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Désobéissance et liberté. Pourquoi un homme commence-t-il à  désobéir. Eléments pour une étude philosophique de l'action du juste de Bordeaux

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par Elodie Arroyo
Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne - Master 1 2004
  

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III

La confrontation de la loi à la norme morale et au jugement d'ordre éthique : la mise en question de la légitimité de la loi par l'individu

Que se passe-t-il alors en privé pour que je décide de désobéir ? Qu'est-ce qui a pu motiver la décision de De Sousa Mendes ? Qu'est-ce qui fait dire à Hannah Arendt qu'il se passe quelque chose du côté du for intérieur, qui pousse à désobéir ? C'est à présent un point que nous souhaitons développer. Pour comprendre ce qui s'est passé chez notre consul, il nous semble nécessaire de déterminer ce qui a motivé son action. Après avoir précisé la genèse historique de la possibilité pour un individu de penser sa liberté et d'y puiser les fondements de son action, nous souhaitons faire le point sur la genèse l'autre partie des fondements de l'action : la pensée, en tant que dialogue intérieur, prescrivant un cadre d'action, moral et éthique, afin de ne pas « désobéir aveuglément », de ne pas agir de manière arbitraire.

Il est un moment où nous sommes, dans nos actions, confrontés à l'autorité et aux prescriptions de la loi. C'est inévitable. Quand celle-ci nous semble légitime, aucun problème ne se pose : nous nous y soumettons, peut-être même sans nous en rendre compte. Mais il peut arriver qu'elle nous semble oppressive, que son autorité nous fasse violence. Nous sommes habitués à nous penser libre d'agir (du fait de la construction historique de notre société), nous pensons nos intentions bien fondées, et la loi vient nous contredire. Par exemple, nous souhaitons délivrer des visas à des personnes qui veulent quitter un territoire où elles ne se sentent plus en sécurité, ce que nous concédons parce que nous sommes informés de cet état de fait indéniable, et la loi nous interdit de le faire. Comment agir ? Que se passe-t-il avant l'entrée dans le champ politique de l'action désobéissante ?

Arendt nous parle d'une décision prise dans la solitude, celle-là même qui doit être soumise à l'approbation d'autres personnes pour revêtir un caractère politique, approbation qui constitue une prise de conscience commune, sans quoi la décision revêtirait un caractère par trop anarchique. Cette décision est le fruit du jugement, nécessairement subjectif, de l'opinion formée dans le for intérieur. Pour Arendt, la vision selon laquelle la décision prise dans la solitude est prioritaire sur l'accord avec autrui est un pendant typique de la pensée occidentale, de l'individualisme tel qu'il est conçu en politique (on pourrait prendre pour exemple les débats sur l'isoloir, dont les partisans arguaient la nécessité de son institutionnalisation pour que le citoyen puisse effectuer son vote dans une parfaite solitude, ce qui lui permettrait d'être plus libre de son choix).

Cette décision relève donc de la conscience individuelle, de la vertu de l'homme qui pense qu'il est de son devoir de ne pas soutenir ce qu'il tient pour injuste, pour reprendre l'idée de Thoreau. Arendt reprendra la distinction d'Aristote entre le bon citoyen et l'homme vertueux, dont la coïncidence ne peut se produire que dans un bon Etat. Dans un Etat où l'on a à subir une injustice, celui qui désobéit peut être vertueux et n'être pas un bon citoyen. Aristides De Sousa Mendes n'a pas observé les devoirs de sa charge en suivant ses désirs personnels, nous dirait Machiavel. Mais est-ce que l'on peut considérer que la non observance par De Sousa Mendes de la directive n'est qu'un désir ? Sa décision n'a pas été prise à la légère ; elle n'a pas surgi ex nihilo. Il n'a pas pu inventer lui-même les principes qui ont guidé son action ; celle-ci est créatrice, en ce sens qu'il n'a pas suivi la loi et qu'il a agi d'une autre façon que ce qu'elle prescrivait de faire. Mais elle a été motivée, non seulement par la volonté de faire valoir des droits imprescriptibles pour ceux qui en étaient alors déchus, mais également par le fait que le consul n'aurait pu vivre en paix avec lui-même s'il n'avait pas écouté ce que lui dictait sa conscience, comme il a pu le faire valoir par la suite. En outre, l'action de De Sousa Mendes est purement altruiste d'un point de vue formel : il n'a pas agi dans son intérêt matériel, mais dans celui des personnes qui avaient besoin de partir. Il n'a retiré aucune gratification matérielle, sur le coup, à avoir agi ainsi, au contraire puisque il a été puni et a dû endurer des moments difficiles par la suite. Sa seule consolation a été le sentiment d'avoir agi comme il le devait, et la reconnaissance des personnes qu'il a aidées.

Dans le Gorgias de Platon, Socrate s'adresse à lui-même, non pas pour se donner des principes d'action, puisque il est plus enclin à éprouver sa liberté, mais pour se limiter dans ses actions, par rapport à autrui, pour ne pas empiéter sur les libertés des autres. Il s'agit d'un sacrifice d'une part de sa liberté de jouissance, que chacun doit faire pour que tout le monde puisse vivre en paix. Ce sacrifice est l'action résultant d'un dialogue intérieur, entre la conscience et la moi, nous dit Arendt, qui doivent être amis, dans une perspective existentielle. C'est de cet ensemble des propositions qui forment la pensée que va naître la prescription de la conscience selon laquelle il faut agir de telle ou telle manière. Mais on va arriver à une conclusion qui va être nécessairement en accord avec ce que l'on est en mesure de faire ; on ne va prendre acte que de ce que l'on a la possibilité de faire, et qui est en même temps en accord avec ce que l'intérêt que l'on porte à sa propre personne, c'est-à-dire ce avec quoi on peut vivre, ce qui nous apporte la paix intérieure (à moins de n'avoir quelques problèmes psychologiques...). On va alors faire appel, non seulement à ce qui est pour nous de l'ordre du possible, mais aussi à notre éthique et à la norme morale, puisque la loi porte pour nous des défaillances de ce côté-là.

Dans Soi-même comme un autre, Paul Ricoeur s'attache à distinguer l'éthique de la morale. L'éthique est « la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des instituions justes » ; c'est une visée téléologique, qui emporte l'idée d'accomplissement. Elle se rapporte à ce qui est estimé bon : elle est donc intérieure au sujet. Il emprunte le concept à Aristote. La morale, quant à elle, se rapporte à des normes, qui s'imposent comme obligatoires ; théorisée par Kant, elle est donc extérieure à l'individu, qui doit, dans une perspective déontologique, en prendre acte dans ses actions. Ricoeur pose la primauté de l'éthique sur la morale, à l'heure de l'individualisme et de l'expérience comme enseignement pour les actions futures, mais note la nécessité pour l'éthique de passer par le crible de la norme morale et la légitimité d'un recours de la norme à la visée lorsque la norme conduit à des impasses pratiques. C'est que l'éthique enveloppe la morale. Il nous dit que la visée a trait à l'estime de soi, alors que la norme induit un respect de soi dans la mesure où elle régit l'estime de soi.

Chez Lévinas, l'éthique est antérieure à toute morale puisque l'éthique est philosophie première33(*) en ce sens que la philosophie première est la compréhension de l'être, en tant que possibilité de la sagesse. Cette sagesse, ou savoir, permet de s'approprier et de comprendre l'altérité du connu. C'est aussi et avant tout une conscience pré-réflexive de soi, non intentionnelle au départ, qui assure le sujet de son bon droit à l'être. Mais une fois cela posé, l'être se fait « je » et s'affirme en tant qu'être, répond de son droit d'être dans la crainte pour et d'autrui. Dire cela revient à dire que le « je » est voué à l'autre, et responsable de sa mort avant d'être, puisque c'est une responsabilité au-delà de ses actes ou avant ses actes : c'est donc une responsabilité qui se situe avant la liberté, une « infinie sujétion de la subjectivité ». Quand je crains la mort d'autrui, je ne crains pas ma mort, mais je la porte dans ma conscience. Quand je pose mon droit à l'être, je pose simultanément ma responsabilité pour la mort d'autrui. La mauvaise conscience est ce qui me menace quand je prends conscience de ma responsabilité pour l'autre, et qu'à la fois je prends conscience de ma potentialité à être, de ma liberté. C'est donc la toute première question qui se pose à moi. C'est la question éthique.

Effectivement, De Sousa Mendes se sent une responsabilité à l'égard d'autrui, il le dit. Occultée dans les moments où la loi régissant la situation est protectrice à l'égard de chacun, elle resurgit quand la loi faite par certains n'est plus pour protectrice pour d'autres. Il sait qu'il peut jouer un rôle pour sauver ces autres, et aurait mauvaise conscience à ne pas le faire. Chez Levinas, on trouve un fondement ontologique de la responsabilité pour autrui ; celui-ci peut-il être activé pour justifier une désobéissance, celle d'un être qui, en tant qu'être, est responsable de la mort d'autrui depuis un passé immémorial, et en tant que « je », veut assumer et prolonger cette responsabilité en faisant tout pour empêcher la mort de l'autre, en le protégeant pendant sa vie ?

Chez Sartre, il y a quelque chose de cet ordre. L'homme « est responsable de tous les hommes »34(*), en tant qu'il est responsable de lui-même et qu'il est incapable de dépasser la subjectivité humaine, ce qui implique « qu'en se choisissant il choisit tous les hommes » puisqu'il crée une image de l'homme. Il crée une image de l'homme en agissant comme il le fait, en estimant que son action est telle qu'elle doit être. Il est responsable de ce qu'il est et, partant, de tous les hommes, parce que pour Sartre l'existence précède l'essence (c'est ce qui démarque l'homme de l'objet ou de l'animal) : « l'homme existe d'abord et se définit ensuite »35(*), par un projet individuel. Il a en lui la capacité innée d'être ce qu'il aura « projeté d'être », d'être « ce qu'il se fait » : « l'homme est liberté »36(*). Ce faisant, il porte en lui la responsabilité de l'humanité toute entière et ne peut échapper au sentiment d'angoisse de porter une si grande responsabilité. Dès lors, selon les préceptes kantiens de l'impératif catégorique, il doit se demander si en agissant de telle ou telle manière, il souhaite que tout le monde en fasse autant. Il doit dès lors engager à chaque instant des actes exemplaires, puisque ceux-ci ont une valeur universelle. Dire cela revient aussi à dire qu'il n'y a pas une morale légitime, mais qu'il y a des morales, ou des éthiques personnelles même si elles peuvent être partagées (mais Sartre emploie le terme de morale pour désigner la situation créatrice qui engendre une loi définie par l'individu ; alors que dans le sens où nous l'entendons, la morale est normative en ce sens qu'elle donne a priori ce qu'il y a à faire). Ceci peut être difficile à vivre : nous sommes condamné à être libre. Comment savoir que faire face à une situation? Le choix est très large. Dans le cas de De Sousa Mendes, il a eu à se poser la question de savoir s'il valait mieux désobéir à la circulaire pour permettre à des milliers de personnes de partir, ou l'observer rigoureusement, ainsi que lui ont demandé ses enfants, pour permettre le confort de sa famille qu'il avait à charge en conservant son poste. C'est ce qui nous permet de dire qu'à ce moment précis, De Sousa Mendes s'est pensé libre de son choix, en mesure (et à la fois obligé) d'inventer sa loi lui-même, dans la perspective sartrienne. Il a opté pour une morale plus large que le bien-être des siens en sauvant des milliers de vies. Mais face à lui, Eichmann et d'autres ont choisi de suivre les instructions d'Hitler ; l'argument d'Eichmann, selon lequel il n'aurait pas eu le choix, tombe pour le coup : il disait devoir obéir, tout en sachant pertinemment qu'il envoyait à la mort des milliers de gens. Il semble que dans son projet, Eichmann n'entrevoyait pas la révolte face au nazisme ; cette situation ne lui paraissait pas intolérable. Arendt note qu'il avait essuyé beaucoup d'échecs dans sa vie, et sa promotion au Service de sécurité du Reichsführer SS le laissait entrevoir une carrière ; il n'a pas réfléchi au sort des autres, seul le sien l'intéressait. Dans son projet ne figure rien de transcendant, qui l'oblige à dépasser sa situation ; il occulte toute intersubjectivité. Il ne se préoccupe que de sa propre personne. S'est-il demandé s'il aurait toléré que tout le monde en fasse autant ? Il se souvient avoir été élevé avec de tels principes ; mais tout a changé quand il a eu à conduire lui-même sa vie. Il s'est alors mis à obéir sans réfléchir. Arendt note par ailleurs que ses capacités de réflexion sont limitées, il s'avère incapable d'innover, ne serait-ce que dans la formulations de ses phrases, qui reprennent des clichés. Or si l'on considère que la capacité à formuler des assertions nouvelles, pour penser, est inhérente au langage et à la capacité à le maîtriser, ce fait n'a rien d'étonnant. Arendt note également que d'autres Allemands ordinaires fonctionnaient sur ce mode au sortir de la guerre, que leurs esprits et leurs paroles étaient pleins de clichés qu'on leur avait assénés pendant douze ans et qu'ils avaient fini par s'approprier. Cela n'est pas sans nous évoquer la fiction de George Orwell, 1984, où les autorités du régime totalitaire du Big Brother se font un sacerdoce de réduire le vocabulaire courant afin de limiter la pensée des sujets et ainsi les empêcher de critiquer la condition que leur fait leur gouvernement. (Il est vrai que les autorités nazies brûlaient les livres et déportaient les dissidents.) On se trouve alors en difficulté pour qualifier ou penser autrement la situation que l'on vit. On a du mal à donner du sens. Aristides De Sousa Mendes est quant à lui un homme qui a une grande flexibilité d'esprit, qui est capable de construire un raisonnement cohérent ; sa défense devant les tribunaux est aux antipodes de celle que produit Eichmann. L'un énonce ses arguments, justifiés, les uns après les autres, séparant bien ce qui est de nature politique de ce qui est d'ordre moral ; l'autre se contredit, ses réponses sont plutôt lapidaires, laconiques, mensongères parfois, il fait plus attention à se mettre en scène qu'à se défendre réellement, aime beaucoup la provocation : pour lui, l'enjeu de la situation est comme une sorte de consécration de sa carrière, ce qui témoigne d'un égocentrisme certain, pathologique même, comme Arendt le qualifie. De bout en bout, ce qui l'intéresse , c'est sa personne. Alors que Sousa Mendes monte en généralités, met en relation des informations pertinentes, est capable de s'abstraire à sa propre situation pour se placer du point de vue de ses détracteurs et les convaincre qu'ils se trompent sur leur propre terrain ; il est d'abord conciliant et prudent sur ses arguments, et quand ceux-ci ne fonctionnent pas, il va un peu plus loin, ce qui témoigne d'une anticipation des réactions des autres et d'une connaissance des « règles du jeu » qui régissent la configuration dans laquelle il se trouve. Il faut dire qu'il a une maîtrise de droit, le diplôme le plus prestigieux de son époque. C'est aussi cette vocation qui l'a poussé à faire respecter les droits de l'homme.

De même, chez Camus, la révolte est le fait de l'homme informé. Informé au sens où il a connaissance de ses droits et au sens où il a conscience de leur non respect ; et pas seulement de ses propres droits, car il existe pour lui une solidarité, une conscience plus élargie que celle du soi, « conscience que l'espèce humaine prend d'elle-même au long de son aventure »37(*). Pour lui, la conscience vient au jour avec la révolte, deuxième univers possible, deuxième dimension essentielle de l'homme -l'autre étant le sacré- qui prend le relais du mythe : parce que la révolte est avant tout liée à la métaphysique, l'homme révolté s'applique à revendiquer un ordre humain où toutes les réponses soient humaines, c'est-à-dire raisonnablement formulées. Mais encore faut-il, pour formuler raisonnablement une proposition, en avoir les moyens. Il semble d'après le cas Eichmann que tout le monde ne soit pas en mesure de déterminer comment agir par rapport à ce qui est bon ou pas, d'envisager une fourchette d'extrêmes et de calculer une position médiane possible, qui soit universalisable. Or pour chercher à sortir d'une situation présente, il nous faut pouvoir dialoguer intérieurement et disposer de représentations que l'on se fait d'une situation autre, la confronter elle-même à ce qui nous paraît moral, la comparer enfin avec le présent pour déterminer le manque et trouver des solutions nouvelles pour y accéder. Si Eichmann s'avérait incapable d'innover dans ses formulations, alors il n'était pas dans ses possibilités d'innover conceptuellement, et de confronter sa situation à la morale qu'on lui avait enseignée, et encore moins d'adapter la morale à son expérience pour en dégager des principes éthiques qui auraient permis d'orienter son action. Il n'avait pas de moyens intellectuels de se révolter, nous suggère Arendt, non seulement parce qu'il était « stupide » (et peut-être était-ce aussi pour cette raison qu'on lui avait confié un tel poste dans l'administration nazie : il ne réfléchissait pas et faisait alors un exécutant idéal) mais aussi très influençable et baignant dans un milieu à pensée unique. Pour Eichmann n'avait de valeur que le droit positif ; cela était plus reposant d'obéir avec des oeillères, que de faire appel à des principes moraux ou de déployer un raisonnement éthique.

Après ces réserves émises quant à la possibilité pour chaque homme de penser sa liberté et celle des autres, il nous faut faire état de cette distinction entre éthique et morale pour voir comment le consul a quant à lui trouvé sa voie dans la désobéissance, en se dépassant, en se projetant hors de lui, mais intérieurement, vers des buts transcendants, pour reprendre l'expression sartrienne, afin de « faire le bien ».

Chez Ricoeur, l'éthique, qui englobe la morale (nous ajouterions qu'historiquement, elle n'a pu que lui précéder, en tant que philosophie première), est la visée de la vie bonne, fin ultime que chacun se donne au sens aristotélicien du terme, idéal de vie auquel nous allons essayer de conformer nos actions. Au cours de l'histoire se sont développés des étalons d'excellence qui permettent à chacun d'apprécier par comparaison ses propres actions. Ce sont des standards, des « biens immanents » à la pratique, relatifs à un domaine précis d'action, à un domaine de praxis. Mais ces praxis des hommes sont le fruit de la conciliation entre l'idéal de vie, ergon que l'homme se donne à lui même, et la pesée avantages-inconvénients qui mène à un choix préférentiel dans telle ou telle situation. En voulant tendre vers un idéal, qui est en quelque sorte le dessein que chacun donne à sa propre vie, et à la fois en jaugeant chaque action par rapport aux standards d'excellence, chaque praxis contient en elle-même sa fin. Mais elle est une action partielle qui s'inscrit dans un plan de vie global.

Le moment où l'homme apprécie ses actions est un moment de réflexivité. Mais il ne peut s'effectuer sans la référence à l'autre. Ce rôle médiateur de l'autre est vu par Aristote dans son Traité de l'amitié où l'amitié est pour lui la « transition entre la visée de la « vie bonne », que nous avons vu se réfléchir dans l'estime de soi, vertu solitaire en apparence, et la justice, vertu d'une pluralité humaine de caractère politique »38(*) (c'est cela qui permet de dire, comme nous l'avons vu plus haut, que les droits naturels ne sont pas intrinsèque à l'homme mais sont des artefacts). Cette amitié est donc d'ordre éthique, non d'ordre affectif ; elle devient même habitus. La place faite à l'autre est en rapport avec le manque, nous dit Ricoeur : entre la capacité que j'ai, ma puissance que je peux penser, et l'effectuation de mes actions, je peux voir un manque. C'est par ce biais-là qu'intervient la référence à l'autre. Parce que je souhaite vivre bien, je vais agir en fonction de l'autre : je n'exploite pas ma pleine puissance, je la jauge, dans la pratique, en faisant attention à l'autre. Je n'agis pas de manière égoïste ou égocentrique ; c'est le principe de l'éthique. Puisque je ne vis pas seul et que je veux vivre en paix, je vais mettre l'autre en position médiane entre ma capacité et mon effectuation. Je le traite en égal. Je souhaite donc être juste avec lui. Mais il ne va pas s'agir que d'un simple face-à-face ; car je vis dans une monde complexe où il y a beaucoup d'autres personnes. Les institutions sont alors en quelque sorte un extension de la relation amicale interpersonnelle ; la justice développe dans sa plus grande ampleur l'égalité qui me semble nécessaire en amitié. L'égalité est le contenu éthique de l'institution, point d'application de la justice : chacun a son droit. L'institution est alors celle du « vivre bien », c'est un « pouvoir en commun » exempt de toute relation de domination, idéalement. La concertation et la pluralité sont de mise.

Remarquons que l`institution est (presque) toujours le lieu d'une domination ; l'idée de hiérarchie, par exemple, ne permet pas une parfaite concertation. S'il en avait été ainsi, aucune désobéissance ne serait pensable puisque l'on tenterait de trouver un compromis entre les différentes positions. Si Mendes avait été entendu, sa position reconnue, il n'aurait pas enfreint la directive. Or il a ressenti sa soumission comme une violence, il a été pris dans l'étau de l'autorité et de sa liberté ; cela lui a conféré la force de mettre à jour cette domination et de la montrer comme liberticide, et pour lui et pour les réfugiés.

De Sousa Mendes se fait défenseur de la justice au profit des Juifs expulsés et déchus de leurs droits, en utilisant sa fonction pour la rétablir à son échelle, dans la mesure qui lui est possible. Arrêtons-nous un instant sur cette notion. C'est dans des institutions justes que l'on souhaite vivre bien avec et pour les autres selon la perspective éthique. Qu'est-ce que la justice ? Il est différentes manières de l'envisager plus ou moins objectivement. Est-ce du plan téléologique et éthique qu`elle relève ? Pour Kant, elle relève du plan déontologique et moral ; de même pour Rawls, nous l'avons vu : il est des droits naturels à préserver, la justice doit en faire son sacerdoce. Cette perspective n'est pas téléologique à première vue, si l'on ne fait pas attention à cette phrase dans les toutes premières pages de la Théorie de la justice : « la justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité est celle des systèmes de pensée »39(*) (C'est donc cela que Sousa Mendes s'attache à préserver par son action). Chez Aristote, la vertu est entendue au sens téléologique : les hommes s'entendent car ils veulent la justice ; on ne peut que l'atteindre, elle relève de la « vie bonne ». Elle n'est pas systématiquement immanente au résultat d'une action ; le plus souvent, c'est l'injustice qui règne, nous dit Ricoeur, et c'est elle qui met en mouvement la pensée. Nous sommes plus sensibles à l'injustice, et enclin à désirer la dépasser par une réflexion tournée vers la justice, par la recherche d'un juste milieu, d'une mésotès, trait commun à toutes les vertus chez Aristote. Cela se fait d'abord en privé, puis on fait monter le principe dégagé en généralité pour l'appliquer aux institutions. C'est là qu'éthique et politique se croisent : par le biais du relais institutionnel qui érige au niveau sociétal la conception de la justice définie dans le privé, dans la relation interpersonnelle d'amitié. La justice, ses institutions, s'attachent donc à préserver l'égalité entre les individus, à tous les niveaux, comme le décrivait Rawls : en droits, en richesses, en tâches à accomplir pour la société... C'est une conception de la justice distributive. Mais quand l'institution représente un danger pour cette distribution équitable, en droits inaliénables notamment, le membre individuel peut-il pallier le manque des uns en utilisant la place qu'il occupe à des fins de justice ? Il s'exposera à une sanction, mais dans ce cas, on peut dire que le désobéissant ne sera pas dans l'arbitraire : sa décision sera mue par des raisonnements éthiques. En ce sens que je cherche à rétablir un juste milieu entre le pas assez (de droits pour un frange de la population) et le trop (le zèle de certains à enlever ces droits aux autres de manière arbitraire), mon acte fait signe vers l'universalisme.

Mais quand on se sent une obligation de désobéir, quand Sousa Mendes dit avoir obéi à sa conscience et vivre en harmonie avec ses convictions, dans quel registre se trouve-t-il ? L'obligation naît de prescriptions en quelque sorte externes à l'individu, que celui-ci va suivre en tant qu'elles sont normatives : on est dans le domaine de la morale. On ne fait plus appel à son sens de la justice, mais à des principes de justice. C'est au moment où je me réfère à la norme morale pour dégager une éthique d'action que je peux prétendre agir au nom d'une universalité. Certes, rien ne peut être universellement « bon », sauf ma bonne volonté ; c'est ma volonté qui me permet de commencer une action après réflexion. C'est ma volonté qui est visible quand je me demande : « que dois-je faire ? ». Je me réfère alors à la loi, qui se prétend universelle (elle l'est du reste plus que la simple visée individuelle, puisqu'elle a fait l'objet d'un usage public de la raison avant d'être considérée comme telle). A cette universalité est associée l'idée de contrainte, qui caractérise le devoir. Ainsi, la « bonne volonté » est substituable à l' « action faite par le devoir » ; c'est ce que Kant appelle la raison pratique. La raison pratique, ou volonté, fabrique, de manière autonome, des principes qui guident l'action ensuite ; mais elle est nécessairement, fondamentalement, soumise à des limitations. Ce qui est « bon moralement » est « bon sans restriction », nous dit Ricoeur, ce qui signifie que pour penser le bon, il nous faut faire abstraction de toutes circonstances, intérieures ou extérieures (ne pas penser aux intérêts, par exemple ; c'est ce que reprendra Rawls pour définir son voile d'ignorance).

C'est donc en me référant à la norme morale que je peux prétendre à une universalité de la maxime de mon action. Mais dire que je dois le respect aux autres implique que je dois offrir un contenu spécifique à ma volonté. Je fais alors appel à la Règle d'Or ; que me dit-elle ? «  Ne fais pas à ton prochain ce que tu détesterais qu'il te soit fait ». C'est ce que prescrit Hillel, le maître juif de Saint Paul, dans le Talmud. C'est aussi la formule « tu aimeras ton prochain comme toi-même » chère aux chrétiens. C'est avec ces principes que Sousa Mendes a grandi, et qu'il a transmis à ses enfants. C'est au moment où il a à se demander s'il faut aider le rabbin et sa « communauté » qu'ils vont resurgir et entrer en contradiction avec le devoir de respecter la circulaire. Et c'est en accord avec eux que le consul va se déterminer. La sagesse pratique lui a commandé de donner la priorité au respect des personnes sur le respect de la loi. Il a donc désobéi à cette dernière et a pu trouver un ressort à son action dans la morale chrétienne ; nous nous permettons d'avancer ceci, parce qu'il nous semble que la foi en ces valeurs soit plus susceptible de provoquer une adhésion inébranlable, que la lettre de la Constitution, aussi prestigieuse et indispensable soit-elle. Il semble que ce soit plutôt du côté de la morale que Sousa Mendes a puisé la force de désobéir, que de celui du respect du droit écrit.

* 33 Emmanuel LEVINAS, Ethique comme philosophie première, Rivages poche, Petite Bibliothèque, Seuil 1998.

* 34 Jean-Paul SARTRE, L'existentialisme est un humanisme, (1946) Folio Essais 2002, p.31.

* 35 ibidem p.29.

* 36 ibid. p. 38.

* 37 Albert CAMUS, L'homme révolté (1951), Folio Essais 2003, p.36

* 38 Paul Ricoeur, opus cité, p.213.

* 40 John RAWLS, opus cité, p. 29.

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"Je voudrais vivre pour étudier, non pas étudier pour vivre"   Francis Bacon