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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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La conception foucaldienne de la réforme pénitentiaire comme instrument de gouvernement : apports et limites

Rappelons que dans son étude des configurations modernes de la pénalité, Michel Foucault observe que le constat d'échec de la prison et les griefs qui lui sont habituellement adressés sont consubstantiels à l'institution : « Depuis un siècle et demi la prison a toujours été donnée comme son propre remède »79(*). C'est pourquoi la prison, sa critique et sa réforme ne peuvent être conçues comme trois éléments distincts mais doivent, à l'inverse, être intégrées dans le « système carcéral » dont la solidité dépend autant des dispositifs existants que des visées réformatrices qui s'y surajoutent. La thèse radicale soutenue par Michel Foucault s'apparente à une condamnation a priori de toute réforme pénitentiaire qui assurerait la survie de l'institution :

« La "réforme" de la prison est à peu près contemporaine de la prison elle-même. Elle en est comme le programme. La prison s'est trouvée dès le début engagée dans une série de mécanismes d'accompagnement, qui doivent en apparence la corriger mais qui semblent faire partie de son fonctionnement même, tant ils ont été liés à son existence tout au long de son histoire [...] Il ne faut pas voir la prison comme une institution inerte que des mouvements de réforme auraient secouée par intervalles. La "théorie de la prison" a été son mode d'emploi constant plutôt que sa critique incidente - une de ses conditions de fonctionnement »80(*).

Cette conceptualisation de la réforme en tant que « réforme impossible » ou en tant qu'instrument de gouvernement a connu un retentissement fort, bien qu'inégal, sur les travaux développés en histoire ou en sociologie81(*). Le fait que la lecture qui est faite des réformes pénitentiaires dans de nombreux travaux de sciences sociales soit proche des analyses de Surveiller et punir sans pour autant les rapporter à Michel Foucault peut être interprété comme la marque d'une « foucaldiennisation » des approches de la prison. Plus récemment, un sociologue a cependant proposé d'historiciser les conditions d'apparition de ces réformes et de ces nouveaux droits en référence directe aux thèses de Surveiller et punir82(*). Dans le même ouvrage, des politistes tentent d'apporter un prolongement de la conception foucaldienne de la réforme pénitentiaire au regard à la fois des concepts de la science politique et de l'actualité carcérale. Ils observent à ce titre une « rhétorique permanente de la réforme » participant au processus de légitimation et de reproduction de l'institution carcérale : « Pour que soit garantie la persistance de la solution carcérale, il est nécessaire que l'institution donne des gages, qu'elle procède à des ajustements concrets, qu'elle puisse attester de certaines améliorations soutenues par des éléments de preuve »83(*).

L'influence de la pensée de Michel Foucault sur les travaux de recherche en sciences sociales abordant les politiques carcérales a fortement conditionné la lecture qui est faite encore aujourd'hui des réformes pénitentiaires. La loi du 18 janvier 1994 en témoigne. Loin de constituer une « révolution pénitentiaire », l'affirmation d'un droit des détenus à jouir de soins équivalents à ceux dont bénéficie n'importe quel autre citoyen ne serait qu'un élément parmi d'autres dans la tentative visant « à normaliser un univers sécuritaire, une institution totale »84(*). L'amélioration de la prise en charge sanitaire des détenus ne serait alors qu'un « supplément d'âme » participant à l'« évacuation de la raison d'être de la prison au profit de sa correction politique quant à ses manières d'être »85(*). La loi du 18 janvier 1994 s'inscrirait donc pleinement dans « la rhétorique de la réforme » : « En dépit des apparences la décennie 1990 débouche sur de multiples réformes dont la plus emblématique est le rattachement, en 1994, de la médecine pénitentiaire au système de santé général »86(*). Suivant une approche foucaldienne plus intériorisée que revendiquée, quelques sociologues ont tenté de saisir la portée de la loi de réorganisation des soins, aboutissant ainsi à poser la question suivante : la réforme de la médecine pénitentiaire ne traduit-elle pas la reproduction d'une inégalité structurale entre le dedans et le dehors qui participe in fine à la légitimation de l'institution?87(*).

On a déjà souligné ailleurs au sujet des programmes d'éducation pour la santé, la portée heuristique de cette approche foucaldienne de la réforme pénitentiaire comme instrument de gouvernement88(*). Reconsidérer la détention en termes moins délétères, où l'incarcération offre de réelles opportunités de soin aux détenus, peut aboutir à terme à la mise en avant d'une nouvelle représentation de la peine dont la fonction serait tout autant pénale que thérapeutique. La prison aurait dès lors un rôle d'accueil des populations les plus précaires (toxicomanes, prostituées, immigrés, marginaux, etc.), exclues du système de prise en charge de droit commun, pour lesquelles la détention irait jusqu'à représenter un filet de sécurité. Certains médecins ont d'ailleurs souligné, après la réforme de 1994, le risque d'une banalisation de la prison : « La prison n'est cependant pas et ne sera jamais un lieu de soins hospitaliers [...] Sans croire que cette dérive est récente, on est forcé de constater que l'amélioration manifeste du niveau des soins offerts (au sens curatif strict du terme) renforce cette tendance paradoxale »89(*).

Cette superposition accrue entre les logiques médicale et répressive renverrait de façon plus générale à la tentative, sans cesse réitérée, de légitimer l'institution carcérale. On est ainsi en présence d'un « mythe fondateur de la prison pour peine » qui, selon Claude Faugeron et Jean-Michel Le Boulaire, « permet de transformer le mal (l'enfermement de sûreté, toujours soupçonnée d'arbitraire) en bien (la « bonne peine de prison ») »90(*). Jean-Charles Froment constate de façon similaire la recherche, depuis la fin des années quatre-vingt, par l'Administration pénitentiaire de nouveaux mythes visant à restaurer la légitimité d'un service public fortement contesté91(*). La problématique de la réinsertion céderait ainsi progressivement le pas à une rhétorique de sauvegarde des droits de l'homme et de la dignité humaine, susceptible de jouer un rôle dans la revalorisation d'une administration en manque de légitimité. La réforme de la médecine pénitentiaire ne semble pas étrangère à cette revalorisation de l'institution carcérale. On assisterait ainsi peut-être à l'émergence d'une « peine médicinale »92(*).

Si la conception foucaldienne de la réforme pénitentiaire peut enrichir le regard sociologique, en permettant notamment de rompre avec le discours événementiel défendu par les professionnels de la prison, elle apparaît néanmoins problématique pour celui qui souhaite rendre compte des origines d'une réforme. La lecture foucaldienne tend en effet à reléguer au second plan, dans l'ordre de l'explication, les logiques professionnelles au profit de la logique institutionnelle. Tout en incitant à entreprendre des « travaux de sociologie historique » permettant de savoir « qui donc étaient ces hommes [...] Quelle était leur origine sociale ou comme on dit classiquement "quels intérêts ils représentaient"? », Michel Foucault remarque que ces questionnements demeurent néanmoins secondaires au regard de la stratégie d'ensemble qui donne sens à des phénomènes apparemment divergents : « Imagine-t-on une stratégie [...] qui ne soit pas née de plusieurs idées formulées ou proposées à partir de points de vue ou d'objectifs différents ? [...] Peut-on imaginer une stratégie (militaire, diplomatique, commerciale) qui ne doive sa valeur et ses chances de succès à l'intégration d'un certain nombre d'intérêts?»93(*). Cette conception de la réforme pénitentiaire présente ainsi le risque d'aboutir à une sociologie où les acteurs apparaîtraient secondaires et où la réforme n'aurait pour origine que le « système carcéral » lui-même qui fonctionnerait à l'image d'une « stratégie sans stratèges »94(*).

Ce biais sociologique potentiel de la lecture que propose Michel Foucault de la réforme pénitentiaire se trouve conforté dans l'utilisation qui en est faite par les sciences sociales. Faute de restituer la pluralité des logiques d'acteurs qui président à l'origine des réformes, des sociologues présentent la loi du 18 janvier 1994 comme le résultat d'un processus désincarné. C'est ainsi que Claude Veil constate que « pour l'ensemble des personnes rencontrées et des textes consultés, il ne fait guère de doute qu'une réforme du système de soins était nécessaire, et que les grands choix qui l'ont orienté étaient opportuns »95(*). D'une façon similaire Corinne Rostaing évoque la réforme de l'organisation des soins comme la fin d'une « exception »96(*). A l'inverse, des politistes expliquent les réformes pénitentiaires, dont la loi du 18 janvier 1994, à partir du seul volontarisme politique de quelques décideurs, aboutissant là aussi à gommer les mobilisations qui ont porté cette réforme sur un temps plus long. Philippe Artières, Pierre Lascoumes et Grégory Salle soulignent ainsi que la « réforme carcérale française après la Libération ou la réforme de la médecine pénitentiaire en 1994 par Simone Veil témoignent de ces rares moments d'engagement [politique] »97(*).

L'idée de « santé publique ou de « décloisonnement » ne suffisent pas à rendre compte de l'adoption de ces réformes. De même, s'il est certain que cette réforme n'aurait pu aboutir sans l'implication de Bernard Kouchner dans un premier temps, et de Simone Veil par la suite, leur seul volontarisme ne suffit pas à rendre compte du succès de la loi du 18 janvier 1994. La réforme italienne de la médecine pénitentiaire souligne l'insuffisance de ce type d'explication : bien que née d'un engagement politique très important de la ministre de la Santé, Rosy Bindi, cette réforme est demeurée lettre morte en raison de l'opposition des médecins pénitentiaires appuyés par l'Amministrazione penitenziaria. Les logiques politiques ne se résument pas, en outre, à l'attitude des seuls ministres. Problématiser la réforme de 1994 consiste dès lors à lui rendre son historicité afin de souligner les luttes dans lesquelles elle s'inscrit. Cela implique de rendre compte des évolutions de la médecine pénitentiaire au prisme des théories de la spécialisation médicale.

* 79 FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p.313.

* 80 FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, Paris, op.cit., pp.271-272.

* 81 Pour une présentation plus détaillée de l'influence de la conception foucaldienne de la réforme pénitentiaire :

FARGES Eric, « Penser la réforme pénitentiaire avec Michel Foucault. Apports et limites à une sociologie politique de la loi du 18 janvier 1994 », Raisons politiques, n°25, 02/2007, pp.101-125.

* 82 CHANTRAINE Gilles, « Les temps des prisons. Inertie, réformes et reproduction d'un dispositif institutionnel », dans ARTIERES Philippe, LASCOUMES Pierre, (dir.), Gouverner, enfermer. La prison, un modèle indépassable ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2004.

* 83 ARTIERES Philippe, LASCOUMES Pierre, SALLE Grégory, « Gouverner, enfermer. La prison, un modèle indépassable », dans ARTIERES Philippe, LASCOUMES Pierre, (dir.), Gouverner, enfermer, op.cit., p. 47.

* 84 CHANTRAINE Gilles, « Les temps des prisons...», art.cit., p.73.

* 85 CHANTRAINE Gilles, « Les temps des prisons...», art.cit., p.74.

* 86 ARTIERES Philippe, LASCOUMES Pierre, SALLE Grégory, « Gouverner, enfermer », art.cit., p.34.

* 87 Cf. VEIL Claude, « Évolution sur la longue durée du système de soins, motivations et résistances » dans VEIL Claude, LHUILIER Dominique, La prison en changement, op. cit., p. 255-275.

* 88 FARGES Eric, « La sanitarisation du social : les professionnels et l'éducation pour la santé en milieu pénitentiaire », Lien social et politique, n°55, printemps 2006, pp.99-114.

* 89 OBRECHT Olivier, « La réforme des soins en milieu pénitentiaire de 1994...», art.cit., p.234.

* 90 FAUGERON Claude, LE BOULAIRE, Jean-Michel, « Prisons, peines de prison et ordre public », Revue française de sociologie, XXXIII, 1992, p.27.

* 91 FROMENT Jean-Charles, La république des surveillants de prison, op.cit., pp.24-25.

* 92 DELMAS-ST-HILAIRE J.P., « La prison pourquoi faire ? », Problèmes actuels de science criminelle, PU d'Aix-Marseille, 1994, p.36.

* 93 FOUCAULT Michel, « La poussière et le nuage », dans PERROT M. (dir.), L'impossible prison. Recherches sur le système pénitentiaire au 19ème siècle, Paris, Seuil, 1980, p. 29-39.

* 94 On reprend ici la critique formulée par l'historien Jacques Léonard à Michel Foucault au sujet de Surveiller et punir (LEONARD Jacques, « L'historien et le philosophe », dans PERROT M. (dir.), L'impossible prison, op.cit., pp.9-28).

* 95 VEIL Claude, « Évolution sur la longue durée du système de soins, motivations et résistances », art.cit., p.263.

* 96 ROSTAING Corinne, La relation carcérale, op.cit, p.47.

* 97 ARTIERES Philippe, LASCOUMES Pierre, SALLE Grégory, « Gouverner, enfermer...» art.cit., p.40.

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"Là où il n'y a pas d'espoir, nous devons l'inventer"   Albert Camus