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Mise en place des structures et problématique fonctionnelle de l'école haà¯tienne

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par Kathia RIDORà‰
Université adventiste d'Haà¯ti -  Licence en science de l'éducation 2009
  

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B- L'éducation haïtienne au XXe siècle.

Les embarras et les options ambiguës de notre bourgeoisie ont donné lieu d'excuse, tout au cours de la seconde moitié du XIXème siècle, à l'intromission des Etats-Unis dans la machinerie nationale haïtienne.

Au fil des années de ce complexe temps historique, les Américains qui disposaient de l'énorme puissance des masse-médias procédèrent de façon cynique à un matraquage, en vue d'imposer à la communauté internationale l'image d'une Haïti « barbare », minée par la misère, le cannibalisme et les superstitions.

La logique de cette action systématiquement conduite aboutit, en 1915, au débarquement des fusiliers marins sur le sol haïtien. Il s'agissait d'une humiliante occupation qui devait durer dix-neuf ans.

Les envahisseurs s'enorgueillirent du bien qu'ils faisaient au peuple haïtien en commençant par saccager les temples du vodou et détruire les idoles des ancêtres africains.

Du même coup, sous la poussé des forces de l'impérialisme américain, toute une superstructure allait être durement éprouvée.

L'éducation, compte tenu de ses liens inextricables avec le tout socio-culturel haïtien, allait s'impliquer dans un contexte de conflits d'influence ou d'ordre idéologique.

Ce sous-chapitre se propose de spécifier la défaite d'une bourgeoisie nationale aux prises avec la problématique d'une insultante intromission de forces étrangères.

1- Le drame de l'intromission impérialiste dans l'espace éducatif haïtien.

L'amorce de ce sous-chapitre est redevable de deux emprunts significatifs. En tout premier lieu, Auguste Magloire présente son appréciation de l'enseignement avant 1915, puis l'évocation d'un air que fredonnaient nos vieillards. Il en dit long sur l'esprit de l'époque. Charles Tardieu rapporte que, pour Auguste Magloire1, la société haïtienne est << née la tête en bas >>. Le régime intellectuel haïtien est << une imitation servile, illogique et dangereuse du régime français >>.

<< Servile, parce que nous avions copié à l'aveugle, sans discernement et sans dimension ; illogique parce qu'il n'y a pas de concordance entre les moyens employés et les fins réalisées ; dangereuse, parce que le régime national qui résulte d'une telle imitation donne le change et qu'il nous semble marcher de l'avant, alors que nous reculons sensiblement >>.

Et les gens de l'époque de l'occupation de chanter :

<< Se nou menm ki chache sa
A la mizè, ala traka.
Nou trouve n nan de nasyon.
Blan meriken fin debòde.
Ayayay, Vilbrun Giyòm
Malgre n'pa konnen kot sa soti.
Manman Mari kot sa soti ?
Prezidan Wilson fin debòde.
Se nou menm ki chache sa.
Jodia nou pèdi ni sak ni krab >>2.

L'occupation américaine s'explique en rapport avec la poussée de l'impérialisme américain pour le contrôle politique et économique de la zone stratégique des Caraïbes. Haïti, à l'époque, pouvait être considérée

1 Auguste Magloire (1908). Cité par Charles Tardieu (Page 158).

2 Trouvé dans le texte du cours de J.M. Richard : << La sociologie historique du système éducatif haïtien >>.

comme une proie idéale. Sans résistance aucune, tout au moins au début, de la part des Haïtiens, les forces étrangères prirent possession d'un pays qui avait juré, lors de son accession à l'indépendance, de garantir son sol de toute souillure étrangère.

Le gros des officiers choisis pour assurer la mission américaine sur le terrain était des gens du Sud raciste des Etats-Unis, qui intégrait systématiquement le complexe de supériorité raciale, lié à une société, où la ségrégation est fortement effective. L'officier John Houston Craige, faisant partie des troupes d'occupation, eut à tenir un discours qui montre clairement l'idée que se faisaient les soldats des noirs : << Je crois...que les américains sont les plus intelligents de la souche européenne. Je crois que les jaunes et les rouges sont moins intelligents et les noirs les moins intelligents de tous1 >>. Le mépris, la grossièreté, la brutalité, l'impolitesse, la discourtoisie réglementaient les relations entre les occupants, et l'élite de la nation. Le major Smedley Butler, officier dans le passé, riche d'expériences coloniales en Asie extrême-orientale, en Amérique latine, ne s'en cachait guère pour exprimer sa morgue :

<< Le peuple haïtien est divisé en deux classes : une classe à chaussure et une classe de nu-pieds. La classe à chaussures est à peu près de un pourcent...quatre-vingt dix-neuf pourcent des haïtiens sont des gens les plus aimables, généreux, hospitaliers et amants du plaisir que j'aie jamais rencontrés. Ils sont très paisibles à l'état naturel. Quand le un pourcent à chaussures ... aux longs orteils et aux cols de celluloïde les soulève ou les incite à la révolte, ils peuvent commettre des atrocités les plus horribles... Je ne prends pas au sérieux les gens à chaussures. Sans un peu d'esprit humoristique, il serait impossible de vivre en Haïti parmi ces gens-là, dans la classe à chaussures >>2.

Devant cette situation, et vu l'histoire du peuple haïtien, ces affronts ne pouvaient rester sans conséquence, surtout au sein de l'élite, qui, d'un coup, a vu basculer sa main mise économique, et ridiculiser sa francophilie maladive. Alors, l'élite se rebiffe. Des intellectuels comme Jean Price Mars, allaient prendre la tête d'un mouvement qui aura des répercussions internationales, connu sous le nom d'Indigénisme ou de Négritude. Mais, il faut éviter de voir dans la poussée nationaliste des tenants de la négritude, une simple lutte culturelle. Sur la scène politique, le vieux combat entre les deux fractions, Noirs et Mulâtres, de la bourgeoisie, pour le contrôle politicoéconomique du pays, allait être rallumé par l'occupant, au profit des peaux claires. Entre-temps, et sous le silence coupable de cette même élite, on massacrait les paysans qui s'étaient soulevés contre l'intromission brutale des forces américaines dans leur cadre de vie. L'élite, en somme, luttait pour la conservation du statu quo. C'est

1 Trouvé dans le texte du cours de J.M. Richard : << La sociologie historique du système éducatif haïtien >>.

2 Ibid

pourquoi à partir du choix que firent les Américains de s'ingérer dans le système éducatif, foyer de reproduction du schème social corrompu de l'élite, la tension allait s'aggraver considérablement.

Cependant, l'élite ne pouvait cacher la putréfaction effective d'un système éducatif qui, après plus d'un siècle de fonctionnement donnait le résultat bancal et scandaleux que seulement trois pourcent d'enfants entre cinq et dix-huit ans fréquentaient l'école. Les remarques des nationaux aussi bien que des occupants fusaient pour dénoncer la débâcle du système. Bien avant l'occupation, dans son ouvrage << Les lettres de Saint Thomas »1, Anténor Firmin soutient que : << L'idéal de nos classes dirigeantes parait être de conserver soigneusement l'ignorance de la masse, afin de s'en servir comme un marche-pied et d'en tirer tous les profits aussi sordides qu'égoïstes ». Certains officiers américains ne cachaient pas leur morgue devant l'état catastrophique de l'éducation à leur arrivée. C'est ainsi que le major Smedley Butler eut à signaler : << Le système est déplorable. En fait, il n'existe point de système d'éducation. Il en existe un sur papier avec des milliers d'enseignants. Il y a peu de bâtiments, d'écoles dignes de ce nom pour les classes pauvres. Dans bien des cas, les bâtiments sont loués et n'appartiennent point à l'Etat »2. D'après le général Elie Cole : << Le système d'éducation est strictement politique. Les instituteurs ne reçoivent pas de traitement adéquat. D'une manière générale, ils doivent leur poste à un ami au pouvoir ; on ne s'attend pas à ce qu'ils remplissent vraiment leur tâche ». Le dénuement, l'insalubrité, la médiocrité, l'incompétence sautent aux yeux des étrangers et des nationaux. Si, au début de l'occupation, les Américains feignaient de ne pas être intéressés par l'éducation, rapidement, ils allaient tenter de se l'approprier et de transformer ses objectifs. D'ailleurs, l'occupation ne saurait exister sans mainmise sur les esprits. Par l'éducation, l'occupant entend imposer sa culture, son mode de pensée et d'organisation du travail. << Le système d'éducation a pour fonction la pénétration et la poursuite de la domination politique et économique, souligne Charles Tardieu »3. Ainsi, pour s'imposer, continue Tardieu4 :

<< L'occupant adoptera une stratégie sur trois fronts. Premièrement, les forces d'occupation chercheront à neutraliser l'instruction publique haïtienne. Les tracasseries administratives, les refus d'allocation ou d'approbation de budget, le blocage systématique de toute initiative haïtienne pour améliorer les services d'instruction ou pour en créer de nouveaux (écoles normales, écoles industrielles, écoles professionnelles agricoles) sont en fait partie de cette stratégie devant conduire à la prise en main de l'instruction publique par l'occupant ».

1 Ibid

2 Ibid

3 Charles Tardieu. Op.cit, page12. page 158.

4 Ibid.

Dans cette otique, et avec l'approbation du président Sudre Dartiguenave, on fit venir un ancien superintendant d'écoles de Louisiane : Lionel Bourgeois, pour occuper la fonction de superintendant de l'instruction publique en Haïti. Ce dernier recommande au ministère de l'Instruction publique de faire venir vingt-six inspecteurs américains pour superviser le système. La proposition fut rejetée par le gouvernement haïtien. Mais, pour asseoir la concrétisation de son programme, le major Smedley Butler, suivi d'une cinquantaine de soldats, fit irruption dans les chambres où l'Assemblée Nationale devait voter une constitution conforme à l'avis de l'élite bourgeoise sur la souveraineté nationale. Il procéda à sa dissolution. Intrusion ouverte ! Scandale ! L'élite conçoit cette situation comme un cataclysme, une gifle en plein visage. Elle devait réagir. C'est ainsi que se déclencha un virulent mouvement anti-impérialiste, anti-américaniste, lié à une crise d'identité culturelle aigue. D'où ce retour vers la mater africa des valeureux ancêtres, ce besoin de réhabiliter nos racines.

2-L'éveil de la conscience haïtienne, percée de l'indigénisme et questionnement sur
l'identité nationale haïtienne.

Dantès Bellegarde, fervent adepte de la culture française, ministre de l'instruction publique à l'époque, bouillonnait en présence des objectifs de la politique éducative que se proposait d'élaborer l'occupant. J. M. Richard explique que lorsqu'en 1918, ce dernier fit une demande de fonds pour augmenter le traitement des instituteurs, John Mc Hllhenny, en guise de réponse, sortit de ses archives le vieux projet de Lionel Bourgeois concernant la nomination de vingt-six inspecteurs américains. Alors, le ministre rétorqua en signalant que, compte tenu de la formation différente des inspecteurs américains, de l'ignorance de notre langue, il leur serait impossible, du point de vue pédagogique, de répondre à leur fonction. Il osa même ajouter que des inspecteurs de la Louisiane ou de l'Alabama ne peuvent pas aimer les petits nègres haïtiens peuplant nos écoles. Mais, l'idée que seul le contrôle complet du système éducatif peut sauver le système scolaire haïtien continue de faire son chemin dans la pensée de l'occupant. Aussi, Lionel Bourgeois eut à écrire dans un rapport : << En fait, je suis convaincu qu'à moins que l'occupation prenne en main la direction de l'enseignement primaire, il n'y aura point de solution au problème scolaire. C'est un fait incontestable que les Haïtiens sont incapables d'administrer d'une manière adéquate le système scolaire ». Le représentant militaire Thomas Snowden allait jusqu'à affirmer que seuls << des professeurs

blancs civilisés et instruits pouvaient mener à bien cette tâche >>1. Vers la fin de 1922, l'évolution des concertations conduisit à la formule de la création du Service Technique de l'Agriculture et de l'Enseignement Professionnel au sein du Département de l'Agriculture. L'objectif de cette école et beaucoup d'autres qui vont suivre pendant toute la période de l'occupation, est un processus de régénération en spirale, souligne Paul Moral, une éducation améliorée entraînant une productivité accrue ; la productivité accrue assurant des niveaux de vie plus élevés ; les niveaux de vie rehaussés permettant des dépenses supplémentaires pour un nouveau progrès de l'éducation.

Il est à remarquer qu'à travers ces joutes verbales pour le contrôle du système, la masse populaire reste en dehors de la discussion. On discute même à ses dépens et toujours dans une vision plus large, à sa perte. Le projet américain veut éduquer surtout la classe paysanne pour mieux la prolétariser. C'est pourquoi son modèle éducatif est axé surtout sur la technique agricole, et d'autres branches de l'industrie, qui permettrait une meilleure performance au profit de la reproduction du capital, toujours dans une vision globale d'exploitation du système capitaliste. L'élite bourgeoise traditionnelle veut à tout prix barrer la route à ses homologues exploitants américains, car la conservation du statu quo, fait perdurer sa suprématie, et lui conserve ses privilèges de classe. A ne pas oublier que l'éducation, chose politique, tend à reproduire le système, d'où son caractère utilitaire. En ce sens, les éléments de la masse ne sont que des pions dans le jeu des colonisateurs étrangers ou nationaux. Des deux côtés, et de manière historique, ils sont considérés comme négation d'être, négation de culture, << imperméable à l'éthique, absence de valeurs, mais aussi négation des valeurs. Il est le mal absolu. Elément corrosif, détruisant tout ce qui l'approche, élément déformant, défigurant tout ce qui a trait à l'esthétique ou à la morale, dépositaire de forces maléfiques, instrument inconscient et irrécupérable de forces aveugles >>2. C'est ainsi que pour le général Élie Cole : << S'il n'y avait pas les écoles congréganistes, Haïti régresserait absolument dans le barbarisme. Elles sont les seules sources de lumière à travers tout le pays >>3. Alors, seulement les gens qui ont accès à ces écoles, peuvent être considérés comme à peu près humains. Selon cette vision, la majorité de la population est d'une tout autre substance qu'humaine. C'est dans cet optique, qu'en 1910, des auteurs américains, comme Heskett Pritchard, décrivent la position de l'élite comme une <<étrange greffe >> entre le parisianisme et la sauvagerie. Alors, cette bande de sauvages de la paysannerie devrait être pacifiée, et éduquée pour les besoins du renforcement du capital américain. << Le principal problème de l'occupation américaine a été la pacification de la paysannerie haïtienne, soutient Lannec

1 Trouvé dans le texte de J. M. Richard << La sociologie historique du système éducatif haïtien >>.

2 <<Les damnés de la terre >>. Dans cette citation Frantz Fanon explique comment le colonisateur percevait l'indigène. L'explication garde toute sa signification dans le contexte de notre approche.

3 Trouvé dans le texte de J. M. Richard << La sociologie historique du système éducatif haïtien >>.

Hurbon1, souvent dépossédé et contraint à des travaux forcés sur les routes. Des milliers de paysans ont été massacrés, tandis que d'autres étaient acheminés, dans le nord du pays, vers le camp de concentration Chabert >>. Sous le silence complice, ou avec la participation active du gouvernement et des élites.

Dans l'ouvrage << Le roi blanc de la Gonâve >>2, devenu célèbre au début du siècle à travers les EtatsUnis, puis en Europe et jusqu'au Japon, 10 millions d'exemplaires vendus, le lieutenant Faustin Wirkus, fusilier marin, raconte lui-même les carnages qu'il commit pour sauver le peuple haïtien du << cannibalisme et de la magie noire >>. Pour lui, ceux qui protestent contre l'occupation, les cacos, sont en même temps des adeptes du vodou, donc dignes à être éliminés compendieusement. La conscience culturelle de la bourgeoisie sommeillait jusque là... Vers les années 1920, << inspirés par les nouvelles idées, et encouragés par la mode de l'art africain, par le succès des écrivains de la Harlem Renaissance, par la vogue du jazz qui faisait l'admiration des intellectuels parisiens, bien des poètes haïtiens clamèrent et proclamèrent non seulement leur négritude mais leur viscérale africanité >>3. L'Ethnologue J.P Mars s'érige en chef de file, il publie << Ainsi parla l'oncle >>, un essai d'ethnologie qui allait faire un premier pas vers une tentative de compréhension du schème religioso-culturel de la grande majorité de la population. C'est de là que L'auteur et ses disciples assimilèrent les causes fondamentales des problèmes du pays au << bovarysme collectif4 >>, qui se permettait de considérer la réalité haïtienne comme une variance tropicale de celle de la France.

Révolutionnaires, paradoxales, les mots ont afflué pour cataloguer les thèses du Docteur J.P Mars. Acceptées de manière controversée par cette élite qui jusqu'alors se voulait française, comme la réflexion de Jean Baptiste Cinéas le fait sentir : << Nous ne sommes pas africains, nous ne voulons pas être africains ; mais en dépit de nous-mêmes, nous avons hérité beaucoup de l'âme africaine >>5. Eveil de conscience ou crise identitaire ? Mais la discussion prit un chemin de non-retour.

<< Ignorées jusqu'alors, c'est grâce à << l'oncle >> et à ses disciples de l'institut d'Ethnologie que la langue, la religion et les coutumes du monde paysan commencèrent d'être étudiées, et que les poètes et les romanciers y cherchèrent l'inspiration. En 1944, le centre d'Art se donna pour mission de promouvoir et d'aider la peinture d'artistes issus du peuple. Les groupes choraux commencèrent à inscrire des chansons paysannes en créole à leur répertoire, et les compagnies de danse en firent de même pour les danses

1 Lannec Hurbon. «Les mystères du vodou», page 54

2 Ibid, page 56.

3 Léon-François Hoffmann. Op.cit. Pagr 62. page 64

4 << La faculté que s'attribue une société de se concevoir autre qu'elle n'est. Attitude étrangement féconde si cette société trouve en elle-même les ressorts d'une activité créatrice qui la hausse au-dessus d'elle-même parce qu'alors la faculté de se concevoir autre qu'elle n'est devient un aiguillon, un moteur puissant qui la presse à culbuter les obstacles dans sa voie agressive et ascensionnelle. Démarche singulièrement dangereuse si cette société alourdie d'impedimenta, trébuche dans les ornières des imitations plates et serviles. (...) >>. J.F. Mars. Ainsi parla l'oncle. Page xxxviii.

5 Jean-Baptiste Cinéas. «La vocation de l'oncle»1965, p 43. (Cité par L. F. Hoffmann, page 49).

paysannes. On commença à admettre que le créole est une langue à part entière et le vodou autre chose qu'un ramassis de superstitions primitives >>1.

Alors, à travers les oeuvres artistiques de l'époque, on allait assister à un vaste mouvement du culte de l'africanisme. Des phrases qui feraient rebondir d'horreur la bourgeoisie d'alors, sont acceptées calmement. Comme quand René Depestre dans « Bonjour et adieu à la négritude >>2, expose :

« Qu'en Haïti, l'Afrique manifeste sa présence à travers un ensemble de perceptions, de représentations, de réflexes, de particularités psychologiques, de formes d'aliénation religieuse, d'expériences de travail, de traditions orales, de rythme de danses et de chansons qui se traduisent dans le vodou, dans l'artisanat, la culture de la terre. Le folklore, la structure de la langue parlée par le peuple haïtien, le créole, et dans d'autres manifestations de la sensibilité et de la vie psychologique du peuple qui sont le résultat d'un long processus de métissage et de syncrétisme culturels >>.

Mais, ce renouveau dans la culture a eu un caractère superficiel, et même aliénant. Superficiel, dans la mesure où, les études menées sur la culture et les mythes de la masse se firent dans des cadres créés par les ethnologues. Et, le vodou continuait à être refoulé systématiquement par les autres schèmes religieux avec l'aide de l'Etat, et de l'élite. Les campagnes anti-superstitieuses qui ont eu lieu pendant toute cette période en disent long sur la mystification de cette prise de conscience identitaire. Aliénant, parce que l'être haïtien est toujours considéré comme dérivé totalement d'une certaine sorte d'extériorité. L'haïtianisme est toujours refoulé au profit d' « autres >> formes d'identité, l'africanisme ou le latinisme français. L'haïtien n'est jamais appréhendé dans ses spécificités culturelles, identitaires et sociaux propres.

En plus, les conditions de vie matérielles de la population n'ont pas fait partie du débat, on a voulu dissocier la culture du tout social, pour l'analyser de manière isolée. Ce qui laisse à comprendre que la négritude était une idéologie et une vogue bourgeoise. René Depestre3 l'explique bien quand il écrit :

« Malheureusement, le plus souvent le concept de la négritude est utilisé comme un mythe qui sert à dissimuler la présence sur la scène de l'histoire de bourgeois noirs, qui se sont constitués en classe dominante, et qui, comme toute classe qui en opprime une autre, a besoin d'une mystification idéologique pour camoufler la nature réelle des rapports établis dans la société >>.

A noter que malgré les controverses qui animent ce mouvement, il a présenté une importance capitale dans la lutte contre l'occupation américaine, et ouvert le champ à d'autres études chaque fois plus approfondies sur les réalités socio-culturelles de la nation. En attisant la conscience nationale d'une partie de l'élite, cet anti-américanisme allait déborder le vase pour atteindre, sous la poussée également des affronts de l'occupant, le

1 Léon-François Hoffmann. Op.cit, page 62. Page 47.

2 René Depestre. « Bonjour et adieu à la négritude >> 1980, page 48-49. Cité par Léon François Hoffmann, page 50.

3 Ibid, page 51.

mouvement des étudiants haïtiens, qui, après la lutte des cacos, allait prendre le flambeau du combat contre les forces étrangères.

3-Les actions collectives d'étudiants haïtiens.

La réforme proposée par les américains, en s'asseyant sur la technique et les travaux manuels, allait rencontrer rapidement un obstacle majeur. La majorité des jeunes de la petite bourgeoisie qui fréquentait l'école, voulaient embrasser exclusivement des carrières comme le droit, la médecine, le commerce, les fonctions bureaucratiques, parce qu'elles sont les seules valorisées par l'élite. Aucun engouement n'est manifesté pour l'agriculture et les options professionnelles qui donneraient les ouvriers qualifiés dont avait besoin le pays selon la vision américaine. C'est ainsi que Dr Freeman eut à dire que : « Quand un trop grand nombre de gens instruits et un surplus de chômeurs rompus aux lettres classiques se mettent à ronger leur frein au contact de la pauvreté, ils deviennent du même coup des agitateurs et des facteurs d'instabilité politiques »1. Aussi s'est-il appliqué à transformer le système.

Mais c'était mal compter avec les attaques répétées de l'élite. Elle rappelait sans arrêt l'importance de l'héritage culturel du monde latino-américain, la philosophie de ses peuples, les risques de l'anglo-saxonisation, le danger de la croissance du matérialisme utilitaire. Tout au cours de l'occupation américaine, l'éducation s'est constituée en un champ de violentes controverses idéologiques. Malgré les avantages dont bénéficiait le Service Technique sur le plan financier, il s'avéra difficile de recruter les premiers élèves pour les écoles établies dans le pays. J. M. Richard rapporte qu'à cette difficulté initiale s'ajoutait le problème de la répartition des bourses, le malaise pour définir les conditions d'admission, la faible propension des candidats pour les travaux manuels, etc.

