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La destructuration du récit dans tropismes et le planétarium de Nathalie Sarraute

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par Doudou CAMARA
Université Cheikh Anta Diop de Dakar - Maitrise 2005
  

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CHAPITRE IV : MODES NARRATIFS

Tropismes et Le Planétarium participent d'une nouvelle esthétique narrative romanesque. La théorie des modes narratifs a en effet des implications littéraires que mettent bien en évidence les attaques de Sarraute contre la technique traditionnelle du roman.

En fait, on sait depuis Platon, dans son III livre de La République, que le récit consistait dans deux modes narratifs : Le récit pur et la mimesis ou l'imitation. A sa suite, Yves Reuter y fera une étude pertinente dans l'Analyse du récit en soulignant que le premier mode est celui du « raconter (appelé diegesis) » et le second du « montrer (appelé mimesis) »139(*).

Dans le roman traditionnel, les romanciers réalistes semblent privilégier la notion de mimesis ou de représentation du réel qui consiste, par exemple pour Balzac, à donner à ses chimères toute l'apparence et le relief du réel le plus tangible. De plus, il cherche à persuader de la vérité du monde en trompe-l'oeil qu'il propose au lecteur consommateur et naïf.

Dans le contexte d'après-guerre, en revanche, la notion de diegesis semble avoir valeur de loi dans les textes des écrivains consacrés comme Sartre, Sarraute,  entre autres. Qu'on relise, par exemple, La Nausée de Sartre, où Roquentin, qui « se méfie de la littérature », réfléchit sur l'aventure. Sa fameuse formule : « il faut choisir : vivre ou raconter »140(*) dit bien toute sa distance qui sépare du réel de la mise en texte de celui-ci.

Dans Tropisme et Le Planétarium l'acte de raconter semble être la raison d'être des personnages qui narrent de longues histoires pour distraire leurs ennemis et préserver leur vie.

De fait, il se dégage d'abord, ce qu'il est convenu d'appeler la question des voix narratives qui dérivent des relations entre le narrateur et l'histoire qu'il raconte. De plus, si, dans les récits mimétiques d'obédience traditionnelle les romanciers ont muselé sciemment la voix narrative de façon à donner l'illusion de la réalité, Nathalie Sarraute, dans la perspective du Nouveau Roman, récuse un tel choix littéraire. Ainsi, s'attèle-t-elle à inscrire cette voix suivant une double distance maximale et minimale.

Ensuite, il est symptomatique de comprendre que cette distance des personnages - narrateurs n'est pas sans évoquer le mode de fonctionnement des dialogues qui, loin d'intégrer des signes typographiques traditionnels (tirets, incises...), usent des énoncés ponctués c'est-à-dire escortés de guillemets et de tirets à l'intérieur des guillemets, et des énoncés non ponctués (propres muets, pensées floués, etc).

De même, l'on remarquera que l'évocation des énoncés non ponctués préfigure l'expression intérieure, j'allais dire le monologue intérieur des personnages qui visent, de l'aveu de Marc Alpozzo, à « abolir la frontière entre le monde extérieur et le monde intérieur »141(*). En clair, derrière Joyce et Virginia Woolf, ou encore Henry James, Nathalie Sarraute travaille à inscrire l'intériorité au coeur même du récit.

Enfin, une telle intrusion, bien sûr, n'est pas sans risque en ce sens que l'individualité des personnages sarrautiens va être dévastée, dévoré par le silence.

Voilà donc, autant d'indices qui mettent en lumière du moins le mécanisme de fonctionnement des modes narratifs sinon du récit que nous nous proposerons d'analyser dans les pages qui suivent.

IV - 1 :VOIX NARRATIVES ET VOIX DIALOGIQUES

L'approche des voix narratives et des voix dialogiques occupe une place importante dans Tropismes et Le Planétarium. En fait, la mise en pratique de ces deux procédés narratifs vise essentiellement à mettre à nu les défaillances de la construction traditionnelle du récit.

S'agissant des voix narratives, il faut dire qu'elles revêtent un cachet particulier dans le Nouveau Roman. Si, dans le roman traditionnel, l'écrivain est très souvent un narrateur omniscient de droit divin, dans Tropismes et Le Planétarium tout semble se focaliser sur le point de vue des personnages.. Le choix d'une telle technique s'explique par le fait que « la représentation de l'homme et du monde y est toujours subjective [et] que cette réalité vécue y est toujours décrite comme un ensemble ouvrant et complexe plein de contradictions, d'impondérables et de lacunes que cherche à capter une conscience humaine qui est elle-même insaisissable, emportée elle-même dans le mouvement de sa complexe existence »142(*).

C'est dire que chez Sarraute, à la vision rétrospective imposée par le romancier traditionnel sur ses personnages et qui propose, après coup, le récit explicatif des événements, succède un réalisme subjectif qui inscrit la narration dans la conscience personnelle des narrateurs et nous fait coïncider avec leurs consciences. De ce point de vue, l'auteur de Martereau s'inscrit dans la résistance contre l'idée de « focalisation zéro », « Vision par derrière » « narrateur > personnage », termes appartenant respectivement à Gérard Genette dans Figures III, Todorov dans Poétique de la Prose et Pouillon dans Temps et roman.

Ainsi, que ce site dans Tropismes ou dans Le Planétarium, l'on se rend bien compte que le « narrateur dieu » qui avait la complète maîtrise d'un univers textuel auquel il imprimait ordre et cohérence est rejeté par la génération de « l'Ere du soupçon » au profit d'un personnage narrateur.

Qu'on considère, par exemple, cette séquence narrative du premier texte de Sarraute dans laquelle ce personnage narrateur cherche à appliquer son récit au point de vue du personnage de « il » :

« Mais à part, très rarement, ce petit geste timide, il ne se permettait vraiment rien. Il avait réussi peu à peu à maîtriser toutes ses manies stupides, il en avait même moins maintenant qu'il n'était normalement toléré, qu'il ne collectionnait même pas - ce que, au vu de tous, les gens normaux faisaient- les timbres-poste. Il ne s'arrêtait jamais au milieu de la rue pour regarder- comme autrefois, à la promenade, quand sa bonne, mais allons donc ! Allons le tirait, (...) » (T.123).

Dans Le Planétarium, la narratrice nous installe, d'emblée, dans la conscience du personnage de Tante Berthe qui ne se révèle à nous qu'à travers ses propres efforts pour se saisir lui-même, et comprendre les autres (ouvriers). Tout ce qui nous est donné, c'est ce qu'elle se rappelle, imagine, sait, croit ou veut croire. Entraînés avec elle dans le flux de son existence, dans l'incessant mouvement simultané, « d'un présent qui se refait toujours et d'un passé qui se défait de plus en plus »143(*) , nous ne pouvons normalement savoir, voir que ce que sait, voit le personnage focalisateur (Tante Berthe). Qu'on relise ce récit :

« Elle sait qu'il vaudrait peut-être mieux être prudente ... une maniaque, une vieille enfant gâtée, insupportable, elle sait bien que c'est ce qu'elle est pour eux, mais elle n'a pas la force de se dominer, et puis elle sent qu'il est préférable au contraire de forcer encore grotesquement les traits de cette caricature d'elle-même qu'elle voit en eux (...) » ( P.13). 

C'est qu'affirmer que dans cet exemple constitutif de la « vision avec », la narratrice en sait autant que Berthe qui constitue le fil d'Ariane pour le narrataire dans cet espace labyrinthique des « tropismes ». Du coup, il se dégage « une restriction de champ »144(*) et une sélection de l'information que s'impose le récit sarrautien en focalisant l'histoire sur un point de vue particulier.

Ajoutons, dans cet esprit, que la narratrice et le personnage focalisé sont virtuellement égaux du point de vue de la diffusion du savoir. Autrement dit, si le personnage de « elle » ignore qu'il y a « la crise ... et ce chômage qui va en augmentant » ( T.45), le lecteur, bien entendu, ne le saura pas non plus.

Par conséquent, le savoir libéré par la narratrice est strictement limité au savoir de « elle ». L'usage de cette focalisation interne tire sa validité dans la prolifération des termes négatifs : «  on ne sait pas pourquoi ... », «  je ne sais plus rien, je ne vois plus que ça... » ( P.26) qui occupent presque chaque récit du Planétarium.

Aussi, faut-il comprendre que la notion de focalisation interne relève, de l'avis de Gérard Genette, du caractère traduisible d'une phrase à la troisième personne du singulier en première personne du singulier. Convoquons ces deux exemples tirés respectivement des Tropismes et du Planétarium :

« Elle avait compris le secret. Elle avait flairé où se cachait ce qui devait être pour tout le trésor véritable. Elle connaissait «l'échelle des valeurs » » (T.69).

« Alain est un orphelin, il a été privé de mère depuis qu'il était tout petit ... (...) » (P.194).

A la lecture de ces fragments de récit, force est de constater que leur segment narratif considéré peut se réécrire à la première personne sans que cette opération entraîne « aucune autre altération du discours que le changement même des pronoms grammaticaux »145(*). Ainsi, de telles phrases peuvent se réécrire comme suit :

« J'avais compris le secret, j'avais flairé (...) » (T.69).

« Je suis un orphelin, j'ai été privé de mère (...) » (P.194).

Au contraire, si une phrase comme : « La sonnerie résonne dans le vide. Chaque coup régulier, prolonge, tient sa vie en suspens ... » (P.73) est intraduisible en première personne sans ambiguïté sémantique évidente, nous sommes ici, de l'aveu de Genette, en focalisant externe du fait de l'ignorance marquée du narrateur à l'égard des véritables pensées d'Alain Guimier.

Dans cette focalisation externe, encore appelée « vision du dehors » par Pouillon, l'histoire est racontée d'une manière neutre comme si le récit se mêlait avec l'oeil de la caméra. Autrement dit le narrateur, en termes d'informations, en sait moins que le personnage et ne saisit que l'aspect extérieur des personnages et des choses qui se présentent dans l'univers spatio-temporel du récit.

Cette focalisant s'inscrit dans Tropismes et Le Planétarium où l'on semble lire un univers filtré par aucune conscience narrative : la vision, les pensées et les sentiments des personnages nous sont inconnus. Examinons cet exemple des Tropismes :

« Et elles parlaient, parlaient toujours, répétant les mêmes choses, les retournant, puis les retournant encore, d'un côté puis de l'autre, les pétrissant, roulant sans cesse entre leurs doigts cette matière ingrate et pauvre qu'elles avaient extraite de leur vie (...) » (T.65).

Dans ce récit, nous remarquerons une série de constats objectifs qui se contentent seulement de décrire une scène vue de l'extérieur. En vérité, bien qu' « elles » se mettent à parler, nous ignorons ce qu'  « elles » se disent. On semble lire ici ce que Genette appelle la paralipse ou « l'omission latérale »146(*) qui consiste à passer sous silence un certain nombre d'informations visant à éclairer la lanterne du lecteur. C'est dire que le savoir délivré par la narratrice ne se cantonne que dans l'aspect extérieur des êtres (elles) et des choses (matière) sur lesquelles le lecteur n'a aucun idée fiable.

Dans Le Planétarium, l'énoncé narratif ne livre pas autant d'informations que le ferait une caméra placée en un point de l'espace. La description du personnage anonyme « on » qui « a frappé à la porte : trois coups légers et la porte s'entrouvre lentement » (P.159) est représentative et de la focalisation externe et de la paralipse. Car, « la longue tête familière, un peu simiesque, les petits yeux noirs très enfoncés, les lèvres épaisses (...) » (P.ibid ) ne renseignent rien sur la psychologie interne de ce « on » dont Sarraute se plait à taire ou à omettre un certain nombre d'informations.

C'est donc dire que le point de vue des personnages sarrautiens est la perspective, l'optique suivant laquelle le récit est présenté c'est-à-dire leur aspect apparent. Cette optique exige une certaine distance qui met en évidence le degré d'implication des narrateurs dans l'histoire qu'ils racontent. Notons au passage que la distance, modalité essentielle permet de l'avis de Genette, de réguler « l'information narrative qu'est le mode »147(*).

En fait, si, dans le récit traditionnel la proximité semble être l'instrument privilégié du narrateur-omniscient, dans Tropismes et Le Planétarium, les narrateurs prennent leur distance par référence à l'histoire, à la réalité des faits tels des spectateurs se tenant à l'écart du tableau qu'ils observent.

Un tel état de fait, n'épargnera pas le récit qui devient, de toute évidence, nébuleux par conséquent subjectif. Disons que la distinction entre proximité et distance est symétrique de la différenciation entre objectivité et subjectivité. C'est ce qui ressort de cette affirmation de Vincent Jouve :

« L'opposition entre « proximité » et  « distance » renvoie donc à l'opposition entre « objectivité et subjectivité ». Elle s'inspire de l'ancienne distinction entre le monde mimétique (qui s'emploie à « montrer ») et le mode diégétique (qui préfère « raconter ») »148(*)

Ainsi, dans Tropismes, la distance en apparence minimale de la narratrice du récit six se caractérise par la pratique du résumé et une inclinaison à substituer aux faits de « elle » le commentaire sur ses faits :

« « Lematin elle sautait de son lit très tôt, courait dans l'appartement, âcre, serrée, toute chargée de cris, de gestes, de halètements de colère, de scènes ». Elle allait de chambre en chambre, furetait dans la cuisine, heurtait avec fureur la porte - de la salle de bains (...) » (T.39).

Le récit d'évènements consacré au personnage d'  « elle » peut, à bien des égards, s'appliquer dans Le Planétarium, au récit de ce narrateur anonyme qui s'efforce tant bien que mal de saisir des termes comme : « Henri est très mauvais mari. La pauvre berthe n'a pas eu de chance. Elle est mal tombée. Elle est mal lotie, mal mariée » (P.202).

En outre, il convient de préciser que l'auteur d'Entre La vie et la mort adopte tout au long du récit dix-huit du Planétarium, le point de vue unique et entièrement subjective d'un narrateur se racontant en quelque sorte à lui-même, au fur et à mesure qu'ils arrivent ou qu'il se rappelle des événements auxquels il est ou a été mêlé.

En effet, il le clame haut et fort en parlant d'Alain : « les gens qui ne le connaissent pas s'y trompent » (P.199). A vrai dire il entend désigner Alain à la vindicte publique en le qualifiant d'« enfant gâté, insupportable, coléreux » (P.ibid). Donc ce narrateur apparaît ici comme un témoin oculaire des propos qu'il avance.

Une telle technique de Sarraute dans Tropismes et Le Planétarium vise à mettre en lumière la fonction phatique du récit consistant à placer le lecteur en contact direct avec une conscience en train d'épier les « sous-conversations », ou les paroles prononcées par les personnages.

Il ressort de ce point de vue ce que Gérard Genette appelle « le récit de paroles » où le narrateur « dispose d'une série de techniques que l'on peut (...) classer sur une échelle allant du maximum de distance au minimum de distance »149(*)

En fait, la distance, nous venons de le voir, rive au flou et à l'imprécision. Ce qui bien entendu brouille le déroulement du récit en usant effectivement plusieurs discours. De cette façon, l'on remarque que dans Tropismes, le récit narrativisé semble être le plus usité.

Qu'on relise ce récit relatif à une mise en garde d'un père à son fils : « Et il lui apprenait, en traversant, à attendre longtemps, à faire bien attention, attention, attention surtout très attention en traversant les rues sur le passage clouté (...) » (T.52).

A la lecture de ce passage narratif, l'on déduit qu'entre le récit et les mots effectivement prononcés s'institue un grand écart. Le récit se contente alors d'un rapport très ambigu au contenu des mots.

Dans Le Planétarium, on note certes des expressions («  ce ricanement quand elle lui avait dit en passant devant le collège de France... » (P.65)) représentatives du discours narrativisé.

Mais le discours transposé semble gagner en autonomie dans la quasi-totalité des récits. Principalement ce récit dans lequel Tante Berthe «  a dit aux de la rue que son neveu la menaçait, de la faire expulser ... » (P.191). En fait, les mots articulés par Tante Berthe demeurent cependant filtrés par la voix narrative.

Au-delà de ce discours transposé, force est d'ajouter l'omniprésence du discours rapporté qui se caractérise par une citation exacte (souvent mise entre guillemets) des paroles du personnage. Convoquons cet exemple qui évoque le désespoir de Jean Luc à l'idée de se séparer de ce personnage anonyme, « il » :

«  « Ilm'a dit : Si je cessais de la voir, je crois que je me tuerais. C'est devenu une idée fixe chez moi » » (P.128). Ce « il » de rapporter à ces amis en soulignant : « « Vous savez que c'est vraiment devenu, chez Jean Luc, une obsession. Il m'a dit : je ne vis plus que de cela, de ces brefs moments, dans l'attente, puis dans le souvenir » » (P.129).

En effet, la mise en pratique d'un tel discours littéraire vise, selon Vincent Jouve, à aboutir toute distance ou à réduire, de l'aveu de Pierre Astier, autant qu'il se peut l'écart entre les auteurs et leurs personnages, et entre ceux-ci et le lecteur. En d'autres termes, « il ne faut pas que le « héros » nous apparaisse comme donné par l'auteur, mais que ce soit lui-même qui se donne un peu à peu dans le mouvement de son existence, au fur et à mesure qu'il se réalise lui-même »150(*).

Du reste, la remise en question d'un narrateur hétérodiégétique où la perspective passe par ce même narrateur devient évidente dès qu'on accroît les points de vue sur un objet, un être ou un passage. La multiplication des perspectives narratives dans le Nouveau Roman procède, de toute évidence, de la volonté manifeste d'excéder la restriction d'un seul point de vue du récit.

Ainsi, dans Tropismes et Le planétarium, à la théâtralisation d'un narrateur omniscient qui, tel un Dieu par rapport à sa création « sait les comportements mais aussi ce que pensent et ressentent les différents acteurs »151(*), succède une multiplicité de points de vue. Dans Tropismes, par exemple, l'alternance rapide des points de vue naît de la représentation fragmentée des chapitres.

Presqu'à chaque nouveau chapitre ou récit répond une unité de perspective (récits I, II, III : « Ils » ; récit IV : « Elles » ; récits V, VI  : « elle »; récit VII, VIII : «il » ; récit IX : « elle »). C'est dire que ces personnages vivent l'histoire, voient le monde alternativement, et chacun de façon parcellaire et partielle. Anonyme et flottante, la perspective de la première oeuvre de Nathalie Sarraute, peut aussi être collective, le discours devient alors celui d'un « Nous » ou d'un « on » qui occupent un certain nombre de récits («  on ») (T. 16,21,22,23,28) ; « Nous » (T. 132,135... ».

De plus, l'on remarque à la lecture du texte des pages intercalées qui, à vrai dire, cautionnent l'idée de glissement d'une perspective narrative à une autre. Françoise Calin soutient en ces termes :

«  Les pages blanches intercalées entre les courts récits soulignent les changements des perspectives, faisant silencieusement glisser le lecteur d'univers en univers lui découvrant une myriade de mondes isolés, séparés les uns des autres par des murs d'incompréhension. »152(*)

Dans Le Planétarium, les pages intercalaires se sont éclipsés. Mais la fragmentation en chapitres relativement courts marque sa présence. La disposition de ces chapitres génère effectivement la multiplicité des points de vue. Ainsi, remarque-t-on que le récit est fait par une narratrice qui, dans le premier récit du roman, décrit les choses du point de vue d'un « il » (Alain) dont elle assume l'identité, et enfin dans le cinquième en se substituant en « ils » qui encerclent Alain, « fourrent leur nez partout, attaquent ouvertement ». (P.72).

C'est donc affirmer que dans ce texte il est plusieurs voix narratives qui, suivant le flux et le reflux de leurs états, peuvent s'opérer soudainement au sein d'un même fragment de récit, à propos d'un même souvenir ou d'une même histoire. Examinons ce récit :

«  ...Je lisais, je m'apprêtais à aller me coucher, j'entends sonner le téléphone ... je regarde ma montre : onze heures ... Gisèle dormait. J'ai cruqu'il était arrivé un malheur c'était ma tante ... Elle avait une toute petite voix : Allô... je t'ai réveillé ? Excuse -moi, je suis désolée... vous pensez si elle s'en moque, je la connais ... ce n'est pas la première fois... elle remue ciel et terre quand ça la prend ... Elle vous passerait sur le corps ... écoute, voilà ... j'ai un ennui... je peux te parler ? Tu n'es pas trop endormi ? Tu te rappelles, je t'avais dit que je voulais faire une porte arrondie entre l'office et la salle à manger ? Tu avais désapprouvé ... » (P.25)

A la lecture de ce fragment de texte, deux questions s'imposent : qui parle ? est-il seul ? A première vue, nous savons pertinemment que c'est le « je » (Alain) qui énonce. Mais on constate qu'il est relayé par un autre « je » (Tante Berthe). Par voie de conséquence, nous avons deux « je » narrateurs à la fois témoins et acteurs.

En fait, la perspective des « je » est donc plus exclusive puisque toute distance est ici supprimée entre les personnages, l'auteur et le lecteur : l'histoire de la « porte » nous est décrite par des narrateurs qui ne sont plus de simples observateurs, mais qui sont à la fois partis et témoins.

Ce choix énonciatif qui s'appuie sur la première personne du singulier accorde à l'oeuvre sarrautienne « le droit de tuer, d'être meurtrière de son auteur »153(*). Cette sorte d'assassinat autorisé par les romanciers du Nouveau Roman, n'a pas échappé à Jean Rousset qui souligne :

« L'une des conséquences de l'emploi dans le roman de la forme autobiographique, c'est l'évanouissement de l'auteur dans son texte (...) Quand on diminue l'auteur, on fait grandir en proportion celui qui est censé prendre sa place, le personnage chargé de la narration (...). Le narrateur passa à l'intérieur du récit, il en occupe le centre, il rend visible l'origine du livre, dans lequel il ne cesse de se montrer parlant et écrivant. »154(*)

Toujours dans ce roman à multiples point de vue (« elle », « il », « on », « vous » ...), on observe que la perspective adoptée est invariablement celle de « je », car la narratrice n'étant qu'un « appareil de prises de vues » installé aux confins de chaque conscience observée. En d'autres termes, les « il », « elle » ne sont, dans chaque cas, que des « je » photographiés de l'intérieur.

En dernière analyse, comment la mise en scène des « je » narrateurs et d'autres instances narratives rend-il compte du mécanisme des dialogues dans Tropismes et Le Planétarium ?.

Au reste, il urge de porter la réflexion sur les voix dialogiques dans Tropismes et Le Planétarium. De toute évidence, on a tout lieu de croire qu'elles ne s'inscrivent pas dans le sillage de celles théorisées et systématisées par les romanciers traditionnels entre autres, Balzac, Stendhal, etc.

Si, dans le récit traditionnel, les personnages tels ceux de Balzac éprouvent moins le désir de contact, dans le récit sarrautien, au contraire, qu'il s'agisse de « il », de « elle », d'« Alain », de Germaine Lemaire, on semble lire « le désir passionné et anxieux d'établir le contact »155(*)qui débouche, bien entendu, sur le dialogue avec l'auteur. Si bien que l'on peut dire que l'oeuvre sarrautienne s'articule tout entière autour d'une série de scènes dialogiques.

En fait, l'envie de dialoguer avec l'autre, l'interlocuteur est consubstantiel à la connaissance du moi, locuteur. Autrement dit, Autre qui, comme le souligne déjà l'écrivain dans un article de 1956, est à première vue un comparse nécessaire. Puisque « ces drames intérieurs, faits d'attaques, de triomphes, de reculs, de défaites, de caresses, de morsures, de viols, de meurtres, d'abandons généreux ou d'humbles soumissions, ont tous ceci de commun qu'ils ne peuvent se passer de partenaire [...] c'est lui le catalyseur par excellence, l'excitant grâce auquel ces mouvements se déclenchent, l'obstacle qui leurdonne de lacohésion, qui les empêche de s'amollir dans la facilité et la gratuité ou de tourner en rond dans la pauvreté monotone de la manie »156(*).

Aussi, le langage du récit se nourrit-il d'un va-et-vient continuel qui se met en place entre deux actants qui tantôt « se téléphonaient les uns des autres, furetaient, se rappelaient, happaient le moindre indice ... » (T.139), tantôt « sont incapables de distinguer le beau du laid ... mieux que ça, ils aiment la laideur ... » (P.12).

Dès lors, se pose la lancinante question du goût et de la conversation comme expérience sociale, intégrantes, dissolvantes. En vérité, ces deux entités inhérentes à l'humaine condition sont ici intimement liées dans Tropismes et Le Planétarium et ouvrent deux questions. Si seule peut s'énoncer une parole déjà tenue, donc tenable, le génie et le goût propres sont-ils simultanément bannis ? La compétence conversationnelle sociale, peut-elle s'accommoder de l'expérience sensible du goût individuel ?

D'abord, il reste évident que le « goût » au sens perceptif du terme n'a sa raison d'être que dans le présent.. Tandis que « le bon goût » est le revers de l'inclinaison initiale : car, lui ne vit que dans la répétition de clichés et de représentations qui supprime le présent. Ainsi, afficher un goût singulier, converser et discuter du beau et du goût est, de l'avis de Marie-Hélène Boblet- Viart, « un luxe égotiste qui confronte l'individu à latribu sociale »157(*) dans le cadre restreint du dialogue.

Dans Tropismes, ce personnage anonyme, « elle » qui fait preuve de goût exacerbé de la littérature se distingue des « ils » qui « en reprouvaient une répulsion indicible » (T.70). En d'autres termes, cette différence dans le goût s'exprime par le fait que « pour elle, pas de conversations sur la forme des chapeaux et les tissus de chez Rémond ».

Dans Le Planétarium le récit commence par une forme de dialogue particulière sous laquelle se manifeste la différence dans le goût entre Tante Berthe et les ouvriers « qui saccagent les oeuvres d'art, abattent les tendres vieilles demeures et dressent à leur place ces blocs en ciment, ces cubes hideux, sans vie, où dans le désespoir glacé, sépulcral, qui filtre des éclairages indirects, des tubes de néon, flottent de sinistres objets de cabinets de dentistes, de salles d'opération ... » (P.16). En fait, Tante Berthe, en allant dans des pavillons de banlieue, dans des villas, dans des hôtels, tombe sur le charme d'une « petite porte dans l'épaisseur du mur au fond d'un cloître » (P.9) qu'elle entend reproduire dans son appartement en remplacement de la « petite porte de la salle à manger qui donne sur l'office ... »( P.ibid). Alors en faisant appel à l'expertise des ouvriers, elle s'est rendu compte à la fin de leurs travaux, qu'ils n 'ont « pas un atome d'initiative, d'intérêt pour ce qu'ils font, pas la moindre trace du goût ... » (P.12).

De ce point de vue surgit un dialogue qui non seulement met à découvert une divergence de goût mais aussi un dysfonctionnement du récit :

« « Tout est gâché maintenant, ça ne valait pas la peine de changer,, c'était encore mieux, avant, c'est affreux ... » Ils restent là, les bras ballants, l'oeil vide ... « c'est bien la première fois qu'on a des réclamations ... on pose ces poignées-là partout, personne ne nous a fait de réflexions ... c'est le modèle courant, les clients ne se plaignent jamais ... » » (P.14).

C'est donc comprendre que celui ou celle qui possède du goût sait lui-même distinguer, car le goût permet de faire des distinctions parmi les qualités esthétiques d'un objet.. Comme le souligne Bourdieu :

« Le goût classe, et classe celui qui classe : les sujets sociaux se distinguent par des distinctions qu'ils opèrent, entre le beau et le laid, le distingué et le vulgaire, et où s'exprime ou se traduit leur position dans des classements objectifs »158(*).

De même, il est nécessaire de comprendre que prendre part à une conversation avec le talent prescrit exige une compétence méritoire : il faut avoir fait la preuve qu'on est convenable avec le monde, j'allais dire, avec autrui. En termes plus clairs, converser, discuter, c'est être en harmonie avec les autres, au moins les présupposés sur lesquels se construit le postulat du dialogue dans l'engrenage du récit. Y assumer un goût singulier est synonyme de se mettre en position de déclarer la guerre, armé de sa parole contre les mots des autres. De ce point de vue, « l'échange alors est plus une confrontation qu'un dialogue ».159(*) C'est ce qui semble se dégager dans ce récit extrait des Tropismes :

« Il lui semblait qu'alors, dans un déferlement subit d'action, de puissance, avec une force immense, il les secouerait comme de vieux chiffons sales, les tordait, les déchirait, les détruirait complètement » (T.18).

Même isotopie dans Le Planétarium où le récit met en scène ce « Ils » collectif prêt en découdre avec le « il » (Alain) par le seul fait qu'il se particularise au moyen d'un « talisman » dont « lapermission de s'en servir est conférée comme la plus haute distinction » (P.73) :

« ... Il se sent comme un homme traqué sur un sol étranger, qui sonne à la porte de l'ambassade d'un pays civilisé, puissant, de son pays, pour demander asile ... la sonnerie résonne dans le vide [...]. C'est surprenant d'entendre sa propre voix, comme détachée de lui qui n'est plus que désordre, désarroi, lambeaux palpitants répondre de son propre gré, très calme : « Est-ce que Mme Germaine Lemaire est là ? C'est de la part d'Alain Guimiez ... » ce nom, Germaine Lemaire, que sa voix clame prononce, est un scandale. C'est une explosion. Ce nom les ferait reculer. » (PP.73-74).

En principe le goût devrait être garant d'adhésion à une communauté quelconque mais ici on remarque au lieu d'être accueilli, à coeur joie, dans la communauté des « Ils », Alain se voit sauvagement rejeté. De cette façon, l'on est même tenté d'affirmer que les personnages ne discutent, ne dialoguent que par le ministère de la violence faite de harcèlements, de poursuites, etc.

En outre, chez Nathalie Sarraute, même dans les rares situations où les goûts se partagent, le dialogue avec autrui n'est pas des meilleurs si l'un cherche à entrer en contact avec l'oeuvre d'art. A la différence du goût tel qu'il est présenté par Hannah Arendt, pour qui le goût est « l'un des éléments les plus délicats et en même temps les plus indispensables des relations humaines »160(*), la règle d'or chez l'auteur du Portrait d'un Inconnu est celle du « de deux choses l'une ». Plus précisément, le dialogue, dans l'armature du récit, avec l'un ne s'obtient naturellement qu'au prix d'une brouille avec l'autre.

Ainsi, dans Le Planétarium le contact direct entre Alain et Germaine Lemaire annihile toute relation communicationnelle entre Alain et Pierre. En effet, bien que Pierre trouve Germaine « laide comme un pou », Alain reste campé sur sa position en affirmant : «  ily a un autre idéal de beauté, figure-toi. Et cet idéal - là, Germaine Lemaire, que tu le veuilles ou non » (P.102). Ils se réconcilieront lorsqu'Alain rompt le pact d'amitié qui le lie à Germaine Lemaire (P.126-127) ; ou pire, comme c'est le cas de Tante Berthe, quand elle constate que les relations triangulaires entre elle-même, Alain et l'objet d'art (porte) finissent par rompre tout contact entre les trois instances :

« Mais tu ne peux t'imaginer ce qu'ils (ouvriers) ont été mettre sur cette porte en chêne massif une plaque de propreté et une poignée de porte en chromé... c'est ton Rouvrier (un type très bien que j'avais eu le malheur de luirecommander) ... c'est un crétin, un propre à rien qui ne sait pas faire son métier ... j'ai arraché tout ça ... » (P.25).

Tout bien considéré, c'est dire que la notion du goût dans Tropismes et LePlanétarium est foncièrement subjectif car comme l'affirme la narratrice de Vous les entendez ? : « Chacun est seul ... on meurt seul. C'est le lot commun » (PP.68-69).

En dernière analyse, on remarque dans l'approche des voix dialogiques que Nathalie Sarraute s'emploie, le plus souvent, à briser le fil de la conversation du récit, mieux la phrase convenue du récit traditionnel. En fait, dans le Nouveau Roman, « les alinéas, les tirets, les deux points et les guillemets, sont les monotones et gauches : dit Jeanne, dit Paul, qui parsèment habituellement le dialogue, ils deviennent de plus en plus pour le romancier actuels ce qu'étaient pour les peintres juste avant le cubisme, les règles de la perspective : non plus une nécessité, mais une encombrante conception »161(*)

De fait, il urge pour l'essayiste de l'Ere du soupçon de proposer une nouvelle technique dialogique axée sur une mise à distance entre les propos du locuteur et ceux de son interlocuteur. En termes plus clairs, au cours d'un dialogue, lorsqu'un personnage vient d'énoncer des propos qui ouvrent une conversation avec son destinataire, avant de recevoir la réponse de celui-ci, on voit surgir des propos muets, des pensées floues et des sentiments subliminaux. Considérons cet extrait des Tropismes :

« «  Dover, Dover, Dover ? Hein ? hein? Hein? Thackeray? Hein? Thackeray? L'Angleterre? Dickens ? Shakespeare ? Dover? » tandis qu'elle cherchait à se dégager doucement sans oser faire des mouvements brusques qui pourraient lui plaire, et répondrait respectueusement d'une petite voix tout juste un peu voilée : « Oui, Dover, c'est bien cela. Vous avez dû souvent faire ce voyage ?... Je crois que c'est plus commode par Douvres. Oui, c'est cela ... Dover ? » ».

Cet énoncé guillemeté rapporte aussi bien des paroles prononcent par cet « il » hypersensible que celles d' «elle » et entre lesquelles s'interpose une médiation immédiate qui filtre jusqu'au narrataire les remous affectifs de l'échange et leur propagation. En un mot, il nous invite à partager les risques les enjeux du tropisme humain.

Une telle structure brise le mode de fonctionnement du récit traditionnel qui reposait sur une absence de guillemets et de médiateurs dans le déroulement du dialogue. L'apparition, à présent, de ces guillemets dans l'armature du récit signalent jusque-là, de l'avis de Geneviève Henrot, « la frontière entre l'extériorité du personnage et le tropisme»162(*). Ce signe typographique semble être réservé aux répliques isolées qu'enrobent des contextes narratifs ou discursifs intérieurs.

Aussi, est-il nécessaire de remarquer que ces énoncés ponctuels (les guillemets et les tirets : (T.15-16 ) se différencient nettement des autres en ce qu'ils rapportent des fragments du discours oral : les paroles que le personnage d' « elle » adresse à la « cuisinière » sortent de sa bouche, en même temps que logent dans sa mémoire, celles d'un homme « étendu sur son lit » dont la fatuité l'avait offensé. Ainsi, sous la prétendue bonne tenue de l'échange verbal entre ces deux personnages « une autre réalité surgit, terrible, implacable, celle d'unesituation de guerre »163(*) sans merci. Cet état de fait n'a pas échappé à Lucette Finas qui écrit :

« Tous les dialogues ont leur victime et leur bourreau qui échangent leur rôle d'une page à l'autre, quelquefois d'une réplique à l'autre »164(*)

Dans Le Planétarium, la fréquente localisation en début de séquence du deuxième récit de tel énoncé guillemeté à « charge explosive » rend parfaitement compte de l'entreprise romanesque de Sarraute dans son développement syntagmatique :

« « Oh, il faut qu'il vous raconte ça, c'est trop drôle ... elles sont impayables, les histoires de sa tante ... la dernière vaut son poids d'or ... Si, racontez leur, c'est la meilleure, celle des poignées de porte, quand elle a fait pleurer son décorateur ... vous racontez si bien ... vous m'avez tant fait rire, l'autre jour ... si ... racontez » » (P.20).

En fait, cet énoncé dialogique entendu et rapporté par une oreille avertie, mis « entre guillemets comme entre deux pincettes »165(*), est suivi des phénomènes supra-segmentaux et physionomiques (« poses ridicules », « détails honteux », «  rire », « regard »...) qu'Alain à lui-même déclenché avant de donner sa réplique (P.21). Cette dernière, il convient de le rappeler, ne s'exprime dans le récit que par la médiation d'une voix narrative qui lui prête sa compétence analogique. Autrement dit, elle se laisse amadouer par l'esprit et « accède à l'étage de la pensée, d'abord confuse puis de plus en plus claire, laquelle fait ensuite un chemin jusqu'à l'énonciation orale»166(*).

Telle pourrait être la séquence type sarrautienne élaborée par Geneviève Henriot, et à laquelle nous ajoutons des parenthèses pour une meilleure compréhension :

(locuteur) (interlocuteur)

Conversation « réplique » Tropisme Sous-conversation conversation « duplique »

(P.20) (Pensée confuse) (projet muet) (P.21)

C'est dire que chez Sarraute le processus d'apparition d'une énonciation orale n'est pas sans rappeler le mécanisme d'accouchement qui obéit, au préalable, à des modifications évidentes brisant, de facto, le moule du récit.

De plus, si une mise à distance des paroles se laisse aisément comprendre, surtout dans cet univers imaginaire où « l'action est parole et la parole est combat vital »167(*), que dire de la médiation temporelle dont la distance mémorielle (souvenir lointain et souvenir proche) occupe une place prépondérante ? Pas plus que dans l'énoncé précédent, dans celui-ci qui suit :

« ... Elle prête à s'humilier, comme autrefois, quand courait, pendant tout contrôle d'elle-même, sortait en chemise de nuit sur le palier, descendait quelques marches, s'accrochait, suppliait ...«  je t'en prie, Henri reste avec moi ... juste ce soir... ne sais pas, ne me laisse pas ... » Aussitôt, la porte refermée, elle se rendait copte que ce n'était le besoin de l'avoir auprès d'elle et il ne s'y trompait pas, il le savait qui la poussait à s'avilir ainsi, à se défigurer (...) » (P.201).

A la lecture de ce récit constitutif du dialogue néo-romanesque ou plutôt sarrautien, on semble déduire un décalage temporel subi par la mémoire, qu'on pourra octroyer cette aptitude dont témoigne le locuteur de rapporter à distance aussi bien ses paroles que celles d'autrui. Cet écart temporel dans la diégèse du récit se décrypte suivant un critère morphologique (présent VS imparfait) opposant l'actualité de la séquence précédente (« elle est prête », « jet'en prie »), et l'antériorité des scènes revécues en pensée (« comme autrefois, quand elle courait », « descendait, s'accrochait, suppliait »...). Ce même exemple, participant du souvenir lointain, rend compte du critère thématique opposant une conversation qui tourne autour d'un problème de ménage entre Tante Berthe et Henri.

Toujours dans cette perspective représentative de la distance mémorielle, la présence d'un souvenir proche constitue une évidence dans le processus dialogique des personnages. Aussi bien la « logique micro-textuelle que les tiroirs verbaux convenables autour d'un noyau au présent » mettant en lumière un net rapport dialogique entre l'énonciation de telle réplique et la conversation en cours.

Dans Tropismes, les guillemets et le passé composé s'aident mutuellement parfois pour faire glisser en aval de la scène narrée le point de départ de la narration. En d'autres termes, entre le temps raconté et le temps racontant du récit s'intercale ce délai minime que permet le cheminement de l'émotion vers la pensée mieux vers la parole.

Ce simple obstacle entre scène extérieure et scène intérieure suffit à instaurer la brève instance temporelle susceptible de médiatise certains propos :

« « Il n'y avait pas moyen de s'échapper. Pas moyen de l'arrêter. Elle qui avait tant lu ... qui avait réfléchi à tant de choses [...]. IL allait continuer sans pitié, sans répit : « Dover, Dover, Dover ? Hein ? hein? Hein? Thackeray? Hein? Thackeray? L'Angleterre? Dickens ? Shakespeare ? Dover? » »  (T.95).

Ces paroles prononcées par ce vieux monsieur sont révélatrices d'une fonction phatique en ce sens qu'elles postulent grâce au foisonnement des questions, la réaction de son destinataire, « elle qui entend se rendre Angleterre ». L'emploi de ces guillemets se passe, selon de Geneviève Henriot, comme s'il écartait prématurément dans le passé. Cette conversation à peine finie, précipitait le nouveau point de simultanéité récit / histoire vers cet instant cristallisé par d'adverbe « maintenant ». C'est le cas, par exemple, de ce récit huit (VIII) qui met en lumière une longue discussion, au sujet de la mort d'une grand-mère, opposant un père et son fils : « (...) Ah ! où elle est maintenant ? Ah !Ah ! où elle est maintenant, mon chéri, elle est partie, il n'a plus de maman, elle est morte depuis longtemps (...) » (T.52).

En fait, l'emploi de ce déictique temporel par excellence semble, à l'évidence, inscrire une moindre césure entre le présent de la médiation critique et ce passé tout récent où le fils s'est vu contraint d'agréer l'évidence d'une mort inévitable.

Dans Le Planétarium, entre l'ébranlement de l' « édifice » et l'instant que focalise le personnage de Gisèle s'institue un certain intervalle que permet de mesurer le résumé de l'échange oral entre Gisèle et Alain :

« L'édifice ébranlé, vacillant, s'est remis petit à petit d'aplomb ... c'est ce qui lui manque à elle, cette passion, cette liberté, cette audace, elle a toujours peur, elle ne sait pas ... [...]« Là, grosse bête, non pas celle-ci, voyons, c'est un fauteuil de Voltaire, non, là, tendue de soie rose pâle, la bergère... » elle s'était sentie d'un coup incité, elle avait participé aussitôt, cela avait touché un de ses points sensibles » [...], elle était un peu effrayée. « ça doit coûter une fortune... Pas ça chez nous Alain ! Cette bergère ? » elle aurait plutôt, comme sa mère, recherché avant tout le confort, chez nous... » le mariage seul donne des moments comme celui-ci » (PP.61-62).

Dans ce récit, l'émanation du laps de temps repose sur un contraste de temps verbaux entre le passé composé « s'était sentie », « avait participé », « avait touché »...) et le conditionnel « Elle aurait plutôt, ça changerait tout ») relayé par le présent (« lemariage seule donne des moments comme celui-ci).

De même ajoutons que la divergence entre guillemets et tirets (« Il avait la place, tu en es sûr ? - Mais oui, entre la fenêtre et la cheminée ... » (P.ibid) semble souligner ici un décalage temporel à moindre degré entre la question la réponse.

En dernière analyse, convenons que Tropismes et Le Planétarium présentent plusieurs types de perturbations conversationnelles qui brouillent aussi bien la syntaxe que la rhétorique du récit.

D'abord, du point de vue syntaxique, on constate dans Le Planétarium que la règle est violée dans la mesure où Gisèle commence son récit par dire « je » pour assumer son énoncé et l'enchaîner ensuite sur le « on » :

« Ecoute, Alain, je vais te dire. J'ai l'impression par moments, mais tu ne seras pas fâché ? Tu sais que je ne peux rien te cacher ... je te parle comme àmoi-même [...] à ces choses-là, à ces bergères, à ces beaux objets... on y attache trop d'importance ... on dirait que c'est une question de vie ou de mort (...) » (P.68).

De cette façon, elle avoue se dissoudre dans une impersonnalité de mauvais aloi, dans une irresponsabilité qui doit être amendée. Comme l'affirme marie Hélène, « la parole n'est plus un intermédiaire entre l'un et l'autre, celui-ci est livré à un travail de devinettes de d'interférences fatigantes « je » / «  on » manque d'égards »168(*).

Dans Tropismes, du point de vue de la rhétorique, le « coq à l'âne » du dialogue des personnages dans la diégèse du récit est une dérogation à la règle de pertinence et d'à propos ; il bouscule le confort de l'interlocuteur (cf T.15,16,17,94,95). L'on est même tenté d'affirmer comme Sarraute, dans Ici, que « tous ces hors de propos qui ne cessent de se promener dans ce déambulatoire autour de la conversation, attendant prudemment le moment propice, sont devenus plus audacieux, ils se permettent, quand bon leur semble, de bondir sur elle, armés de mots, de la couper n'importe où (...) »169(*)

En un mot, si, les personnages qui acceptent la conversation subis le diktat du déambulatoire ou de l'exclusion, quelle sera alors leur position, et comment se présentera le récit ? Ne sombreront-ils pas en refusant le dialogue, dans le monologue intérieur ou le silence ?

Autant de question que nous tenterons d'élucider dans ce dernier sous chapitre suivant.

IV- 2 : MONOLOGUE INTERIEUR ET SILENCE DES PERSONNAGES

A l'aube du second après-guerre, l'entreprise néo-romanesque de Nathalie Sarraute répond à des ambitions très différentes de celles que s'étaient fixées, entre autres, Balzac, Stendhal, etc,. Tropismes et Le Planétarium sont pénétrés d'un autre esprit. En effet, ces deux textes s'inscrivent dans un vaste mouvement de réaction contre le récit traditionnel.

Ainsi, l'auteur des Fruits d'or se plait-elle à mettre sur orbite de nouvelles techniques romanesque dont la pertinence est à chercher dans la conscience et le non-dit des personnages aliénés. Ces nouveaux procédés sont, sans doute, le monologue intérieur et le silence des personnages.

S'agissant du monologue intérieur, il tire sa validité, selon le point de vue de Dujardin Edouard, lorsqu' « un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l'inconscient, antérieurement à toute organisation logique ; c'est- à- dire en son état naissant, par le moyen de phrases directes réduites, au minimum syntaxial de façon à donner l'impression de tout venant »170(*) de plus, ce « discours sans auditeur et non prononcé » est baptisé par Gérard Genette comme étant un « discours immédiat » du moment qu'il s'est, d'entrée de jeu, libéré de tout parrainage narratif et qu'il occupe le devant de la scène. De ce point de vue, le narrateur s'efface au profit d'un personnage qui assume le déroulement du récit.

Ainsi, il n'est pas étonnant que l'ouverture du Planétarium soit révélatrice de cette nouvelle technique romanesque. En effet, suite à une altercation avec les ouvriers au sujet d'une « porte ovale » qu'il fallait parfaire, Tante Berthe sombre dans un long monologue intérieur :

« « Elle se redresse, elle ramasse ses forces, seule survivante d'un monde écroulé, seule au milieu d'étrangers, d'ennuis, elle croise les bras, elle les regarde : « non, eh bien décidément ça ne va pas ... je n'en veux à aucun prix. Il faut enlever ça. Dites à votre patron qu'il aurait dû y penser. On ne met pas sur une porte en chêne des horreurs comme celle-là... Il faut, quelque chose d'ancien ... en vieux cuivre ... D'ailleurs je lui téléphonerai... » » (P116.)

En fait, dans ce récit, la pensée de Tante Berthe se déroule, de phrase en phrase, suivant les méandres d'une obligation non extériorisée, mieux d'une médiation qui ne ménage aucunement le travail en dilettante des « cinglés, des drôles de pantins »( P.30 . ) comme elle les nomme.

Dans Tropismes, le monologue intérieur, « premier principe du procédé de «  sous-conversation » »171(*), autorise aussi à avoir accès à l'intimité des consciences de quelques personnages. De cette façon, le récit ne saurait obéir à un mécanisme logique et chronologique en ce sens que le lecteur semble lire dans l'intimité de ce personnage monologuant « étendu sur son lit » (T.17) le flot d'images, la libre allure de leur développement, la fusion du souvenir et de la sensation présente ayant trait à « la pensée humble et crasseuse, piétinante » (T.16) des « ils » avares. Autrement dit, ce personnage anonyme voit cet univers solidement attaché au conformisme sous un jour pensif. Cette expression : « c'était ce qu'il pensait (...) » (T.17) est illustrative à cet égard.

Par ailleurs il semble évident, à présent, de croire que l'on a, à l'époque, très mal compris les voeux du Nouveau Roman, et principalement les objectifs de Sarraute. Il ne s'agit plus de ramener dans le récit la réalité ni de la singer comme c'est le cas chez les réalistes ou les naturalistes. Les nouveaux romanciers, au contraire, souhaitent créer un univers original qui n'aurait de cohérence que dans son propre système. Or, le discours des nouveaux romanciers, et bien entendu le discours de Sarraute ne se place plus au niveau de l'objet. L'écriture, les mots de l'écrivain renvoient singulièrement au discours interne du récit : les jeux de langage intérieurs. C'est donc dire, comme Marc Alpozzo, que « la force de Sarraute, c'est de nous avoir bousculés aux portes de notre conscience »172(*)

Ainsi, au récit de paroles se substitue un récit de pensées qui permet aux personnages de mettre à nu leur vie psychique à coups d'une médiation ou encore d'une délibération intérieure à un moment décisif. Qu'on relise ce récit consacré à Tante Berthe :

« Elle se sourit à elle-même, à une image à elle-même qu'elle remue les lèvres d'un air gourmand comme devant un plat appétissant ... Les petits bourges ... ils étaient tout excités... Ils aiment bien ça, le luxe, le confort ; les belles choses, les meubles ... Alain surtout, il tient de moi ... » » (P.143.144).

Ces expressions («  se sourit à elle-même », « à elle-même », « elle contemple... ») représentatives du monologue intérieur mettent en exergue une pointe ironique et satirique qui n'est sans évoquer le monologue final du roman où Germaine exprime son point de vue sur le genre humain :

« Elle ne bouge pas. Elle plonge un regard dur au fond de ses yeux : « oh ça , vraiment ... tout en lui, tout autour de lui se défait ... Vous êtes sévère.

Je crois que nous sommes bien tous un peu comme ça »». ( P.251)

De plus, on sait que dans le roman traditionnel le psycho-récit acquiert, de toute évidence, du crédit. Il se manifeste au moyen d'une mise à nu par un narrateur omniscient et omnipotent de la vie intérieure d'un personnage quelconque. Aussi, se présente-t-il tantôt suivant une dissonance marquée (quand le narrateur, privilégiant la distance, abandonne le personnage dont il décrit l'intériorité) tantôt selon une consonance marquée (quand il opte pour la neutralité).

Dans le Nouveau Roman, au contraire, plus particulièrement dans Tropismes et Le Planétarium au monologue narrativisé renvoyant au style indirect libre, succède un monologue autonome ou plutôt intérieur qui gomme l'intervention d'une instance omnisciente. C'est la raison pour laquelle on remarque, qu'il s'agisse du personnage d' « il » ou d' « elle » ou d'Alain, de Germaine Lemaire, que leur pensée, leur méditation, leur rêve sont énoncés non pas par une voix médiatrice mais par les personnages eux-mêmes. Bref, « ce sont précisément des groupes composés de sensations, d'images, de sentiments, de souvenirs qui, traversant ou côtoyant le mince rideau du monologue intérieur, se révèlent brusquement au dehors dans une parole, en apparence insignifiante, dans une simple intonation ou regard (...) »173(*).

Tel est bien souvent la psychologie des personnages de Tropismes. Il suffit, pour s'en convaincre, de rappeler la scène dans laquelle un personnage anonyme, ayant une dent contre le maître de ballet, exprime son intériorité en ces termes :

« Quel épuisement, mon Dieu ! Quel épuisement que cette dépense, ce sautillement perpétuel devant lui : en arrière, en avant, en avant, en avant, et en arrière encore, maintenant mouvement tournant autour de lui, et puis encore sur la pointe des pieds, sans le quitter des yeux, et de côté et en avant et en arrière, pour lui procurer cette jouissance » (T.29).

Dans Le Planétarium, il suffit d'une de ces scènes furtives pour transformer un état d'esprit, pour que se déploie tout un débat de conscience qui se traduit en monologue intérieur dans la trame du récit déconstruit. Nous en voulons pour exemple quand Gisèle annonce qu'ils (elle et Alain) ont commandé une bergère Louis XV au lieu des fauteuils de cuir noir que les parents leur avaient suggéré d'acheter, sa mère est surexcitée et décide de refuser de la leur offrir. Elle se terre dans son coin, et des images surgissent ressuscitant leur passé vécu ensemble « sur le petit divan bas de la salle à manger ... » (P.48) où elle raconte à Gisèle « son histoire préférée depuis qu'elle avait onze ou douze ans », et que cette dernière entend qu'elle réitère non pas cette fois le passé, mais l'avenir en affirmant en ces termes :

« Oh, raconte-moi encore, maman, comment ce sera, le grand jour ... la robe de mariée, les robes des demoiselles d'honneur, les invités arrivent à Auville à la mode d'autrefois - ça l'amusait beaucoup - en vieilles calèches, dans d'énormes chars à bancs ... les cloches de la vielle église sonnant à toute volée, et elle, montant lentement les marches au bras de son père (...) » (P.49).

Il en est de même pour le personnage d'Alain. En effet, lorsque Germaine Lemaire et sa cour de jeunes admirateurs ont fait irruption chez lui, dès l'instant où il s'apprête à leur servir quelques rafraîchissements, l'ascenseur de son immeuble s'est mis en branle. Il se persuade que cet ascenseur ramène sa femme (Gisèle), prévoit la surprise de celle-ci devant ses invités inattendus. Il tente alors de deviner ce que Germaine Lemaire et ses amis penseront de Gisèle, de sa timidité, de son accoutrement et de ses petites manies, et submergé par l'abondance de ces visions intérieures le jeune homme, trop imaginatif, perd le contrôle de conversation. Qu'on relise ce récit :

« .. C'est l'ascenseur qui monte, il franchit le premier étage ...dansquelques instants on entendra le cliquetis de la parole grillagée, le glissement de la clef dans la serrure ... la porte va s'ouvrir et elle va entre, s'arrêter près duseuil, stupéfaite, figée... S'il pouvait courir au-devant d'elle, la prévenir, lapréparer ... mais attention, ils l'observent, ils se demandent ce qu'il a tout à coup ... Mais rien, absolument rien, il tourne la tête comme quelqu'un qui dresse l'oreille, il lève un doigt : « l'entends l'ascenseur, ça doit être ma femmequi rentre ... elle va avoir une surprise, elle sera contente ... » Elle va les regarder, les yeux écarquillés, bouche bée ... » (P.73).

En fait, ce monologue intérieur enferme Alain Guimier dans « la subjectivité d'un vécu sans transcendance ni communication »174(*). C'est ce qui caractérise, de façon générale, les personnages sarrautiens dont le silence semble être leur profession de foi.

Si l'on considère la question du point de vue de l'oeuvre théâtrale : le Silence175(*), il est clair que la psychologie des personnages de Tropismes et LePlanétarium est légitime. En effet, c'est peut-être la plus grande gloire de l'écrivain aux yeux de la postérité que d'avoir osé  expérimenter cette thématique dans la texture du récit. La notion de silence semble en vérité, occuper la quasi-totalité des pages. Elle est consécutive à plusieurs facteurs inhérents au contexte de l'après-guerre.

De prime abord, on sait que les grands romans étrangers qui ont influencé la littérature de la seconde moitié du vingtième siècle témoignent des incertitudes et des angoisses nées de la guerre. De Dostoïevski à Kafka, de Musil à Faulkner, ce sont les mêmes errances qui sont représentées dans l'armature du récit. La geste de la conquête industrielle et bourgeoise du XIXe siècle a désormais laissé place à des interrogations nouvelles. De fait, plus que l'évolution naturelle du roman, c'est l'histoire des mentalités qui pousse le récit à se métamorphoser. Et l'on ne doit pas s'étonner que la plupart des néo-romanciers, en l'occurrence, Sarraute, Butor soient des essayistes décidés à penser sur les complexités d'un siècle, de surcroît, du récit. Si, en réalité, ces difficultés n'ont aucunement ménagé la condition humaine, il est singulier que « lenouveau roman réduise le personnage au degré zéro : ni nom, ni famille, ni passé »176(*).

De ce point de vue, les pensées du soupçon, pour reprendre le terme de l'auteur, ayant invalidé l'idée que l'homme puisse être sociable, normal, la romancière est conduite, suivant l'influence épistémologique qu'elle subit, à adopter tel ou tel mode d'appréhension du personnage : sa désagrégation qui confine au drame de l'incommunication mieux au silence assourdissant. En effet, dans Tropismes et Le Planétarium, les masques d'animaux foisonnent, et de « l'oiseau de proie » aux animaux marins triomphent souvent de l'apparence humaine, néantisant du coup toute possibilité de communication entre les personnages qui se font face puisqu'elles n'appartiennent pas à la même espèce.

Ainsi, dans Tropismes, le personnage indifférencié, « il » en sifflant, il se met dans la peau d'un serpent, car « il faisait entendre parfois, plissant la joue, pressant la langue contre ses dents de côté pour en chasser un reste de nourriture, un bruit particulier, une sorte de sifflement, qui avait toujours chez lui un petit ton satisfaisait, insouciant » (T.46).

C'est donc dire que ce personnage anonyme, « il » est la statue du mutisme dans la mesure où « il se produit sait parfois, malgré tous les efforts vers elle, un silence » (T. Ibid).

Dans Le Planétarium, nous retrouvons la même isotopie. Rappelons le dialogue qui oppose Pierre à son fils, Alain au sujet de la beauté de Germaine Lemaire. En effet, à la question ironique d'Alain « (...) Elle n'est pas belle, peut-être ? Ce n'est pas beau ça non plus ?» Pierre répond par des « si » à telle enseigne que la narratrice souligne que « son si est long sifflement, si .... C'est beau, ... bien sûr .. il siffle comme un serpent ... » (P.102) ou encore « la plus ignoble réaction, la barbarie, l'obscurantisme, la bêtise, la plus atroce hérésie ... il incarne tout cela » (P.103).

Pour renchérir, disons que le Père d'Alain ressemble à un « petit vautour, toutes ses serres tendues ... »  (P.115) lors de sa conversation avec sa bru, Gisèle qui soutient antérieurement : « c'est une sorte de rayonnement qu'il dégage comme une fluide, cela coule vers vous de ses yeux étroits, de son sourire de Boudha de son silence ... » (P.112).

Ce silence du père a des résonances héréditaires, puisque, Gisèle, dans un autre récit, fustige le comportement taciturne d'Alain Guimier au cours d'un repas familial, symbole du drame :

« Mais Alain, tu restes à te taire, tu pourrais dire quelque chose, c'est lâche, ce que tu fais là, Alain, tu sais bien que tu es de mon avis, mais exprime - toi, explique toi ... (...) » (P.103).

En outre, Tante Berthe, notons au passage que le silence semble ensevelir parfois autant l'espace diégétique du récit que les personnages qui s'entichent de solitude. Les premières pages du Planétarium s'ingénient de la sorte à décrire minutieusement l'harmonie qui règne dans l'espace contemplé, avant de déchirait brutalement la trame du récit. L'entrée se fait dans un silence religieux, épaisse, bien heureux.

« Non vraiment, on saurait beau chercher, on ne saurait rien trouver à redire, c'est parfait ... une vraie surprise, une chance ... une harmonie exquise, ce rideau de velours, un velours très épais, du velours de laine de première qualité, d'un vert profond, sobre et discret ... et d'un ton chaud, en même temps lumineux ... une merveille contre ce mur beige au reflets dorés... et ce mur ... Quelle réussite. On dirait un peau ... » (P.7).

Alors que la « couleur de chair » imaginée idéalement par bien des peintres semble atteinte d'emblée, par la seule maîtrise du langage, aussitôt la référence du récit bascule et la représentation de s'effondre. Le silence n'est qu'un silence de mort entre Tante Berthe et les ouvriers.

« L'appartement est silencieux. Il n'y a personne. Ils sont partis. [...] Mais tout a un drôle d'air, étriqué inanimé... [...] mais c'est tout trouvé, c'est ça crève les yeux : la poignée, l'affreuse poignée en nickel, l'horrible plaque de propreté en métal blanc ... c'est de là que tout provient, c'est cela qui démolit tout, qui donne à tout cet air vulgaire - une vraie porte de lavabos... » (P.11).

Dansce récit du Planétarium, par le seul maléfice du silence, le sanctuaire se mue en latrines, l'objet (« belle porte ») se défait en abject affectant, de surcroît, la trame du récit. En fait, ces deux dernières phrases suffiraient peut-être à elles seules à résumer tout le projet romanesque de Nathalie Sarraute : « il s'agit à la fois de se défaire du langage et de crever la toile bien tendue entre le monde et le moi, en un geste qui précisément conjoint le langage »177(*) et la porte ouvragée que les ouvriers opposent aux désirs de Tante Berthe.

Le silence qui caresse Berthe lorsqu'elle est devant cette « poignée de porte et cette plaque de propreté » (P.13) est symétrique du calme que cultive le lecteur moderne devant une oeuvre quelconque. En d'autres termes, une oeuvre d'art exige une lecture solitaire, silencieuse pour que jaillissent plusieurs significations qui homologuent sa valeur c'est-à-dire entre le narrataire et l'oeuvre littéraire il ne saurait y avoir un médiateur (critique littéraire) mais un contact que seul le silence a droit de cité.

C'est la raison pour laquelle le personnage anonyme, « elle », dans Tropismes, « avait rampé insidieusement vers eux et découvert malicieusement « le vrai de vrai » comme une chatte qui se pourlèche et ferme les yeux devant le pot de crème déniché » (T.69). Aussi, pour « elle » « rien ne devait lui échapper de ce qui leur appartenait : les galeries de tableaux, tous les livres qui paraissent ...elle connaissait tout cela. Elle avait commencé par « les Annales », l'oeil intense et cupide à « l'Union pour la vérité » » (T.70).

Ce point de vue qui innove le mode de lecture du récit traditionnel rencontre l'approbation de Anne Jefferson qui énonce : « On sait que Chez Nathalie Sarraute la parole est toujours dangereuse - c'est « l'arme quotidienne, insidieuse et très efficace, d'innombrables petits crimes, comme elle le dit dans l'Ere du soupçon (...) il n'y a pas de parole plus dangereuse pour l'écrivain que celle de la critique. S'il veut éviter ce danger, le critique doit chercher avant tout au moyen de son statut de porte-parole - à créer une écoute pour l'oeuvre elle-même. Puis, une fois qu'il- ou elle l'a créée, il ou elle - n'a qu'à se taire pour céder la place au  silence «  qu'elle sait rendre si éloquent » »178(*)

De cette façon, Nathalie Sarraute ébranle l'étroite tradition du commentaire qui faisait de la visée de l'écrivain la seule lecture légitime du texte. Elle prolonge les réflexions de Valery sur le sujet et préfigure le thème de « l'oeuvre ouverte » cher à Umberto Eco pour ne pas incommoder le cheminement intermittent du texte, puisque l'oeuvre d'art est objet ouvert à une infinité de dégustations.

En réalité, la lecture personnelle ou plutôt silencieuse, nous dit Paul Ricoeur après Hans Robert Jauss, est « une expérience vive », « fusion » entre l'intentionnalité et l'horizon d'attente du lecteur dans le processus discontinues du récit .

De plus, pour rester dans la perspective du silence des personnages, convenons que ces derniers sont foncièrement avares de paroles et ne font que se plier au cliché selon lequel « le silence est d'or ». Du coup, la plupart des personnages sarrautiens sont hostiles au bavardage mieux au tapage.

Qu'on se rappelle la jeune fille, agacée par le verbiage d'amis en qui elle croit reconnaître des personnages de Balzac (T.33.34) et celle - est-ce la même ? condamnées à écouter les récits familiaux, elles n'ont pas le courage de se sauver en vociférant, de surcroît n'osent pas suggérer d'autres représentations du monde :

« (...) Quand ils les voyaient qui se tenait silencieusement sous la lampe, semblable à une fragile et douce plante sous-marine toute tapissée de ventouses mouvantes, ils se sentaient glisser, tomber de tout leur poids écrasant tout sous eux : cela sortait d'eux, des plaisanteries stupides, des ricanements, d'atroceshistoires d'anthropophages, cela sortait et éclatait sans qu'ils pussent le retenir. Et elle se repliait doucement » (T.88).

Que dire des personnages du Planétarium ? On sait, en fait, que, mis à part « le fou », et les membres du cercle littéraire de Germaine Lemaire, Alain, Pierre, Berthe, Gisèle, Germaine Lemaire elle-même cultivent un « silence anxieux » (P.174). Pour s'en persuader, il n'est qu'à souligner, de prime abord, qu'Alain et Germaine Lemaire « se comprennent par delà les mots » (P.83) puisqu'Alain est « un grand timide (...) » (P.117) ; il a « une voix sourde (...) » (P.118) - tandis que Germaine Lemaire est une « mince forme silencieuse qui s'affaire, penchée sur la table à thé (...) » (P.244). Ce qui naturellement enlise le récit qui devient amorphe du fait qu'il n'a pas de voix cardinale pour le dynamiter.

En un mot, le moins que l'on puisse est que la notion de silence peuple l'univers spatio-temporel du récit sarrautien. Les personnages (« elle », « il », Alain, Pierre...)  sont la négation du personnage de Panurge qui se caractérise, dans le Tiers Livre, par « l'inflation verbale » 179(*).

C'est dans ce sens que l'écriture sarrautienne s'oriente dans la négation des principes fondamentaux des personnages tels que conçus dans le récit traditionnel : C'est-à-dire des personnages qui, de par leur langage transparent et cohérent, donnent vie et dynamisme au récit.

CONCLUSION GENERALE

L'apanage des modalités du récit est, à l'évidence, de remettre en question les généralisations. Dans cette perspective, chaque chercheur est libre d'explorer son propre champ d'investigation qui s'insère essentiellement dans les procédés narratifs modernes.

Ainsi au terme de ce travail, destiné à préparer-non à remplacer-la découverte de l'oeuvre sarrautienne, on renverra donc aux deux textes qui, analysés et commentés, ne font aucunement l'objet d'un choix fortuit.

L'objectif de cette étude exclusive est de démontrer que plusieurs rapports thématiques ont de l'importance entre eux principalement dans leur façon d'aborder la notion de récit.

De ce fait, la tâche à laquelle nous nous sommes attelés est d'entreprendre la manière dont le récit est déstructuré dans Tropismes et Le Planétarium. En guise de conclusion, est-il possible d'entrevoir le devenir du récit néo-romanesque ? Dans cette étude, un certain nombre d'ouvertures nouvelles ont été signalées : Elles sont susceptibles de développements et retournements qu'il serait vain d'essayer de prédire, d'autant que les textes les plus déterminants sont souvent les plus inattendus. Mais les problèmes que soulèvent la lecture et l'interprétation du récit moderne sont peut-être plus visibles.

Revenons d'abord à notre constatation de départ : le récit reste une forme littéraire prestigieuse, mais avec le Nouveau Roman il subit la loi de la destruction. De fait, l'on a analysé Tropismes et Le Planétarium comme des textes représentatifs de la déstructuration du récit, comme fracture d'avec les procédés narratifs traditionnels.

Cette modification des éléments constitutifs du récit balzacien n'a pas toujours fait l'objet d'étude fragrante dans le cadre des travaux consacrés aux deux textes sarrautiens.

Aussi, faisait-il défaut dans bien des travaux de recherches. C'est effectivement ce qui a fourni le motif de cette étude qui se présente non pas comme un essai sur le récit mais comme un travail destiné à produire sens et signification, mieux à présenter le récit comme un socle sur lequel s'expérimentent de nouveaux procédés esthétiques d'une génération de romanciers rompus à l'art de mettre à nu divers dysfonctionnements narratifs d'obédience balzacienne.

En effet, cette nouvelle génération d'écrivains dans laquelle Nathalie Sarraute occupe une place prépondérante, et proches de Flaubert, de Joyce ou encore de Proust, s'est attachée à trimer selon le principe d'une recherche renouvelée.

A présent, il convient de remarquer que le commentaire des données représentatives du récit postule une nouvelle forme de lecture applicable aux Tropismes et au Planétarium mieux à toute la fresque néo-romanesque. Cette trouvaille aura pour ambition de mettre en exergue les nouvelles techniques narratives que le Nouveau Roman s'attèle à systématiser.

Au courant des années cinquante, apparaît selon le titre d'un essai célèbre de Nathalie Sarraute, « l'Ere du soupçon ». Cette suspicion dans la littérature a touché certaines formes traditionnelles attaquées en règle par les contestations qui dessinent les contours de ce qu'on peut considérer comme une crise, mais qui est avant tout un profond renouvellement. Ce changement est en réaction contre l'imagination arbitraire et contre l'illusion réaliste. Il réside dans une dynamique de déstructuration des canons esthétiques du roman traditionnel. Lequel roman s'arrogeait la primeur de mettre à découvert la transparence et la représentation du monde considéré comme une propriété à conquérir.

Dès lors, la problématique de la destruction du récit trouve, dans la vaste tendance de déconstruction du roman, toute sa pertinence. De l'aveu de Sarraute, comme bon nombre de néo-romanciers, la texture et l'organisation du récit sont des facteurs déterminants principalement dans la façon dont elles construisent la société de surcroît le tissu littéraire. Son absence de l'univers romanesque est synonyme de la grande faucheuse. Tzvetan Todorov le réaffirme en ces termes : « la page blanche est emprisonnée. Le livre qui ne raconte aucun récit tue. L'absence de récit signifie la mort »180(*).

Pour ce comité d'auteurs attachés à un même dogme unique et qui se singularisent sous le sceau de Nouveau Roman (Il n'est pas une école, ni un mouvement) le récit ne saurait être le miroir d'un univers cohérent, logique et transparent. Mais une recherche complexe qui est quasiment symétrique à la complexité et à l'incohérence du monde sans lendemain.

La déstructuration du récit s'inscrit, en grande partie, dans un désastre central tirant sa validité au coeur même de l'histoire du vingtième siècle qui se confond avec une recherche sans cesse des « tropismes ». L'exemple de Hamon est très caractéristique du milieu ambiant de l'époque :

« L'oeuvre de Nathalie Sarraute, d'un bout à l'autre du XXe siècle, se confond avec cette quête inlassable des « tropismes », qui l'amena à refuser les formes romanesques et théâtres traditionnelles et à révéler les pouvoirs virtuels de la parole la plus banale en apparence »181(*).

Sous cet éclairage littéraire, l'oeuvre de Sarraute inauguré une période de rupture dans la tradition réaliste en faisant du renouvellement perpétuel le fer de lance de la littérature néo-romanesque. De fait, l'auteur du Portrait d'un Inconnu se trouve dans l'obligation de se pencher sur la problématique du récit qui est en prise directe avec un monde vidé de toute nécessité.

C'est dans cette perspective que l'écrivain s'emploie à exprimer une nouvelle technique axée sur un brouillage chronologique du récit avec superposition du présent et du passé, dans une construction en rosace.

En effet, dans cette période caractérisée par « l'Ere du soupçon », qui est tributaire de crises sans précédent, qu'elles soient sociales ou purement morales, s'exprimera un désir inlassable de recentrer les maillons essentiels du roman traditionnel dans leur rapport avec la colonne vertébrale du roman : le récit.

L'entreprise romanesque de Nathalie Sarraute, réside essentiellement dans la recherche d'un principe d'écriture qui évoque la méfiance du lecteur contemporain envers les « alouettes magnifiques » et les « très efficaces épouvantails »182(*) que constituent les personnages ou les situations trop bien typés.

Nous avons démontré dans le cadre de ce travail que Tropismes et LePlanétarium de Sarraute baignent dans une ambiance traversée par deux dimensions essentielles du récit. La fuite du sens qui affecte le déroulement du récit et la rupture entre les mots et les choses qui ébranle la syntaxe des actions de ce dernier.

Nathalie Sarraute, dans la perspective néo-romanesque, semble considérer le récit tel un espace clos dans lequel on a expérimenté diverses formes nouvelles. Le récit des Tropismes et du Planétarium semble ne plus répondre à l'idée de cohésion et de cohérence qui caractérisait le roman traditionnel. Par voie de conséquence, la notion de déstructuration du récit trouve ici toute sa raison d'être. Elle est la conséquence de plusieurs facteurs : le phénomène des « tropismes », la crise des personnages, etc.

Utilisant comme matériau le « tropisme » le fil du récit sera désormais chez Sarraute le mouvement même de l'écriture. Plusieurs thèmes se constituent autour du récit, ils se croisent, s'entrecroisent et évoluent au gré des « tropismes » de façon simultanée. L'expansion de ces thèses qui s'inscrit, en effet, dans une dynamique du décloisonnement ne provoque-t-il pas l'éclatement du récit ? Nous répondrons par l'affirmative en ce sens que le « tropisme » est avant tout une poussée, en d'autres termes, un assemblage de particules qui par leur nombre et l'énergie qu'elles parviennent à fixer, tentent de forcer les membranes extérieures qui les contiennent. C'est peut-être la raison pour laquelle la structuration du récit dans Tropisme et Le Planétarium demeure foncièrement déconstruite.

De cette modernité romanesque, remarquons par ailleurs qu'elle se fait précisément une tradition de la crise : crise du personnage. Le roman traverse ainsi une crise profonde à l'image de son siècle. En fait, nous savons pertinemment que c'est dans son oeuvre que l'on constate, pour la première fois, la crise du personnage romanesque. Bien sûr, Joyce avant elle, avait désigné son héros protéiforme de Finnegans Wake : H.C.E, initiations aux interprétations multiples. Kafka nommait étrangement son anti-héros d'une initiale qui marqua la littérature d'un sceau indélébile.

Quant à Sarraute, elle explique avec clairvoyance le manque de crédibilité du personnage de roman qui selon ses propres dires, «  est privé du double soutien, la foi en lui du romancier, et du lecteur qui le faisait tenir debout, solidement d'aplomb, portant sur ses épaules tout le poids de l'histoire, vaciller et se défaire »183(*). Comment dès lors justifier la présente du récit ? Douloureux problèmes auquel répond Sarraute : seul le langage désarticulé peut, à présent, expliquer son assiduité. Par ailleurs, même si le récit est omniprésent dans Tropismes et Le Planétarium, il apparaît fréquemment sous un jour fragmentaire.

De cette façon, le Nouveau Roman opte pour de nouvelles formes narratives de manière à estomper la part de la fable au profit de la vie intérieure d'un personnage qui n'est que l'ombre de lui-même.

En réalité, la place qu'occupe Nathalie Sarraute dans l'échiquier néo-romanesque n'est plus à démontrer. Sa notoriété tient désormais à la seule originalité de son écriture et, en quelque sorte, au territoire nouveau qu'elle a découvert. Son oeuvre théorisée dans l'Ere du soupçon est une perpétuelle remise en question des procédés narratifs traditionnels dont le récit chronologique semble être la première cible.

Cette remise en cause des clauses du récit traditionnel suscite une nouvelle vision du récit qui, loin d'être dans Tropismes et Le Planétarium une mise en scène logique et linéaire, devient un engrenage dans lequel le lecteur peine à tirer son épingle du jeu mieux à visualiser le commencement et la fin.

En fait, dans le roman traditionnel plus particulièrement dans la Cousine Bette on remarque que le récit commence par un ordre chronologique visible dès l'incipit : « vers le milieu du mois de juillet de l'année 1838 (...)  »184(*)suivi d'une intrigue se déroulant selon un schéma logique aboutissant systématiquement à une crise, dont la finalité intervient dans l'ultime chapitre.

Nathalie Sarraute à l'image de ces prédécesseurs (Proust, Dostoïevski, Virginia Woolf, etc.,) s'insurge contre ce schéma jugé obsolète en mettant sur les fonts baptismaux une technique dont la clausule du récit rejoint son commencement. Autrement dit le récit dans Tropismes et Le Planétarium rechigne à progresser, piétine, à la limite se love.

Ce renouvellement dans le paysage littéraire s'explique par le fait qu'il est plusieurs narrateurs qui se relaient suivant le processus intermittent du récit. Donc à la pluralité des narrateurs correspond une multiplicité de récits qui se contredisent sans relâche. De ce point de vue, l'ambiguïté est érigée en règle dans Tropismes et Le Planétarium postulant du coup l'interprétation plurielle du lecteur.

Ainsi l'univers sarrautien se veut un perpétuel renouvellement de la forme narrative, et par sa volonté manifeste de plaider pour l'inauthenticité qui fait face contre l'authenticité prétendument explorée dans les romans traditionnels, elle présente la vision néo-romanesque du récit en privilégiant l'intériorité des personnages. Cette intériorité a, au sens que l'entend Chateaubriand, les allures d'un « Panorama » c'est-à-dire une succession ininterrompue d'images se présentant à la pensée, et qui gagne le récit laissant voir quelques procédés représentatifs de la rupture : les anachronies narratives, la profilération des descriptions, l'emploi systématique du présent de narration, etc.

En apportant sa pierre à l'édification de la littérature moderne, Nathalie Sarraute invite le lecteur avisé à partager avec ses « anti-héros » les inquiétudes et les angoisses nées du début de la seconde moitié du vingtième siècle par le truchement du récit. On sait, en effet, que tout le travail de cet écrivain consiste à promouvoir les « tropismes » de la « sous-conversation », ces mouvements psychiques fugitifs qui se déploient dans l'intériorité d'un personnage placé dans une situation donnée notamment dans un rapport de communication avec le lecteur. L'auteur esquisse ici une évolution du récit romanesque, laquelle progression s'accentue avec ce roman moderne dont ses propres textes peuvent apparaître, à certains égards, comme un aboutissent.

En réaction contre le réalisme objectif d'obédience balzacienne, Sarraute préfère le réalisme subjectif qui rend compte, à l'évidence, de la fiabilité du récit. Ainsi elle cautionne l'idée selon laquelle la littérature moderne ou plutôt le récit ne saurait répondre aux desiderata d'une littérature traditionnelle habituée à présenter le roman comme « un miroir que l'on promène le long d'un chemin ». Dans cette perspective, Sarraute, en remettant en cause cette assertion d'Henry Beyle (Stendhal), entre directement dans « l'Ere du soupçon ».

Dès lors, le récit sarrautien se place sous le signe de l'interrogation mieux il adopte une démarche interrogatrice devant la complexité de l'histoire qui autorise aussi bien le personnage que son créateur à cultiver le silence, « l'innommable ».

De ce fait, la tâche du narrataire consistera à décrypter dans le mécanisme d'un récit déconnecté, défait, déstructuré, le sens qui se cache entre les micro-récits (Tropismes : page intercalaire et vide entre deux récits), entre la multiplicité des points de vue dans un même récit (Le Planétarium : « je », « tu », « vous », « on », etc,.).

En clair, si tout grand roman brise les stéréotypes par sa façon d'organiser les informations qu'il véhicule, il n'est pas étonnant que Tropismes et LePlanétarium s'inscrivent dans cette dynamique en ayant un rapport direct avec le sujet dont nous avons partiellement analysé. Par conséquent, un constat s'impose : Tropismes et Le Planétarium, deux textes foncièrement modernes fonctionnent comme des romans de la déstructuration du récit dans la mesure où ils sont la métaphorisation du phénomène des « tropismes ».

Tout bien considéré, disons avec Gaëtan Picon au sujet de l'art moderne :

« Il y a une conscience moderne de l'art qui, confrontée à la conscience qui le précède, nous suggère qu'un art de création vient d'être substitué à un art d'expression d'une expérience antérieure... l'oeuvre dit ce qui a été conçu ou vu, si bien que l'expérience à l'oeuvre, il n'y a que le passage à une technique d'exécution. Pour l'art moderne l'oeuvre n'est pas expression, mais création ; elle donne à voir ce qui n'a pas été vu avant elle, elle forme au lieu de refléter»1(*)85.

En définitive, vu la teneur et l'intérêt des procédés narratifs qui suscitent la quintessence du récit, notre démarche ne pouvait pas s'empêcher d'être sélective. Ce qui cautionne la relativité de cette présente étude qui, s'inscrivant en partie dans la perspective de la déstructuration du récit, nécessiterait d'être peaufiner par d'autres recherches et analyses.

* 139 Yves Reuter, L'analyse du récit, op. Cit., p.40.

* 140 Jean Paul Sartre, la Nausée, Paris, Gallimard, 1938, p.62.

* 141 Marc Alpozo, «Ya-t-il un avenir du roman » in www.ecrits.vains.com/ points_ de_vue / roman.html. consulté le 17 février 2005.

* 142 Vincent Jouve, La poétique du roman, op.cit., p.172.

* 143 Pierre A.G. Astier, la crise du roman franais et le nouveau réalisme, op. Cit. , p.206.

* 144 Georges Blin, Stendhl et les problèmes du Roman, Paris, 1954, voir la IIe partie.

* 145 Gérard Genette, Figures III, op. Cit., p.210.

* 146 Ibid. p.211.

* 147 Ibid, pp.183-184.

* 148 Vincent Jouve, Poétique du roman, op. Cit., p.29.

* 149 Ibid. p.30.

* 150 PierreA- G- Astier, la crise du roman français et le nouveau réalisme, op. Cit., p.203.

* 151 Vincent Jouve, Poétique du roman, op. Cit. pp. 49-50.

* 152 Françoise Calin, la vie retrouvée..., op. Cit.., p.160.

* 153 Compagnon (A), « Qu'est-ce qu'un auteur», in www.fabula.org / compagnon/ auteur.php., consulté le 04 mai 2005.

* 154 Jean Rousset, Narcisse romancier, Paris, José Corti, 1973, p.103.

* 155 Nathalie Sarraute, L'Ère du soupçon, op. Cit., p.40.

* 156 Ibid., pp.117-118.

* 157 Marie hélène Boblet-Viart, «Le Leurre et le deuil de la médiation verbale» in Ethiques du Tropisme, op. Cit., p.184.

* 158 Pierre Bourdieu, La distinction : critique sociale du jugement, Editions de minuit, 1979, p.VI.

* 159 Marie Hélène Boblet - Viart, «Le leurre et le deuil de la médiation verbale», op. Cit., p.184.

* 160 Hannah Arendt, «Nathalie Sarraute» The New York of Books, 5 mars , 1964, pp.5-6.

* 161 Nathalie S., L'Ère du soupçon, op. Cit., p.105.

* 162 Genevieve Henriot, «Distances dialogiques chez Nathalie Sarrautin Poétique, N° 97, Paris, seuil, 1994, p.42.

* 163 Chantal Thomas, «Nathalie Sarraute, le chemin de l'insoumission» in www.quinzaine. Littéraire. Presse.fr.N°773, consulté le 28 avril 2005.

* 164 Lucette Finas «NS ou les métamorphoises du verbe» in telquel; N°, 20 (1995), pp.68-77.

* 165 Nathalie (S.), L'Ere du soupçon, op. Cit. p.16.

* 166 Genevieve Henriot, «Distances dialogiques chez Nathalie Sarraute» op. Cit., p. 49.

* 167 Ibid, p.49.

* 168 Marie Hélène B, «Le leurre et le deuil de la médiation verbale» in Ethiques du tropisme, op. Cit. p.189.

* 169 Nathalie Sarraute, Ici, Paris, Gallimard, 1995 in Coll. Pléiade, 1996, p.1334.

* 170 Edouard D., le Monologue intérieur, Paris, Messein, 1931, p.59.

* 171 Anne Raynouard, «Nathalie Sarraute ou la peinture de l'invisible» in http : // perso. Wanadoo.fr // belloeil/ sarraute/ article. Html, consulté le 05 janvier 2005.

* 172 Marc Alpozzo, «Y a t-il un avenir du roman», op.cit., p.2.

* 173 Nathalie S., L'Ère du soupçon, op. Cit., p.97.

* 174 Gérard Genette, Figures III, op. Cit., p.198.

* 175 Nathalie Sarraute, Le Silence, Paris, Gallimard, 1978.

* 176 Marc Alpozzo, «Y a t-il un avenir du roman?», op.cit., p.2.

* 177 Arnaud R., Nathalie Sarraute, op. Cit., p.141.

* 178 Ann J., «Nathalie Sarraute comme comédie de la critique», in www. Remue.net /cont/sarraute 5 jefferson.htlm., pp 4-5, consulté le 10 mars 2005.

* 179 Alioune Badara Diané, Notes de cours de licence littérature française année académique 2003-2004.

* 180 Todorov T. Poétique de la prose, op. Cit., p.86.

* 181 Philipine Haman, «Nathalie Sarraute» in le Robert de Grands Ecrivains français, Paris, Dictionnaires de Robert, 2000, pp.1260-1268.

* 182 Nathalie Sarraute, l'Ère du soupçon, op. Cit., pp.151-152.

* 183 Nathalie Sarraute, l'Ere du soupçon, op. Cit., p.57.

* 184 Honoré de Balzac, La Cousine Bette, op. Cit., p.7.

* 185 Gaëtan Picon, L'usage de la lecture, t.II, Paris, 1961, p.289.

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