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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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Un pas de côté à l'égard de la sociologie carcérale dominée par la question du sens des réformes et la permanence de l'« institution totale » goffmanienne

Les évolutions que le régime pénitentiaire français a connues depuis les trente dernières années ont été à l'origine de recherches sociologiques axées sur la question du changement. La portée des réformes entreprises est ainsi fréquemment évaluée à l'aune de la notion d'institution totale (total institution) forgée par Erving Goffman qui marquerait l'archétype de la prison archaïque, close sur elle-même60(*). Soulignons le poids que Asiles a eu dans les approches sociologiques de la prison, notamment en France, qui restent dominées par la question du changement.

Face aux nombreuses transformations de la prison, la plupart de ces travaux adoptent la problématique suivante : la prison est-elle encore une institution totale, voire totalitaire ?61(*) En réponse à cette question, beaucoup d'auteurs reconnaissent l'inadéquation croissante du concept goffmanien avec l'évolution des pratiques carcérales. C'est ainsi qu'un criminologue québécois, Guy Lemire, a pu conclure à une « détotalisation » de la prison, c'est-à-dire un effritement de la pertinence du concept tel qu'il avait été élaboré par Goffman pour rendre compte de la réalité carcérale62(*). Dans leur étude sur les surveillants de prison, Antoinette Chauvenet, Georges Benguigui et Françoise Orlic observent également un processus similaire : « La prison ne ressemble plus beaucoup à cet univers totalitaire que décrivaient les pionniers de la sociologie, comme D. Clemmer, E. Goffman, G.Skyes, etc., totalement replié sur lui-même »63(*). La loi du 18 janvier 1994 s'inscrirait dans ce processus de « détotalisation » ou de « décloisonnement » de la prison dont l'arrivée de praticiens hospitaliers serait l'expression la plus manifeste.

Pourtant, en réponse à ces hymnes au changement, certains auteurs observent que malgré les profondes transformations qu'ont connues les prisons françaises, celles-ci n'en demeurent pas moins des institutions exerçant une emprise spécifique sur ceux qui y sont détenus, laissant au concept goffmanien toute sa pertinence. C'est le sens de l'interpellation de Corinne Rostaing lorsqu'elle écrit : « Toutefois, il ne faudrait pas confondre les formes d'ouverture de la prison avec la fin de l'institution totale [...] Elle a profondément évolué ces dernières années, s'ouvrant davantage au monde extérieur, accordant des droits aux détenus, mais elle continue pour une large part d'être une institution totale »64(*). Une réponse similaire est apportée par Philippe Combessie qui interroge cette « ouverture des prisons » et qui conclut, malgré les évolutions décrites, à la validité de la notion d'institution totale à partir d'une distinction entre transformation des pratiques et transformation de l'institution en elle-même : « Ces nouveaux intervenants apportent-il un changement de la prison ? Sans doute pas. Des changements dans la prison, oui, peut-être, les changements de la prison, non »65(*). L'auteur remarque, enfin, que les logiques professionnelles, dont la démarche médicale, demeurent largement surdéterminées par les contraintes institutionnelles, rendant ainsi caduque toute prétention à transformer l'institution carcérale : « Ainsi, toutes les interactions, celles qui se passent au sein de la prison et celles qui se passent dans son environnement, sont orientées, marquées par le stigmate carcéral [...] Vraiment, pour parler des prisons, le concept d'institution totale n'est pas dépassé »66(*). Le constat que dressent de nombreux auteurs d'une permanence de l'institution totale revient à souligner l'immobilisme qui caractériserait la prison.

Cette préoccupation des sociologues de la prison pour la question du changement s'explique, selon nous, par les effets de l'ouvrage d'Erving Goffman qui a façonné durablement la problématique de la sociologie carcérale. Celle-ci a relégué au second plan l'origine des réformes au profit de leurs effets. Cette trop grande importance accordée selon nous à cette notion ne s'explique pas seulement par la pertinence et de la nouveauté des thèses d'Asiles mais également par le contexte de sa traduction et de son importation en France par Robert Castel. Rappelons les conditions dans lesquelles s'est opérée cette importation de l'oeuvre de Goffman et les effets que celle-ci a eus sur la sociologie carcérale française.

Au milieu des années soixante, Robert Castel a le projet de développer une approche sociologique des maladies mentales. C'est au cours de ses recherches qu'il découvre alors Goffman presque totalement inconnu en France à cette époque, comme il l'écrira lui-même : « Je l'avais découvert par hasard. Mon projet était de commencer à travailler sur la psychiatrie, et, comme on fait dans ces cas-là, je m'étais mis à parcourir la littérature américaine, très abondante sur le sujet, mais que j'avais trouvée très décevante dans son inspiration psycho-sociologique qui épousait les finalités professionnelles des psychiatres. Goffman tranchait, parce qu'il opérait la "rupture épistémologique", comme on disait alors, en permettant de mettre en parenthèses les finalités institutionnelles, officielles, et l'hégémonie du discours thérapeutique »67(*). Enthousiasmé, Castel propose alors Asiles à Pierre Bourdieu qui dirige la collection « Le sens commun » aux Editions de minuit et qui accepte de publier l'ouvrage dont Castel rédige la préface.

L'intérêt que porte Robert Castel à Goffman, s'explique alors moins par attrait pour sa sociologie interactionniste, dont il se démarquera à plusieurs reprises, que pour l'analyse des structures de domination sociale qui constituait une voie d'inspiration dans ses propres travaux sur l'institution psychiatrique. Par ce biais, il semble que Castel ait contribué à donner à Asiles une signification que l'oeuvre n'avait pas initialement. Certes l'ouvrage de Goffman n'est pas dénué de perspectives critiques comme en témoigne la description des atteintes à la dignité que subissent les reclus ou encore les nombreuses références aux camps de concentration comme « idéal type » de l'institution totalitaire. Les motivations scientifiques semblent dans Asylums néanmoins largement prédominer sur les considérations politiques. En atteste la place marginale qu'occupe le concept d'institution totale dans l'ouvrage et surtout dans la carrière de Goffman puisque, comme l'a mis en évidence Robert Weil, celui-ci disparaîtra totalement des autres ouvrages du sociologue nord-américain68(*). Selon Isaac Joseph, l'institution totalitaire serait pour Asylums ce que la métaphore dramaturgique était au sein de La présentation de soi, c'est-à-dire un simple « échafaudage conceptuel»69(*).

Robert Castel semble accorder une importance beaucoup plus grande à ce concept, insistant ainsi davantage sur la portée politique de l'oeuvre. On en tient pour preuve la très belle introduction que Castel rédigea à l'occasion de la publication d'Asiles qui souligne avant tout la place centrale du concept introduit par Goffman : « Cette ethnologie pointilliste, écrit Castel au sujet de la démarche de Goffman, suppose la référence totalisante à l'institution, dans la mesure où seule la connaissance des contraintes institutionnelles est susceptible de rendre intelligible cette poussière de comportements. L'institution représente, de ce fait, l'unité réelle d'analyse »70(*). Ainsi tandis que la total institution ne constitue pour Goffman qu'un point de départ de la réflexion qui s'efface très vite derrière les multiples adaptations dont font preuve les individus, le « pointillisme de l'observation » ne serait pour Castel qu'une méthode permettant d'aboutir à la notion d'institution totalitaire. Il semble que la lecture que propose Castel diffère considérablement des intentions de Goffman. Ainsi tandis que l'institution totale est révélatrice pour l'auteur américain des traits sociologiques propres à la nature de toute interaction, elle révélerait selon Castel « en dernière analyse une société de l'ordre »71(*).

Cette « société de l'ordre » se rapporte moins, selon nous, à l'ordre de l'interaction auquel Goffman se référera par la suite qu'aux écrits de Michel Foucault. Il semblerait en effet que Castel ait apporté une lecture très foucaldienne d'Asylums. La mise en avant de la « rationalité de l'institution » qui aboutit à l'affirmation que « toute institution est totalitaire par vocation profonde »72(*) fait en effet écho aux analyses développées dans l'Histoire de la Folie73(*). Robert Castel a par ailleurs largement eu recours aux deux auteurs dans ses différents ouvrages, les utilisant souvent dans un sens similaire, contribuant de fait  à les rapprocher dans un même courant de critique, comme il l'appelle lui-même, du « contrôle social » : « Il est vrai que Goffman a été ma principale référence méthodologique, plus que Foucault sans doute, bien que tous les deux, il me semble, aillent dans le même sens d'une lecture critique de ce type d'institutions »74(*).

Le dernier indice de cette lecture politique de l'oeuvre de Goffman est enfin la traduction du terme de « total institution » par « institution totalitaire ». La trajectoire même de ce terme est manifeste de la signification qui lui a été attribuée par Robert Castel, comme le souligne Philippe Combessie : « Cet adjectif renvoie à deux registres d'interprétation, l'un concerne la structure et la logique de fonctionnement de l'établissement, l'autre évoque l'univers politique. Cette amphibologie est d'abord reconnue et revendiquée par Robert Castel, qui intitule même le chapitre d'un ouvrage "le sauvetage de l'institution totalitaire" [...] Mais petit à petit, cette ambiguïté est les connotations qu'elle suscite gênent plusieurs sociologues qui sont amenés à utiliser les travaux de Goffman, comme le note Louis Pinto, et la traduction "institution totale" se développe. Ce terme a été définitivement consacré quand Robert Castel lui-même l'a employé »75(*). Aujourd'hui le terme « totalitaire » a quasiment disparu de la sociologie carcérale et il est même gommé des citations faites d'Asiles dans lesquelles il est remplacé par l'« institution totale », comme si la signification politique attribué par Robert Castel à ce terme ne voulait plus être assumé.

Si Asiles a contribué à nourrir une nouvelle représentation de la prison et des réformes, ce que poursuivra Surveiller et punir, c'est ainsi en partie du fait des conditions de sa traduction et de son importation en France76(*). C'est de cette approche dont les études sociologiques contemporaines de la prison sont le reflet. On a souhaité ici s'en détacher. En effet, l'un des biais de cette approche de l'institution carcérale est, selon nous, de gommer l'historicité des transformations étudiées (nouveaux intervenants, nouveaux droits, etc.) qui apparaît toujours secondaire. Dans ces travaux, les réformes sont rarement replacées dans leur contexte d'émergence sur un temps plus long que celui de l'actualité. Même lorsque leur historicité est évoquée, l'évolution des conditions de détention est décrite sur le mode d'un « processus »77(*), qui malgré des phases d'accélération ou de ralentissement, serait linéaire et continu : « Depuis l'après-guerre et selon un processus qui s'est accéléré depuis le milieu des années soixante-dix, la prison s'est transformée et ressemble peu au monde totalitaire décrit par E. Goffman, même si demeurent inchangées ses fonctions originelles »78(*).

L'histoire mobilisée par la sociologie carcérale s'apparente davantage à une macro-histoire, où les réformes entreprises depuis la Libération sont juxtaposées et dont les acteurs sont largement absents, plutôt qu'à une reconstruction des mobilisations ayant permis d'aboutir à ces réformes. Cette lecture de l'histoire, secondaire au regard de l'analyse des effets des réformes, peut être interprétée comme un signe de l'influence exercée sur la sociologie carcérale par la conception de la réforme pénitentiaire développée par Michel Foucault dans Surveiller et punir.

* 60 GOFFMAN Erving, Asiles, Paris, Les Editions de Minuit, 1968.

* 61 C'est par exemple ce double questionnement qui oriente le travail de thèse de Bruno Milly consacré aux professions médicales et de l'enseignement en prison (MILLY Bruno, Professions et prison. Soigner et enseigner en prison : un regard sociologique croisé sur le fonctionnement de la prison et sur les professions de la santé et de l'enseignement intervenant dans ce milieu, thèse de sociologie, Université Lyon II, janvier 2000).

* 62 LEMIRE Guy, Anatomie de la prison, Les Presses de l'université de Montréal, Economica, 1990, p.79.

* 63 CHAUVENET Antoinette, ORLIC Françoise, BENGUIGUI Georges, Le monde des surveillants de prison, Paris, PUF, 1994, p.11.

* 64 ROSTAING Corinne, La relation carcérale. Identités et rapports sociaux dans les prisons de femmes, Paris, PUF, coll.« Le lien social », 1997, pp.6-7.

* 65 COMBESSIE Philippe, « Ouverture des prisons, jusqu'à quel point ? », dans Veil Claude, Lhuilier Dominique, La prison en changement, op.cit., pp.69-99.

* 66 Ibidem, p.97.

* 67 CASTEL Robert, « Institutions totales et configurations ponctuelles » dans JOSEPH Isaac, CASTEL Robert et al., Le parler frais d'Erving Goffman, Paris, Minuit, 1989. p.36.

* 68 Pour Goffman, souligne Robert Weil, l'hôpital psychiatrique ou la prison ne sont que des « cas d'école » destinés à mettre en évidence « les conditions de stabilité du moi dans des conditions extrêmes », le concept de total institution n'ayant plus de raison d'être dans son analyse : « Le concept "d'institution totale" s'avère sans doute trop étroit, soit trop macro-sociologique pour comprendre les subtilités des territoires du moi » (WEIL Robert, « Les institutions totales dans l'oeuvre de Goffman » dans AMOUROUS Charles, BLANC Alain (dir.), Erving Goffman et les institutions totales, Paris, L'Harmattan, Coll. « Logiques sociales », 2001, pp.25-41).

* 69 JOSEPH Isaac, « Le reclus, le souci de soi et la folie de la place » dans AMOUROUS Charles, BLANC Alain (dir.), Erving Goffman et les institutions totales, op.cit., p.80.

* 70 Souligné par nous (CASTEL Robert, « Présentation », in GOFFMAN Erving, Asiles, op.cit., p.10).

* 71 Souligné par nous (Ibidem, p.31).

* 72 Ibidem, p.34.

* 73 FOUCAULT Michel, Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, Gallimard, Tel, 1972.

* 74 CASTEL Robert, « Institutions totales et configurations ponctuelles », art.cit., p.36

* 75 COMBESSIE Philippe, « Ouverture des prisons, jusqu'à quel point ? » dans VEIL Claude, LHUILIER Dominique, La prison en changement, op.cit., pp.69-99.

* 76 Il serait intéressant à cet égard d'adopter une approche comparative des conditions d'importation de cet ouvrage dans différents pays.

* 77 L'un des risques de l'usage, fréquent en sciences sociales, du concept de « processus » est selon nous de privilégier les éléments de continuité plutôt que les inflexions et les ruptures et de reléguer au second plan les stratégies d'acteurs.

* 78 CHAUVENET Antoinette et alii, Le monde des surveillants de prison, op.cit. p.201. Souligné par nous.

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"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore