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La construction des jugements d'anormalité autour des pratiques alimentaires (anorexie et boulimie)

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par Elodie Arroyo
EHESS - Master 2 2008
  

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Chapitre deux

La prise de conscience à travers le regard de l'autre : tentatives d'échapper au jugement d'anormalité et gestion de l'identité

« La solidarité signifie qu'il y a des individus qui sont prêts à souffrir au nom du groupe et qui attendent des autres le même comportement en leur faveur. Toutes ces questions sont difficiles à examiner sereinement, car elles touchent à notre sentiment intime de la loyauté et du sacré. Quiconque a accepté la confiance de quelqu'un, en a exigé un sacrifice ou a volontairement donné lui-même l'un ou l'autre, connaît la force du lien social. Que ce soit par allégeance envers une autorité, par haine de la tyrannie ou par modération, on considère toujours le lien social comme ce qui ne peut être questionné ; et les tentatives pour le mettre en lumière et l'étudier rencontrent de nombreuses résistances. Pourtant il demande examen, car chacun est directement concerné par le degré de confiance qui l'entoure. Parfois, une obstination naïve conduit les dirigeants à ignorer les besoins publics. Parfois, la confiance est temporaire et précaire, laissant aisément place à un sentiment de panique. Parfois la défiance est si grande qu'elle rend impossible toute coopération. »

Mary Douglas, Comment pensent les institutions, La Découverte, 2004, 1986.

On l'a vu dans le premier chapitre, les autres ne sont pas totalement aveugles aux changements et à l'étrangeté des nouvelles pratiques de la personne. Mises en garde, éloignement, témoignage d'inquiétude, acceptation passive ou remarques sont autant de réactions possibles face à l'anormalité. Une fois établi pour soi le caractère anormal de sa propre conduite, c'est au regard de l'autre sur soi qu'il faut faire face.

« En fait je m'en rendais bien compte parce qu'en plus y avait des gens qui m'appelaient l'anorexique. C'était assez chiant, ce surnom à deux balles... En fait j'avais deux surnoms comme ça, quand j'étais en psycho en plus, je supportais pas : j'étais l'anorexique et l'adolescente. Parce que je m'habillais comme une ado, quoi. Enfin tu sais, je m'habillais pas en femme. Et voilà, je détestais ça, évidemment, quoi. C'est comme si on te foutait un miroir en plein devant la gueule en te montrant ta vérité. Je trouvais ça un peu cash et un peu con en plus comme manière de réagir. En plus j'étais pas du genre à en parler. Y'en a qui en parle tout le temps de leur alimentation, moi j'en parlais pas, je faisais rien quoi. J'allais lire mon bouquin ou j'allais fumer mon spliff à la pause du midi, quoi. J'étais très bien comme ça. Je me sentais pas mal, je me suis jamais sentie plus mal que ça par rapport à ça. C'est à chaque fois qu'on m'en a parlé en fait, qu'on m'a considérée comme malade ou ayant un problème qui m'a saoulée. Sinon... Enfin c'est les autres qui trouvent pas ça normal. J'ai pas eu en plus de problèmes de santé plus que ça, j'ai eu de la chance. Enfin à part mes syncopes et compagnie mais euh, pour moi c'était pas un problème quoi. C'est bon tu t'assois cinq minutes et l'esprit revient. Je le savais que c'était pas normal, mais... Dès l'instant où moi je me sentais mieux comme ça, parce que je me sentais mieux, et je me préférais comme ça, pour moi y'avait pas de problème quoi. » Melle RT.RI.

« Je savais que, oui, il y avait quelque chose de pas normal. En même temps, j'avais tellement envie qu'on me foute la paix pour que je vive ce truc, que je disais : « mais, non, non, ça va ». Et j'y croyais presque en disant que ça allait. Ben oui, ça allait dans mon délire, mais c'était un délire. Donc, je les rassurais, en disant : « mais non, regarde, je fais ci, je fais ça ». Bref, je sais plus ce que je disais d'ailleurs. Mais bon, ils voyaient bien que je maigrissais. Parce que j'avais l'air, entre guillemets, normale. Je maigrissais, j'avais un comportement bizarre vis-à-vis de la bouffe, mais par ailleurs, j'avais l'air équilibré, je faisais des choses, j'avais plein d'activités. Donc après, je suis allée voir quelqu'un, qui n'a pas trouvé que j'étais anorexique. » MD.RI

Quand on « se sent mieux » et qu'il n'y a pas de problème pour soi à être déviant, comme Melles RT.RI ou MD.RI, le jugement des autres est pesant.

Mais on peut au contraire ressentir besoin de cet éclairage et de cette reconnaissance à un moment donné, quand la dissimulation de cette partie de soi devient difficile à assumer.

I) Le regard des « autres » et les tentatives d'échapper au jugement d'anormalité : l'intégration en question

On entend ici regard au sens des regards perçus et aussi le regard des autres porté sur soi en « mots ».

Pour Emile Durkheim, le conflit entre individu et société est une lutte entre des forces antagonistes à l'oeuvre à l'intérieur de l'individu. L'origine de la pensée individuelle est sociales : classifications, opérations logiques, métaphores privilégiées sont données à l'individu par la société, en particulier le sentiment de vérité a priori de certaines idées et de l'absurdité de certaines autres se transmet en tant qu'élément de l'environnement social. Après avoir pris conscience de sa propre déviance par rapport à la norme alimentaire, et éprouvant une difficulté à y revenir, ou une absence d'envie (« je pouvais pas faire ce que je voulais », « je me sentais bien comme ça »), que l'on ait déjà soi-même qualifié son trouble ou pas, on tente d'échapper au regard des proches, à la pression morale directe exercée par eux et la normalité qu'ils incarnent.

La dissimulation : intégration maintenue en surface et attitude individualiste

Melle L.OA anorexique, pour ne pas s'attirer ce regard, cache la nourriture, « c'était vraiment toute une construction autour de ça », par la mise en place de dispositifs : par exemple, cacher les restes du repas dans ses manches, puis les apporter dans sa chambre pour les enfermer dans des boîtes jetables qu'elle place ensuite dans la poubelle, qui sera rapidement mise en container pour que l'odeur n'interpelle personne. Mais un jour, le dispositif présente une faille et sa mère peut percevoir « la folie du truc », jugement de folie auquel Melle L.OA tentait de se soustraire par la ruse :

« Vers mi avril 96, ma mère un jour, je sais pas pourquoi, peut-être parce que ce jour-là j'étais fatiguée... J'ai pas dû faire attention, ou peut-être que comme je mangeais de moins en moins je cachais de plus en plus dans mes manches et dans mes poches, j'allais tout le temps manger avec des grands vêtements larges pour en mettre le plus possible, et ma mère elle m'a vue mettre des pâtes dans ma poche. Et là je crois que le monde s'est arrêté pour elle. Elle a eu un visage ! Mais qu'est-ce que t'es en train de faire ? Ouais, vraiment. Je crois qu'elle est devenue livide, ou verte, enfin je me rappelle pas du visuel mais je me souviens de ma sensation, parce que sa réaction d'un coup m'a fait voir mon attitude. Moi je le faisais complètement machinalement sans réfléchir. Elle, là, elle voyait la mort en face quoi. Qu'est-ce que t'es en train de faire ? Alors là, le repas s'est arrêté, tout le monde est parti, mes frères, voilà, le monde s'est effondré, quoi. Qu'est-ce que t'es en train de faire ? Là, elle a vu toute la folie du truc, parce que ça fait des mois qu'elle se lève le matin à 6h et moi je me levais encore plus tôt qu'elle, pour que, de toute façon ça sert à rien qu'elle se lève et tout, qu'elle vient me chercher au lycée, et « que je fais des trucs à manger pour toi et toi, tu caches la nourriture ?! » Là, je crois que ce jour-là elle s'est dit, c'est vraiment grave, quoi. Et du coup, le lendemain matin, un lundi, elle a appelé cette personne dont elle avait les coordonnées, enfin elle a pas elle, elle a son mari qui lui dit : c'est une maladie, ça s'appelle l'anorexie. Moi je ne connaissais même pas l'existence de ce mot, je ne connaissais même pas le mot, donc encore moins la réalité qui a eu derrière. Ça a pas mal changé depuis quelques années, on en parle pas mal mais à l'époque... » Melle L.OA.

François Dubet fait une distinction entre ce qui, dans l'expérience d'un individu, relève du système d'intégration et de la socialisation d'une part, et ce qui relève du système d'interdépendance et de la stratégie d'autre part.

Dans l'extrait d'entretien qui précède, situation ô combien fréquemment rencontrée dans nos entretiens, on a affaire à la découverte par un parent, ici la mère, des ruses de sa fille visant à dissimuler ses changements d'habitudes alimentaires. Le système d'intégration de Melle L.OA ici est familial, c'est ce qui fait qu'elle est socialement appelée à participer aux repas, cette socialisation lui permet de maintenir son identité d'enfant de cette famille, à ses propres yeux d'abord, puisqu'elle ne remet pas en cause sa participation au repas, et aux yeux des membres de son foyer, parents et frères. Son identité intégratrice de fille de la famille est la manière dont elle a intériorisé les valeurs institutionnalisées à travers les rôles des différents membres ce cette famille, notamment ici sa mère qui lui offre à manger, et elle-même qui mange le repas avec sa mère, son père, ses frères. On peut ici voir que, contrairement à ce qu'une sociologie des conduites de crise peut affirmer, la conduite sociale « pathologique » n'est pas dans le cas de Melle L.OA la résultante d'un défaut d'intégration du système. Le repas se déroule normalement, elle ne fait pas état dans son histoire familiale d'éléments ayant trait à un défaut de socialisation, si ce n'est une forte intégration des valeurs parentales dans l'enfance, une obéissance sans faille, qu'elle présente comme un défaut par l'excès. De manière formelle, Melle L.OA ne remet pas en cause sa participation au repas, elle tente de consoler sa mère, acte très fort, tout un ensemble d'actes témoignent du maintien apparent de son intégration aux valeurs familiales. Pourtant par son acte de dissimulation d'aliments, elle témoigne d'un rejet de ces valeurs.

Là où le système d'interdépendance est visible, c'est qu'elle dissimule ses nouvelles habitudes, maintenant une identité de surface inchangée par rapport à « avant » et gardant intime sa nouvelle subjectivité de jeune personne qui fait un régime alimentaire extrêmement restrictif. Encore plus visible, l'interdépendance l'est dans l'autre sens au moment où la mère de Melle L.OA est effondrée quand elle découvre le stratagème, alors même qu'elle était inquiétée depuis des mois par l'amaigrissement de sa fille et ayant mis en oeuvre de nouvelles habitudes comme aller chercher sa fille à midi et lui faire des plats plus riches, habitudes auxquelles Melle L.OA ne s'est pas ouvertement opposée, pour ne pas trahir ses engagements intimes, ni l'impression de laisser à sa mère son devoir légitime, et plus encore : légal, de la nourrir. L'identité de Melle L.OA se trouve donc en tension entre ces deux systèmes répondant à des logiques différentes, ou plutôt au croisement des deux : entre socialisation et désaffiliation dissimulée. Elle reste intégrée en surface en maintenant la commensalité du repas, mais se soustrait par la ruse à un certain nombre de valeurs. Elle prend finalement une place d'individu en exerçant une certaine autonomie dans les actes, se soustrayant au devoir alimentaire de sa mère, mais en ne changeant pas sa place sociale au sein de la famille.

Donnons un autre exemple a contrario de cette interdépendance enfants/parents, ou fille/mère dans les cas présentés. Melle MH.RI dont les parents sont divorcés, habite avec sa mère et son frère, elle est donc amenée à prendre ses repas quotidiens avec sa mère. Elle explique lors de l'entretien que sa mère est très préoccupée par son travail, et malheureuse, et ne prend plus le temps de cuisiner pour elle et son frère, que c'est elle-même qui s'en occupe. Les voilà réunis à table pour fêter Noël avec l'ami de sa mère.

« Et j'ai beaucoup de problèmes avec la nourriture, avec ma mère. Je veux dire, le rapport nourriture mère est très fort. D'ailleurs, je m'en suis pas vraiment rendue compte jusqu'à maintenant, mais c'est vrai ! Un moment qui m'a choquée, c'est qu'elle a un copain, Pierre, que j'ai jamais aimé. Il est très, pas snob mais condescendant, genre : toi, la petite. Il m'appelle : « ouais, ma petite ». J'ai toujours envie de l'engueuler, je le ferais jamais, mais ça va venir à mon avis, parce que maintenant que je suis un peu plus forte, ça va venir ! Une fois, c'était pour Noël, c'était il y a deux ans, j'ai passé Noël là-bas et il avait apporté une bûche, et je suis allergique au lait. Ce qui est vrai, mais c'est aussi une bonne excuse, tu vois ce que je veux dire ? à ne pas manger les gâteaux et trucs. C'est vrai, je suis allergique au lait, mais quand je m'en suis rendue compte, je me suis dit : ouais, j'ai une excuse maintenant. C'était vraiment un renforcement... Mais avant ça, je mangeais pas de gâteaux, ni rien du tout. Et donc, il a apporté une bûche de Noël. Ma mère aussi est allergique au lait. Et il a apporté la bûche et j'ai dit : « maman, je veux pas, je peux pas », et elle a dit : « si, tu le manges ».

Et elle ?

Oui, elle a mangé, mais elle pouvait pas non plus, tu vois ce que je veux dire ? Mais elle le faisait à cause de lui, pour lui. Elle voulait que, moi, je me fasse du mal en mangeant pour lui. Et ça, ça m'a vraiment... Ça a été vraiment le début de mes troubles, je pense, parce que c'était le vraiment le petit coup de pouce. Mais nourriture mère, ça a toujours été quelque chose de très fort. Pas avec mon père, mais avec ma mère beaucoup. »

Melle MH.RI est obligée de se soumettre, en tant que fille, à la prescription de sa mère et de goûter au dessert apporté par son ami. La prescription de sa mère est jugée illégitime dans la mesure où elle est allergique au lait. Sa mère est elle-même allergique au lait mais ayant une relation de type conjugal avec Pierre, elle goûte à la bûche offerte pour le dessert, en signe de reconnaissance : elle fait valoir le système d'intégration conjugal. Melle MH.RI, dans cette configuration, dépend de sa mère, légalement et matériellement (et affectivement), mais elle de dépend pas directement de l'ami de sa mère. Sa mère souhaite que Melle MH.RI mange la bûche pour faire plaisir à Pierre, dans une perspective de reconnaissance symbolique de l'intégration de Pierre à la petite famille formée par Melle MH.RI, sa mère et son frère. On fait référence ici à de nombreux travaux de sociologie et d'anthropologie sur la question de l'alimentation comme support de l'identité de groupes sociaux33(*), à un niveau macrosocial, comme les spécialités régionales, ou à un niveau microsocial, comme dans le cas que nous sommes en train de décrire. Melle MH.RI est contrainte de se soumettre, au détriment de sa santé donc de son intégrité et par là-même de son individualité, à la valeur intégratrice de la famille élargie que sa mère lui fait valoir par-dessus toute autre.

A ce titre, les fêtes de fin d'année reviennent souvent à titre d'événement marquant. La famille élargie est réunie, en tant que groupe social on s'apprête à partager un moment de commensalité. Mme DB.FB qualifie les repas de fêtes de véritables « corvées », une obligation à laquelle elle ne peut se soustraire. La « mise en scène de la chaleur familiale » dans la fête, que décrit Anne Muxel34(*), est pour elle pesante dans la mesure où elle préfère prendre ses repas dans la solitude et choisir ses aliments, car lorsque ceux-ci sont imposés, et en grande quantité, elle est appelée à « faire une crise » de boulimie, à régurgiter un repas où elle a mangé trop.

Les fêtes de fin d'années reviennent souvent comme moment de prise de conscience ou de conscientisation par les autres membres du groupe familial quand ils découvrent un changement de comportement chez la personne alors même que celle-ci, encore une fois, conserve son identité intégratrice en surface puisqu'elle participe toujours au repas, même si elle a modifié son comportement par la restriction ou le vomissement consécutif à l'absorption.

« En fait, à Noël, enfin ce Noël-là, je crois que c'est le pire souvenir de ma vie, ça a été vraiment horrible, parce que toute la famille m'a prise à part mais chacun son tour, dans tous les coins de la maison, enfin dans l'escalier, au sortir des chiottes, pour me dire qu'il fallait que j'arrête, que je mange, que j'arrête de me faire vomir, alors que je me suis jamais fait vomir de ma vie. Donc, en disant que j'avais un problème, etc. Et moi : « non, non, tout va très bien ». En fait, mon oncle, un jour, m'a prise à part dans sa maison à côté, m'a parlé de ce médecin. Il m'a supplié d'aller la voir. » Melle DD.FB.

François Dubet rappelle dans son ouvrage35(*) une étude de Margaret Mead analysant les rites de passages dans les communautés, atténués mais toujours symbolisés dans les sociétés modernes par les repas de famille. « S'il ne s'agit plus vraiment de rites marquants des passages, ces occasions et ces cérémonies réactivent cependant les identités intégratrices. » Effectivement, dans la cas de Melle DD.FB, non seulement les remarques et supplications des proches procède de cette idée, mais son propre « mensonge », « tout va très bien », est également analysable comme l'affirmation de cette identité et le témoignage de maintenir la structure du groupe intacte.

Melle LD.RI a, tout comme Melle DD.FB ci-dessus, affaire à une supplication de la part de son père.

« Y avait que mon père qui disait : « mais regarde t'es en train de faire de l'anorexie, là ». Et moi je disais non, j'étais complètement dans le déni.

Il a commencé à te dire ça à partir de quand, ton père ?

Ah oui, très important, au début de la première. Parce que mon père est donc prof dans un LEP, et j'étais dans le même lycée, donc lui, il avait le souci social aussi de... Enfin il me voyait au lycée, et y avait ses collègues qui me voyaient aussi au lycée, et ses collègues disaient : ta fille, elle a un problème, elle est trop maigre. Et lui il me disait : « mais tout le monde voit que t'es trop maigre, et moi, qu'est-ce que je fais ? » Et il me disait : « on me demande ce que t'as, on me demande si je te donne à manger, tu te rends compte ? On me demande, moi, si je donne à manger à ma fille ! Il faut que je leur dise qu'en fait non, c'est toi qui manges pas, mais on me croit pas. Léa, qu'est-ce que tu fais, tu fais de l'anorexie ! Et j'étais là : non, mais je mange, je perds pas de poids, regarde, tout va bien, je suis debout, je suis vachement bien, voilà. Tout ça par la volonté : et non je suis pas anorexique, et puis non tu m'embêtes Papa, et puis voilà, quoi. Mais lui il était embêté par rapport à moi, et aussi embêté par rapport à ses collègues, par rapport à « mais attends, on va me mettre la DDASS sur le dos, quoi ! » Et ça a joué comme facteur, parce que je suis arrivée à 29 kilos, j'arrivais presque plus à marcher, ça c'était en mars... [...] Je me souviens plus du poids que je faisais au premier régime, mais j'ai jamais été grosse. J'ai jamais été jusqu'à 50 kilos en tout cas. Je devais faire peut-être 45 ou 48 un truc comme ça, j'ai perdu 20 kilos en quelques mois. C'est énorme quand j'y pense. »

Ici, la menace que fait peser son père sur Melle LD.RI est précisément la désintégration de la famille nucléaire : les collègues de son père sont une menace potentielle à la cohésion familiale car ils peuvent intervenir en dénonçant la malnutrition de Melle LD.RI. Son père peut être mis en cause et l'alerte sur ce point, lui demandant de cesser ses pratiques au nom du maintien de la structure familiale.

C'est afin de maintenir l'intégration du groupe que Melle YM.OA commence à se faire vomir. Elle cherche à tout prix à éviter un conflit en refusant de la nourriture servie par une tante, pour ne pas inquiéter son père alors atteint de cancer.

« En fait, il y avait de la famille qui sont venus s'installer chez nous pour s'occuper de mon père parce qu'il avait des vertiges et qu'il pouvait pas rester tout seul toute la journée à la maison, et on voulait pas l'hospitaliser. Donc, en fait, il y a eu de la famille qui sont venus s'installer. C'est des gens, déjà que j'aime pas beaucoup, que j'aime pas du tout. Sa femme, la femme de mon oncle, elle prenait vite ses marques dans la maison, elle nous faisait des plats de pâtes, de couscous, mais comme un régiment, des trucs immenses, mais vraiment. Et en fait, elle nous servait et, entre autres, moi, elle me servait mon assiette mais énorme, alors qu'en temps normal je me serais pas servie autant et que, là, j'avais vraiment pas d'appétit. Comme mon père était malade, je m'occupais de lui, c'était assez... Enfin, émotionnellement, c'était super dur parce que c'était la personne que j'aimais le plus et de le voir malade, oui, mourir petit à petit, mais en plus, j'étais dans le déni, enfin je pouvais pas accepter qu'il puisse me quitter un jour. Pour moi, dès le début, quand j'avais entendu le mot cancer, c'était quand même synonyme de mort. Mais je gardais espoir, j'essayais de... Enfin pour moi, je pouvais pas faire autrement que de garder espoir. Quand ces personnes sont arrivées, en fait, ils me servaient trois fois trop et, au départ, je disais non, je demandais à cette femme de moins me servir. Mais elle sentait ça comme une offense. Bon, voilà, elle acceptait pas, donc, des fois, en général, en cachette, je remettais quelques cuillères de pâtes dans le plat mais bon, ça se voyait. Elle était pas contente, elle croyait que j'aimais pas son plat. Au départ, ça faisait vraiment limite des conflits et moi, mon but... Déjà, j'avais pas choisi que ces personnes viennent s'installer chez nous, soi-disant pour s'occuper de mon père alors qu'avant ils étaient, enfin c'était son frère et ils étaient jamais présents dans notre vie. Donc je l'ai assez mal vécu. En plus, le fait qu'elle me force à manger et leurs filles sont obèses et ils me disaient de manger pour être comme elles et, moi, ça me dégoûtait. Déjà que cette famille, je les aime pas, je les trouve très con et donc, en plus, le fait que... Je pense que ça m'a pas aidée par rapport à mon rapport avec la bouffe, au contraire. Donc, au début, quand j'ai vu que ça faisait des conflits et mon but c'était que mon père soit dans le meilleur cadre pour se rétablir, enfin vraiment j'avais de l'espoir et je voulais qu'il s'en sorte. Et je savais que les disputes ou si le climat était tendu, ça l'aiderait pas. Donc, en fait, je finissais mes assiettes, enfin je me forçais à manger ce qu'ils me servaient, juste pour pas... Je pense que j'ai toujours un peu fui les conflits pour pas qu'on me dise quoi que ce soit et, ensuite, j'allais me faire vomir. J'avais découvert ça une fois où je rentrais d'un entraînement d'athlétisme, j'avais un peu trop mangé, parce que ça m'avait ouvert l'appétit, et j'avais rendu mon repas comme ça, automatiquement. J'avais vu que j'avais perdu un kilo aussi en me pesant. »

Dans les travaux d'anthropologie réalisés par Philippe Descola sur certaines sociétés d'Indiens d'Amazonie, on analyse la pratique du vomissement, parfois rituelle et occasionnelle, parfois quotidienne, dans la perspective de la désaffiliation : s'interdire telle sorte d'aliment équivaut à se désaffilier d'un collectif défini par ses manières de manger pour en rejoindre un autre. S'obliger à consommer tel type de nourriture, à goûter tel type de saveur permet d'agréger à sa chair un agent de changement, un élément du régime propre à une espèce donnée, humaine ou non. La régurgitation vise tout à la fois à alléger le corps, à le rendre plus aérien - comme l'est celui des esprits - et à vider l'organisme des restes accumulés durant les banquets nocturnes, peut-être douteux, auxquels l'âme aurait éventuellement participé durant ses errances oniriques. Des conceptions des pratiques alimentaires qui sont éloignées des nôtres. Mais le vomissement tel qu'il est pratiqué par Melle YM.OA dont les propos sont rapportés ci-dessus, par Melle AR.FB. qui commence par vomir le trop absorbé lors des « gros repas » puis des repas moyens pour réduire son apport calorique, par Mr FB.FB qui dit vider le trop-plein servi et absorbé pour le garder que la quantité de ce qu'il considère être un repas normal, procède de la rationalisation suivante : je considère que l'on me sert trop, or je souhaite adopter une conduite plus restrictive, et exercer cette autonomie de conduite dans le secret ou pour ne pas attiser un conflit, donc je vomis dans le secret afin de maintenir la cohésion sociale autour du repas et mon identité intégratrice intacte.

La désaffiliation symbolique : les bons aliments et les mauvais

Revenons sur les goûts et dégoûts alimentaires et arrêtons-nous sur la question de la substance, des goûts et des dégoûts ; les évitements d'absorber ou les vomissements ayant ceci en commun que les sucres et les graisses reviennent très fréquemment comme aliments interdits ou provoquant la perte de contrôle. Si ce sont des aliments ou nutriments généralement considérés comme nécessitant une certaine modération, on l'a vu en introduction, chez les personnes ayant des troubles du comportement alimentaire ils sont véritablement perçus comme mauvais et banni de l'alimentation, ou objets des « crises » de boulimie et rejetés par le vomissement.

« Y a beaucoup de façon de compulser différentes. Hier soir je me suis retrouvée à un anniversaire, de quelqu'un qui avait fait à manger pour tout le monde [...] il avait fait un gâteau au chocolat, eh ben voilà j'en ai mangé. Hier à midi j'ai mangé chez une amie, dans son frigo y avait un tiramisu fait par son homme, eh ben j'en ai mangé, et ces derniers temps, je mange ces trucs. [...] Y a trois semaines, je suis rentrée dans une chocolaterie, j'ai acheté un chocolat, une semaine après j'en ai acheté trois, et puis ça augmente progressivement... [...] Je sais que comme je suis dans une phase où je me détruis, j'avais peur de tomber dans le piège. » « S'il y a un truc sucré qui est servi, je gère pas. » « Je me suis écoeurée des produits de boulangerie, mais les desserts des restaurants, ça... Peut-être un jour, j'en aurai plus envie. Mais pas les desserts des restaurants, les desserts faits par les gens... Et pourtant le sucre blanc c'est dégueulasse, enfin c'est bourré de, je sais que c'est dégueulasse, c'est mauvais pour la santé quoi. C'est bourré de produits chimiques, même le sucre roux qu'on achète en supermarché, c'est souvent du sucre blanc qui a été teinté, donc c'est encore plus dégueulasse. Je lis des choses, je me documente. Mais si t'achètes du sucre roux dans un magasin bio, c'est bon. [...] Manger normalement c'est nourrir mon corps, c'est manger des céréales complètes, avec des légumes, des crudités, peut-être une légumineuse parce qu'associée à la céréale complète elle crée de la protéine. Parce que manger des animaux morts c'est pas l'idéal non plus, même si j'en mange. » J.OA

Pour Melle J.OA, est « dégueulasse », souillé, impur, malsain, sale, ce qui a été travaillé par l'industrie et se trouve alors éloigné de son état naturel : le sucre raffiné, teinté, les céréales qui ne sont plus complètes, les produits chimiques... Elle craque encore sur les mets sucrés préparés par des proches ou au restaurant, après s'être tout de même dégoûtée elle-même des viennoiseries et pâtisseries, ce qui induit un rapport particulier à une préparation artisanale et proche dans le temps, même si elle récuse l'utilisation du sucre, et qu'elle souhaite à terme bannir de son alimentation.

« Au début, j'essayais de manger sain, que du poisson sans sauce et cetera. [...] Et petit à petit je mangeais de plus en plus, des gâteaux, des pâtisseries, je mangeais des nems surgelés à moitié congelés encore, je faisais pas attention à la façon dont c'était cuisiné, c'était encore assez brut. » PF.RI

Melle PF.RI a une conception assez proche de celle de Melle J.OA, même si elle ne met pas les mêmes mots dessus : dans sa période d'anorexie, et de relative accalmie post-anorexie, avant le glissement vers la boulimie, elle dit en exemple avoir mangé du poisson sans sauce, donc une « viande » saine et sainte, sans ajout par la main de l'homme de graisses (sauce étant très connotée graisses), d'aliments travaillés, transformés, mélangés pour former une sauce. Puis son glissement vers la boulimie se matérialise par l'absorption de mets très travaillés : le nem en exemple est une spécialité qui nécessite une longue préparation, mêlant divers aliments, et frit, qui plus est surgelé dans l'exemple, donc encore plus éloigné de l'état naturel de chaque ingrédient ; elle cite aussi les gâteaux et pâtisseries. Elle dit ensuite elle-même ne pas avoir fait attention à la préparation de ce qu'elle mangeait en étant boulimique. Ce qu'elle qualifie de brut, c'est son rapport d'alors à la nourriture, sa conception de l'alimentation. Brute, brutale. On sent qu'avec le recul, elle juge son comportement, à cette période-là, un peu « primaire » et qu'elle considère l'avoir affiné en prêtant attention à la préparation, au regard de sa conception du sain évoquée juste avant.

« Je prenais des Magnum, des cacahuètes, je mangeais un kilo de glace, ce qui m'a fait prendre conscience du problème, c'est quand j'ai mangé du riz au miel, et y avait rien à vomir, enfin c'était dégueulasse, et ça te fait prendre conscience du problème quand tu regardes ce que tu bouffes. [...] Tous les trucs interdits je les mangeais pendant les crises, à côté je mangeais une omelette à la tomate, un truc un peu bon... Des légumes et des fruits. »

« Je m'étais dit attends tu vas quand même pas faire des conneries tant que t'es chez lui... En fait on avait mangé un vieux cassoulet en boîte, des gâteaux, et puis je l'avais mal vécu, j'étais allée vomir, et puis il captait pas grand chose.  » V.FB.

Ici, il y a une plus-value par rapport aux deux réponses précédentes. D'un côté, il y a encore évocation de ce qu'est une bonne nourriture : un aliment proche de son état naturel, comme le fruit ou le légume, l'omelette préparée artisanalement à la maison. C'est ce qu'elle gardait en elle, et les aliments interdits dits étaient évacués : glaces industrielles, cacahuètes achetées au supermarché, cassoulet en boîte, pommes noisette... Elle ajoute la quantité : un kilo de glace. Et elle dit prendre conscience du problème au moment où elle associe le riz au miel, association des deux jugée « dégueulasse », mauvaise, souillée.

« A l'époque, c'était que du sucré les crises, peut-être à la fin j'ai commencé un peu de salé parce que j'avais rien d'autre, c'était un rempart pour pas avoir de sucré chez soi. Et c'est là que je me suis dit que ça pouvait plus durer comme ça, je me suis dit qu'il y avait un problème, qu'il fallait que je me soigne. » AR.FB

« J'étais invité à un repas de famille et je m'étais lâché sur le dessert et tout, et j'étais rentré, j'avais essayé de me faire vomir mais j'avais pas réussi. [...] J'ai tout noté ce que je mangeais pendant les crises, c'était tout à base de sucré, de chocolat, donc alors une fois j'ai mangé une grosse brioche avec un demi paquet de bonbons à la guimauve, des Mars j'adore ça, et qu'est-ce qu'il y avait encore ? Ah ouais, des muffins au chocolat, un paquet de Petits Ecoliers, des Célébrations, un demi paquet. A la suite tout ça, au niveau des doses, pfou... » FB.FB

« [Pendant ma période d'anorexie] dans la journée, je mangeais un champignon, des miettes de thon, une tomate, le tout baigné dans du vinaigre. » MH.RI

« En fait, ben on pourrait dire que ça a commencé quand j'étais en seconde, c'était, je m'en souviens super bien, c'était vers octobre et en fait on devait rendre un commentaire de français. Et j'étais super en retard, j'avais l'impression que je faisais pas mon boulot sérieusement, et donc du coup, pour le rendre à l'heure, un midi, j'ai décidé d'aller au CDI plutôt que d'aller à la cantine. Mais en fait, on se rend compte, enfin moi je me suis rendue compte qu'il y avait forcément eu un truc avant parce que enfin même, j'ai décidé de pas aller à la cantine mais j'aurais pu prendre un sandwich ou n'importe quoi, en fait j'ai pris juste une pomme. Et donc j'ai fait mon commentaire ce midi-là que je n'avais pas fini, donc j'y suis retournée le midi d'après. J'avais pris une pomme, mais là je l'ai pas mangée. Et après je suis plus allée à la cantine de toute l'année. » CC.FB

« Dès la troisième, même, j'avais commencé à avoir des comportements bizarres, vers la moitié de l'année, j'avais décidé que il fallait que j'arrête de prendre les entrées à la cantine qui étaient genre feuilleté au fromage, les trucs comme ça, qu'il fallait que j'arrête de prendre les desserts, qu'il fallait que je prenne des fruits en dessert, enfin déjà des comportements un peu restrictifs comme ça. De pas prendre de pizzas, de trucs comme ça. »

« Je vidais le placard à gâteaux, enfin je vidais le placard, non, mais je faisais des crises quoi. Je mangeais un brownie entier ou un paquet de Grany, des machins comme ça. Et là je vomissais. » CC.FB

Le sucre revient assez largement comme aliment interdit des anorexiques ; pour les boulimiques, il est également proscrit en « temps normal », mais fait l'objet des « crises », avant d'être, le plus souvent, rejeté par le vomissement, par la pratique sportive intensive, la prise de laxatif, ou le jeûne prolongé.

Dans Les origines des manières de table36(*), Claude Levi-Strauss écrit que le miel est l'aliment suprême des indigènes étudiés, ainsi que dans de nombreuses civilisations passées ou présentes, et que c'est un des rares aliments que l'industrie ne transforme pas. Il montre le paradoxe entre le fait que cet aliment soit très prisé et qu'en même temps, il faille à un moment donné que l'homme régresse en deçà de l'état de société pour se le procurer à l'état naturel.

Nous proposons d'analyser la recherche d'aliment à « l'état naturel », ou proches de leur état naturel, comme une autre manifestation de cette désaffiliation du groupe social direct chez les personnes qui, alors qu'on leur présente un plat cuisiné, par un proche ou par l'industrie, préfèrent un aliment jugé plus pur : poisson sans sauce, légumes vapeur, crudités, fruit ; qui semble être un aliment plus proche de son état naturel. En témoignent par exemple les pratiques qui consistent à éponger discrètement avec sa serviette le beurre ou la sauce sur un aliment, le non ajout de sauce à la feuille de laitue que Melle L.OA croque et qui crée la panique chez sa mère.

La suppression de certains aliments vient de l'évaluation des risques encourus par la consommation de tel ou tel aliment : pas trop de sucres, pas trop de graisses entend-on tous les jours. L'individualisation et la rationalisation des personnes, ainsi que la médicalisation de la société facilite le développement personnel, individuel de pratiques d'autorestriction.

Des catégories d'aliments apparaissent qui n'étaient pas utilisées auparavant, dans l'enfance, avant la prise en main : sucres, graisses, etc., calquées sur les catégorisations biologiques et médicales des nutriments contenus dans les aliments. Elles sont jugées dégueulasses ou bonnes selon le nombre de calories qu'elles contiennent, les associations entre elles...

Si une interprétation des actes alimentaires en terme de désaffiliation peut être donnée, l'idée de dissimulation tend, on l'a dit, à montrer au contraire une volonté de rester intégrer au groupe social. Dans le secret de la pratique déviante réside d'une part l'intime, la pudeur de ne pas montrer qu'on veut transformer son propre corps, et d'autre part la tentative d'échapper au jugement d'anormalité de la part des autres, qui pourrait de ce fait nous exclure. C'est ce que Melle EC.FB. semble dire en filigrane quand elle rit à l'idée de dévoiler ses pratiques aux gens en général, et quand elle précise qu'un seul ami est courant :

« Mais toi t'en parles spontanément à des gens ?

Ah ben non moi j'en parle pas, je vais pas leur dire (elle rit) « ah ben oui euh moi vous savez, je fais attention à ce que je mange » non.

Ca peut arriver de le dire par exemple à une amie.

Y a juste un ami du lycée qui est courant. En fait il s'est avéré qu'on parlait de nos psys, parce que c'est un ami qui a fait une tentative de suicide en fait, et on parlait de nos psys, donc en fait, sur le coup, je lui en parlé et...

Tu lui as dit quoi ? Tu te rappelles ?

En fait déjà à la base, il trouvait que j'étais un peu mince mais il savait pas que je faisais des régimes. Et après, ça s'est fait au fur et à mesure, quoi. Mais... En fait, lui il connaissait une fille qui était anorexique, donc après il m'a demandé si ça m'était arrivé de me faire vomir en fait. Et je lui ai dit ouais donc. 

Et il t'a dit quoi ?

Ben en fait, je pense qu'il s'y attendait plus ou moins vu que... Et ça a pas changé la relation qu'on avait avant. »

Très importante ici est l'idée que Melle EC.FB s'est assurée de la compréhension de son ami, d'une part parce qu'il y a une relation de confiance qui s'est instaurée entre eux : cet ami lui a fait l'aveu d'une tentative de suicide. D'autre part, parce qu'elle découvre qu'il a eu connaissance de l'anorexie par une proche et qu'elle le laisse poser la question de savoir si elle a recours aux vomissements auparavant, elle sait que leur relation n'en pâtira pas parce qu'il s'y attendait et qu'entre le temps où il fait le lien entre les pratiques critérielles de l'anorexie et la conduite de Melle EC.FB, il n'a pas interrompu leur relation. La précaution prise sur l' « après » de l'aveu est donc très stratégique.

« Moi je culpabilisais pour tout, je culpabilisais parce que j'étais vivante, pour respirer quoi. Je voulais me faire toute petite pour que personne ne me voie, personne ne m'entende. J'étais toute sage, etc. Mais j'ai été comme ça toute ma vie. Maintenant j'ai un petit peu de caractère, c'est mieux ! Oui, ça m'aurait vraiment fait du mal si on m'avait dit : « ouais, t'es manipulatrice, etc. » parce que c'est pas nécessairement vrai non plus. J'ai jamais essayé de manipuler nécessairement. Toutes les manipulations que j'ai faites, c'est en fait pour cacher que j'étais tellement différente ou tellement bizarre, c'était pas pour

Pour cacher ce qui n'était pas normal et montrer justement que du bien, en fait ?

Exactement, c'est ça. Et on dit : « ouais, c'est parce qu'elle veut rester anorexique, etc. ». C'est pas nécessairement ça. Moi tout ce que je cachais et manipulais c'était pour faire l'apparence que j'étais normale, je voulais pas qu'on me traite différemment ou comme une patiente ou comme quelqu'un qui était vraiment bizarre. » MH.RI.

Les propos de Melle MH.RI cristallisent l'idée de dissimulation du stigmate : cacher son anormalité pour être traitée comme « les autres », parce qu'elle ne peut pas changer ce qu'elle est devenue.

II) La gestion difficile d'une identité en tension : la mise à jour de l'anormalité comme solution

La conduite anormale comme stigmate : motivations d'ordre identitaire à la dissimulation

Même quand l'anormalité n'est pas en jeu, les personnes interrogées témoignent d'une forte conscience des attentes des gens les uns à l'égard des autres. Mme CB.FB. et Mme FC.FB. ont toutes deux cette impression d'avoir une identité sociale qui ne reflète pas leur identité profonde. Passer pour ce qu'on n'est pas, devoir se montrer performant, penser qu'on ne répond pas à ces exigences de performance sont autant d'interrogations autour de l'identité qui est donnée à voir aux autres.

« J'ose jamais rentrer, par exemple, dans un débat parce que j'ai peur d'affirmer mes idées et que j'ai pas toujours le répondant, par contre, en paroles. A l'écrit, ça va mais en paroles, j'ai pas le répondant et j'ai toujours peur qu'on me prenne pour idiote, que je suis pas forcément. Je pense être quelqu'un de plutôt cultivé, je m'instruis en permanence, sauf que, voilà, on n'a pas l'occasion, j'ai pas l'occasion de le montrer aux gens. Et j'ai toujours cette impression que les gens pensent que..., parce que j'ai un niveau, comme je dis parfois BEP + 2 ! même pas ! même pas ! que les gens me prennent pour quelqu'un qu'a pas... Alors je suis fière de moi quand de temps en temps j'arrive à briller un petit peu en société ! Mais j'aime pas non plus parce que je veux pas qu'on pense que je suis quelqu'un qui sait tout. Alors souvent, je me freine sur les choses que j'aurais envie de dire, sur les sujets dont je voudrais parler parce que, comme j'arrive pas toujours à bien m'exprimer et puis que je suis un peu timide en paroles, j'arrive pas... Toujours cette impression de voix tremblante, chevrotante et, du coup, dans un débat ça passe pas, ça pardonne pas. Quelqu'un qui, en face de moi, a du répondant, moi j'arrive pas. J'arrive pas, je me bloque et, du coup, voilà, j'ai peur de passer pour quelqu'un qu'a pas d'idées quoi.

CB.FB

Je pense une réponse, mais je n'oserais pas le dire.

FC.FB

Voilà, moi aussi. Des fois, des sujets qu'on aborde...

CB.FB

Et puis je veux pas donner l'illusion d'en mettre plein les yeux. Evidemment quand on me dit par exemple : « ah, tu es prof de quoi ? », « ben de rien, pourquoi ? », « ben non, je sais pas, tu lis, tu écris », « oui, mais je suis pas prof, j'aime ça, c'est une passion, mais non, non, je suis pas prof du tout ». En même temps, c'est vrai que ça me fait plaisir que les gens puissent le penser, parce qu'apparemment je m'exprime pas trop mal, mais je remets les choses à leur place tout de suite parce que je veux pas qu'on... Non, parce que je ne suis que ce que je suis quand même. Ben oui, voilà, je ne suis que ce que je suis. Non, non, je ne veux pas mettre de la poudre aux yeux aux gens, je veux pas me faire passer pour ce que je ne suis pas. »

« Et j'ai toujours eu du mal parce que, dans mon école de beaux-arts, j'étais dans tout ce qui est très académique, très intellectuel. Et on me prenait jamais au sérieux, parce qu'on me disait : « ouais, jolie fille blonde ». On me prenait jamais au sérieux et pourtant mes idées, elles étaient bonnes.

Tu parles même des profs ?

Non, les profs, les profs un petit peu, mais moins. Les profs m'ont donné une chance parce que j'ai fait mes preuves, quoi. Ils voyaient bien que j'étais une étudiante très bien. D'ailleurs, ils m'ont laissé donner des cours à mes élèves, etc. Mais les autres, vraiment ils me regardaient d'un air : ouais, la fille... Mais c'était à cause aussi de comment je m'habillais, comment j'étais et à cause de mes amies. Parce que j'ai fait amie avec des filles bien, tu vois, des filles qu'on veut être amies avec. Des belles filles, etc., mais j'étais pas heureuse parce qu'elles avaient une mentalité qui était genre : ouais, je veux être sexy, je veux sortir avec des mecs, je vais faire de la drogue, voilà. Genre : je vais me saouler la gueule et coucher avec tout le monde. Ces filles-là qui, même si on avait des choses en commun, on avait beaucoup de... J'avais du mal à sortir avec elles parce que ça me rendait vraiment malheureuse. Mais des gens avec qui j'aurais pu avoir quelque chose en commun intellectuellement, ils m'acceptaient pas trop. J'avais du mal à leur parler. En même temps, c'était eux qui m'acceptaient et moi qui me croyais pas assez bien. En cours, je disais jamais rien, d'ailleurs j'ai toujours du mal, j'arrive pas à dire quelque chose en cours, à parler aux profs, parce que je dis toujours : je vais dire quelque chose de stupide. Je veux toujours faire mes preuves aux professeurs, intellectuellement. Parce que je rentre sur la base qu'ils pensent que je suis stupide parce que je suis blonde par exemple. C'est idiot.

Pour toi, le physique, c'était la barrière ?

Voilà, c'est exactement ça. Le physique c'était ma barrière, voilà. Et puis voilà, je suis toujours à faire mes preuves que je promets que je suis intelligente. Et d'ailleurs, je l'ai toujours : « ouais, quand je t'ai rencontrée, au début, avant de te parler, je pensais vraiment que t'étais genre fille stupide, Américaine comme touriste ». MH.RI

Le physique comme obstacle aux idées qui reflètent vraiment qui l'on est, est la préoccupation dominant ces deux extraits d'entretien. L'identité virtuelle qui masque l'identité réelle donne lieu, déjà en dehors du cadre de l'anormalité de son alimentation, à une tension au sein même de la conception que la personne se fait de sa propre subjectivité.

Le regard des « autres » étrangers aux pratiques vient entériner son jugement d'anormalité sur ses propres actes, à la manière du « stigmate »37(*). Quand la subjectivité change et s'affirme et que les autres, étrangers aux pratiques, en viennent à le remarquer alors l'identité sociale virtuelle qui était encore l'identité « normale » d' « avant » disparaît et l'identité réelle de la personne bascule du côté de l'anormalité dans le champ social. La personne qui s'est cachée de ses pratiques pour ne pas être stigmatisée voit alors son identité réelle suivre la réalité de ses pratiques. Pour ne pas être confronté à cette situation, il faut conserver l'attitude habituelle que l'on a avec les autres ce qui, comme on l'a vu plus haut, se révèle être très complexe dans la pratique.

« Ce que je pensais c'était, quand je mangeais normalement à la maison, eh bien donc je reprenais du poids. Ma seule hantise, c'était en fait, quand je revenais en pension, fallait pas que je remange normalement, parce que fallait pas que mes camarades de classe me voient manger normalement parce qu'elles vont s'habituer à ma manière de manger, c'était compliqué. Elles vont me voir manger normalement, elles vont pas être habituées, elles vont se dire... Elles me voyaient d'habitude manger une cuillère à soupe de nouilles, elles étaient habituées, elles ne me faisaient pas de réflexion et donc c'était comme ça. Donc j'avais la paix. Et là... Je sais pas comment dire.

Elles auraient vu une différence et donc du coup, elles t'auraient fait des réflexions, de manger plus, de faire attention...

Ouais, et là c'est vrai que personne me faisait de réflexion à part les religieuses, qui me surveillaient, certaines me surveillaient un peu trop, donc c'était quelque chose de, de... Fallait vite salir mon assiette pour faire celle qui avait mangé. Enfin j'avais plein d'astuces. Mais en fait ça m'arrivait de manger, dans la journée, euh : trois pommes. C'était une course à celle qui mangeait, enfin c'était un défi, je devais manger encore

moins que la veille. » Mme DB.FB.

Il s'agit d'une attitude visant à dissimuler le comportement intime qui va semer le doute sur l'identité de la personne, et lui faire ressentir de la honte. C'est pourquoi on emploie le terme de stigmate : il nous semble approprié dans la mesure où la définition du stigmate, telle qu'elle est donnée par E. Goffman dans l'ouvrage éponyme, correspond à une intériorisation par la personne du caractère anormal, « vicié » du comportement qu'elle a adopté en devenant anorexique ou boulimique. Le stigmate, selon Goffman, est un « attribut » que quelqu'un possède « qui le rend différent des autres membres de la catégorie de personnes qui lui est ouverte, et aussi moins attrayant, qui, à l'extrême, fait de lui quelqu'un d'intégralement mauvais, ou dangereux, ou sans caractère. Ainsi diminué à nos yeux, il cesse d'être pour nous une personne accomplie et ordinaire, et tombe au rang d'individu vicié, amputé. Un tel attribut constitue un stigmate, surtout si le discrédit qu'il entraîne est très large ; parfois on parle aussi de déficit, de faiblesse ou de handicap. Il représente un désaccord particulier entre les identités sociales réelle et virtuelle. »38(*)

A la question de savoir si les enquêtées s'intéressaient aux émissions sur le sujet de l'anorexie, on peut affirmer qu'ils répondent à l'unanimité qu'il y a une forme de « voyeurisme » dans la façon dont sont mises à l'écran ces personnes dans leur mal-être, dans leur environnement. Et reliée à la question de l'image de soi, sauf une enquêtée, Mme CB.FB., qui a volontairement participé à un talk-show (« C'est mon choix ») mais nous l'a dit hors entretien, tous et toutes souhaitent garder dans le domaine du privé, leurs histoires et conduites, afin de conserver intacte leur identité virtuelle auprès des personnes qui ne sont pas des connaissance intimes mais qu'ils sont appelés à croiser au quotidien, ou dans leur environnement proche.

« [En parlant des émissions] Toi tu le ferais ce genre de trucs ?

Ah non ! (Rit) Ah non non !

Ou en anonyme. Même pas ?

J'ai déjà mon quotidien à gérer, alors si tout le monde me disait « tiens toi je t'ai vue ! » Enfin si certaines personnes éprouvent le besoin de le faire pour elle, pourquoi pas, quoi. Mais moi, par rapport à ce genre de trucs, je peux comprendre, hein, mais personnellement moi je le ferais pas. » Melle EC.FB.

« VM.FB.

Je pense que les gens qui vont chez Delarue ne sont pas forcément les plus doués pour s'exprimer sur la maladie et que c'est dommage. C'est dommage parce que, du coup, on en a une vision tronquée. Il te montre à chaque fois, soit la nana qui est en plein bonheur anorexique et qui va sourire tout le long, et dire : « oui, je suis trop grosse », « oui, je vais très bien, y a pas de problèmes, tout va bien, tout est génial ». Après, il va te montrer la nana... Alors je déteste, mais alors franchement, à part dans le reportage de Chloé où c'était un peu différent, je supporte pas qu'ils montrent les gens entiers. Je trouve ça d'une indécence, mais alors. Je me dis : mais bientôt, ils vont aller dans les chiottes aussi. Et ça, ils le montrent. Je me souviens d'une jeune fille Léa qui était passée, ils la montraient en train de faire une crise avec des boîtes de conserve, des trucs froids et tout. Et t'imagines les gens horrifiés devant leur télé. Non, c'est pas ça. Je trouve que, dans ces émissions globalement, tu vois pas la souffrance. »

« Non, non, moi ce qui m'a retenue - j'aurais été capable d'y aller - mais ce qui m'a retenue c'est que je savais que j'allais travailler dans le social, donc je pouvais pas me permettre de passer à la télé. Je peux pas. Même des photos sur le forum, des fois je me pose la question. Mais bon, il faut vraiment trouver ce forum. Il faut le chercher pour le trouver et puis le faire c'est forcément avoir soi-même un problème, je pense. Mais voilà, je pouvais pas non plus aller parler à la télé. A moins de l'assumer totalement, mais je l'assume pas totalement. Je me vois mal dans ma boîte, que ça se sache. 

Et en anonyme ?

En anonyme, oui, sans problème. Oui, mais je... je préfère à ce moment-là faire des interviewes comme aujourd'hui ou des trucs par écrit que aller parler en anonyme à la télé. Comme je suis pas non plus une adepte de Delarue, ça me fait pas trop triper quoi ! Je préfère participer à des choses plus sérieuses, des études. »

Si l'on agit par la ruse à table, on tient évidemment secrets ses actes aux yeux de l'ensemble de l'entourage, la question de l'anonymat autour des témoignages étant l'un des reflets de la crainte de stigmatisation.

Melle AR.FB nous avoue, en répondant à l'annonce mise sur le forum FB, ne l'avoir jamais dit à personne de son entourage, et quand elle découvre que nous venons de la même région de France, après que je lui ai dit bien connaître son département d'origine, elle s'assure que nous ne venons pas du même lycée et que nous n'avons aucune connaissance commune. Afin d'être assurée pour elle-même que l'enquêtrice ne trahira pas sa révélation sur son identité. Elle aura ces mots avant l'entretien : « je suis venue en clandestine sur le forum... Je suis là en clandestine. »

Et la seule personne de son entourage à qui elle l'a dit est un ex petit ami avec qui elle garde une relation « compliquée ». Elle explique qu'une technique de dissimulation de son comportement est le mimétisme : à table, elle mange « comme les autres », à la fourchette près. Elle se livre à ses orgies alimentaires, à ses crises, chez elle, dans la solitude, le soir quand personne ne peut la voir. Avouer son trouble est, pour elle, généralement inenvisageable. Terrifiée à l'idée d'être rejetée, elle se lance tout de même auprès de ce petit ami...

« Parce que moi, personne le sait que je suis comme ça. 

Personne, personne ?

Si une personne, mais alors là, han, y en a pour un siècle. Comment parler de lui ? C'est quelqu'un avec qui je suis sortie à la fac au début de ma deuxième année de fac à Limoges, en 99. J'en parle pas trop déjà parce que c'est compliqué, en théorie c'est mon ex. Donc un jour je lui ai dit. Je lui ai dit parce que, euh, je sais pas pourquoi je lui ai dit. Enfin si je sais mais... C'est parce que j'en avais marre qu'il me reproche de pas être euh, enfin qu'il me reproche... Parce que par exemple il me dit : « Je t'aime, je t'aime, je t'aime... » Mais moi, je sais pas dire ça. Et enfin il y a plein de choses que je ne sais pas dire, je suis pas une fille affectueuse, je ne suis pas démonstrative, je suis pas... Je vis ma vie, quoi. Et lui il m'a souvent reproché de ne pas lui dire je t'aime. Enfin reproché... Demandé quoi, en tout cas, à ce que je lui dise je t'aime. Et puis des fois, je pleurais quoi. Enfin ça m'arrivait de pleurer, mais de rien dire. Mais lui il ne captait pas ce qu'il se passait, alors un jour pour qu'il me foute la paix, moi je lui ai dit : « ben écoute, j'ai un truc, je suis boulimique, on n'en parle plus maintenant ». C'était un peu histoire de dire : voilà, tu sais alors maintenant tu me fous la paix, voilà c'est comme ça. Et donc voilà tout ce qu'il sait, et je pense pas qu'il ait conscience vraiment de l'ampleur du problème. Parce que quand je lui ai dit ça, tu vois, c'est vraiment l'aveu... Franchement j'aurais fait trois meurtres, c'était pas pire, quoi. Le jour où t'as dit ça, t'es... Comment il va le prendre, est-ce qu'il va le dire à d'autres, est-ce que ça va pas le dégoûter ? Là, quand je parle de dégoût, c'est pas de dégoût en amitié, c'est vraiment dégoût en tant que physique quoi... Genre embrasser une bouche qui vomit, enfin... Je me mets à la place de l'autre, je me dis que c'est dégueulasse quoi. Non mais, je pense à ça, c'est vraiment... Peut-être aussi les souvenirs de la 4ème quand ça sent le vomi dans les rangs. Donc lui, il le sait et puis une fois plus tard... Là, je me suis pas plus attardée que ça, je sais pas s'il m'a demandé plus le jour même ou pas. Si je pense qu'il m'a demandé plus mais que j'ai clos le débat quoi. Une fois il m'a demandé comment ça se passait, euh... Je l'ai calmé parce que je veux pas que les gens sachent, quoi. Tu vois, ça me gêne. Parce que tout à l'heure, je suis rentrée dans l'appart, en face de ton copain, je savais que ton copain, il savait pourquoi je venais, ben ça m'a mis mal à l'aise quoi. Voilà, je sais que lui, il sait maintenant, et voilà, j'avais envie d'aller aux toilettes, je lui ai demandé d'aller aux toilettes, et ça m'a mis mal à l'aise de lui demander d'aller aux toilettes parce que je me suis dit mais qu'est-ce qu'il va penser que je vais faire aux toilettes ? Alors que tu vois, ailleurs, je me pose pas ces questions-là, je vais aux toilettes comme tout le monde. Et si vraiment, ça c'est flagrant. Et puis, ça me protège d'ailleurs. Et là bon, y a que lui qui sait, il m'a demandé si j'en faisais souvent, tout ça. J'ai dû lui répondre un truc du genre tous les jours mais je crois qu'il a pas conscience en fait. Parce qu'une fois il m'a dit que j'avais pas de problème, un truc comme ça. Que j'avais pas de problème, que je me faisais des idées, tout ça. Je lui ai dit tu te rends pas compte, quoi, mais c'est tout en fait. J'ai dû lui dire une fois : mais tu te rends pas compte, c'est tous les jours, quoi. C'est pas tous les 36 du mois, je me fais pas une idée, c'est... Je sais pas s'il me dit ça pour me réconforter, en me disant que j'ai pas de problème et qu'il a tout à fait conscience que j'ai un problème, ou est-ce qu'il le pense vraiment ? J'ai pas envie de m'attarder sur le sujet, en fait. C'est quelque chose que je dois régler avec moi-même, quoi. Ca regarde personne. J'arrive à garder un rapport avec lui comme avant. »

Espérant et attendant un retour à un comportement normal, elle ne se livre pas de manière détaillée, cela ne « regarde personne », même si elle considère que vivre avec la boulimie est un problème et que son ami, avec elle garde un rapport continu à son grand soulagement, ne reconnaît pas l'ampleur de ce problème. Le moment où elle va avouer ses troubles boulimiques est un moment difficile : elle le fait pour se justifier d'une incapacité de montrer ses sentiments mais elle a l'impression d'avouer « trois meurtres », parce que vomir est sale et suscite le dégoût, justification récurrente du non aveu et motivation à le faire en cachette. L'on retrouve ici la notion de pureté et de souillure, en amont des motivations à la dissimulation de la conduite-stigmate.

« J'essaie de me faire suivre, d'aller demander des conseils, mais en fait je suis en mal d'affection parce qu'en fait je voudrais me confier, mais je peux pas me confier auprès de mes parents toujours, j'essaie de me confier auprès de gens et donc finalement, je trouve l'idée géniale, c'est de me faire vomir. (inaudible) les romains, comment ils faisaient. Et donc j'en éprouve pas du tout de culpabilité, je me cache même pas vis-à-vis de ma mère qui quand elle découvre ça, ben c'est une grosse honte, c'est la déchéance absolue, mon père me fait une réflexion méprisante en me disant mais c'est dégueulasse ce que tu fais. Et puis il ose même pas me regarder tellement il a honte de me le dire. Il est assis quand il dit ça sans me regarder et puis il me dit : barre-toi, tu me dégoûtes, refais pas ça. Et puis c'est tout. Et comme si c'était une question de volonté. Et puis il cherche pas à comprendre pourquoi je fais ça et puis c'est tout. » Mme DB.FB

Parfois, c'est donc directement l'entourage qui pose un tabou sur la question quand la conduite semble mettre en danger la cohésion des relations :

«  Quand j'allais vraiment pas bien, tout le monde évitait le sujet et maintenant qu'au niveau TCA c'est fini, c'est fini pour l'anorexie, tous, c'est comme s'il y avait plus de tabous du coup. » CC.FB

Les tentatives d'éviter un jugement d'anormalité par crainte d'exclusion réciproque, de crise de l'intégration témoignent d'un double regard permanent sur soi, et c'est à un problème d'identité pour soi qu'il faut alors faire face.

Vers l'acceptation de l'étiquetage : une nécessité d'unifier son identité

Il est un moment où cette double identité, ce double regard porté sur soi-même, se ressent littéralement, où la personnalité en vient à se scinder et les deux identités en tension se disputent au sein même de l'esprit de la personne :

« Même après la gym, même quand je voyais que je perdais du poids, je dis : ouais, je perds du poids. Et après, j'avais une autre voix dans ma tête qui me disait : c'est pas assez, t'es dégueulasse, continue, t'es pas... Vraiment, il y a deux personnes dans ta tête. » Melle MH.RI.

« Bon alors la faim, parlons de la faim, parce qu'au début j'avais faim et j'avais du mal à gérer ça, ça faisait vraiment mal, mais ça faisait moins mal que de manger. Mais à un moment, je crois que c'est biologique aussi, la faim que tu sens arrête et là, c'est la famine qui se sent différemment. Là, tu le sens dans tout ton corps, mais c'est un mode de vie, tu vois ce que je veux dire ? l'anorexie. T'as toujours faim, mais c'est plus la faim, c'est la famine. C'est autre chose, ça dépasse la faim, t'as plus faim, tu meurs c'est tout. Mais dès que j'ai passé ce stade de famine, j'étais dans ce stade de famine et aussi dans l'éteinte complète de moi-même, j'ai fait tout ce que je voulais faire, j'avais plus ma personnalité, j'avais plus rien. Littéralement, j'entendais une fille hurler dans ma tête, littéralement. Je veux dire, une fille qui faisait (cri). Je dis : mais qu'est-ce que c'est ? qu'est-ce que c'est ? Et finalement, je me suis laissé gueuler. Une fois, je me suis forcée, pas laissée, forcée à crier à haute voix après une crise, parce que j'avais plein de crise, genre je flippais pour un rien, je flippais pour beaucoup. »

Il y a deux personnes dans une seule. Une idée qui revient et qui peut se comprendre ainsi : à force de dissimulation, de mensonge diront certains enquêtés, comment concevoir une unité de l'expérience ? Quand dans le regard des autres, des proches, on ne retrouve qu'une partie de soi-même, comment se sentir un ? Quand on présente un soi « normal », participant, « domestiqué » mais qu'en son for intérieur on ressent l'anormalité de ses actes et qu'on les dissimule, exerçant une autonomie de jugement sur soi, comment faire coller ce postulat individualiste avec son identité si on ne se sent pas un individu unifié ? Par un geste d'extériorisation, un cri, Melle MH.RI rend visible, réelle, cette personne qui crie en elle : remplir l'espace physique de cette voix qui crie à l'intérieur, se sentir crier et s'entendre lui permet d'unifier son expérience, de donner une réalité au mal qu'elle dissimule. Melle ML.FB compare l'anorexie à un cri silencieux, une douleur sans émotion. Cette personne en surface non émotive, en mouvement dans tout son être, en quête d'un idéal toujours repoussé39(*), va finir par ne plus donner de réalité à ce qu'elle tient secret, et dans certains cas, va préférer ne plus voir les autres, comme Mme E.RI qui ne participe plus aux repas de classe, et se retrancher dans son univers pour se rapprocher de l'état d'être « un ». Melle MH.RI va opérer par le cri, acte positif, à une mise à jour de cette deuxième identité, part de son identité réelle. Cette question de la part d'identité tenue secrète est traitée par Michaël Pollak : l'une des personnes interrogées dans l'Expérience concentrationnaire40(*), Ruth, dit vivre toujours à Berlin car c'est le lieu où une certaine compréhension de son expérience de déportée peut exister sans qu'il y ait besoin d'explications. Les conséquences de la guerre sur l'urbanisme de Berlin sont plus visibles qu'ailleurs. En vivant dans cet environnement, elle n'a pas à faire face à des contradictions dans son expérience « et à faire comprendre ailleurs ». Les murs parlant pour elle, elle peut garder le silence et se sentir une. Mary Douglas nommerait cet état de fait « mise à jour de structure symbolique », car mentale. Le cri de Melle MH.RI procède de la même opération.

De même d'une certaine manière, l'attitude double à l'égard des émissions sur les « TCA » (troubles du comportement alimentaire) de Melle CC.FB reflète ce besoin de voir inscrit dans l'espace social ce qui compose en partie son identité et qu'elle a caché jusqu'à la fin.

« Aujourd'hui, les émissions, j'essaie d'éviter parce que je trouve que ça fait un peu voyeur en fait. Comme je t'ai dit tout à l'heure, la partie un peu fière et fière d'avoir fait de l'ano et, en même temps, ne pas être sûre de vraiment en avoir fait parce que, pour moi, c'était un idéal, dans cette partie-là un peu bizarre, il y a aussi... Ouais, toujours la partie : c'est un idéal à suivre et donc regarder des émissions, c'est regarder encore un idéal. Et un truc que je me dis que j'arriverai jamais à faire ou que j'ai jamais réussi à faire, enfin je sais pas comment l'expliquer, du coup, en même temps, il y a cette volonté, un peu avide, d'en savoir toujours plus et de comprendre pourquoi. Et aussi un peu d'admiration, en même temps, il y a la partie un peu rationnelle de moi, qui trouve que ça fait super voyeur et qui déteste Delarue et toutes ses émissions, qui déteste voir un peu la maladie être mise en pâture. Je veux dire, personne va faire des reportages sur des gens qui ont un cancer ou... Ouais, si c'est vrai, mais disons qu'à chaque fois, que ce soit pour toutes les maladies, c'est toujours sous l'angle de..., soit regarder à quel point ils souffrent, soit regarder à quel point ils sont maigres, enfin c'est toujours les mêmes points de vue, tout le temps. Il y a jamais rien de neuf, en fait. Donc, pour regarder les trucs que je connais déjà ou voir des images..., enfin, ouais, ce à quoi je m'attends en fait, y a rien de nouveau, je pense pas que ça peut m'apporter quelque chose. Et il y a un côté aussi voyeurisme qui m'énerve mais en même temps qui fait aussi partie de moi, donc, en fait, je m'énerve un peu toute seule ! Enfin, il est quand même plus fort parce que j'ai trop du mal à regarder. » Melle CP.FB.

L'attitude de Melle CP.FB vis-à-vis des émissions est en tension entre l'attrait pour la mise en scène ces pratiques qui sont les siennes, qu'elle se voit confirmer dans l'espace social tout en se reconnaissant dedans, et un sentiment de haine pour la manière dont sont mis en scène les individus : « la maladie mise en pâture ». Son attrait pour l'image de l'anorexie qu'elle considère toujours comme un idéal non atteint provient, on le verra par la suite, de l'absence d'étiquetage, de diagnostic médical, chez elle. Ainsi, voir des personnes anorexiques à la télé, mises en scène dans leur vie d'anorexique, procède de ce besoin de voir inscrit ce vécu dans l'espace social.

Mot ne convient pas du tout !

Melle ML.RI nous rapporte ici les propos tenus par le médecin qui l'admet dans sa clinique, lors de son entrée dans l'institution. Ce médecin fait état d'une double identité : la personne et sa maladie, dira-t-il aux parents de Melle ML.RI. À elle-même, il dira : une Melle ML malade qui est en elle et qu'il va tuer et la Melle ML qu'il a en face de lui et qui a une apparence normale et sympathique.

« Non, je pense que c'est un bon médecin. Moi ce que j'aime bien avec lui, c'est qu'il est très, très droit et carré. Le premier entretien que j'ai eu avec lui, je me suis dit : putain, mais c'est qui ce gars-là ? comment il me cause ? Parce que je lui ai parlé, il m'a dit : « explique-moi deux trois, points de ta vie », je lui ai parlé mais montre en main trois minutes, pas plus, en trois minutes, il avait mon profil, complètement. Il m'a parlé après, j'avais envie de lui rentrer dedans parce qu'il était super brusque et en même temps, je me dis : mais il a trop raison quoi. J'avais l'impression qu'il me connaissait, depuis le début de ma maladie qu'il me connaissait parce qu'il sait exactement. Il me dit : « mais attends, pour moi, quand je te vois, je vois deux ML, je vois la ML malade et je vois l'autre. Moi ici, aujourd'hui, je vois que la ML malade et elle, je vais la tuer, je vais la casser ». Il m'a dit : « tu viens dans ma clinique, tu vas en chier, tu vas pleurer, tu vas en avoir marre, tu vas me maudire, mais je m'en fous, moi ce que je vais faire, c'est que je vais tuer ta maladie ». Mais il te parle mais super crûment et au début, tu le prends un peu pour un barge, tu te dis : putain, il est malade. Quand tu fais la démarche d'aller à l'hôpital, t'as un peu envie, entre guillemets, de te faire un peu chouchouter, t'as envie un peu qu'on s'occupe de toi. Mais lui

Oui, c'est ce que tu disais

Exactement, j'ai une copine, elle allait en clinique et puis, on essaie de manger, de prendre un peu de poids. Lui, ce qu'il veut te faire comprendre c'est que tu t'es mis dans cette merde, tu t'es fait du mal, t'as fait du mal à ton entourage, maintenant t'assumes. T'as des carences, t'as du poids à prendre, t'as été dure avec ta famille, maintenant t'assumes, t'assumes d'être seule sans amis. Et voilà, maintenant tu vas réapprendre à vivre, à manger, à vivre en société, à parler aux gens, à arrêter de te mentir, arrêter de mentir aux autres. Et donc, voilà, il t'ouvre les yeux sur ce que t'as vraiment été. Et le jour où tu te lèves le matin et que tu réalises ce que t'as vraiment été, ça fait peur. Moi je me souviendrai toujours de la phrase qu'il avait dit - c'est mes parents qui me l'ont dit parce que moi j'étais pas là - au premier entretien, il a dit à ma mère : « vous savez, moi, dans ma clinique, c'est Al-Qaida, j'ai que des bandes de terroristes ». Et il dit : « une anorexique, on peut tout à fait à l'assimiler à une terroriste, c'est une manipulatrice, c'est une menteuse ». Mais il dit : « quand je parle de ça, je parle pas de votre fille, je parle de la maladie qui est dans votre fille, c'est complètement différent. Votre fille, le peu que j'en ai vu, elle a l'air super, mais la maladie c'est une terroriste ». Et c'est vrai que, quand je me rends compte, enfin toutes les manipulations, même à la clinique où pourtant Dieu sait que c'est dur, c'était vraiment dur de passer outre les règles, mais c'est super dur. On n'avait pas le droit au chewing-gum, aux choses comme ça, on arrivait toujours à s'en procurer, à droite, à gauche, par celles qui sortaient, par machin. Dans les douches, on était quand même surveillés, moi j'arrivais des fois à vomir dans la douche. Les cachets, des fois j'avais pas envie de les prendre, j'arrivais à les dissimuler et une nuit où j'étais vraiment pas bien, je me les prenais tout d'un coup comme ça. Le nombre de triches, les tours de parc que je faisais. Dans ma chambre, pourtant j'avais un vieux parquet pourri qui grinçait, j'arrivais quand même à faire des abdos. Je me dis : mais quand il dit « terroriste », mais c'est ça, c'est vraiment ça, c'est que tu fais tout pour aller à l'encontre de tout ce qu'il te dit. Quand t'as ton assiette, tu t'arranges toujours pour étaler au maximum, pour laisser un peu deux, trois trucs sur le bord. Le pain, t'essayes de bien le briser partout pour qu'il y ait plein, plein de miettes, pour perdre un peu deux, trois trucs. Tout, tu gruges de partout. Et c'est le jour où tu gruges pas comme ça que tu réalises que t'es dans la phase de guérison. Tant que t'essayes de tourner autour, c'est que t'as vraiment compris que le médecin est là pour t'aider, pas pour autre chose. Si t'as envie de mentir, tu vas dehors, tu restes pas à la clinique. »

Le jour où la dissimulation cesse, où l'obéissance va de soi, où l'identité « pour soi » fait à nouveau corps avec l'identité sociale, où la part d'identité réelle incluant le trouble du comportement alimentaire est connue et reconnue, la guérison commence, le retour à la normale s'amorce. A contrario, Mme FC.FB nous dira la même chose : dissimuler son rapport à la nourriture est synonyme d'anormalité, de maladie dirait Melle ML.RI. Mme FC.FB situe début de ses troubles du comportement alimentaires au moment où elle commence à manger seule, dans sa chambre, alors qu'elle est encore enfant.

« Comment s'est apparu les TCA et ça a commencé par quoi ?

Moi je crois que ça a été depuis que je suis toute petite. En fait, j'ai commencé plus à chiper de temps en temps de la nourriture, quand je pouvais, dans les placards, quand je pouvais, quand il y avait suffisamment pour pas qu'on s'en rende compte. Et après, vraiment les crises, après, ont vraiment commencé quand j'ai commencé à gagner de l'argent et que j'ai pu acheter, moi, de la nourriture. Mais je crois que sinon, depuis très, très petite. Mon plus vieux souvenir c'est 6 ans, quand j'avais 6 ans, j'ai pris une tablette de chocolat dans le frigo et je sais que, dès que je pouvais, dès que je me retrouvais seule et que j'avais la possibilité, chez moi, de prendre un petit quelque chose...

Tu le faisais en cachette ?

Ouais, toujours.

Donc, déjà, tu te disais que c'était pas normal ?

Ah oui, c'était pas normal. La fois, je me souviens cette tablette de chocolat, parce que c'était des paquets de 5 ou 6, je sais plus trop, donc ça se voyait pas de trop. Donc, j'ai été la chercher un soir très, très tard et j'étais dans ma chambre, planquée sous le lit pour qu'on entende pas. Et après, ça a été surtout l'angoisse que ça se découvre, que j'avais pris, que les gens se rendent compte qu'il manquait quelque chose et qu'on puisse se poser la question : qui a pris ? Plus une fois où j'allais chercher une commission pour ma mère dans un supermarché, où j'ai acheté une quantité de bonbons comme pas possible, j'ai tout planqué dans mon manteau et ma mère s'en est rendue compte, avant de repartir à l'école, après le repas du midi. Quand elle s'en est rendue compte, je me suis pris deux baffes ! Et en fait, pendant deux, trois jours, j'ai dû voir mes frères et soeurs manger les trucs que, moi, j'avais achetés et j'en ai pas eu parce que c'était pas normal d'avoir acheté autant de bonbons. C'est des petits trucs comme ça qui m'ont marquée. Mais après, ça a vraiment commencé, oui, quand j'ai pu, moi, acheter. Et les premières choses que j'ai achetées avec l'argent que j'ai gagné, c'était de la nourriture. Et j'étais en vélo, je me souviens pour aller travailler et je planquais dans mon sac, partout où je pouvais planquer. Je rentrais, je me dépêchais, j'allais planquer sous mon lit et je mangeais ça le soir.

Tu étais encore chez tes parents ?

Ouais. Donc ça, c'était vers 18-19 ans, enfin quand j'ai commencé à travailler. Ça a duré tout le temps où je suis restée chez mes parents. Après ça a varié, c'était plus après en voiture quand j'ai eu une voiture. C'était en sortant du travail, c'était passer au Mac-Do, prendre cinq ou six menus, les grands ! et les manger en 20 minutes et voilà. Et remanger, remanger quand j'arrivais à la maison, le repas que ma mère avait préparé et que je devais manger, faire comme si j'avais faim.

Et tu avais faim ?

Non, j'avais pas faim. J'étais à la limite du vomissement.

Mme CB.FB.

Tu n'osais pas lui dire ?

Mme FC.FB.

Ah non, jamais j'aurais dit à ma mère que j'avais mangé avant.

Mme CB.FB.

Non, mais tu ne pouvais pas lui dire, par exemple : non, j'ai pas faim ce soir.

Mme FC.FB.

Des fois, ça m'arrivait quand, vraiment, je pouvais plus, mais c'était rare. Parce que je l'aurais fait trop souvent, elle se serait posé la question, elle se serait demandée : « pourquoi t'as pas faim ? ».

Elle se posait jamais la question ?

Ben non, parce qu'en fait, moi j'ai toujours bien mangé. Nous, chez nous, on était quatre enfants, donc pas beaucoup de moyens, donc c'était en général les trucs copieux : une bonne plâtrée de pattes, les trucs biens. Comme il fallait finir notre assiette, on a toujours bien mangé, j'ai toujours copieusement mangé. Donc, pourquoi, du jour au lendemain, je mangerais plus ? Ça aurait été trop suspect, je voulais pas de questions. Je voulais pas de questions, donc je mangeais encore quoi. C'est vrai qu'après, quand je suis partie de chez mes parents, j'ai eu des moments quand même où ça allait mieux. Mais mon chéri, il était pas au courant. On a été trois ans quand même avant que je lui en parle. Ben, à chaque fois c'était quand il était pas là, comme je disais tout à l'heure, à partir du moment où je lui ai dit, je ne pouvais plus faire de crise, par contre, devant lui, qu'avant j'arrivais mais c'était détourné. Comme il pensait que je mangeais bien, comme lui, en fait, des fois, ce qu'on mangeait au moment des repas, pour moi, c'était une crise. A partir du moment où je lui en ai parlé, je pouvais plus le faire devant lui. Je mangeais correctement, normalement à table et, tous les après-midi à 15 heures, j'avais une crise. »

Mme FC.FB est boulimique, ce qu'elle a à dissimuler est donc le « trop », le trop manger, l'extrême inverse du très peu manger ou du ne pas manger. Quand elle mange chez ses parents, elle fait semblant d'avoir faim et participe au repas pour qu'on ne remarque pas qu'elle a mangé avant. Quand son mari ne sait pas qu'elle fait des crises de boulimie, elle peut les faire à table et le laisser penser qu'elle a un bon appétit. À partir du moment où elle met son mari au courant, elle revient à un comportement modéré à table : manger un repas normal, et fait des crises de boulimie hors repas, à 15h, qui n'est pas un horaire social pour manger41(*), de sorte qu'elle peut se retrouver seule dans ces moments-là. Il est problématique de vivre ses pratiques alimentaires déviantes dans un cadre socialisant, comme le confirme Melle VF.FB à propos de l'exemple du travail, car elle doit manger pour tenir, c'est la raison principale, et le fait d'être intégrée lui donne une autre image d'elle-même, facilitant le lâcher-prise :

« Par contre, en fait, je pense que ce qui m'en a fait sortir, c'est purement et simplement le manque de temps. C'est-à-dire à un moment donné, j'étais tellement investie dans mon travail que j'avais pas de temps, que je mangeais parce qu'il fallait manger pour tenir. Pour tenir, voilà. Tenir, c'est très important chez moi, ce mot « tenir », « résister » et que, donc voilà, j'avais moins de temps à consacrer à : qu'est-ce que je mange ? combien je mange ? je note dans un carnet ou pas ? machin. Et j'ai lâché en fait. J'ai lâché et je me suis totalement concentrée - c'est le tout ou rien - sur le travail.

Donc, tu avais quand même cette priorité-là. Par exemple Claudine, elle s'est fait mettre en invalidité.

Ce qui est, à mon avis, la pire des choses à faire. C'est-à-dire que, moi, même à un moment donné, s'est posé la question dans mon travail, par rapport au harcèlement, enfin pas au harcèlement, mais à la surcharge de travail que je subissais, mon père m'a conseillé de me mettre en maladie parce que c'est le seul langage qu'ils entendent. Voilà, sauf que, moi, si je me mets en maladie, c'est vraiment à double tranchant pour moi. C'est ou j'arrive à faire autre chose, écrire, je sais pas, ou ça va être la chute de poids pure et dure et hyper rapidement. Donc pour le moment, avec mon psy, on s'est dit : surtout pas. C'est-à-dire je vais pousser jusqu'à ce que, si à un moment donné je suis obligée de me mettre en maladie, physiquement, je le ferais, mais si je peux l'éviter et me ressaisir entre-temps, ça serait mieux. Sachant que ça va déjà un peu mieux. Là, je mange un peu plus ces derniers jours, parce que j'ai eu une gastrite aussi, donc après, tu fais plus la part des choses entre : j'ai la nausée, je peux pas manger et le psychologique. Toi-même, t'es complètement embourbée, c'est comme si tu savais plus, en fait... Tu te mens tellement à toi-même que tu sais plus. »

Le groupe social ne doit pas souffrir des conduites déviantes, Melle VF.FB juge elle-même la mise en invalidité d'une connaissance anorexique comme « la pire des choses à faire ». Et réciproquement, l'individu déviant ne doit pas souffrir du regard de son entourage, normalisateur, moralisateur, qui lui fait ressentir la honte, la culpabilité, lorsqu'il se livre aux pratiques déviantes auxquelles il ne peut plus se soustraire. Il y a donc exclusion, dans un double sens, des pratiques déviantes du cadre social « normal » de l'alimentation ; parce qu'il y a à ce stade une incompréhension, dans les deux sens également, autour de la particularité de l'anorexie et de la boulimie.

Il y a mise en cause du sens commun, introduction d'un doute sur des valeurs et significations partagées ou vécues comme partagées par les acteurs, qui provoque le jugement d'anormalité. Il y a une rupture du mode « cela va de soi » : il ne va plus de soi de faire attention à sa santé, de manger dans l'insouciance. La personne, consciente de ne plus entrer dans ce cadre conceptuel-ci des rapports à l'alimentation, se voit obligée de faire face à l'inadéquation de ce qu'elle est ou devient, avec l'anorexie ou la boulimie, d'avec l'identité qui lui est attribuée, et craint une brisure de la continuité des rapports, d'où sa volonté d'échapper au jugement pendant un moment, jusqu'à ce que scission des identités devienne insupportable. A partir de là, elle va redonner des signes d'intérêt pour l'extérieur, par rapport à cet enfermement discuté dans le premier chapitre, et vouloir unifier concrètement son expérience ; l'acceptation du diagnostic va alors pouvoir se faire.

Il faut d'abord pouvoir, pour envisager de « guérir », se tourner à nouveau vers l'extérieur. Melle DD.FB. prend à nouveau conscience de l'altérité, des caractéristiques finalement humaines des personnes : être honnête, malhonnête, etc.

« [ Avec la guérison, elle a plus de contacts avec les gens.] Mais pas forcément très facilement beaucoup genre à fond, mais qui sympathise facilement. Mais oui, j'ai l'impression d'entrer dans la réalité quand même maintenant. Enfin par exemple ce que je disais tout à l'heure, de me rendre compte que j'étais tombée sur des mecs pas bien. J'ai l'impression que c'est un mode d'entrée sur la réalité aussi, parce qu'avant j'étais dans ma bulle où je me disais que c'était de ma faute, que y avait que moi qui étais en cause et donc que moi qui existais finalement. Et j'ai l'impression que quand on guérit, c'est ce que je disais à Mya l'autre jour, c'est comme si on prenait en compte l'altérité de l'Autre, en tant que personne qui peut être bien, pas bien, honnête, malhonnête, violente, pas équilibrée, malheureuse, enfin... Et du coup, c'est un petit peu la même chose qu'entre la vie et la mort, quand tu fais la distinction ben tu peux exister toi aussi. Enfin, et te densifier, je sais pas... »

Melle CP.FB donne un exemple pragmatique de ce que signifie cette prise de conscience de l'altérité. Elle s'était retranchée dans une attitude totalement individualiste avec l'anorexie, à la manière d'un voile devant les yeux ; elle peut désormais avec un retour réflexif sur cette période et qualifier ses actes passés avec ce nouveau changement de valeur considéré comme un regain de lucidité. Melle CC.FB a sa propre analyse de son degré d'intégration selon ses périodes d'alimentation normales et anormales, et considère être en cause, par son manque d'ouverture, dans son exclusion du groupe des élèves de sa classe.

« Qu'est-ce que ça a remis en cause d'arrêter de manger ? Qu'est-ce qui a changé pour toi quand tu essaies de te remettre dans ce contexte-là ?

En fait, pendant, je peux pas dire parce que j'avais pas l'impression que ça changerait fondamentalement quelque chose, à part que j'étais tout le temps en train de penser à la bouffe, que j'avais tout le temps dans la tête le nombre de calories que j'avais déjà mangés, qu'ils me restaient à manger, le nombre de calculs que je refaisais pour vérifier que c'était bien 54 et pas 52 et des poussières. En gros, je pense que je passais ma journée à ça. Dans la tête, j'avais que ça. A posteriori, je peux te dire que ce qui changeait c'était carrément ma relation au monde. Quand je revois dans quel état d'esprit j'étais, je veux dire, je pensais à rien d'autre qu'à moi. Déjà, j'ai tendance à avoir un voile devant les yeux, mais alors là c'était le summum du truc, c'était plus un voile, c'était un mur de ciment, du béton armé. J'étais enfermée sur moi, dans ma bulle, avec mon nombril pour centre du monde. Donc par rapport, enfin je veux dire, quand je vois à quel point j'ai pu rigoler en terminale et tout, je me dis que c'était pas forcément la classe, que ça vient forcément aussi de moi. Je veux dire, je m'étonnais un peu que j'ai aucune liaison nouvelle dans la classe, autre que celle que j'avais avec les gens que je connaissais déjà, parce que je suis un peu dans cette école depuis le CP, enfin j'étais un peu dans cette école depuis le CP, donc forcément... Mais j'ai pas de réelles nouvelles amitiés et je m'en étonnais pas trop, de temps en temps mais..., sans plus quoi. Alors que, là aujourd'hui, je me dis que c'était sûrement carrément de ma faute, enfin que c'était de ma faute et que j'étais complètement refermée sur moi. Mais je pense pas que, pendant, j'avais l'impression d'être refermée sur moi. Et en seconde en fait, c'est pareil, je me suis coupée du monde. Enfin je veux dire, quand on ne vient plus... Déjà, la classe de seconde était pourrie, j'avais pas beaucoup d'amis parce que les gens étaient un peu cons, enfin j'avais pas beaucoup d'amis dans la classe parce qu'après, ailleurs, ça allait, enfin moi je trouve. Mais quand tu vas plus aux repas, tu vois plus personne. Donc, en seconde, je voyais Clémence le midi, quand elle mangeait pas, et puis après elle a recommencé à manger vers janvier. Et en seconde, c'est pareil, je me suis sûrement coupée du monde complètement, mais j'en étais pas spécialement

C'est venu avec le comportement alimentaire, avec le TCA ?

Le problème, c'est que j'ai du mal à me souvenir comment je pouvais bien être en troisième. En troisième, on était une bande de copines à quatre, en gros dans la classe. Si, quand je revois en cinquième, quand toute la classe mangeait ensemble, qu'on collait trois tables au déjeuner et on déjeunait tous ensemble, j'étais intégrée au groupe. Il y avait deux, trois personnes, enfin on était un groupe de 20, mettons qu'on était 24, donc il y avait à peu près quatre personnes pas intégrées et je faisais pas partie de ces personnes-là.

C'était un petit collège, un petit lycée ?

Non, c'était énorme. Mais c'était toute la classe en cinquième, on était très connus. Mais je sais pas si j'étais totalement plus ouverte au collège, mais peut-être plus, disons que j'étais pas centrée sur moi. »

Pour se sentir bien, il faut aller « hors de soi ».

« Et quand tu te retrouves avec tes amis, tu te rends compte que ton problème avec la bouffe il est circonscrit à la bouffe et que le reste de ta personnalité, euh..?

Oui c'est ça, c'est une mosaïque de plein de choses en fait. Moi je suis tout à fait capable d'être complètement différente, enfin moi-même je me reconnais pas quand je suis avec des gens, quoi. Et ça...

Tu te reconnais quand ? Quand tu fais une crise ou ?

Je ne me reconnais jamais en fait. Parce que quand je fais une crise, c'est pas... Enfin je voudrais pas que ce soit moi quoi. Non enfin, disons que je me sens moi nulle part mais je me sens quand même bien quand je suis voilà : hors de moi, avec des amis, etc. C'est un peu confus. » AV.FB.

Le réapprentissage d'une socialisation participante autour de la table se fait hors d'une conception individualiste de soi qui consiste à instrumentaliser son environnement matériel et humain comme preuve de changement, à entrer dans une compétition perpétuelle à l'égard de la nourriture mais aussi de sa propre performance de manière générale. Le réapprentissage d'une socialisation alimentaire demande une attention particulière à ne pas se laisser enfermer du côté de l'anormalité, et appelle une déconstruction des habitudes et conceptions forgées au fil de la mise en place et routinisation des pratiques alimentaires déviantes qui ont participé au repli sur soi. Dissimuler de nouvelles « valeurs » acquises autour de son rapport à la nourriture, c'est empêcher l'épreuve du jugement de son comportement par les autres et exercer son autonomie de jugement, difficile car l'Autre est toujours là. Accepter les valeurs de l'extérieur, c'est aussi pouvoir accepter l'épreuve du diagnostic qualifiant son comportement anormal comme pathologie psychiatrique.

* 33 Pierre Bourdieu dans La Distinction (Editions de Minuit, 1979) analyse les goûts alimentaires en termes de distinction sociale entre les classes : l'identité sociale se définit et s'affirme dans la différence. L'étranger est représenté par ses pratiques alimentaires, l'Autre c'est d'abord celui qui ne mange pas comme soi dans ses goûts, ses manières, et sa cuisine. L'alimentation comme support de l'identité a été abordée en anthropologie par Philippe Descola, Françoise Héritier et Marc Augé.

* 34 Anne Muxel, Individu et mémoire familiale, Nathan, Paris, 1996.

* 35 François Dubet, Sociologie de l'expérience, op.cit., pp. 113-114.

* 36 Claude Lévi-Strauss, Les Origines des manières de table, Plon, 1968.

* 37 Erving Goffman, Stigmate, Editions de Minuit, 2003 (1963).

* 38 Erving Goffman, op.cit., p.12.

* 39 « C'était vraiment un jeu assez morbide avec moi-même. Je me disais bon ben aujourd'hui tu fais 50, ben je te parie que dans deux semaines tu feras 48 et tu vas te débrouiller pour ça. Et ouais je me suis vraiment prise au jeu parce que c'était plus du tout un jeu, et voilà, j'étais de bonne humeur quand la balance avait annoncé un bon chiffre, et encore parce que j'avais tout le temps faim donc j'étais pas de si bonne humeur que ça mais... Donc ça a commencé, moi je peux vraiment, enfin je me souviens très bien de comment j'étais habillée, etc. Voilà je suis montée sur la balance et j'ai fait ah ben d'accord, 53, ben ce sera plus 53 la prochaine fois. Voilà. » Pour ne pas surcharger, nous ne prenons que cet extrait d'entretien qui montre que les objectifs de perte de poids sont sans cesse revus à la baisse, comme la voix de Melle MH.RI qui lui dit qu'elle a atteint le seuil fixé mais que ce n'est jamais assez.

* 40 Michaël Pollak, L'expérience concentrationnaire, op.cit. .

* 41 Dans l'ouvrage Les comportements alimentaires, étude collective dirigée par Didier Chapelot et Jeanine Louis-Sylvestre (Lavoisier, Sciences et techniques agro-alimentaires, 2004), Claude et Charles Grignon montrent, dans un chapitre sur la « Sociologie des rythmes alimentaires », les processus historiques qui ont conduit au modèle alimentaire français d'aujourd'hui structuré en trois repas. L'institution du réfectoire et des repas à heure fixe est une pratique née dans les monastères au Moyen-Âge qui s'est progressivement étendue aux classes dominantes ; il y avait alors quatre repas : un déjeuner, un dîner, un goûter et un souper qui s'étalaient sur la journée jusqu'en fin d'après-midi. La bourgeoisie s'emparant de ces usages sociaux décala l'heure du dîner à la fin de l'après-midi, heure plus prestigieuse pour ceux qui ne travaillent pas, et l'ancien souper qui disparaît, et l'heure du déjeuner devient plus ou moins flottante jusqu'à ce qu'il soit scindé en petit déjeuner et second déjeuner. La diffusion du modèle dominant aux classes laborieuses aboutit à la répartition actuelle des repas : petit déjeuner au lever, déjeuner à midi, en milieu de journée, et dîner le soir après le travail, avec vers quatre heures un goûter, pratique généralisée au stade de l'enfance mais peu répandue et irrégulière chez les adultes.

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams