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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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SECONDE PARTIE 

LA REMISE EN CAUSE D'UNE MEDECINE SPECIFIQUE : UNE RECONFIGURATION COGNITIVE

INTRODUCTION DE LA SECONDE PARTIE

La notion de « décloisonnement » apparaît après les révoltes survenue entre 1972 et 1974. Elle peut être analysée, comme on l'a suggéré, comme une « traduction », du point de vue des professionnels de la prison et des sciences pénitentiaires, de la principale revendication défendue au début des années soixante-dix par les militants de la cause carcérale : mettre fin à la coupure entre le dedans et le dehors qui condamnait à l'échec, selon eux, cette institution initialement destinée à « ré-insérer ». Décloisonner la prison signifiait dès lors faire tomber les murs invisibles qui empêchaient jusque-là que les détenus puissent jouir de leurs droits, à l'exception de celui d'aller et venir. L'idée de « décloisonnement » remet en question ainsi la politique du « tour carcéral » qui était jusque-là l'idéal de l'institution carcéral même si dans les faits ce modèle était peu appliqué pour des questions budgétaires1111(*). Bien qu'émergente, la notion de décloisonnement produit cependant peu d'effets durant les années soixante-dix parce que sa définition fait débat et parce qu'elle n'est endossée par aucun acteur politique important.

Parmi les différents modèles existants en analyse des politiques publiques, les approches cognitives ont connu un important essor depuis la fin des années quatre-vingt. Contrairement à l'analyse séquentielle, elles ont pour particularité de considérer que les politiques publiques constituent moins la solution apportée par les gouvernants à un problème initial qu'un changement de sens et de représentation d'une question spécifique : « Faire une politique publique, ce n'est donc pas «résoudre» un problème, mais construire une nouvelle représentation des problèmes qui met en place les conditions socio-politiques de leur traitement par la société, et structure par là même l'action de l'Etat »1112(*). Les différents modèles que recouvre cette approche ont pour point commun de considérer qu'il existe des principes abstraits caractérisant une « vision du monde » pouvant être déclinée en normes orientant concrètement les décisions publiques1113(*). Cette seconde « strate cognitive et normative » conduit, enfin, à mobiliser certains modes d'action et instruments plutôt que d'autres1114(*).

L'idée de « décloisonnement » semble pouvoir être analysée au prisme de l'approche cognitive. Elle s'apparente, en effet, à une représentation globale selon laquelle les institutions publiques ne pourraient pas fonctionner de manière repliée à l'égard du social. Le décloisonnement serait ainsi la déclinaison au niveau de l'action publique d'une revendication militante apparue durant les « années 68 » et dont serait en partie né le mouvement de contestation de la prison apparu au début des années soixante-dix.

Le décloisonnement peut ainsi être interprété au prisme du modèle développé par Peter Hall en termes de paradigmes1115(*). A partir du modèle développé par Thomas Kuhn en matière de révolution scientifique, Peter Hall propose de comprendre comment évolue la « matrice cognitive et normative », constituée des idées et normes à partir desquelles agissent les décideurs. Selon lui, le changement des politiques publiques doit être différencié selon sa nature. En période « normale » se produisent uniquement des ajustements qui portent sur l'utilisation des instruments (premier ordre) ou le choix des instruments (second ordre), sans remettre en question le but guidant l'action publique (troisième ordre). Si les problèmes persistent, en particulier lorsque d'autres façons de faire et de penser existent sous la forme d'un stock de diagnostics alternatifs, un changement de politique de troisième ordre est alors possible. A l'image d'une révolution scientifique, les acteurs adopteraient dès lors de nouvelles « lunettes » leur permettant d'adopter un regard neuf sur le sujet en question. On assisterait ainsi à l'émergence d'un nouveau paradigme pouvant être défini comme un système de croyances, d'explications et de solutions mis en oeuvre par les gouvernants dans la conduite des politiques publiques. Il existe par conséquent une différence de nature entre les changements de premier ou de second ordre et un changement de troisième ordre :

« First and second order change can be seen as cases of »normal policymaking», namely of a process that adjusts policy without challenging the overall terms of a given policy paradigm, much like «normal science». Third order change, by contrast, is likely to reflect a very different process, marked by the radical changes in the overarching terms of policy discourse associated with »a paradigm shift» »1116(*).

Le modèle paradigmatique de Peter Hall semble pertinent en matière de politique carcérale. Le paradigme du « tout-carcéral » visait à transformer le détenu. A l'aide des nouvelles sciences, telle la criminologie, le ministère de la Justice souhaiterait faire du détenu un homme nouveau. A l'inverse, avec l'idée de décloisonnement, l'institution pénitentiaire ne prétend plus désormais transformer le détenu et le réinsérer mais se contente de manière plus pragmatique de limiter au mieux les dommages causés par l'incarcération. La prison est réduite à un rôle de mise à l'écart des déviances et les droits de la personne humaine s'autonomisent progressivement de l'idée de sanction. Le but guidant l'action publique n'est désormais plus le même. La politique de décloisonnement ne traduirait donc pas seulement le choix de nouveaux instruments (encellulement individuel ou collectif, place accordé au travail, recours à l'instruction, etc.) ou un autre usage de ceux-ci mais bien une réorientation de l'action publique. Comme le suggère Peter Hall, la portée de ce changement est manifeste à travers le nouveau vocabulaire usité en la matière, le terme « détenu » se substituant par exemple à celui de « prisonnier ». Les déclarations faites par le nouveau garde des Sceaux tranchent alors radicalement avec celle de ces prédécesseurs et notamment d'Alain Peyrefitte :

« Le cinéma n'est que l'une des nombreuses activités culturelles que l'administration pénitentiaire entend promouvoir, avec le théâtre, la musique, la lecture, les arts plastiques, afin de donner à la vie du détenu sa dimension culturelle, propice à favoriser son épanouissement personnel »1117(*).

Ce changement de paradigme n'est bien sûr pas brutal. S'inspirant des travaux de Peter Hall, M. Howlett et M. Ramesh ont distingué six étapes permettant de mieux comprendre comment le paradigme du décloisonnement s'est imposé1118(*). Après une période « normale » caractérisée par la stabilité, plusieurs « anomalies » surviennent. Les révoltes et la contestation dont fit l'objet l'Administration pénitentiaire ont ainsi conduit à remettre en cause le paradigme du « tout-carcéral ». S'engage alors une phase d'« expérimentation », où le paradigme est amendé sans pour autant disparaître. Les différentes tentatives d'ouverture, notamment en matière de santé, témoignent de l'insatisfaction exprimée par de nombreux professionnels pénitentiaires à l'égard d'un système trop « cloisonné ». Au terme d'une phase de contestation le nouveau paradigme est, enfin, institutionnalisé.

Le modèle paradigmatique n'est pas incompatible, par conséquent, avec un changement de type incrémental. C'est ainsi que la notion de « décloisonnement » semble progressivement se diffuser au sein de l'Administration pénitentiaire durant la seconde moitié des années soixante-dix1119(*). En attestent les propos de ce magistrat arrivé à la DAP en mars 1981 : « Alors, il y avait un autre concept qu'on utilisait, qui était bien antérieur je crois mais qu'on utilisait. Il courait comme ça un petit peu. C'est la notion de décloisonnement [...] C'était quelque chose dont on parlait dans les bureaux »1120(*).

Cette diffusion n'a pas lieu de manière éthérée car l'émergence d'un nouveau paradigme n'est pas désincarnée. Concilier changements incrémental et paradigmatique implique ainsi de souligner le rôle des acteurs ayant endossé ces nouvelles croyances et leurs intérêts respectifs. En effet, comme le souligne Pascale Laborier, « rien n'indique que des transformations éventuelles soient imputables à un changement de paradigme, faisant d'une idéologie la cause d'un nouveau programme »1121(*). Il s'agit, une nouvelle fois, de ne pas arbitrer a priori entre « intérêts » et « idées » mais de s'interroger simultanément sur ces deux dimensions. Si les acteurs se réfèrent à la notion de « décloisonnement », c'est autant par conviction que parce que cette idée vient légitimer leurs prises de position.

La diffusion du paradigme de décloisonnement, initiée dans les années soixante-dix, s'est brusquement accélérée avec l'accession de la gauche au pouvoir en 1981. Les alternances politiques représentent en effet un moment particulièrement propice à un changement de paradigme1122(*). Les propos du nouveau Conseiller technique du garde des Sceaux attestent du regard radicalement différent désormais porté sur la question de la prise en charge sanitaire des détenus :

« Quand je suis arrivé au ministère [de la Justice] en tant que Conseiller technique [sur les prisons] et que je leur ai demandé les projets qu'ils avaient [l'Administration pénitentiaire] en matière de santé... Il n'y avait rien ! Et j'ai conservé le projet de note qui avait été faite par l'Administration... Je l'ai conservé pour l'histoire parce que... C'était nul ! Y avait rien ! Je veux dire par là que l'Administration pénitentiaire n'avait pas l'ombre d'une idée sur la question. Et vous verriez la note et celle qui fut signée par le ministre après que je l'ai corrigée... Ce sont deux choses complètement différentes ! Dans un cas, on mégotait je ne sais pas quoi... toujours en interne ! Et dans l'autre, c'est l'ouverture complète ! C'est le processus de décloisonnement qui est entamé. Et après l'Administration a suivi mais au début il n'y avait rien. Moi, je n'avais pas non plus en tête un projet spécialement défini mais tout de même l'idée de départ c'était d'ouvrir, c'est ce qu'on a appelé le décloisonnement »1123(*).

Ainsi la seconde partie de la thèse s'attache à souligner les logiques ayant permis au cours des années quatre-vingt la remise en cause de cette médecine spécifique mais stigmatisée par le biais d'une reconfiguration cognitive de la politique carcérale axée autour de l'idée de décloisonnement, entendue comme une ouverture vers d'autres partenaires institutionnels.

En favorisant l'accès à la décision à des magistrats-militants, issus du Syndicat de la magistrature, porteurs d'une nouvelle représentation de la prison mais aussi à une « communauté épistémique réformatrice » intitulée COSYPE, l'alternance de 1981 marque un tournant pour la politique pénitentiaire, notamment en matière d'organisation des soins. Ces professionnels-militants, travaillant en lien avec la prison pour la plupart depuis les années soixante-dix, souhaitent avant tout mettre en oeuvre l'idée de décloisonnement formulée pendant le septennat précédent mais dont la mise en oeuvre avait été décevante. La mise à mal du « cloisonnement » qui caractérisait jusqu'alors l'organisation des soins devient l'un des enjeux de cette nouvelle politique menée sous l'égide de Robert Badinter et de son Conseiller technique, Jean Favard. L'implication du Médecin-inspecteur dans un scandale judiciaire et la dénonciation publique de la médecine pénitentiaire par un Professeur hospitalier reconnu en 1982-1983 constituèrent autant de « fenêtres d'opportunité » légitimant un nouveau dispositif. Ils permirent le transfert de l'inspection médicale dans les prisons à l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et aux Médecins-inspecteurs de santé publique (Chapitre 4).

Placée sous le contrôle du ministère de la Santé, la prise en charge médicale des détenus se rapproche progressivement des standards du système national de santé. Certaines spécificités subsistent néanmoins, traduisant la persistance d'une autonomie de l'Administration pénitentiaire à l'égard du reste du système administratif français. La délégation de la santé à des groupements privés opérée à la fin des années quatre-vingt dans le cadre des prisons à « gestion mixte » marque l'achèvement du monopole, déjà ébranlé, exercé par l'Administration sur l'organisation des soins. Pensé à l'origine par Albin Chalandon, en matière de santé, comme un moyen d'échapper au transfert de la médecine pénitentiaire au ministère de la Santé, le « Programme 13.000 » places est mis en oeuvre en 1988 par les magistrats-militants arrivés en 1981 qui y sont idéologiquement opposés. Ces derniers en détournent alors la signification première afin d'en faire une étape supplémentaire dans le décloisonnement de l'organisation des soins. Pour la première fois s'exerce dans quelques établissements une médecine non-pénitentiaire (Chapitre 5).

Au même moment, le développement du sida est un argument de poids en faveur d'une réforme de la prise en charge médicale des détenus. Il est mis à profit par les mêmes magistrats-militants favorables à un rapprochement avec le ministère de la Santé qui réussissent alors à faire adopter une première intervention des praticiens hospitaliers en milieu carcéral en matière de prise en charge du sida. L'épidémie contribue d'autre part à aggraver les conditions de travail des soignants exerçant en milieu pénitentiaire. Un segment de praticiens réfractaires à l'idée d'une médecine spécifique se forme et demande soit à titre individuel soit à titre collectif, via une association, leur rattachement au ministère de la Santé (Chapitre 6).

Ainsi, bien qu'elle puise ses origines dans le mouvement de remise en cause de l'institution pénitentiaire qui a lieu dans les années soixante-dix, la reconfiguration cognitive des politiques carcérales qui s'opère sous le nom de « décloisonnement » produit l'essentiel de ses effets à partir des années quatre-vingt du fait de l'alternance. En matière d'organisation des soins aux détenus, la loi du 18 janvier 1994 en est le terme final.

* 1111 Cf. Annexe 12: « La réforme Amor de 1945 et le modèle du "tout-carcéral" ».

* 1112 MULLER Pierre, SUREL Yves, L'analyse des politiques publiques, Montchrestien, Paris, 1998, p.31.

* 1113 Il est d'usage de distinguer le modèle paradigmatique de Peter Hall, la « coalition de cause » de Paul Sabatier, ainsi que le modèle du référentiel de Pierre Muler et Bruno Jobert.

* 1114 Pour une description des trois modèles selon leurs principes métaphysiques, leurs principes spécifiques et leurs modes d'action. Cf. SUREL Yves, « Idées, intérêts, institutions dans l'analyse des politiques publiques », Pouvoirs, n°87, 1998, p.161-178.

* 1115 Cette présentation s'appuie notamment sur SMITH Andy, « Paradigme », dans BOUSSAGUET L., JACQUOT S., RAVINET P. (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2004 ; MULLER Pierre, SUREL Yves, L'analyse des politiques publiques, Montchrestien, Paris, 1998, pp.140 et suiv.

* 1116 HALL Peter, «Policy Paradigms, Social Learning and the State. The Case of Economics Policymaking in Britain», Comparative politics, vol.25, 1993, p.297.

* 1117 Assemblée Nationale, 2 aout 1982, Journal Officiel. Cité dans CASSIA Paul, Robert Badinter. Un juriste en politique, Éditions Fayard, Paris, 2009, p.164.

* 1118 HOWLETT Michael, RAMESH M., Studying public policy: policy cycles and policy subsystems, Toronto, Oxford University Press, 1995. On s'appuie là aussi sur MULLER Pierre, SUREL Yves, L'analyse des politiques publiques, Montchrestien, Paris, 1998, p.139.

* 1119 Il serait intéressant de retracer, de manière plus fine que nous n'avons pu le faire, la trajectoire de la plupart des dirigeants qui composent la DAP entre le début des années soixante-dix et la fin des années quatre-vingt. On se contentera d'analyser le parcours de quelques-uns de ces magistrats.

* 1120 Jacques, magistrat chargé de la réglementation sanitaire de 1982 à 1989. Entretien réalisé le 11/01/2008, 3H30.

* 1121 LABORIER Pascale, « Historicité et sociologie de l'action publique », dans LABORIER Pascale, TROM Dany, Historicité de l'action publique, 2003, p.428.

* 1122 Peter Hall explique ainsi la remise en cause du paradigme keynésien, qui a orienté la politique macroéconomique en Grande Bretagne depuis l'après-guerre jusque dans les années 1970, par les nombreuses anomalies économiques ainsi que par l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher qui a consacré le paradigme monétariste (HALL Peter, « Policy Paradigms, Social Learning, and the State. The Case of Economic Policymaking in Britain», Comparative Politics, vol. 25, n°3, p. 275-296). De la même manière, Yves Surel rend compte de la loi sur le prix unique du livre par une série de conflits survenus dans les années soixante-dix ainsi que par l'arrivée de Jack Lang en 1981 à la tête du ministère de la culture (SUREL Yves, L'Etat et le livre, Paris, L'Harmattan, 1997).

* 1123 Jean Favard, magistrat à la DAP de 1970 à 1975 puis Conseiller technique du ministre de la Justice de 1981 à 1986. Entretien réalisé le 10/01/2008, durée: 3H00.

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"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein