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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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L'opposition entre segments de médecins pénitentiaires dans la défense de leur autonomie professionnelle

La sociologie anglo-saxonne a depuis longtemps analysé le phénomène de professionnalisation, entendu comme la dynamique au terme de laquelle émerge une profession, cette dernière se caractérisant par la constitution d'une identité et d'un savoir spécifiques, l'institutionnalisation d'un cursus universitaire et par la formulation d'une éthique propre. Tandis que le courant fonctionnaliste s'attache ainsi à décrire les critères et les étapes permettant à une activité de s'ériger en profession, l'approche interactionniste a amendé cette première version en déplaçant le regard sociologique de l'organisation sociale à la construction de la profession. Cette dernière n'est dès lors plus saisie comme une donnée mais comme le résultat d'un travail de construction, aussi bien au niveau de l'identité individuelle que collective. Ce qui était auparavant décrit comme les attributs « naturels » d'un groupe professionnel apparaît désormais comme le produit d'une mobilisation.

La médecine fut l'un des groupes professionnels les plus étudiés. Le sociologue fonctionnaliste Talcott Parsons mit en évidence la fonction de régulation de la déviance (la maladie) exercée par les médecins présentés comme un tout homogène98(*). Les interactionnistes ont remis en cause cette vision uniforme et ont mis l'accent sur les logiques de construction sociale ayant permis l'émergence de la profession médicale. Deux notions développées par la sociologie interactionniste sont apparues essentielles pour notre analyse : celle d'autonomie professionnelle et celle de « segment professionnel ».

L'autonomie tout d'abord est une composante essentielle de la définition des professions par les interactionnistes. Situé au croisement de l'interactionnisme et des néo-wébériens, Eliot Freidson a souligné ainsi en quoi les médecins conservent, malgré un mouvement de remise en cause qualifié de « déprofessionnalisation », l'autonomie dans la détermination du contenu de leur travail : « J'insisterai particulièrement sur le point suivant qui me semble d'une importance primordiale dans l'analyse des relations de l'Etat avec les professions : tant qu'une profession est indépendante des métiers avec lesquelles elle est en contact dans la division du travail, quand il s'agit d'évaluer et de contrôler l'aspect technique de son propre travail, sa qualité de profession n'est pas significativement affectée »99(*). Dans un autre ouvrage, Freidson réfute l'idée qu'une « prolétarisation », entendue comme la part croissante de médecins salariés, serait à l'origine d'une « déprofessionnalisation » de la médecine100(*). Selon lui, bien que salariés, ces derniers conservent leur autonomie, tant que ceux-ci sont en mesure d'imposer à leurs employeurs les conditions de leur exercice professionnel.

L'analyse de Freidson nous a amené à nous interroger sur le degré d'autonomie dont bénéficiaient les praticiens exerçant en milieu carcéral en tant que salariés de l'Administration pénitentiaire. Bien que vacataires et non pas salariés temps-plein101(*), les médecins pénitentiaires étaient soumis de fait à une subordination hiérarchique au ministère de la Justice. La reconnaissance de la médecine pénitentiaire en tant que spécialité médicale nous est apparu comme un moyen pour eux d'accroître leur autonomie. D'ailleurs, l'organisation de congrès dès 1963 leur permit de faire valoir leurs revendications et la mise en place d'un enseignement dès 1965 puis la création d'une chaire de médecine pénitentiaire en 1977 leur permirent de définir et de transmettre leurs propres « standards de pratique » au sens d'Anselm Strauss102(*). On s'est cependant aperçu que la spécialisation ne pouvait pas être analysée comme une demande uniforme d'autonomie, cette revendication apparaissant très variable selon les praticiens. Tandis que certains faisaient prévaloir leur identité de soignant, d'autres insistaient en revanche sur leur statut pénitentiaire. La spécialisation médicale semblait répondre à des logiques distinctes que permettait d'analyser la notion de « segment professionnel » également empruntée à la sociologie interactionniste.

A l'encontre des fonctionnalistes, Rue Bucher et Anselm Strauss ont souligné le caractère pluriel d'une profession, chaque « segment » se rapportant à des techniques de travail ainsi qu'à des croyances qui les sous-tendent : « L'hypothèse de l'homogénéité relative à l'intérieur d'une profession n'est pas absolument utile : les identités, ainsi que les valeurs et les intérêts, sont multiples, et ne se réduisent pas à une simple différenciation ou variation. Ils tendent à être structurés et partagés ; des coalitions se développent et prospèrent en s'opposant à d'autres. Nous utiliserons le terme "segment" pour désigner ces groupements qui émergent à l'intérieur d'une profession [...] Nous développerons une conception des professions comme agrégation de segments poursuivant des objectifs divers, plus ou moins subtilement maintenus sous une appellation commune à une période particulière de l'histoire »103(*). Les spécialités médicales sont elles-mêmes divisées, selon Bucher et Strauss, en segments, chacun porteur d'une représentation distincte de l'activité en question.

On a effectivement observé au cours de la thèse plusieurs segments porteurs de représentations spécifiques de la médecine pénitentiaire. Un premier segment apparu dans les années soixante, et incarné par le Médecin-inspecteur Georges Fully, tenta de faire prévaloir l'identité médicale sur celle de membre de l'Administration pénitentiaire. En donnant aux praticiens les attributs d'une spécialité médicale (congrès, enseignement), le premier Médecin-inspecteur souhaitait conférer davantage de reconnaissance aux praticiens exerçant en milieu carcéral afin que leurs décisions soient mieux prises en compte par le ministère de la Justice. Faire reconnaître la médecine pénitentiaire en tant que nouvelle spécialité médicale était ainsi pour Georges Fully un moyen permettant aux médecins d'être plus autonomes à l'égard de la tutelle pénitentiaire qui s'exerçait sur eux.

A l'inverse, un second segment apparu dans les années soixante-dix, incarné par le second Médecin-inspecteur Solange Troisier, privilégia dans la définition du rôle de médecin pénitentiaire l'appartenance à l'Administration et l'obéissance au Code de procédure pénale, plutôt qu'au monde médical et à sa déontologie. Pour des raisons aussi bien idéologiques que politiques, Solange Troisier tenta de subordonner l'action des médecins aux exigences pénitentiaires104(*). Le « mariage de Thémis et Asclépios », qu'incarnait à ses yeux la médecine pénitentiaire, témoigne d'une conception de la médecine au service de l'Administration, le médecin n'étant ainsi qu'un « auxiliaire de Justice ». Ce faisant, les médecins pénitentiaires échappent à la tutelle du ministère de la Santé et aux contrôles que cela implique105(*).

Si la spécialisation recouvre bien dans les deux cas un désir d'autonomisation des praticiens pénitentiaires, ces deux segments n'en sont pas moins porteurs de deux définitions distinctes de l'autonomie. Pour le premier, il s'agit d'échapper à une tutelle trop précise de l'Administration pénitentiaire qui indiquerait au praticien la conduite à suivre. Pour le second, il s'agit de conserver une appartenance au ministère de la Justice qui permet de développer un mode de fonctionnement autonome du secteur médical106(*). L'idée que la médecine pénitentiaire était quelque chose de spécifique permettait au Médecin-inspecteur, seul praticien placé à un poste de direction au sein de la DAP, d'exercer un rôle considérable dans l'organisation des soins. Bien qu'officiellement chargée d'une simple mission d'inspection, Solange Troisier a longtemps été décrite comme la « patronne » régnant en maître sur la médecine pénitentiaire en tant que secteur d'action publique et en tant que discipline. La stratégie de spécialisation initiée par Georges Fully visait ainsi à assurer l'indépendance des praticiens à l'égard de l'Administration pénitentiaire tandis que celle poursuivie par Solange Troisier visait à autonomiser un secteur médical sur lequel elle pouvait exercer son contrôle.

Ces deux segments de la médecine pénitentiaire sont porteurs d'une représentation spécifique du rôle du praticien et de l'articulation que cela implique entre les services médicaux et l'Administration pénitentiaire107(*). Ces différences entre segments d'une même profession permettent de souligner que la spécialisation médicale n'est pas un phénomène univoque. Parce qu'elle n'est pas un phénomène purement médical, la spécialisation peut répondre à des stratégies fondamentalement divergentes. C'est pourquoi, pour être comprise, la dynamique de spécialisation doit être restituée dans le cadre des politiques pénitentiaires.

* 98 PARSONS Talcott, « Social Structure and Dynamic Structure : the Case of modern Medical Practice », The Social System, London, Routledge and Kegan Paul, Free Press of Glencoe, 1951, pp.428-479.

* 99 FREIDSON Eliot, La profession médicale, Paris, Payot, 1984 (1970), p.34.

* 100 FREIDSON Eliot, Professional Powers: A Study of the Institutionalization of formal Knowledge, Chicago, The University of Chicago Press, 1986.

* 101 A plusieurs reprises, le ministère de la Justice s'est interrogé pour savoir s'il était opportun de recruter des médecins temps-plein. Cette hypothèse fut, comme on le verra, à chaque fois rejetée, l'Administration pénitentiaire jugeant préférable de recourir à des praticiens continuant une activité extérieure, le plus souvent libérale. Des postes temps-plein furent cependant créés afin d'assurer le fonctionnement des Hôpitaux pénitentiaire de Fresnes et des Baumettes.

* 102 Ce besoin de définir une pratique homogène aux différents praticiens confrontés à une même pratique est manifeste en matière de grèves de la faim. Beaucoup de médecins furent désemparés face aux demandes de l'Administration pénitentiaire afin qu'ils fassent cesser ces grèves, soit en décourageant le détenu, soit en l'alimentant de force. C'est d'ailleurs suite aux injonctions adressées aux médecins lors de la guerre d'Algérie que le premier Médecin-inspecteur Georges Fully ressentit le besoin d'instaurer cet enseignement.

* 103 BUCHER Rue, STRAUSS Anselm, « La dynamique des professions » art.cit, pp.67-68.

* 104 L'opposition entre les deux conceptions de la médecine pénitentiaire défendues par Georges Fully et Solange Troisier est manifeste en matière de grèves de la faim. Tandis que pour le premier, le médecin pénitentiaire doit servir de médiateur entre le patient-détenu et l'Administration sans jamais prendre parti, pour la seconde le praticien doit, en tant qu'auxiliaire de Justice, adopter une attitude interventionniste pouvant aboutir à l'alimentation forcée du gréviste.

* 105 D'ailleurs, lorsque l'activité médicale a été soumise aux contrôles du ministère de la Santé (IGAS et DDASS) au milieu des années quatre-vingt, certains médecins ont réaffirmé leur appartenance Pénitentiaire qui rendait impossible selon eux les contrôles du ministère de la Santé.

* 106 Les médecins pénitentiaires n'étaient soumis pendant longtemps à aucun contrôle de leur activité médicale, ni de leur temps de travail, la plupart ne réalisant qu'entre la moitié et le tiers des vacations qui leur étaient rémunérées.

* 107 Deux autres segments ont pu être distingués et analysés : il s'agit d'une part des « internes » qui ont dénoncé dans les années soixante-dix leurs conditions de travail. Ils refusent une attitude trop dirigiste de l'Administration pénitentiaire, à l'image du Médecin-inspecteur Georges Fully. Mais contrairement à ce dernier qui privilégie la négociation, ces internes adoptent une attitude revendicatrice en prenant la parole au sein de l'espace public. Enfin, un second segment émerge au milieu des années quatre-vingt, en lien avec le renouvellement des médecins pénitentiaires, qui contestent l'idée même d'une « médecine pénitentiaire » spécifique et demanderont à ce titre leur rattachement au ministère de la Santé, aboutissant à la reforme de 1994.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon