WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Désobéissance et liberté. Pourquoi un homme commence-t-il à  désobéir. Eléments pour une étude philosophique de l'action du juste de Bordeaux

( Télécharger le fichier original )
par Elodie Arroyo
Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne - Master 1 2004
  

précédent sommaire

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

IV

Partie conclusive

La contestation de la désobéissance civile dans la société : un danger pour la progression de l'humanité

Le terme même de « désobéissance » suscite un certain intérêt si l'on s'interroge sur sa définition: il est exprimé de façon négative ; on pose qu'il y a non obéissance à la norme qui régit, tout au moins régule, ordonne la vie en société. La désobéissance civile est un refus de se soumettre à une loi jugée par soi-même inique. Dès lors, il paraît compréhensible que cette forme de protestation, ponctuelle et interne, qui repose sur un « coup de force » puisque je décide de désobéir, et non pas d'obéir tout en clamant l'injustice de la situation, soit incompréhensible, voire redoutable pour certains. En outre, ce faisant, je m'expose moi-même à la sanction ; celle-ci n'a donc pas suffit à me dissuader : je décide de me sacrifier en tant qu'individu, pour quelque chose que j'estime supérieur en valeur à ma propre personne. Quoi de plus surprenant dans une société fortement individuo-centrée comme l'est la société européenne dans l'esprit du vingtième siècle ?

En effet, certains39(*) nous disent que le complexe est une des grandes idéologies développées au cours du vingtième siècle : la composition du réel nous apparaît multi-dimensionnelle, et l'intérieur de l'homme paraît si intriqué avec ce qui lui est extérieur, qui semble tellement complexe, qu'il est impossible pour l'homme de déterminer des lignes d'action, qui soient irrévocablement justes, pour avoir une prise sur sa vie ou sur le monde ; le seul élément qui semblerait conserver assez de substance face à ce désenchantement extrême, pour que l'on puisse garder pied, est l'individu. C'est un personnage que l'on pense volontiers autonome, qui occuperait le centre du monde dont il serait séparé et qui serait pour lui un objet, ce qui le rendrait alors maîtrisable ; ce serait une entité transhistorique et inébranlable. Ce ne serait pas le fruit d'un individualisme égoïste ni d'une « crise de la culture » : ce serait une autre culture, une philosophie, une organisation sociale, un projet économique, une Weltanschauung.

Dans un monde où, de mieux en mieux informés, nous nous sentons corrélativement de plus en plus impuissants, la seule valeur crédible devient donc celle de l'individu. Et la remettre en question reviendrait à nous plonger à nouveau dans une crise, dans l'a-utopie la plus déroutante. Le sacrifice de l'individu, à un dessein qu'il estime supérieur, peut donc faire peur à la majorité car cette majorité vit de manière habituelle, et donc a pu trouver un équilibre, dans l'absence de cette chose revendiquée par le désobéissant, et dans la croyance en la supériorité de l'individu, valeur que le désobéissant trahit.

Pour mieux comprendre, il faut remonter dans le temps. L'individu est la clé de voûte de la construction de la démocratie ; l'égalité entre les individus en est le fondement le plus important. De là découle la solidité du système. Mais cette égalité, nous disait Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, peut être interprétée comme la nécessité d'un conformisme par les membres de la société. Le principe d'égalité des individus devant la loi peut dériver vers une forme plus générale d'égalité sociale dont chacun se fait le garant, de « moyennisation » des conduites, de sorte que celui qui dépassera cette médiocrité sera rappelé à l'ordre ou stigmatisé en tant que danger pour l'équilibre général, peut-être aussi par jalousie de la part des autres. Pour Tocqueville, c'est le danger de toute démocratie qui conduit à l'apathie sociale, à l'aveuglement des citoyens, au repli sur soi aux dépens de l'intérêt collectif. Cet individualisme poussé n'est donc pas seulement peu propice à l'épanouissement d'une réflexion sur l'amélioration de la justice et de la vie collective, mais peut aussi l'étouffer, le censurer, le réprimer.

C'est en ce sens que Jürgen Habermas a écrit son article Le droit et la force. Un traumatisme allemand 40(*).En 1983, des mouvements pacifistes allemands manifestent massivement contre l'implantation de nouveaux missiles sur le territoire de la RFA ; la position gouvernementale étant d'ores et déjà arrêtée, leur opposition apparaît illégitime, voire immorale nous dit-il, aux yeux des responsables politiques et des intellectuels. Les procédures légales ayant été dûment respectées et les recours épuisés, le refus d'obtempérer et de soumettre à la loi relève, pour les élites et les partisans de la course aux armements, d'une violence pure et simple qui met en péril l'équilibre constitutionnel si chèrement acquis, en Allemagne plus qu'ailleurs. Or l'opposition est d'ordre politique : la décision est jugée injuste par les manifestants.

L'on voit que leur condamnation, même si elle n'est que verbale, révèle une condamnation bien plus large : celle de la désobéissance civile en général, qui n'aurait plus sa place dans une société démocratique mûre. La mentalité néo-conservatrice du début des années 1980 y entrevoit une menace pour la démocratie, alors que pour Habermas, « si menace pour la démocratie il y a, c'est à ces fantasmes paranoïaques et répressifs qu'il faut l'attribuer, plutôt qu'aux éventuels débordements, naturellement toujours possibles, du mouvement protestataire ». S'il y a un problème, il se situe bien dans l'attitude du « légalisme autoritaire de ceux qui, usant du pouvoir de définition intimidant du juriste, dressent une frontière entre le droit et la force [au sens de la violence] de sorte que celui qui viole la règle en citoyen puisse être non seulement jugé pénalement mais encore moralement disqualifié »41(*).

Les tenants du « légalisme autoritaire » agitent le spectre du nazisme : une prise de pouvoir d'apparence légale, préparée par un activisme partisan toujours aux frontières de la légalité et bénéficiant d'un affaiblissement du pouvoir central et du respect qui lui est dû. Mais cet argument peut être facilement retourné : pour Habermas, le précédent nazi témoigne surtout du caractère conditionnel de l'obéissance que peut réclamer l'autorité politique en place, de la nécessité de maintenir une vigilance critique face aux décisions légales, vigilance qui peut, si c'est jugé nécessaire, aller jusqu'aux pratiques de la désobéissance civile. Bien entendu, il convient de garder une attitude raisonnable, proportionnée, face aux dispositions critiquées ; car les dispositions constitutionnelles mentionnent bien un droit supra-positif de résistance qui permet de renverser un gouvernement qui porterait gravement atteinte aux droits de l'homme, mais ne légitiment pas la désobéissance civile, qui est une procédure « interne », non révolutionnaire, d'opposition. La seule reconnaissance formelle qui lui soit accordée est celle des textes qui la mentionnent, la définissant, la récusant, ou l'illustrant par des exemples d'actualité. C'est qu'on est encore bien souvent dans le schéma wébérien de l'Etat comme monopole de la contrainte42(*), comme « seul détenteur légitime de la force, et toute source d'action politique étrangère à lui, comme celle de la société civile, est pensée comme une menace irrationnelle de subversion, l'indice du danger mortel d'un retour à l'état de nature », nous dit Stéphane Haber. Or il précise, et reprend Habermas à ce sujet, que « la coïncidence de la légalité et de la légitimité n'est jamais en soi garantie ». « Quand les deux ne concordent pas, l'obéissance aux lois ne peut plus être requise sans autre forme de procès. » C'est par des luttes incessantes au cours de l'histoire qu'on a pu aboutir à une application généralisée de la liberté et de l'égalité en droit. Le processus n'est pas achevé, c'est une certitude ; la désobéissance civile est donc une procédure nécessaire au maintien de l'Etat libéral-démocratique. Comme l'écrit Claude Lefort, la démocratie est ce régime inouï qui fait l'expérience historique de l'indétermination de ses repères.43(*) Elle est ce régime, poursuit Ricoeur, qui ne cherche pas à occulter la division sociale ni les conflits qui le traversent, mais qui s'emploient à leur trouver un règlement pacifique44(*). Si la quête du juste est sa visée régulatrice, le débat qui en découle est interminable, nous serons toujours dans le conflit des interprétations. Mais encore faut-il écouter tout le monde, car la recherche de l'accord de tous présuppose la possibilité du désaccord de chacun. Si l'un n'est pas entendu, alors qu'au nom du principe d'égalité il doit l'être, alors il peut recourir à la désobéissance pacifique. Il y va de la vitalité du régime démocratique. Ceux qui l'évincent du débat peuvent être considérés comme ayant une ambition totalisante, éminemment dangereuse pour la société et pour le progrès dans la compréhension et l'application des principes rationnels de la Modernité. De même, il y va du respect du principe du consentement, au fondement du pacte social qui nous unit tous. A quoi donné-je mon consentement ? Avec la faible marge de manoeuvre que j'ai pour m'exprimer, en-dehors des élections qui ressemblent plus à un contrat d'adhésion globale qu'à un réel choix des personnes qui vont faire entendre ma voix, je ne puis vraiment dire que mon consentement recouvre l'ensemble des lois de mon pays et de la politique qui y est menée, d'autant que la plupart d'entre elles sont antérieures à mon apparition sur terre. Alors quand ma voix ne me semble pas en accord avec le discours politique ambiant, quand celui-ci sonne faux et qu'on ne m'entend pas, quand quelque chose me paraît injuste et qu'il serait fondamental de rétablir l'équité, je me révolte et apparais publiquement pour en appeler à la capacité de raisonner des autres et à leur sens de la justice ; et montre que je ne me soumettrai pas à cette loi qui m'est intolérable tant qu'elle ne sera pas satisfaisante, parce que je refuse de cautionner pareille iniquité, dont la conscience peut tout aussi bien naître d'une atteint à mon intégrité que du spectacle d'une atteinte à celle des autres, comme cela a été le cas pour Sousa Mendes. Je dis oui et non : je dis oui à la frontière que l'on m'impose, celle de la formalité du système politico-juridique, et je dis non à une partie de son contenu, à ce que je veux préserver, en deçà de cette frontière. Tout en sachant que c'est mon bon droit de le faire, puisque je suis un individu fondamentalement libre, et puisque mon but n'est pas seulement ma paix intérieure, mais aussi le maintien de la liberté de chacun et de la solidarité entre tous. C'est la voix de Kant que l'on entend derrière cette attitude courageuse et pacifique, qui enjoint chaque homme à faire usage de sa raison : « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières. »45(*)

* 39 Daniel BENASAYAG Le mythe de l'individu, Editions La Découverte, 1998.

* 40 Jürgen HABERMAS Ecrits politiques p.88-104.

* 41 Habermas, ibid. p.92.

* 42 A l'exception des transnationalistes, ou des théoriciens de la société civile.

* 43 Claude LEFORT, Essais sur le politique, Seuil, 1986, p.29.

* 44 Paul RICOEUR, « Ethique et politique », dans Du texte à l'action, Seuil, 1986, p.404.

* 45 KANT, « Réponse à la question : qu'est-ce que les lumières ? », 1784, dans Critique de la faculté de juger, Gallimard, Folio, 1989.

précédent sommaire






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il croit."   La Rochefoucault