophie, mais la philosophie a perverti le sens de la question ontologique >>130.

Aussi l'étude de la pensée heideggérienne nous permet-elle de nous rendre compte du nouveau statut que l'auteur attribue au Dasein dans son ontologie fondamentale. En baptisant justement l'homme comme Dasein, Heidegger, à travers

129 M. Heidegger, Etre et temps, op. cit., p. 13.

130 P. Trottignon, Heidegger, sa vie, son wuvre avec un exposé de sa philosophie, PUF, Paris, 1965, p. 5.

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cette nouvelle terminologie, renverse, bouleverse et dépasse la conception que nous avons de l'être humain depuis l'antiquité grecque jusqu'à l'époque contemporaine. Et pour parvenir à ce nouveau statut de l'homme, il faut au préalable accepter de se questionner sur sa vérité. Heidegger nous invite à comprendre cette vérité selon le sens le plus originel et grec présocratique d'alèthéia, de dévoilement. La vérité peut être décèlement de l'étant et décèlement de l'être. Il faut que le sens de l'être soit décelé pour que le Dasein en tant que tel le soit aussi. En cela, l'°uvre de Heidegger nous dévoile que jusqu'ici l'étude de l'être ou l'ontologie classique n'a pas posé, à proprement parler, la question de l'homme sur sa vérité et que cette question doit être posée dans toute son acuité. A ce titre, nous pouvons dire qu'en effet, la pensée du philosophe allemand ne se laisse pas cerner, ni ne se livre à l'assimilation de l'hommesujet en mal de tout arraisonner, mais projette des horizons pour les décisions de l'homme en attente des interpellations de l'être et prêt à ouvrir un monde en tant qu'employé dans le déploiement de l'être, em-ployé par et pour ce dé-ploiement.

La véritable pensée de Heidegger qui ne relève ni de l'ontologie traditionnelle, ni de la métaphysique transcendantale, ni de l'onto-théologie, encore moins de l'épistémologie ou de l'anthropologie tout court nous propose un être qui se résout à l'arrachement à la quiétude de la vie et ose l'insécurité du dépaysement. Il faut accepter de sortir du << monde >> pour se tenir dans le monde. Il faut accepter ce dépaysement pour pouvoir être authentiquement auprès de l'homme, accéder à son essence et à sa vérité. Nous devons être capables de voir que cette sortie et ce retour ne se font pas selon la trajectoire ontologique traditionnelle de l'homme divisé entre un << monde d'ici >> et un monde de l'au-delà. Cela signifie en fait que l'homme lui-même cessera de se concevoir uniquement comme un animal raisonnable, ou comme sujet de connaissance, ou comme un Surhomme et qu'il prendra au sérieux son être plus originel de << berger de l'être >> ou gardien de sa vérité, d'employé du déploiement de l'être, sentinelle du langage existential. L'homme prendra cet être-homme originel au moins au sérieux pour avoir l'endurance d'attendre que la parole non parlée du déploiement de l'être lui fasse entendre et comment tout cela peut et doit être existé. Cela signifie aussi que la pensée de l'homme n'est pas d'abord et uniquement représentative, objectivante et dominatrice mais qu'elle est, plus originellement, écoute et réponse à l'interpellation de l'être. D'autre part, cela veut dire que le langage n'est pas d'abord et uniquement un

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moyen d'expression, un instrument que se donne la pensée, mais que, dans son essence profonde, la pensée qu'est langage et ce langage qu'est la pensée est une réponse à la parole interpellatrice de l'être et que c'est elle, finalement, qui est le langage originel. Pour Heidegger, l'être, s'il est langage, interpellation, déploiement, n'est pas statique, mais le dynamisme même.

Ainsi, c'est en développant cette corrélation nécessaire entre Dasein et être que se dégage, comme nous l'avions souligné avec Lévinas et que nous jugeons nécessaire de le réaffirmer ici, l'originalité de Heidegger :

<< L'originalité de Heidegger consiste précisément à maintenir avec une grande netteté jamais en défaut, cette distinction. L'être de l'étant est l' « objet » de l'ontologie. Alors que les étants représentent le domaine d'investigations des sciences ontiques >>131.

A notre avis, c'est grâce à la mise en lumière de cette différence ontologique, pierre angulaire ou clé de voûte de l'édifice de sa pensée, que Heidegger est amené à rejeter toutes les déterminations de l'homme des modernes pour le baptiser finalement sous la terminologie du Dasein dans son ontologie qu'il qualifie de << fondamentale >>.

Cette possibilité de concevoir la contingence et la facticité, non pas comme des faits offerts à l'intellection (cette possibilité de montrer dans la brutalité du fait et des contenus donnés la transitivité du comprendre et une << intention signifiante >>, possibilité rattachée par Heidegger à l'intellection de l'être en tant que tel) constitue la très grande nouveauté de l'ontologie contemporaine dont le philosophe allemand Martin Heidegger se fait le défenseur inconditionné et incomparable. Dès lors, comprendre l'être, c'est placer l'homme au centre de ses préoccupations et de ses investigations philosophiques ; tout cela indique que l'apport essentiel de l'ontologie fondamentale apparaît d'une part en rupture avec la structure théorétique de la pensée occidentale, c'est-à-dire de la métaphysique ou de l'ontologie classique ; et d'autre part, en opposition à l'intellectualisme classique, à l'idéalisme allemand. Penser, ce n'est plus contempler, mais s'engager au service de l'homme. L'ontologie fondamentale ne suppose pas seulement une attitude théorétique (contemplative), mais tout le comportement de l'humain. Nous pouvons même dire que chez Heidegger, tout

131 E. Lévinas, En découvrant l'existence, op. cit., p. 56.

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l'homme est ontologie, pour ne pas dire que toute l'ontologie fondamentale est anthropologie ontologique : l'°uvre scientifique de l'homme, sa vie affective, la satisfaction de ses besoins et son travail, sa vie sociale (être-avec, c°xistence), et sa mort articulent, avec une rigueur qui réserve à chacun de ces moments une fonction déterminée, la compréhension de l'être ou de la vérité de l'être. Ce n'est pas parce qu'il y a l'homme qu'il y a vérité. Mais c'est parce que l'être en tant que tel se trouve inséparable de son apérité (ouverture), parce qu'il y a vérité, ou si nous le voulons, parce que l'être est intelligible qu'il y a l'humanité.

Le retour aux thèmes originels de la philosophie, et c'est par là encore, à notre humble avis, que l'°uvre de Martin Heidegger, ce « brillant philosophe qui continue de dominer la pensée de ses contemporains >>132, pour emprunter cette expression à Henri Arvon, demeure frappante, ce « philhellénisme >> ou encore cette quête archéologique ne procède pas d'une pieuse décision de retourner enfin de compte à n'importe quelle philosophia perennis, mais est soutenu par une attention toute radicale accordée aux préoccupations pressantes de l'actualité : le problème de l'homme. La question du sens ou de la vérité de l'être, question de l'ontologie fondamentale, et les questions relatives à l'homme se rejoignent intimement et spontanément. C'est en nous situant dans cette perspective que nous saurons que sa pensée peut nous être d'une grande importance pour la compréhension du phénomène de la mondialisation.

V.2. Contribution de la pensée heideggérienne à l'analyse de la
mondialisation

S'il est un mot à la mode, c'est bien celui de la mondialisation ; il est à la « une >> des journaux, fait l'objet des débats parfois houleux, souvent controversés et contradictoires. La mondialisation suscite aujourd'hui, comme nous venons de le souligner, nombre de controverses. Le terme, à lui seul, condense des inquiétudes : il évoque tout à la fois le rétrécissement de la planète, lié aux innovations technologiques, et l'impact massif du capitalisme triomphant qui impose au monde sa domination sans partage (ère de l'anglo-saxonnisation du monde ou américanisation du monde). Ce qui se produit avec la mondialisation, c'est aussi un gigantesque changement à l'échelle mondiale : mobilité sans précédent des hommes, des marchandises et de l'information,

132 H. Arvon, La philosophie allemande, Seghers, Paris, 1970, p. 202.

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laquelle mobilité est due justement à la fragmentation, à la dislocation, voire à la disparition des barrières frontalières. C'est pourquoi Marc Abélès n'hésite pas à définir ce phénomène de mondialisation comme un << processus de brouillage des frontières et de subversion des repères traditionnels >>133. Marshall McLuhan, médiologue canadien, professeur à l'université de Toronto, quant à lui, baptise ce monde sous le terme de <<village global >> ou << village planétaire >>134, en ce sens que la planète Terre devient un village.

Et c'est dans ce contexte que la perspective ontologique de Heidegger se révèle nettement mieux pour cerner les considérations philosophiques du phénomène de mondialisation. Certes, la mondialisation est un évènement dont les causes et les implications sont avant tout politiques, économiques, techniques et culturelles. C'est un processus dont l'étude ne relève pas directement de l'ontologie, mais plutôt de la philosophie politique ou de la sociologie135.

Cependant, la réflexion sur la mondialisation soulève d'une façon ou d'une autre le problème de l'être-ensemble des hommes et implique ipso facto certaines questions sur le plan ontologique. En effet, à l'heure actuelle où nous vivons dans un monde devenu de plus en plus un micro-village grâce au développement très poussé des moyens de communications très performants, nous assistons paradoxalement à une sorte de mondialisation qui ne cesse de plonger les hommes dans une espèce d'angoisse existentielle. Car, au-delà des points de vue économique, culturel, technique et politique, la mondialisation touche l'homme dans son << être-au-monde >> et << être-avecautrui >>. C'est pourquoi, l'apport de la pensée ontologique de Heidegger peut nous être bénéfique à comprendre ce phénomène de la mondialisation aussi complexe qu'ambigu.

V.3. Etre-au-monde et être-avec-autrui du Dasein, impératifs
pour une mondialisation humanisée

Habituellement, nous pensons le rapport de l'homme au monde selon le schéma suivant : d'un côté un sujet (l'homme), de l'autre un objet (le monde). Cependant, Heidegger a montré qu'une telle représentation est limitée et dépassée. Loin d'être en

133 A. Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Payot, Paris, 2001, p. 10.

134 S. Cordellier, Mondialisation. Au-delà des mythes, éd. La Découverte et Syros, Paris, 1997, p. 85.

135 Pour cet effet, bien vouloir se référer à l'approche multiforme des articles liés à cette problématique, dans la revue Cahier de l'UCAC, n° 6, La mondialisation : quel humanisme ?, Presses de l'UCAC/Karthala, Yaoundé/Paris, 2002.

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face du monde, l'homme est toujours pris par lui, et parfois même englué en lui. Du point de vue de son conditionnement, comme le dirait J. Greisch empruntant une image très suggestive, l'être humain n'est pas un Robinson Crusoë qui attendrait sur son île qu'un éventuel bateau veuille bien l'emmener sur la terre ferme du monde extérieur, il est essentiellement un être de relation et en relation avec le monde.136 Mais comment penser ou repenser cette relation de l'homme au monde et à l'altérité dans le contexte actuel où le concept de mondialisation suscite de plus en plus ce que le Pr Gabriel Ndinga nomme des << effets déstabilisants >>137 ?

Nous venons de souligner que la mondialisation touche l'homme dans son êtreau-monde. Mais comment penser cette relation de l'homme au monde ? La principale difficulté ici est d'éviter de penser justement le rapport de l'homme au monde de façon spatiale, c'est-à-dire comme une sorte de relation d'emboîtement. Certes, l'homme est bien dans le monde, mais comme le souligne Thomas Joachim, il ne l'est pas comme un poisson dans l'océan138. << Etre dans >>, pour l'homme, signifie beaucoup plus qu'une simple détermination locale dans l'espace. Sous l'angle ontologique, il est d'importance primordiale de ne pas considérer cet << être-dans >> ou << être-au >> comme une propriété extrinsèque, pour ainsi dire, à l'être essentiel à l'homme, comme une relation au monde, que l'homme serait à même de nouer ou de dénouer selon son bon plaisir. A notre avis, le trait d'union dans l'expression << être-au >> ou << être-dans >> veut souligner en fait que le << au >> ou le << dans >> appartient essentiellement à l'<< être >>. Sans cet être-au-monde, l'homme n'est tout simplement pas. Bref, être-au-monde, c'est y demeurer, habiter, séjourner... << De même qu'être auprès de quelqu'un n'est pas seulement être à côté de lui [...J, explique Th. Joachim, de même l'homme n'est-il pas dans le monde comme dans un super-contenant. Le rapport de l'homme au monde n'est pas celui d'un tout avec l'homme dedans, ni de l'homme avec un tout autour >>139. Mais comment comprendre cette relation d'ordre ontologique à l'ère de la mondialisation ?

Lorsqu'il s'agit de la mondialisation, le monde dont nous parlons ne doit plus être entendu au sens d'un ensemble de pays, mais comme des pays qui se relancent les

136 J. Greisch, Ontologie et temporalité. Esquisse d'une interprétation intégrale de Sein und Zeit, PUF, Paris, 1994, p. 126.

137 G. Ndinga, La mondialisation : quel humanisme ?, Cahier de l'UCAC, op. cit., p. 9.

138 Th. Joachim, << contribution métaphysique à l'analyse de la mondialisation >>, in Cahier de l'UCAC, op. cit., p. 15.

139Th. Joachim, << contribution métaphysique à l'analyse de la mondialisation >>, in Cahier de l'UCAC, op. cit., p. 16.

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uns les autres, comme une structure de renvoi en référence à l'homme. Le monde, c'est l'ensemble des pays, des continents, en tant qu'ils sont ordonnés, non seulement les uns par rapport aux autres, mais aussi et surtout par rapport à l'homme. Il s'agit de comprendre tout simplement que le monde dont il est question, c'est la totalité des pays et des continents dans leur relation possible ou effective pour le bien-être individuel et collectif des hommes.

Pendant de nombreuses années, cette relation entre les pays et les continents à l'égard de l'homme dépendait en grande partie de ce que nous pouvons appeler la « proximité spatiale », mais à l'heure actuelle, la proximité d'un pays ou d'un continent par rapport à l'autre ne se mesure plus au voisinage. Car, depuis quelques décennies, le progrès technologique (développement de la communication et de la télécommunication) a révolutionné cette conception classique de la proximité. Nous pouvons aujourd'hui nous sentir très loin de notre voisin, s'il n'y a pas à la base cette coexistence, la considération de l'autre en tant qu'alter ego qui a besoin de notre sollicitude. Nous pouvons aussi nous sentir très proche d'un ami vivant à 8000 km grâce au téléphone mobile et à un double clic à Internet. Cela dit, les proximités spatiales ou géographiques qui semblent avoir joué un si grand rôle dans l'histoire de la formation de notre monde s'estompent désormais. La distance d'un homme, d'un pays ou d'un continent par rapport aux uns et aux autres ne se mesure pas au kilomètre, mais à la coopération effective entre les hommes. Autrement dit, la proximité plus ou moins grande de tel homme ou de tel pays par rapport à l'autre dépend de ce que J. Greisch appelle la « quantité de souci »140 qu'il en a. Il nous apparaît ici que c'est cette quantité de souci qui se présente comme le meilleur principe herméneutique de toute action à l'égard de l'homme, indépendamment de son origine sociale, nationale, continentale... Ainsi, si l'être-au-monde traduit la dimension relationnelle de l'homme dans l'ordre ontologique, l'être-avec, notamment l'être-avec-autrui, l'exprime encore mieux.

Comme nous l'avions souligné, pour Martin Heidegger, l'être humain est à la fois existence et ouverture. En tant qu'existant, il est un être-au-monde et un être-avecautrui. Fondamentalement êtres relationnels, c'est dans la société ou cité que les hommes organisent leur existence et leur destinée. L'existence de l'homme mobilise ainsi la dimension de l'altérité parce qu'exister, c'est avoir le « souci mutuel » les uns

140 J. Greisch, Ontologie et temporalité, op. cit., 157.

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pour les autres. Dans ce contexte précis, exister et être sont des concepts convertibles et identifiables. Cela met en relief et surtout relève du fait que l'homme est fondamentalement (ontologiquement) un être social, c'est-à-dire relationnel : être, c'est être-avec-autrui (il faut considérer << autrui >> ici dans son acception large). Dès lors, comment comprendre cela dans le contexte de la mondialisation ?

Dans ce contexte globalisé, on répète souvent que l'homme n'est pas une marchandise. Ce qu'il est au juste, c'est un être relationnel, un être-avec-autrui. L'altérité est située donc au c°ur même de la question du sens d'une mondialisation humanisée141 ; sinon elle doit être perçue comme un impératif même pour une mondialisation humanisée. Celle-ci doit aussi révéler l'humain comme à la fois universel et particulier. C'est ce que dit à juste titre C. Ngwey : << Si la mondialisation obéit à une dynamique unifiante, c'est qu'elle est essentiellement un processus qui repose sur l'universalité de l'humain. Mais l'universalité ne gomme pas l'individualité ni même la particularité historique des communautés nationales et culturelles >>142. En d'autres termes, la mondialisation ne doit pas être un lieu de négation de l'altérité, une occasion d'écraser. Elle est au contraire, comme le dit si bien A. Tshibilondi Ngoyi, << le lieu de l'émergence de l'autre dans sa diversité et sa richesse, le lieu de la gestion de la différence >>143, différence aussi bien linguistique, religieuse que culturelle.

Au regard de ces analyses de la mondialisation dans la perspective ontologique, nous pourrons affirmer que loin de susciter tant d'angoisses existentielles, de controverses que de contradictions, le phénomène de la mondialisation se présente plutôt comme une chance, un horizon de toute existence humaine, si elle est prise justement à la base même. Cependant, là où le bât blesse, c'est qu'elle est devenue une << hydre pourvoyeuse de marginalisation >>144, un système d'apartheid à l'échelle mondiale, et par conséquent dévoreuse des pauvres ; elle provoque des réactions d'autodéfense et l'on assiste à une fragmentation culturelle à maints égards dangereuse. En outre, dans ce contexte de << diversité diasporique >>, c'est-à-dire de prolifération des groupes humains déterritorialisés, de flux médiatique, bref, dans cette configuration de

141 A. Tshibilondi Ngoyi, << L'altérité comme impératif d'une mondialisation humanisée >>, dans Cahier de l'UCAC, op. cit., p. 46.

142 C. Ngwey, << Enjeux existentiels de la mondialisation >>, in Mondialisation vue du sud. Une approche multidisciplinaire, éd. Du Kasayi, Kananga (Kinshasa), 2000, p. 115.

143 A. Tshibilondi Ngoyi, op. cit., p. 66.

144Ibidem, p. 45.

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mobilité générale, paradoxalement, les rapports humains se creusent, se fragilisent au point oü nous assistons à une « bipolarisation» du monde : le nord et le sud. Le premier est celui des riches qui se coalisent, se liguent et se dressent contre les envahisseurs ; et le second, celui des pauvres, voire des misérables pour ne pas dire des miséreux qui, abandonnés à eux-mêmes, croupissent, s'enfoncent davantage dans l'extrême indigence. Entre les deux mondes, aucun dialogue constructif ne semble s'établir, l'homme a semblé oublier son être-avec-autrui.

C'est pourquoi, au-delà des approches éthiques, économiques, politiques, théologiques du phénomène de la mondialisation qui existent déjà, nous pensons qu'il est capital de l'aborder dans son essence même afin qu'elle nous révèle sa vraie identité. A notre avis, une réflexion sur ce plan s'avère plus que jamais nécessaire afin de tenter d'humaniser la mondialisation si tant est vrai que l'être de l'homme consiste à être-aumonde et à être-avec-autrui. Ainsi, si et seulement si les hommes savent que leur être consiste à « être ensemble », ils considéreront la mondialisation comme un horizon de leur existence ; ils n'érigeront pas des barrières, des frontières socio-politiques, religieuses et culturelles pour faire écran aux autres, leurs murailles de xénophobie tomberont d'elles-mêmes, l'expression « immigration choisie » sera vide de sens.

Ainsi, nous pouvons retenir succinctement que Martin Heidegger qu'on qualifie de penseur ontologique n'est pas moins un penseur de l'homme. Son ontologie dite fondamentale est une analytique du Dasein, dans la mesure oü dans sa quête de fondement l'être humain occupe une place de choix. A ce titre, E. Lévinas n'hésitera pas à considérer que l'ontologie heideggérienne est une anthropologie. Penser l'être, c'est revenir à l'homme, revenir à l'homme c'est le prendre comme voie royale pour accéder au royaume de l'ontologie. En outre, face au phénomène de la mondialisation qui suscite tant d'interrogations sur le plan socio-économique, politique qu'éthique, il y a intérêt à l'aborder sur le plan ontologique afin de cerner ses enjeux. Car, si l'être de l'homme consiste à être-au-monde et à être-avec-autrui, selon la perspective ontologique de Heidegger, l'humanisation de la mondialisation passe donc par la reconsidération des humains sur le plan de leur être.

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"Entre deux mots il faut choisir le moindre"   Paul Valery