La tension culmina d'un cran lors d'une face à face entre les étudiants et le Dr Freeman, le 31 octobre 1929. Avec une arrogance consommée, ce dernier signalait aux étudiants de la faculté d'Agronomie, que si le fonctionnement de l'école ne les satisfaisait pas, ils pouvaient dégager les lieux, et on procédera rapidement à leur remplacement. Ce fut comme la dernière goutte d'eau qui devait renverser le vase. Pour protester contre l'arrogance du responsable, les étudiants choisirent de parcourir à pied, en file indienne, les huit kilomètres qui séparent

1 Trouvé dans le texte du cours de J.M Richard « La sociologie historique du système éducatif haïtien ».

Damiens de Port-au-Prince. Ils déclenchèrent la première grève de l'histoire de l'éducation en Haïti. Cette grève s'étendit rapidement à l'École Nationale de Droit, à l'École de Médecine, à l'École des Sciences Appliquées, à l'École Normale d'Institutrices, à l'École des arts et Métiers. La journée du 8 novembre 1929, fut riche en effervescence. Lors d'une manifestation, la résidence de Freeman a essuyé des jets de pierres, pendant que la foule vociférait : << A bas Freeman, à bas les experts ». Tout de suite après, dans un geste symbolique, la foule prit la direction du monument de J.J. Dessalines, Père de la patrie. Sous les ordres de Freeman, les forces de l `ordre tirent des coups de feu sur les étudiants, ce qui envenime la situation au point que la grève mobilisa l'administration publique et les diverses écoles du pays. Le président, sous la poussée des événements, eut à faire des concessions qui n'eurent aucun effet valable sur les tenants du mouvement, jusqu'à ce que l'on passât à la loi martiale en vigueur le 4 décembre. En fin de compte, une commission spéciale dirigée par Dr Robert Moton1, fut chargée d'étudier les problèmes scolaires en Haïti. Ce dernier a analysé la situation pour finir par conclure que :

<< Les Haïtiens appartiennent généralement à la race noire. Ils sont fiers de leurs réalisations en tant que peuple nègre. Ils savent que la race blanche est dominante dans le monde d'aujourd'hui et ils méprisent amèrement l'air de supériorité qu'affiche un membre quelconque de la race blanche que cette position puisse lui conférer. Ils sont fiers de leur remarquable contribution dans le domaine de l'histoire, la littérature, la poésie ; des sculpteurs et musiciens qu'ils ont produits ; des médecins et avocats, les hommes d'État, les dirigeants qui se sont distingués. Toute indication qu'une race les considère comme inférieurs est une source de mépris, et la manifestation d'une telle attitude est une animosité marquée à l'égard de cette race ».

Le projet éducatif américain avec sa philosophie utilitariste a échoué piteusement face au conservatisme des élites haïtiennes. Entre-temps, l'éducation en général n'a connu aucun essor véritable. Pendant que l'élite et les occupants discutaient leur suprématie, la masse croupissait dans l'analphabétisme. L'accès aux écoles restait considérablement limité. Par ce modèle éducatif, l'occupant entendait imposer sa culture, son mode de pensée et d'organisation du travail. Mais, en plus de l'aliénation de sa philosophie de l'éducation, son arrogance, son racisme, sa méconnaissance de la réalité sociale haïtienne a contribué grandement à l'échec de sa politique. Il est à souligner également que avec l'occupation, les disparités urbaine/rurale en matière d'éducation se sont renforcées, sous la poussée de la centralisation à outrance que la politique américaine a instituée, et également en laissant la gérance des institutions scolaires à deux structures différentes ; l'enseignement rural sur la charge du ministère de l'agriculture, et l'enseignement urbain sous l'obédience du ministère de l'éducation nationale. Ce qui a accentué la tradition de deux modèles d'éducation pour un peuple et renforcé le caractère utilitariste du système scolaire.

1 Ibid.

Pour conclure, Charles Tardieu1 a fait une synthèse assez pertinente de la situation quand il

explique :

<< Le service technique, création de l'occupation, symbole d'une menace à l'hégémonie instructionnelle de la bourgeoisie, n'a pas eu le temps de faire ses preuves ni d'imposer son existence à côté de l'école traditionnelle classique. Une fois écartés les obstacles matériels dressés par l'occupant, la bourgeoisie haïtienne rétablit l'équilibre antérieur en faveur de l'instruction classique. Les efforts de l'occupant pour changer l'orientation des institutions d'enseignement aboutissent à un échec parce qu'on n'avait pas su déceler que l'école classique à la française avait aussi une fonction de différenciation sociale et de justification économique que la bourgeoisie s'empresse de rétablir à la première occasion ».

4- Le malaise fonctionnel des écoles rurales et urbaines.

La littérature éducative est prolixe sur l'inégalité scolaire entre le monde rural et urbain en Haïti. Que le niveau primaire soit standard dans certaines régions, ou que souvent les élèves doivent parcourir des kilomètres pour atteindre le centre d'enseignement le plus proche, ce sont des données connues de tous. Si nous ajoutons le malaise d'ordre relationnel entre élèves et enseignants ; la précarité de l'équipement didactique, le problème de la rémunération du corps enseignant, du personnel scolaire, la vétusté, l'insalubrité des locaux scolaires... ce macabre tableau a déjà été présenté par divers auteurs. Léon-François Hoffmann2 en présente un résumé bien pertinent, quand il explique que dans le milieu rural :

<< Les enfants passent leurs années de scolarité à acquérir une connaissance du français susceptible de leur ouvrir l'accès aux postes subalternes dans le commerce et l'administration. La majorité des petits prolétaires et des fils de paysans ne reçoivent aucune instruction. Les enfants de la masse qui arrivent à fréquenter une école rurale ou de quartier reçoivent, de maîtres généralement peu préparés et encore moins rémunérés, un enseignement dispensé dans une langue qui leur est étrangère. Frantz Lofficial signale qu'en milieu rural << à peine 2% de l'effectif inscrit en première année atteignent l'objectif du certificat d'études primaires ». La plupart de ceux qui n'abandonnent pas se retrouvent, même après plusieurs années d'école, pratiquement aussi démunis qu'au départ ».

Ce qui nous importe ici, c'est la part de l'aliénation qui se trouve incubée dans ces disparités fonctionnelles entre les écoles rurales et urbaines. Une aliénation dans un sens tant social que culturel, dans la mesure où à travers cette école, l'individu est conduit petit à petit à accepter sa condition économico-sociale comme naturelle. Un processus mené au contact d'un système qui met en place tout un dispositif pour convaincre les adhérents de leur incapacité. Le redoublement répété, l'imposition d'une langue d'enseignement que l'apprenant ne

1 Charles Tardieu. Op.cit. Page 12. Page 163.

2 L. F. Hoffmann. Op.cit, page 62. Page 8.

maîtrise pas, des méthodes et des programmes qui le chosifient et le déracinent, ont fini par le transformer en victime, à lui inculquer, à grand coups de violence symbolique et physique, ce complexe d'infériorité, qui le pousse à se considérer comme diminué. Le système finit par incruster dans son mental, le sentiment qu'il est responsable de sa situation, parce qu'il n'a pas pu réussir là où d'autres l'ont fait. Ainsi donc, les tenants du système peuvent dormir sur leurs deux oreilles, car la victime transformée en masochiste, les déresponsabilise pour accepter sans trop rechigner, son infortune, sa position sociale de paysan, concept, qui, au cours du temps, s'est assimilé à l'imbécile, au nigaud. Donc, l'inégalité scolaire rurale/urbaine est une création du système capitaliste, à son niveau de développement intérieur, pour assurer sa perduration, parce qu'il s'alimente dans la source même de ces types de contradictions. La configuration de notre système éducatif n'est que la réplique atténuée de la structure pyramidale saint-dominguoise, un schème que l'indépendance nationale de 1804, hypothèque dès sa formation par la position de l'élite, n'est pas arrivée à rompre même après plus d'un siècle de fonctionnement. En effet, mise à part la débâcle du 19e siècle au niveau de la mise en place d'une politique éducationnelle susceptible de répondre aux besoins de la majorité, le 20e siècle, avec son cortège de réformes, n'a réussi qu'à dépeupler les campagnes en tentant d'éliminer une à une ses modes de survie. Un tableau tiré du livre de Tardieu nous présente en gros plan la configuration des disparités scolaires rural/urbain pendant une grande partie du 20e siècle :

Tableau 2 : Comparaison des taux de scolarisation1
(Années 1953-54, 1971 et 1982)

 

1953-54 (252)

1971 (263)

1982

Rural

 
 
 

Féminin

 

15.5

 

Masculin

 

19.0

 

Total

10.7

17.3

55.5 (274)

Urbain

 
 
 

Féminin

 

15.5

 

Masculin

 

19.0

 

Total

90.9

64

108.5 (27)

National

 
 
 

Féminin

 

25.5

 

Masculin

 

28.2

 

Total

19.9

26.9

42 (27)

Donc, ce tableau nous laisse à comprendre, que cette période connue sous le nom de l'époque de la démocratisation, n'a fait que continuer une politique vieille de plus d'un siècle. D'ailleurs, le concept démocratie même, pose problème dans sa conception, car, si la démocratie se définit comme le pouvoir du peuple, donc un pouvoir contrôlé par la majorité, elle se révèle impossible d'être effective dans le système capitaliste, puisque ce dernier cherche plutôt par tous les moyens à aliéner politiquement le peuple, à le mettre au dehors des rouages de fonctionnement du pouvoir, qui en vient à travailler non au profit de cette majorité qui devrait être le pilier de la démocratie, mais au profit de la minorité, qui, au cours de l'histoire s'est accaparé des moyens de production, pour finir par instituer la domination comme politique de fonctionnement. Par conséquent, si démocratie et capitalisme forment un couple

1 Pour les enfants de 5-14 ans.

2 Calculs basés sur des estimations de l'HIS (Institut Haïtien de Statistique), de 1956, Annuaire No 23, d'après enquête, P. 16-18. A noter que sur la population des 7-14 ans les urbains représentent 11.4% (dont 55.6% sont du sexe féminin) et les ruraux 79.3% (dont 49% sont de Sexe féminin).

3 Tirés de I.H.S, de 1979 ( Population urbaine à 20.7% dont 55% sont du sexe féminin et rurale à 79.3% dont 49% sont du sexe féminin sur une population totale où les femmes représentent 52%).

4 DEN, 1983 Annuaire No. 5:3 Ces chiffres (TBS) provenant de l'Unité de statistiques de MEN sont encore moins fiables que ceux de l'IHS parce qu'ils sont compilés avec une très grande légèreté,sans aucun contrôle des enquêteurs, ni aucun test de vérification. Cependant, si nous sommes bien conscients de leur validité relative et ne les utilisons qu'à titre d'indicateur de tendance ils peuvent servir d'étalon de comparaison pour nous permettre de saisir les fondements de phénomènes plus généraux qui autrement resteraient isolés et incompréhensibles.

Source : Haïti. IHS, 1956 ; Haïti. IHS, 1979 ; Haïti. DEN, 1983.

mal assorti, le système éducatif, élément du tout social, ne saurait prétendre à la démocratisation. Ces considérations
emmènent directement à l'analyse de la débâcle de la démocratisation scolaire dans l'histoire contemporaine d'Haïti.

5-Les dérives de la démocratisation scolaire haïtienne.

Le 24 août 1934, les mobilisations internes contre les forces américaines ont finalement atteint leurs objectifs. La population, émue, pouvait assister à la descente du drapeau américain, symbole d'opprobre pour le peuple, de tous les mâts du pays. Mais l'occupant, pendant plus de quinze ans, a travaillé sciemment à maintenir, même de loin, sa suprématie dans toutes les sphères du social. L'éducation n'a pas échappé à ce déterminisme.

En effet, dans ce domaine, Maurice Dartigue, ayant été bénéficiaire de bourse dans l'une des universités des Etats-Unis, allait poursuivre la politique américaine en matière d'éducation. Ce que des auteurs, comme Charles Tardieu, présentent comme la grande « Réforme de Dartigue », n'est autre que la suite du projet américain pour professionnaliser le milieu rural en vue de satisfaire la demande croissante de main d'oeuvre des compagnies étrangères du monde international, plus particulièrement caraïbéen. Au cours de cette première moitié du 20e siècle, la scène internationale était dominée par la percée fulgurante de la puissance américaine, avec une nécessité accrue d'attirer des flux de travailleurs dans une sorte d'internationalisation de la main d'oeuvre, une réplique moderne du commerce triangulaire. A remarquer que pendant toute l'époque de l'occupation, des milliers de paysans ont laissé le pays pour les « batey » de Cuba et de la République Dominicaine, pour approvisionner leurs champs de canne à sucre en main d'oeuvre à bon marché.

Malgré les menées de la bourgeoisie francisée et africanisée contre le plan américain, Dartigue réussit à faire fonctionner les écoles professionnelles mises en place depuis l'occupation. Il croit ferme en « l'efficacité d'un système d'instruction avec un secteur rural complètement détaché du secteur urbain »1. C'est ainsi que l'attention du ministre sera portée plus particulièrement vers l'école rurale, car d'après le réformateur : « Nous avons en face de nous une masse paysanne arriérée, vivant en dehors de toute notion de civilisation moderne... » Donc l'emmener à la « civilisation » par l'instruction est sa seule planche de salut. Sur ce, va être enclenché le début de ce que l'on a l'habitude d'appeler dans la littérature éducationnelle d'Haïti « la démocratisation scolaire ».

1 C. Tardieu. Op.cit. Page 12. Page 22.

Sous la plume de Charles Tardieu, la démocratisation de l'École Haïtienne a connu deux périodes ; l'une amorcée par Dumarsais Estimé, avec le début de l'intromission des organismes étrangers dans la sphère éducative nationale, et celle de François Duvalier qu'il appelle démocratisation violente, parce que dominée par l'anarchie, la violence, et la culture de la peur qui ont caractérisé cette période.

Le mouvement de la négritude éclaté au cours de l'occupation, comme nous le disions tantôt, cachait sous sa portée nationaliste une lutte économique entre les propriétaires terriens conservateurs et les proindustrialistes plus ouverts aux réformes américaines. En plus, le règne des mulâtres relancés et entretenus par l'occupant faisait sortir les griefs de la petite bourgeoisie noire qui attendait la première occasion pour reconquérir les avantages politico-économiques du pouvoir. D'où les torsions qu'ont élaborées Lorimer Denis et François Duvalier pour présenter le problème du préjugé de couleur comme une lutte entre la minorité mulâtre et la grande masse noire, transformée sous leurs plumes, en classe homogène opprimée. Le racisme, en ce sens, devient une ruse politique pour l'accaparement du pouvoir. René Depestre exprime cette idée, quand il écrit dans Bonjour et Adieu à la négritude que les Griots en s'appropriant des idées de J.P. Mars les déformèrent considérablement pour pouvoir en déduire << en toute hâte que c'est le facteur génétique, racial, qui fonde le caractère national d'une culture, et non les conditions de développement historique propres à chaque pays >>. Pendant cette période, on en vient même à faire l'apologie du racisme. Dans le Matin du 4 mai 1934, René Victor1 écrit que : << Le racisme comme force spirituelle est l'unique planche de salut (...). N'ayant pas le sens des solidarités raciales et ethniques, l'Haïtien n'est mu par aucune conscience nationale. Il faut développer l'orgueil racial dans le coeur des jeunes nègres >>. Poussée des options démagogiques : le racisme selon ce dernier doit remplacer dans le coeur du peuple la conscience nationale, qui, pour lui, est inexistante. C'est sur la base de ces élucubrations politiques que nous allons assister à l'entrée au pouvoir des hommes comme Dumarsais Estimé (1946-1950), Paul Eugène Magloire (1950-1956) et François Duvalier (1957-1971).

Selon le point de vue de Charles Tardieu, le tableau général de la période 46-56, présente une stagnation dans le domaine de l'instruction malgré la réforme Dartigue des années 40. << Elle reste un privilège réservé à un très petit nombre malgré l'augmentation appréciable du nombre des établissements scolaires >>2 (Optique, 1955). L'auteur avance qu'en 1953-54 avec un taux de scolarisation national de 19%, réparti en 17.3% pour les zones rurales et 64.0% pour les zones urbaines. Un tableau criant pour plus d'un siècle d'indépendance,

1 Cité par L.F. Hoffmann. Op cit, page 62. Page 8.

2 C. Tardieu. Op.cit, page 12. Page 11.

surtout que les structures scolaires disponibles restent toujours à désirer. Les écoles congréganistes établies et à Port-au-Prince et dans certaines grandes villes de province dispensent une éducation calquée intégralement sur le modèle français et gardent le flambeau de l'excellence avec quelques Lycées qui veulent maintenir la rivalité. Mais en grand plan rien n'a vraiment changé, que ce soit au niveau de l'accès à l'instruction de la population, de la qualité de l'enseignement. La centralisation et l'exode rural inauguré par les forces de l'occupation allaient augmenter sensiblement l'effectif scolaire, toujours pour recevoir une éducation aliénante, qui dénie l'apprenant de toute humanité ou de toute notion de culture. C'est ce que C. Tardieu présente comme la démocratisation tempérée de l'avant Duvalier. Toutefois, il ne manque de nuancer sa réflexion en écrivant :

<< La démocratisation tempérée initiée sous l'occupation et qui aurait pris son vrai départ alors que Dumarsais Estimé était ministre de l'Instruction Publique pour prendre sa vitesse de croisière plus tard alors qu'il était Président de la République n'aura en fait été qu'une grande illusion, une opération démagogique à la faveur de laquelle la bourgeoisie haïtienne, sans distinction de couleur, et certains secteurs de la petite bourgeoisie haïtienne, eux aussi, sans distinction de couleur, auront consolidé les fondements économiques et sociaux du système d'éducation ».

Duvalier, arrivé au pouvoir à la faveur d'une crise qui a ouvert ses tentacules dans toutes les branches du social, allait passer 30 années au pouvoir, en instituant un climat de terreur généralisé dans le pays. Au cours de cette période le système éducatif allait connaître un tournant significatif. Charles Tardieu résume cette période qu'il dénomme démocratisation violente, en ces termes :

<< A partir de 1957 la démocratisation scolaire adopte l'allure du duvaliérisme (...). Ses effets sur le système d'enseignement sont, entre autres, la démocratisation violente qui est favorisée par la conjugaison de plusieurs facteurs comme la force brute du macoutisme, l'accélération du mouvement migratoire, l'urbanisation sauvage et la pénétration étrangère qui se fait à la faveur des progrès technologiques et culturels imposés de l'extérieur à la société haïtienne ».

Le débordement des flux de migrants qui se sont déversés sur Port-au-Prince et les autres villes de province a rompu les structures d'accueils insuffisants qui existaient jusqu'alors. De manière anarchique et ambiguë, l'école s'est ouverte brutalement à toutes les couches sociales sous la force du macoutisme. Les écoles congréganistes ont continué la distribution d'une éducation francisée et élitiste. Quant aux Lycées qui ont voulu maintenir la concurrence, ils craquèrent devant ce flux, puisque leurs structures même visaient la mise en quarantaine de la majorité, avec une langue étrangère comme langue d'enseignement, des méthodes et un programme déracinants, des locaux scolaires insuffisants. Nous entrons, avec cette démocratisation, dans l'institution de l'ère de l'échec scolaire. Dans son ouvrage Les Héritiers1, Bourdieu conceptualise ce phénomène à travers le capital culturel de l'individu qui aborde le parcours de l'enseignement. En ce sens, les fils ou les filles du

1 Bourdieu Pierre et J. C. Passeron. Les Héritiers. Edition Minuit, Paris, 1964.

paysan ou du prolétaire qui font leur entrée dans les structures scolaires se trouveront naturellement en position d'infériorité face à ceux de la bourgeoisie, car ces derniers détiennent un héritage culturel et social qui va les aider à se mouvoir plus facilement dans le bain scolaire. Surtout dans notre cas où ils sont détenteurs de la langue de l'enseignement, ignorée par la majorité.

Sous la timide capacité d'accueil des écoles existantes, vont se faufiler à l'horizon des écoles privées, sous la directive des autres congrégations religieuses particulièrement protestantes, qui se sont petit à petit installées pour propager la manière de voir américaine durant l'occupation. Et surtout pendant cette période, les institutions dénommées << écoles borlette» en Haïti, allaient entrer en scène pour absorber la demande qui se fait croissante au niveau de l'instruction.

Parallèlement, Duvalier, avec son appareil répressif, a entamé une vaste persécution contre le corps des enseignants. Les assassinats se sont mêlés à l'exil, au profit de la grande réforme enclenché au Québec, ou à l'alphabétisation de l'Afrique en voie de décolonisation, pour finir par laisser l'école haïtienne dénudée de toute compétence au niveau de l'éducation.

Au niveau du milieu provincial, l'école démocratisée de Duvalier a renforcé l'exode rural déjà accéléré sous la poussée de la désagrégation économique, et cette même démocratisation a joué le rôle idéologique de dévalorisation de tout ce qui touche au monde rural, tout en favorisant l'aliénation des apprenants. Un rapport des experts étrangers au niveau des agences internationales décrit cette situation en ces termes :

<< Le système scolaire actuel, financé par les impôts que paie l'ensemble de la population, aboutit à donner à des jeunes ruraux le mépris de leur environnement et des possibilités de le transformer. Il ne livre que quelques diplômés utilisables en fin de course - provenant surtout de Port-au-Prince et de quelques villes provinciales. (...) »1.

La démocratisation du système scolaire de la première version de Duvalier n'a été en fin de compte qu'une belle farce, une sorte de dédémocratisation de l'enseignement. Tardieu conclut par rapport à la politique duvaliérienne en matière d'éducation, que sa politique se limite exclusivement à permettre à certains de résoudre, pour le compte de leur groupe, leurs problèmes de statut social dans la nouvelle configuration sociale.

<< Son impact sur le système d'enseignement se résume en fait à un grand stigmate laissé par une peur du terrorisme duvaliériste et l'institutionnalisation du désordre généralisé représenté, entre autres, par le

1 C. Tardieu. Op.cit, Page 12. Page 173.

fourmillement de ces « écoles borlettes ». Par contre, le mérite de la démocratisation violente aura été d'avoir contribué à aiguiser les contradictions sous-jacentes au fonctionnement et aux conditions d'existence même de l'école et du système d'éducation en général ».

Aucun changement n'a été enregistré au niveau de la configuration de la structuration de notre système éducatif. Malgré les faux-semblants noiristes qui furent à la base de la prise de pouvoir des Duvalier, la rupture d'avec les valeurs qui ont servis de fondement à la charpente sociétale de l'époque coloniale esclavagiste n'a pas été effective. L'inégalité, la déshumanisation, la production de complexes d'infériorité ont traversé toute la longue période du marasme de la révolution duvaliériste et de sa prétendue démocratisation.

TROISIÈME PARTIE

Dimensions et perspectives d'une régénération de l'école haïtienne.

CHAPITRE 5
Les potentialités transformationnelles de l'École Haïtienne.

Dans ce chapitre, il sera question de faire l'historicité sommaire de la grande Réforme des années 1970, qui avait pour objectif la transformation structurelle et fonctionnelle du système éducatif, jugé inadapté et moribond par les teneurs de la réforme. Il nous importera de faire l'analyse et le bilan de cette réforme, plus de vingt ans après sa mise en application. Cette étude nous mènera également à questionner les discours mystificateurs des agences internationales de développement, qui veulent présenter le sous-développement, historiquement créé par elles, comme résultant du fonctionnement précaire du système éducatif et des autres institutions corollaires dans les pays dit sous-développés, et particulièrement Haïti. En fin de compte, nous mettrons l'accent sur les capacités d'éveil social de conscience à l'intérieur même des espaces éducatifs tout en considérant les limites de leur action à visées transformatrices, faute d'une insertion dans une logique de lutte sociale globale pour une transformation radicale.

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"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery