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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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2. De la revendication du droit à la mobilisation des professionnels de la prison : l'émergence d'un nouveau militantisme carcéral

« J'ai demandé systématiquement à tous les intervenants en milieu pénitentiaire si la prison leur paraissait utile. Et tous, enseignants, éducateurs, assistants sociaux, surveillants, chefs d'établissements, juges, détenus, à quelques rares exceptions près, m'ont répondu que non, que la prison ne remplissait pas, ne pouvait pas remplir, le rôle qui lui était assigné. Lorsque tous ceux qui la servent ou la subissent portent un tel jugement sur l'institution, appellent de leurs voeux le système qui la remplacera, la prison semble condamnée à brève échéance »540(*).

Le Groupe d'information sur les prisons s'autodissout en décembre 1972 sans qu'on en connaisse précisément les raisons, la thèse la plus communément admise étant que le GIP aurait achevé la mission qu'il s'était impartie541(*). Quelques mois avant, en juillet 1972, une autre organisation est apparue. Serge Livrozet, symbole des revendications formulées par « les ouvriers détenus de la centrale de Melun », crée le Comité d'action des prisonniers542(*). Le C.A.P est un mouvement composé exclusivement de détenus ou d'ex-détenus prônant un rapprochement avec la lutte des ouvriers ou encore avec les surveillants. Sa principale activité est la diffusion d'un mensuel, le Journal des prisonniers, d'abord devant les prisons puis au sein des détentions. Dès l'origine, le C.A.P tente de s'inscrire en continuité avec le GIP, comme en atteste la préface de Michel Foucault au livre de Serge Livrozet543(*). Le premier édito du Journal des prisonniers, co-signé par les deux organisations, annonce d'ailleurs qu'il « n'y a pas d'incompatibilité entre le GIP et le C.A.P. Il pourra y avoir une fusion des deux ou bien une coexistence étroite » (n°1, 12/1972). Mais dès le quatrième numéro, Michel Foucault et Daniel Defert se retirent du comité de rédaction. Même si le C.A.P est une association très politisée, elle participe également au mouvement de judiciarisation de la détention, en revendiquant dans ses colonnes « le droit au travail », « le droit de lire » (Journal des prisonniers, 06/1974) ou encore le « droit à la sexualité » (Journal des prisonniers, 07/1976). C'est également au nom du « droit à la santé » que l'association revendique la mise en place d'« une médecine pénitentiaire non différente de la médecine humaine » :

« Alors que l'on parle d'humanisation des prisons, le C.A.P. Intérieur de Fleury a enquêté sur place et tient à faire connaître au public ce qu'est exactement la médecine pénitentiaire. Nous voulons aussi prouver que la prison n'est pas que "la privation de liberté et rien de plus", mais c'est aussi un lieu où même le droit à la santé n'existe plus [...] Des hommes meurent ou seront estropiés ou diminués à vie parce qu'en prison, le médecin est exclusivement au service de l'administration pénitentiaire, au détriment de la santé des individus. Il faut libérer la médecine pénitentiaire, et nous espérons que cette enquête fera prendre conscience à tous de la nécessité du combat pour une médecine humaine en prison »544(*).

L'Association de sauvegarde des droits des détenus créée en mai 1972, ensuite nommée l'Association pour la défense des droits des détenus (ADDD), incarne de façon emblématique le tournant légaliste adopté par le militantisme carcéral. Principalement composée d'intellectuels (Gilles Deleuze, Daniel Defert, Dominique Eluard, Claude Mauriac), l'association agit « dans le cadre d'une action plus discrète, plus légaliste, plus institutionnelle que le GIP, fonctionnant davantage sur le modèle du comité de soutien »545(*). Contrairement au GIP ou au C.A.P, l'ADDD, dotée d'un statut de loi 1901, n'a pas pour but, comme le souligne Grégory Salle, de « libérer une parole sauvage »546(*), l'association ne pouvant par exemple recevoir la plainte d'un détenu qu'avec l'aide de son avocat, mais « d'aider les détenus à connaître leurs droits, à se faire respecter, à obtenir des droits nouveaux et légitimes »547(*). L'association tient par exemple une permanence dans une maison près du parc Montsouris où les familles peuvent recevoir l'aide d'un avocat en cas de conflit avec l'Administration pénitentiaire. Mais c'est surtout au nom du droit que l'association dénonce la mauvaise prise en charge médicale des détenus, comme ici dans une lettre adressée à René Pleven :

« Vous n'ignorez pas les multiples témoignages qui concourent à démontrer que la santé physique et mentale des détenus est, en France, la dernière des préoccupations de l'Administration pénitentiaire. Ce scandale a atteint des proportions déshonorantes. Que comptez-vous faire [...] pour assurer à tous les détenus le droit de recevoir tout soin nécessaire à sa santé, qu'il soit prévenu, condamné à moins ou à plus de six mois ? Pour assurer les soins dentaires dans les prisons ? Le droit des médecins à la libre prescription et au secret, ainsi qu'une rémunération décente pour les internes ?»548(*).

La création de l'ADDD marque un tournant dans le militantisme carcéral. Il s'agissait jusqu'alors d'associations fortement marquées politiquement se situant dans une perspective de contestation de la prison549(*). Souvent d'inspiration maoïste ou marxiste, la critique de l'institution carcérale prenait place dans une analyse plus globale des structures de domination, dont la prison n'était qu'un exemple. Les militants de la cause carcérale privilégient désormais une perspective plus pragmatique davantage fondée sur la défense des droits des détenus que sur la dénonciation d'un régime de pouvoir550(*). Certes les individus qui y participent se situent majoritairement à gauche, comme en attestent leurs divers soutiens (SM, MAJ), mais leur discours ne s'inscrit pas dans un schéma politique nettement défini. C'est dans le cadre de cette moindre politisation qu'émergent deux associations de professionnels de la prison, le Groupe multiprofessionnel pour les questions pénitentiaires à Lyon (GMQP) et le Groupe multiprofessionnel des prisons à Paris (GMP) qui présentent, en dépit des similitudes, d'importantes différences. Après avoir présenté les principales caractéristiques de ces deux organisations, on soulignera dans quelle mesure elles ont participé à la contestation de la médecine pénitentiaire.

Bien qu'un de ses auteurs en fasse remonter a posteriori l'origine au « bouleversement de mai 68 »551(*), c'est à partir d'une réunion entre différents professionnels intervenant en détention, survenue le 26 juin 1972, que s'organise le GMQP, alors appelé « groupe de techniciens de la Justice et de travailleurs de la détention ». Axel Lochen, membre de la communauté protestante de Taizé et visiteur de prison552(*), est à l'origine de ce qui rassemble de façon informelle des individus et des organisations (SM, SAF, Union des jeunes avocats, Syndicat des éducateurs, Union départementale des travailleurs sociaux) qui, confrontés aux questions pénale et carcérale, entendent confronter leur expérience553(*) : « Il se propose de constituer un lieu de rencontre, en dehors des structures officielles et d'information du public, sur le système pénitentiaire, puisque aucune évolution ne semble pouvoir être attendue de ce système »554(*). L'origine du GMPQ est le fruit du constat, ici fait par Axel Lochen, que l'origine des révoltes de détenus se situe dans le non-respect de la loi au non de laquelle les individus sont pourtant incarcérés :

« Que demandent-ils donc ? Des choses élémentaires qui sont prévues dans des textes de lois. Ils exigent l'application des droits que devraient leur garantir la loi. Puisque, après tout, on leur applique à eux les rigueurs de cette loi, ils en attendent également les avantages [...] Comment est il concevable que l'administration de la Justice contrevienne depuis des années à l'application effective des textes de réforme et d'humanisation de la peine ? [...] Il y a loin des excellents textes de procédure pénale aux réalités pénitentiaires [...] Ils ne veulent pas recevoir de coups et subir des fouilles sans aucun égard pour les règles élémentaires de la Justice. Ils demandent du travail, des conditions de vie décentes, une nourriture convenable et un chauffage suffisant, des éléments d'hygiène élémentaire. Toutes choses qui sont explicitement prévues par la loi et plus souvent évoquées dans les textes que vécues dans la réalité quotidienne » 555(*).

Outre cette revendication de droits des détenus, la spécificité du GMQP est d'être un mouvement de concertation destiné à mettre fin à l'isolement dans lequel exercent les différents « travailleurs de la Justice pénale » : « Médecins et aumôniers s'ignorent. Directeurs et assistants sociaux sont un peu comme des étrangers. Où est donc cette équipe que certains évoquent comme la première des réformes à rétablir ? »556(*). La création du GMQP doit ainsi être replacée dans le cadre du travail d'équipe entrepris depuis le début des années soixante par des professionnels de santé s'étant heurtés à de multiples obstacles et à un sentiment d'isolement557(*), dont rend compte un interne dans sa thèse : « L'équipe soignante est un peu considérée comme un corps étranger dans la prison ; elle est utile, nécessaire mais elle est relativement récente, jusqu'à présent peu représentée et surtout elle a une place bâtarde car elle ne s'intègre pas dans la vaste hiérarchie pénitentiaire [...] Le médecin est en règle générale, privé de tout renseignement sur le comportement des malades à la prison et sur la vie institutionnelle. Il ne sait pas ce qui s'y passe »558(*). Avec la création du GMQP, le fait de se réunir dans un lieu extérieur à l'enceinte pénitentiaire permet à ces professionnels d'échanger librement en dehors du cadre carcéral dont pourtant, reconnaît ce psychiatre ayant participé au groupe, le degré de contrôle relève avant tout du ressenti :

« C'était un moment de réflexion, hors les murs. Sans le poids des grilles, des serrures qui claquent. Du regard pénitentiaire quoi ! Et ça a une importance extrême. Je ne sais pas si on disait des choses... Je n'en sais rien. Est-ce qu'on disait des choses qu'on ne pouvait pas dire à l'intérieur ? A priori non. Parce qu'on n'était pas non plus fliqués. Il n'y avait pas de micros. Mais je ne sais pas le poids, le poids carcéral quoi, était tellement là, c'était comme si sans doute, ça tue peut-être pas mais ça bloque la parole, ça inhibe et le fait de n'aller que serait-ce en face de la prison, ça permettait de dire les choses » 559(*).

Pour Daniel Gonin, médecin aux prisons de Lyon depuis 1962, le GMQP est également un « groupe de discussion » permettant aux différents intervenants de « sortir du quotidien » et « confronter des opinions » afin de porter « un regard multiple sur la détention » : « J'avais vu des surveillants assez à l'aise pour critiquer y compris leur hiérarchie, disant qu'ils étaient considérés comme des pions [...] On essayait de faire comprendre les exigences de la médecine pénitentiaire auprès des surveillants ou des assistant sociaux. On parlait de la préparation à la sortie, de la période de jugement, des risques suicidaires, de l'avenir des peines. C'étaient quand même des choses qui étaient pratiques, qui avaient des retentissements dans le présent [...] ça permettait une articulation entre intervenants qui s'ignoraient souvent. Moi, les visiteurs de prison, je les connaissais très peu »560(*). Si le besoin de créer ce groupe est apparu au milieu des années soixante-dix à beaucoup d'intervenants présents pourtant depuis longtemps, c'est d'une part du fait des obstacles sécuritaires apparus après les révoltes de détenus et d'autre part en raison du malaise ressenti par chacun d'entre eux suite à la dénonciation du « scandale des prisons ». Le GMQP est ainsi décrit par son fondateur comme une réponse collective permettant de dépasser le sentiment d'impuissance éprouvé par de nombreux intervenants de façon isolée :

« C'est un lieu de communication qui permet de décloisonner la vie professionnelle de chacun. C'est l'occasion d'une confrontation des pratiques et des principes avec la réalité vécue du monde pénitentiaire [....] où nous sommes astreints à un travail morcelé [...] Décidés à poser des questions sérieuses à propos des contradictions du traitement pénitentiaire et de la finalité de la peine, nous ne voulons plus servir d'alibi à l'Administration pénitentiaire. Si nous ne pouvons pas profondément changer les choses, nous tenons à dire publiquement "au dehors" ce qui se passe au palais de justice, en prison et après [...] Nous ne prétendons pas supprimer les prisons mais faire naître un nouveau débat par un témoignage crédible »561(*).

Ainsi, au-delà d'une concertation entre professionnels, le GMQP développe une action d'information et d'« alerte » à l'égard des autorités pénitentiaires562(*), judicaires563(*) ou politiques. En février 1973, à l'occasion de la campagne des élections législatives, le groupe fait parvenir à chaque candidat à la députation du Rhône une lettre ouverte dénonçant le « scandale des prisons »564(*). Bien que n'obtenant qu'un faible écho chez les candidats (seul le Parti communiste répond), cette première initiative permet au groupe de bénéficier d'un début de notoriété auprès des journalistes et des autorités pénitentiaires565(*). Le GMQP poursuit cette stratégie de médiatisation en avril 1973 à l'occasion de la révolte des détenus de la M.A de Saint-Paul où il publie un communiqué de presse, bien relayé566(*), dans lequel l'agitation carcérale est présentée comme « une confirmation de la dégradation de la situation de sorte que les détenus ont dû recourir à la révolte pour permettre à leur dignité de s'exprimer »567(*). Craignant probablement d'être identifié à un mouvement protestataire, comme le fut le GIP, le GMQP remet cependant en cause cette première phase d'activisme durant l'été 1973 : « Le groupe constate que ses interventions ont eu un certain impact. Il s'inquiète cependant d'avoir été entraîné à l'action avant d'avoir abordé sérieusement le travail qu'il s'était proposé. Il veut approfondir son travail critique et d'information en essayant de se dégager d'une identification à la défense des droits des détenus »568(*).

Tout en ayant recours de façon ponctuelle à l'opinion publique569(*), le GMQP réoriente son action dans deux directions. Le groupe entame tout d'abord une réflexion sur son identité qui aboutit en mai 1974 à la publication d'une brochure de présentation. Il en ressort que le GMQP prend un peu plus ses distances à l'égard des militants de la cause carcérale : « Nous n'avons pas voulu nous laisser entraîner dans certaines aventures pour conserver notre capital de crédibilité [...] Le groupe n'est ni une tribune, ni une chambre de réflexion qui élaborerait des théories sur le monde des prisons [...] Le groupe multiprofessionnel de Lyon ne prétend pas refaire le monde pénitentiaire »570(*). Le GMQP exclut ainsi de ses réunions le C.A.P571(*). Parallèlement à ce travail de réflexion interne, le groupe lyonnais, fort de sa médiatisation, entreprend une action de collaboration avec les autorités judiciaires et pénitentiaires à laquelle l'association met cependant vite fin. La difficulté à institutionnaliser une collaboration traduit deux dilemmes auxquels est confronté le GMQP. Le fait tout d'abord que le groupe soit né de la volonté de professionnels de se dégager des contraintes institutionnelles qui leur étaient imposées rend problématique toute participation active à la transformation de l'institution carcérale. Ce faisant, il apparaît délicat pour eux, voire inacceptable, de prendre part à des initiatives pilotées par l'Administration pénitentiaire même lorsqu'elles vont dans le sens de leurs revendications : « Le groupe ne veut pas être réintégré dans une structure dont il vient à peine de s'échapper [...] Le groupe entend rester un organe de contestation et de critique »572(*).

Outre les problèmes posés par le difficile positionnement du GMQP à l'égard de l'institution carcérale, d'ailleurs bien perçus par l'Administration pénitentiaire elle-même573(*), les réticences des membres du GMQP à se constituer en association marquent une seconde limite. Refusant d'adopter le statut de la loi 1901, les membres du groupe semblent alterner entre la volonté d'agir de façon concertée et le refus de s'institutionnaliser à travers une structure hiérarchisée. Le GMQP est une mobilisation de professionnels souhaitant infléchir la politique pénitentiaire tout en craignant de perdre l'autonomie nouvellement gagnée. Cette tension permet de dire que le groupe lyonnais est avant tout un mouvement où l'individu prime sur le collectif. Si l'utilité du GMQP est avant tout dans le témoignage selon Simone Buffard, psychologue aux M.A de Lyon574(*), ou encore selon cet interne lyonnais ayant participé au groupe, c'est peut-être parce qu'il s'agit d'un moyen pour eux d'adopter une position plus militante bien que non politisée :

« Le rôle le plus réel du groupe multiprofessionnel n'est pas dans ses réunions interne, ni bien sûr dans les communications avec d'autres spécialistes, mais dans les interventions et les actions dirigées vers l'extérieur. C'est lorsque nous participons à des réunions de quartier, d'établissements scolaires, de Maisons des Jeunes, etc. que nous sommes à notre place : de témoins pour un monde secret et silencieux et d'acteurs engagés dans une tâche, et donc heureusement dénués de la sérénité du chercheur »575(*).

« Je crois que ça nous permettait de... d'être à la fois agent du groupe social, puisqu'on était quand même agent du groupe social. Je veux dire aussi quand on cautionne, parce qu'on cautionne. On était quand même là dans le punir. Surveiller et punir. Et on y ajoute soigner. Tout en permettant de prendre une dimension un peu au-dessus. En rapportant ce qui se joue dans cette institution au jeu des institutions, on va dire plus globalement quoi [...] Mais pour pouvoir considérer ces mécanismes de société et ne pas être complètement ligoté dans leur seule application, je crois que ça permet de prendre une autre dimension et aussi de se sentir utile pour le coup. A témoigner. A avoir un autre discours. Et alors là pour le coup auprès de tous ceux qui nous entourent. Pas uniquement auprès de ces professionnels qui travaillent là-dedans. Auprès du corps social dans son ensemble. Les voisins, les amis qui n'ont qu'une vision réductive de la prison. J'avais témoigné plusieurs fois. J'ai participé à des soirées organisées par Amnesty. Ça faisait partie un peu de... de la mission ! » 576(*).

A l'inverse du GMQP, le Groupe multiprofessionnel des prisons de Paris (GMP), créé par Antoine Lazarus dans les premiers mois de 1973577(*), se constitue à partir d'une approche plus militante et plus méfiante à l'égard de l'Administration pénitentiaire578(*). Il fédère un certain nombre d'individus et de personnes morales qui sont tous des « travailleurs de la Justice pénale » désireux de rompre l'isolement et le silence imposé par la hiérarchie pénitentiaire579(*) : « Le groupe multiprofessionnel des prisons de Paris a été créé pour lutter contre le secret, l'arbitraire et le rôle pathogène de la prison. Il est constitué de travailleurs de la Justice pénale, dont la fonction s'exerce avant, pendant et après la prison. Ils se sont réunis pour essayer de décloisonner le système. Leur moyen d'intervention, c'est d'informer » (Bulletin du GMP, n°3, 15/1975). Se réunissant initialement de façon mensuelle à titre informel, le groupe se dote en juin 1974 d'un statut associatif « pour suivre le désir exprimé par certains membres d'être intégrés dans une structure qui les laisse moins seuls face à l'administration pénitentiaire » (Bulletin du GMP, n°00, 01/1975) ainsi que d'un bulletin d'information, publié avec l'aide de la CIMADE, destiné à rendre compte des réunions du GMP ainsi que de l'« actualité pénitentiaire ». La liaison que tente d'introduire le GMP avec son homologue lyonnais, dont les réunions et les actions sont rapportées dans le bulletin, se heurte cependant à une différence de conception. L'association parisienne apparaît plus organisée et plus personnalisée que le GMQP. Contrairement à ce dernier, le GMP est en effet principalement structuré autour de son fondateur, Antoine Lazarus, qui signe par exemple en son nom propre les éditos des premiers numéros du bulletin.

Tout en s'inscrivant dans des perspectives propres, le GMP et le GMQP contribuent à la prise en compte de la dimension sanitaire en milieu carcéral de trois manières. Même si leur principal objectif n'est pas, contrairement au GIP, de contester l'institution pénitentiaire, ces associations sont nées de la volonté de professionnels de témoigner de leur expérience, comme en attestent la devise du groupe parisien (« Il y a des circonstances où l'obligation de réserve se confond avec la complicité ») ou la brochure du groupe lyonnais : « Il est l'heure de dénoncer, de dire que la prison est un pourrissoir et qu'elle ne peut être humanisée et c'est à ce prix là qu'ils [les professionnels] continueront à exercer leurs fonctions »580(*). La prise en charge médicale des détenus est à ce titre à plusieurs reprises présentée comme un symptôme de la misère des prisons françaises : « A l'heure des décolonisations, un territoire reste à part. Lui aussi "oublié de la décolonisation". C'est le domaine pénitentiaire [...] La médecine qui s'y exerce ressemble à celle des dispensaires de brousse ou de jungle : longues attentes, équipements inexistants, aides-soignants à peine formés, cachets d'aspirine » (Bulletin du GMP, n°4, 07-08/1975). Ces critiques confirment un refus croissant des professionnels de santé de cautionner certaines pratiques auxquelles ils participent : « Le système pénitentiaire nie les malades qu'il produit et ne voit en eux que des simulateurs ; et bien souvent les prescriptions sont oubliées ou arrêtées, le régime contesté, tronqué ou écourté »581(*).

Outre cette activité de dénonciation, le GMP occupe une fonction d'amplificateur dans la lutte menée par le personnel sanitaire en lui offrant une tribune d'expression dans son Bulletin. Il publie ainsi une lettre d'infirmières de La Santé protestant contre le manque de considération dont elles bénéficient ou encore le témoignage d'« un "docteur" de la Santé », intitulé « Médecine= Bonne Conscience des Prisons », dénonçant le rôle conféré aux praticiens en milieu carcéral :

« L'Administration Pénitentiaire attend de lui [médecin] que tout se passe bien. Cela veut dire : que le détenu soit calme, ne se suicide pas, supporte les conditions d'incarcération [...] Ainsi, induite par toute l'idéologie carcérale, s'est instaurée la "surveillance chimique". Et de toute façon le médecin, comme le détenu, est pris au piège [...] En fait, toute l'agressivité dirigée sur la Justice, sur l'administration, sur le règlement, est d'abord reçue par la médecine, personnalisée, médicalisée et atténuée [...] Ainsi, le comprimé calmant sert à faire supporter la réalité répressive de la Justice et d'un de ses exécutoires, la prison [...] Messieurs les magistrats, les médecins (entre autres) en ont assez de supporter et de réparer les effets de votre justice aberrante, mécanisée, où vous ne considérez que des faits et non des hommes [...] Nous en avons assez d'être l'alibi des prisons et qu'on fasse de nous des "flics humains". NOUS EN AVONS ASSEZ D'AIDER A SUPPORTER LE GACHIS HUMAIN SYSTEMATIQUE » (Bulletin du GMP, n°3, 05/1975).

Au-delà du rôle d'amplificateur que le GMP et le GMQP ont eu à l'égard des revendications liées à la prise en charge médicale des détenus, il est important de souligner que ces associations sont nées en partie du refus de certains professionnels de santé de cautionner le « régime pénitentiaire » alors en vigueur. Au GMQP figurent ainsi au moins trois médecins-psychiatres et une psychologue travaillant aux M.A de Lyon. Le fait que ces soignants proviennent tous du secteur de la santé mentale atteste l'hypothèse de ressources propres à ce secteur professionnel ayant facilité la prise de parole au sein de l'institution carcérale582(*). Bien que médecin de santé publique, Antoine Lazarus est également proche du secteur de la psychiatrie583(*). Le rôle qu'il a joué personnellement dans l'« affaire Mirval » illustre la position de contestation de plus en plus endossée par certains médecins pénitentiaires584(*).

Au-delà des spécificités de sa trajectoire, les prises de position d'Antoine Lazarus, et plus largement la création du GMQP et du GMP, traduisent l'émergence d'une nouvelle génération de professionnels non pénitentiaires (assistants-sociaux, enseignants, soignants) exerçant en institution carcérale : « Jeunes pour la plupart, ils [les personnels médicaux, sociaux et éducatifs] sont issus des générations qui ont applaudi mai 68. Sans même envisager ce que leur pratique a pu modifier, leur seule circulation dans la détention, leur seul regard extérieur, a d'ores et déjà brisé la vieille autorité pénitentiaire »585(*). Si elle se situe principalement à gauche du spectre politique, cette génération de professionnels de la prison privilégie une démarche légaliste plutôt qu'une stratégie révolutionnaire. Ces associations revendiquent la reconnaissance d'un « droit à la santé » à partir duquel une réforme du régime de protection sociale des détenus est adoptée en 1975.

* 540 ABECASSIS Alain, La culture en milieu carcéral. Eduquer en prison, utopie ou réalité ?, mémoire de fin d'études, Sciences Po Paris, 1979, p.9.

* 541 Grégory Salle soulève néanmoins deux autre hypothèses : une lassitude militante et l'existence de dissensions trop fortes au sein du groupe (SALLE Grégory, Emprisonnement et Etat de droit, op.cit., pp.125 et suiv.).

* 542 SOULIE Christophe, « Années 70- Contestation de la prison », art.cit, pp.33.

* 543 LIVROZET Serge, De la prison à la révolte, Paris, Mercure de France, 1972.

* 544 C.A.P Fleury, « La santé à Fleury », Journal des prisonniers, n°38, 07/1976, p.8.

* 545 ROBERT Brigitte, Les luttes autour des prisons 1971/1972, op.cit., p.73.

* 546 SALLE Grégory, Le Groupe d'information sur les prisons, op.cit., p.67.

* 547 JAUBERT Alain, Guide de la France des luttes, op.cit., p.131.

* 548 Lettre de revendication de l'ADDD au ministre de la Justice datée du 18/05/1973, 4 pages (Fonds Etienne Bloch. ARC 3017-15. IV-26 : Cahiers de revendication).

* 549 Bien que Michel Foucault se démarqua à plusieurs reprises du Secours Rouge et de la Gauche prolétarienne, dont provenaient de nombreux militants du GIP, la filiation entre ces organisations apparaît évidente notamment à travers la radicalité du discours (SALLE Grégory, Le Groupe d'information sur les prisons, op.cit., pp.46-48).

* 550 Il semble que ce soit également le cas en Angleterre où apparaît le Preservation of the rights of prisoners (PROP), qui publie une « charte des détenus », sorte de vade-mecum des droits des détenus. Y sont revendiqués notamment le « droit aux soins médicaux », le « droit de consulter des conseillers médicaux indépendants » et le « droit aux assurances sociales» (Bulletin du GMP, n°9, 09/1976). Il semblerait en revanche que les associations canadiennes de défense des détenus aient connu un cheminement inverse. L'office des droits des détenus, relevant de la Ligue des droits de l'homme, a ainsi défendu initialement lors de sa création en 1972 un point de vue légaliste avant de soutenir dès 1975 l'abolition du système pénitentiaire (« Les luttes en milieu pénitentiaire au Canada », Actes, 1978, n°18, pp.27-30).

* 551 GONIN Daniel, La santé incarcérée, Paris, Editions de l'Archipel, 1991, p.82.

* 552 Se définissant comme « théologien » et « travailleur social », Axel Lochen, après des études de théologie à Paris puis Genève, et frère de la communauté de Taizé depuis 1949, a exercé en tant que mécanicien, chauffeur, ouvrier sur chantiers navals et en ateliers avant de devenir éducateur à Genève. Il est devenu aumônier pour l'Eglise protestante aux prisons de Lyon en 1971 avant de devenir en 1983 Aumônier général des prisons de la Fédération protestante de France (LOCHEN Axel, Maison d'arrêt, Paris, Le signe- Fayard, 1968).

* 553 D'après une note de la DAP consacré à ce groupe, les principaux membres étaient des avocats (Boyer, Lenoir, Thomassin), des magistrats (Colcombet, Verpeaux), des médecins (Broussole, Colin, Gravier), des visiteurs (Lochen, Vaux) et une psychologue (Buffard). Note d'information du directeur des prisons de Lyon à Xavier Nicot, sous-directeur DAP datée du 17/12/1974, 2 pages. (CAC. 19960136 art 132 dossier M. 654 : Groupe multiprofessionnel sur les questions pénitentiaires (1975-1980)).

* 554 Cette présentation s'appuie sur une brochure retraçant l'historique du GMQP : Groupe multiprofessionnel sur les questions pénitentiaires, Taizé, Presses de Taizé, 1974, 15 pages. CAC. 19960136. Art. 132. Dossier M. 654.

* 555 ROULLEAU Claude-Alain, La psychiatrie en prison, mémoire de CES en psychiatrie, faculté de médecine, université Lyon 1, 1976, pp.15-22.

* 556 Ibid., p.4.

* 557 Cf. Chapitre 1- section 3 : « Les médecins face à l'Administration pénitentiaires : loyauté, apathie... ».

* 558 DELAMARE Nicole, L'interne en psychiatrie et la prison, mémoire de CES en psychiatrie, université de Lyon, faculté de médecine, 1974, p.19.

* 559 Luc, interne aux prisons de Lyon de 1974 à 1975 puis assistant en psychiatrie au CMPR de 1977 jusqu'en 1984. Aujourd'hui chef de service à l'hôpital du Vinatier. Entretien réalisé le 25/02/2008. Durée : 2H.

* 560 Daniel Gonin, psychiatre travaillant comme généraliste à la M.A de Lyon de 1962 à 1989. Entretiens réalisés les 25/02/2008, 10/03/2008, 26/03/2008. Durées : 2H ; 2H ; 2H.

* 561 LOCHEN Axel, « Le Groupe Multiprofessionnel sur les Questions pénitentiaires », Esprit, 11/1979, p.65.

* 562 C'est ainsi que l'association a saisi la DAP au sujet d'une psychologue dont le poste était menacé, de la prise en charge sanitaire des détenus ou des mesures disciplinaires adoptées contre des éducateurs de Fleury-Mérogis.

* 563 On trouve ainsi dans le dossier d'archives du GMQP de la DAP des lettres du Procureur général près de la Cour d'appel de Lyon faisant état d'entrevues avec Axel Lochen qui agit en tant que « porte-parole ». Le Procureur semble cependant rejeter toute possibilité de collaboration : « Leur attitude faite de méfiance et parfois de mépris n'a rien de spécialement constructif dans l'immédiat. Ils considèrent en effet comme dérisoire tout projet de réforme de l'administration qui ne modifie pas la conception globale de la Justice et le traitement du délinquant, pour qui la prison est "une situation concentrationnaire, oppressive et dégradante" qui "réinvente la ségrégation entre pauvres et riches". Leur rôle est essentiellement d'alerter l'opinion publique sur un système qui ne constitue pour eux qu'une "vaste machine à déshumaniser" ». Lettre du Procureur général près de la Cour d'appel de Lyon à Xavier Nicot, sous-directeur de la DAP, datée du 5/12/1974 (CAC. 19960136 art 132 dossier M. 654).

* 564 Lettre du 20/02/1973 aux candidats à la députation dans le Rhône (CAC.19960136. Art. 132. Dossier M. 654).

* 565 (« La situation dans les prisons est rappelée aux candidats du Rhône par un groupe de "travailleurs de la détention" », Le Monde, 27/02/1973). Jean-Marc Théolleyre, correspondant régional du Monde également responsable de la rubrique « justice » du quotidien, publia plusieurs articles favorables au GMQP.

* 566 Le Monde, 7/04/1973 ; Le Monde, 8-9/04/1973 ; Le Monde, 14/04/1973.

* 567 GMQP, Groupe multiprofessionnel sur les questions pénitentiaires, op.cit., p.4.

* 568 Ibidem, p.7.

* 569 Le GMQP publie ainsi à l'été 1973 un communiqué au sujet de la sévérité des peines et diffuse en octobre 1974 une « lettre à l'opinion ».

* 570 LOCHEN Axel, « Le Groupe Multiprofessionnel sur les Questions pénitentiaires », art.cit, p.67.

* 571 Invité à participer aux réunions, les membres du GMQP auraient très vite été débordés par les initiatives du C.A.P ayant agi en « véritables animateurs » multipliant les revendications. Ayant craints d'être instrumentalisés, les membres du GMQP ont préféré se réunir sans les anciens détenus (Le Monde 15/01/1974).

* 572 GMQP, Groupe multiprofessionnel sur les questions pénitentiaires, op.cit., pp.11-12.

* 573 Ce problème est évoqué à plusieurs reprises dans des enquêtes internes de l'Administration pénitentiaire, qui reprend d'ailleurs une conclusion formulée par le GMQP lui-même : « Le groupe est coincé entre sa fonction de critique voire dénonciatrice de la prison et son rôle d'agent du système » (Ibidem, p.15).

* 574 Cf. Annexe 9 : « "Le froid pénitentiaire" : le nécessaire témoignage d'une psychologue confrontée a l'inertie pénitentiaire».

* 575 BUFFARD Simone, « Y a-t-il une évolution de la prison ? Réflexion du groupe multiprofessionnel de Lyon sur les questions pénitentiaires », Déviance et société, 1977, vol.1, n°2, pp..203-208.

* 576 Luc, interne aux prisons de Lyon de 1974 à 1975 puis assistant en psychiatrie au CMPR de 1977 jusqu'en 1984. Aujourd'hui chef de service à l'hôpital du Vinatier. Entretien réalisé le 25/02/2008. Durée : 2H.

* 577 Cf. Chapitre 1 - section 3.2 : « La contestation des internes, effet de la politisation des étudiants de médecine ».

* 578 Tandis que le GMQP se situe dans une perspective explicitement réformiste, Antoine Lazarus est plus proche d'une perspective abolitionniste au sens où l'institution carcérale serait purement symbolique : « Supprimer les prisons pourra alors être entendu, non pas au sens de détruire les murs, mais d'éradiquer l'usage, c'est-à-dire ne plus y mettre de détenus » (LAZARUS Antoine, « Quand la prison devient refuge », Sociétés & représentations, n°3, CREDHESS, novembre 1996, p.319).

* 579 De même que le GMQP, le GMP rassemble, outre des aumôniers, médecins, avocats, surveillants, assistantes sociales, éducateurs, des responsables de foyers, des animateurs de rue, des employeurs et des journalistes.

* 580 GMQP, Groupe multiprofessionnel sur les questions pénitentiaires, op.cit., p.11.

* 581 Lettre du 20/02/1973 aux candidats à la députation dans le Rhône (CAC. 19960136. Art. 132. Dossier M. 654).

* 582 Cf. Chapitre 1 - Section 3-1 : « De la psychiatrie asilaire à la psychiatre pénitentiaire : l'émergence... ».

* 583 Avant d'intervenir à Fleury-Mérogis, Antoine Lazarus était interne en psychiatrie à l'hôpital Paul-Brousse.

* 584 Cf. Annexe 14 : « L'"affaire Mirval" ou la contestation d'un interne militant ».

* 585 BOULLANT François, « 1974 : "L'affaire Mirval" », Cultures et conflits, n°55, 2004, pp.107-108.

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"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe