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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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CHAPITRE 4. LES «FENETRES D'OPPORTUNITE» DE REFORME DE LA MEDECINE PENITENTIAIRE

On propose dans ce chapitre de retracer les logiques ayant permis l'inscription de la réforme de la réforme pénitentiaire au début des années quatre-vingt. Celle-ci doit moins être entendue comme la réponse rationnelle à un problème, pourtant réel, que la rencontre fortuite entre certains événements ayant posé problèmes, certains professionnels porteurs de solutions et certains décideurs politiques acceptant de les mettre en oeuvre. Ce modèle d'analyse correspond ainsi au modèle d'analyse de la décision défendu par John W. Kingdom.

Longtemps considérées comme la résolution d'un problème, les réformes ont été problématisées au cours des années soixante-dix comme des réponses aléatoires, les décisions cessant dès lors d'être pensées selon un schéma linéaire1124(*). Plus que la réponse rationnelle à un problème, les solutions seraient ainsi avant tout « le produit de quelqu'un »1125(*). Si elles échappent à un modèle déterministe, les réformes n'en sont pas pour autant purement fortuites et correspondent à des conditions de possibilité que la sociologie s'est depuis efforcée de définir, permettant ainsi d'échapper, soulignent Yves Mény et Jean-Claude Thoenig, à la fausse alternative du « hasard et de nécessité »1126(*).

Refusant de considérer que la décision politique n'obéit à aucune règle stable, John W. Kingdom élabore, selon ses termes, une « version révisée » du modèle du « garbage can » 1127(*). Comparant la mise sur agenda d'une réforme au lancement d'une mission spatiale, qui ne peut partir qu'au moment, très restreint, où les planètes sont alignées, ce dernier propose la notion de « fenêtre d'opportunité » (policy window). Définies comme l'« opportunité pour les défenseurs de propositions de pousser leurs solutions préférées, ou de porter l'attention sur leurs problèmes particuliers »1128(*), ces fenêtres naissent de la rencontre fortuite entre trois « courants » (problèmes, solutions, opportunités politiques) possédant chacun un développement autonome : « Les problèmes sont identifiés et définis selon des motivations et des critères propres à ce courant, qu'il y ait ou non des solutions aux problèmes et que ces problèmes soient ou non sensibles à des considérations politiques »1129(*).

L'ouverture de cette « fenêtre politique », c'est-à-dire le « couplage » entre une solution et un problème, peut-être le fait de l'irruption d'un événement politique (political window) ou d'un nouveau problème (problem window)1130(*). L'inscription sur l'agenda de la réforme de la médecine pénitentiaire répond à ces deux logiques. L'alternance politique favorise, à travers l'arrivée au pouvoir de magistrats-militants du Syndicat de la magistrature, une nouvelle interprétation des problèmes pénitentiaires, permettant à une « communauté épistémique réformatrice » d'accéder à l'agenda décisionnel (Section 1). La multiplication de « scandales » impliquant plusieurs praticiens exerçant en prison, et notamment Solange Troisier, légitime d'autre part la suppression du poste de Médecin-inspecteur et le contrôle du transfert médical au ministère de la Santé (Section 2).

Section 1 - L'alternance de mai 1981 : les conditions d'une transformation de l'action pénitentiaire

« Lors de son arrivée place Vendôme, M. Robert Badinter croyait connaître clairement les raisons du surpeuplement des établissements pénitentiaires, et par conséquent ses remèdes. Le surpeuplement était l'héritage d'un passé révolu, le legs d'une droite au pouvoir depuis des décennies. S'il y avait tant de détenus, c'était d'abord parce que trop de prévenus étaient maintenus en prison avant jugement, ou parce que trop de délinquants étaient condamnés à la prison ferme, ou encore parce que les peines de substitution n'étaient pas suffisamment utilisées. Le remède était simple : il suffisait de faire le contraire de ce qui avait été fait jusqu'alors.

Quatre ans après, confronté à la réalité des choses, force est de constater que la situation est fort différente de celle qui avait été imaginée. La proportion des véritables prévenus, c'est-à-dire les prévenus non encore jugés, est loin d'être aussi importante qu'on le pensait. La réponse massive des tribunaux à la délinquance n'est pas la prison mais, à plus de 80%, le sursis et l'amende. Les peines nouvelles instituées peuvent constituer un substitut fort naturel à l'amende et au sursis, mais elles ne semblent pouvoir remplacer la détention que dans une proportion assez limitée. Aussi est-il normal que le chiffre des détenus, après la déflation de 1981, ait retrouvé rapidement le même niveau qu'auparavant et l'ait même dépassé »1131(*).

La victoire de la gauche à l'élection présidentielle est interprétée par de nombreux acteurs du secteur judiciaire, tel le Syndicat de la magistrature, comme l'occasion de remettre en cause de façon radicale la politique « sécuritaire » d'Alain Peyrefitte. Cette réorientation était d'autant plus probable que les alternances politiques caractérisées par un large mandat et un contexte de « crise », comme ce fut le cas en 1981, offrent aux gouvernements l'opportunité de mettre en oeuvre des réformes de forte ampleur1132(*). « Disposant de moyens écrasants, le nouveau gouvernement était également convaincu, comme cela était prévisible, d'avoir reçu l'autorisation indubitable d'agir », remarque John Keeler au sujet de l'alternance de 1981 considérée comme une « assez grande fenêtre » politique1133(*). Largement inattendue, la victoire de la gauche représentait un « état de grâce », selon l'expression de François Mitterrand, « assez fort pour que la gauche elle-même vécût son accession au pouvoir comme une sorte de miracle, qui risquait de ne pas durer, et imposait ainsi de faire le maximum de choses en un minimum de temps avec, en permanence, un sentiment d'urgence »1134(*).

Pourtant, le « tournant » de 1981 affecte en apparence assez peu la politique pénitentiaire. Comme le remarque le Syndicat de la magistrature, la politique du gouvernement socialiste en matière carcérale demeure guidée par le principe formulé dès 1974 par Giscard : « L'emprisonnement est une privation de la liberté et rien d'autre »1135(*). Mais surtout, le volontarisme du garde des Sceaux se heurte à l'inertie d'un secteur d'action publique frappé par de nombreuses contraintes, notamment syndicales. Les principales transformations opérées en 1981 ne concernent pas tant le milieu politique que les décideurs administratifs. L'arrivée de décideurs ministériels (directeur de cabinet, Conseiller technique, chef de bureau) membres du Syndicat de la magistrature au ministère de la Justice favorise en effet une nouvelle représentation de la question carcérale (1). Une « communauté épistémique réformatrice », baptisée Coordination syndicale pénale (COSYPE), tente alors d'infléchir la politique de Robert Badinter, auprès de qui elle bénéfice d'un accès privilégié, en faveur d'un « décloisonnement » du statut des professionnels intervenant en milieu pénitentiaire, notamment en matière de santé (2).

1. La gauche face aux prisons : le poids des contraintes carcérales et le renouvellement des hommes

« L'acharnement suspect de l'opposition contre le Garde des Sceaux Robert Badinter, au début de son mandat, a baissé en intensité. Pourtant, le ministre, réformiste, est bloqué par la faiblesse politique et parfois théorique de la gauche [...] Alors... Amnistie aujourd'hui pour les condamnés à de courtes peines, afin de désengorger les prisons ? Vous êtes laxiste. Révoltes dans les prisons ? Vous manquez d'autorité. Bientôt plus de 50.000 détenus dans les prisons françaises ? Vous avez accru la délinquance et la criminalité. Construire de nouvelles prisons ? Les communes -c'est-à-dire l'opinion- sont les premières à se rebiffer et à refuser. Simplement 2.000 places de plus ? Ridiculement insuffisant. Réinsérer, éduquer quand même ? Générosité dérisoire, vouée à l'échec. Les prisons pourrissoirs ont encore de beaux jours devant elles »1136(*).

L'élection de François Mitterrand le 10 mai 1981 à 20h est accueillie dans les établissements pénitentiaires par une immense clameur qui traduit les nombreuses attentes de la population pénale. Le nombre de détenus, quarante-deux mille, n'a jamais été aussi élevé depuis la Libération (LM, 16/05/1981). « L'alternance avait fait naître en juin 1981 une effervescence formidable dans les prisons. On considérait qu'elle signifiait que des mesures immédiates et très fortes allaient être prises s'agissant des prisons », note a posteriori Robert Badinter1137(*). Pourtant l'institution carcérale est quasi-absente des cent dix propositions formulées par le candidat socialiste à la Présidence de la République1138(*). Très vite des détenus protestent en vue d'une transformation de leurs conditions de vie. Libération y voit un phénomène similaire à la vague de contestation apparue au début des années soixante-dix : « On se croirait en 1974 après l'arrivée de Giscard au pouvoir. Les prisons frissonnent et rien ne permet de penser qu'elles n'exploseront pas comme en 1974 [...] Ainsi, l'univers carcéral reste l'un des rares endroits où l'on n'a pas senti passer la "grâce socialiste" » (Libération, 5/07/1981). Alors que les mouvements de détenus se multiplient et que de nombreuses voix demandent l'adoption d'une réforme du système pénal et carcéral, dont Michel Foucault1139(*), François Mitterrand nomme comme garde des Sceaux Robert Badinter, symbole alors de l'abolition de la peine de mort mais aussi très favorable à une humanisation des conditions de détention1140(*) :

« J'étais arrivé à la Chancellerie avec des idées claires sur les prisons. Elles ne procédaient pas seulement de cette longue fréquentation des établissements pénitentiaires, ni de mes entretiens avec surveillants et détenus. J'avais pris part au débat intellectuel des années 1970, je connaissais Michel Foucault, j'avais suivi avec attention les évènements de 1974 dans les Centrales et les réformes introduites par M. Schmelck. Je ne partageais pas l'utopie de l'abolition prochaine de la prison. Mais je mesurais lucidement les effets nocifs de celle-ci » 1141(*).

Le ministre de la Justice annonce le 9 juillet des mesures destinées à résoudre une situation jugée « explosive ». Outre l'abrogation de la peine capitale, de la de la Cour de sûreté et de la loi Sécurité et Liberté, le ministre de la Justice promet une moindre incarcération des mineurs et la création de tribunaux de l'exécution des peines1142(*). Afin de résoudre le problème pénitentiaire, le gouvernement socialiste a recours à une politique déflationniste. Sous l'effet de plusieurs mesures, les prisons françaises ne comptent plus au 1er octobre 1981 que 29.000 détenus, soit 40% de moins qu'au 1er juin : « C'était le plus bas niveau de population pénitentiaire depuis 1927! Tout risque d'explosion carcérale était conjuré »1143(*).

Robert Badinter consacre cependant les premiers mois de son mandat à la mesure phare pour laquelle François Mitterrand a fait appel à lui. Les craintes nées au sein de l'opinion lors de l'abolition de la peine de mort, adoptée le 9 octobre 1981, auraient cependant selon ce médecin pénitentiaire été un obstacle à la réforme des conditions de détention :

« Robert Badinter avait eu la maladresse stratégique de faire abolir la peine de mort en début de mandat. Si vous voulez, 81, Badinter arrive et la peine de mort n'est plus appliquée depuis longtemps. Ça a été un des thèmes des élections et il en a fait la priorité des priorités à titre de symbole. Ce que je peux comprendre. Ceci dit il n'y avait pas d'urgence, l'opinion publique était opposée. Il eut mieux valu la faire passer en fin de mandat. Il l'a fait passer d'entrée et ça a bloqué tout le reste »1144(*).

Le garde des Sceaux est en effet prudent en matière de réforme du régime carcéral où il tient à prendre en compte l'avis du personnel pénitentiaire, méfiant à l'égard du nouveau gouvernement. « L'espoir de la population pénale [est] à la mesure des inquiétudes nées chez le personnel », souligne un haut fonctionnaire de la DAP (LM, 20/06/1981). Les surveillants sont notamment très défavorables à la suppression des QHS. C'est dans ces conditions que Robert Badinter nomme Yvan Zakine, jusqu'alors à la tête de l'Education surveillée, en tant que directeur de l'Administration pénitentiaire. Affecté une première fois à la DAP à sa sortie de l'ENM en 1964, Yvan Zakine connait bien cette direction ministérielle. Confronté à une forte défiance de la Pénitentiaire à son encontre, Robert Badinter choisit de conserver ce directeur pourtant nommé par Alain Peyrefitte1145(*):

« Badinter est nommé garde des Sceaux et, pour diverses raisons, alors que moi je m'attendais à être remercié et repartir dans mes pénates, dans le grand chamboulement de 81, il m'a dit : "Ecoutez, la Pénitentiaire est dans une période un peu difficile, tendue, elle est compliquée". Bon lui-même, d'ailleurs, n'a pas été accueilli à bras ouverts par le personnel pénitentiaire. Pour eux, c'était l'homme de l'affaire Buffet-Bontemps. Il les avait beaucoup critiqués. Pour sauver la tête de son client, il a été contraint de charger un petit peu le personnel pénitentiaire en disant : "S'ils sont devenus des fauves, des machins, c'est parce qu'on les a...". Alors vous comprenez que l'Administration pénitentiaire était loin d'être enchantée de voir Robert Badinter arriver comme garde des Sceaux.

Donc, dans une sorte de décision d'apaisement et pour rassurer le personnel, Badinter m'a demandé de prendre en charge la Pénitentiaire en juillet 81 [...] J'ai été directeur de la Pénitentiaire uniquement parce que j'étais un magistrat connaissant cette administration à un moment où le garde des Sceaux était un peu... un peu gêné pour se faire admettre. "Les syndicats vous connaissent, les directeurs vous connaissent, etc. ". Il avait sondé quelques chefs d'établissements pour savoir... Et il ne se voyait pas balancer un directeur que personne ne connaissait. En plus, il m'avait dit : "Je ne peux pas me payer le luxe de prendre un directeur qui a besoin de six mois pour faire l'état des lieux". Parce que quand Badinter est devenu garde des Sceaux, vous savez, ça n'était pas l'euphorie dans le monde carcéral. Chez les surveillants... Moi, j'avais quitté depuis quelques années mais j'avais gardé des relations avec nombre de chefs d'établissements que j'avais connus jeunes sous-directeurs et qui avaient pris du galon »1146(*).

Aux nouvelles protestations de détenus répond en avril 1982 une grève des personnels pénitentiaires1147(*). « Il est parfaitement anormal que des détenus qui étaient hier considérés comme très dangereux, et qui l'étaient effectivement, se retrouvent aujourd'hui dans des prisons qui ressemblent plus à des maisons de repos qu'à des établissements pénitentiaires », déclare le responsable de la CGT pénitentiaire (France Soir, 11/04/1982). Après une phase d'affrontement entre les syndicats et la place Vendôme1148(*), les relations s'apaisent, suite à l'échec du mouvement de grève lancé symboliquement le 10 mai 1982 (Libération, 11/05/1982). Les rapports entre les syndicats et le ministère se stabilisent à mesure que l'hégémonie de F.O, initiée au début des années soixante-dix, se confirme lors des élections professionnelles1149(*). Le syndicat recueille en effet 46,5% des suffrages en 1982 puis 50,2% en 1985. Ces excellents résultats lui permettent de renforcer sa présence au sein des structures ministérielles et d'instaurer une politique de cogestion avec l'Administration pénitentiaire. Soucieux des syndicats, Robert Badinter fait de la valorisation de la profession de surveillant la condition de transformation de la détention, aboutissant ainsi à rendre les syndicats moins hostiles aux réformes1150(*).

Outre cette opposition syndicale, l'action du nouveau garde des Sceaux en matière de politique carcérale se heurte à une opinion très défavorable, empêchant le ministre d'engager une grande réforme pénitentiaire. En atteste une longue interview de Robert Badinter où cette question n'est pas abordée alors même qu'elle fait l'objet d'une forte médiatisation (LM, 28/08/1981). En dépit de la diminution de la population carcérale, les conditions d'incarcération sont en effet largement décriées au sein de l'espace public. « Elles n'en demeurent pas moins, pour la plupart, inadaptées à ce qu'on imagine aujourd'hui comme une détention décente », note Le Monde (31/10/1981). Libération s'avère très critique envers le ministre de la Justice à qui il reproche de « se réfugier derrière le personnel pénitentiaire et la sécurité » (10/07/1981).

Un groupe de magistrats et d'avocats socialistes saisit le garde des Sceaux tandis qu'un collectif « système pénitentiaire » du P.S, réunissant outre des membres de la DAP, des magistrats, des avocats et des sociologues, remet en juin 1981 une note à Lionel Jospin, premier secrétaire du parti, dans laquelle ils jugent les tensions dans les prisons « préoccupantes » (LM, 20/06/1981). Plus d'un an après, Libération dresse un sombre bilan de l'action du ministre de la Justice sur l'évolution des conditions de détention : « 10 mai ou pas 10 mai, une cellule reste une cellule [...] Badinter ou pas Badinter, une prison reste une prison » (8/11/1982). Si les réformes tardent à prendre forme, c'est notamment en raison de la méthode adoptée par le garde des Sceaux à qui le directeur de l'Administration pénitentiaire suggère d'établir une commission de travail permettant d'élaborer un lent consensus :

« Badinter m'avait dit : "Ecoutez, y a une série de choses que j'aimerais bien qu'on puisse mettre en place". La télévision, les parloirs rapprochés... Quand il m'a dit cela. "Ecoutez, c'est dans ma tête". Moi, ça, j'en étais convaincu. Il a une tête tellement bien faite que j'étais convaincu. Je lui ai dit : "Non, on va d'abord mettre en place une commission ou un groupe de travail ... Il faut qu'on recueille l'adhésion". Parce que c'est facile de torpiller n'importe quelle réforme pénitentiaire. Il faut que vous ayez un personnel qui adhère. Précisément, la connaissance que j'avais de ce personnel faisait que j'étais vraiment dans une relation de confiance avec certains d'entre eux. J'ai commencé à leur vendre ma marchandise. On a amené progressivement les gens à réfléchir » 1151(*).

L'objectif de cette commission, qui réunit une vingtaine de spécialistes pendant un an, est moins de conférer un statut juridique aux détenus que d'effectuer des transformations concrètes de leur vie quotidienne, comme le souligne Yvan Zakine devant la Société générale des prisons (SGP)1152(*). Au terme de ce travail, en décembre 1982, le garde des Sceaux annonce un ensemble de mesures dont les parloirs sans séparations, l'amélioration de la condition du détenu et le développement d'activités socioculturelles ou sportives (Libération, 13/12/1982). Plusieurs propositions de la commission sont cependant écartées comme la judiciarisation du prétoire, la syndicalisation des détenus et la reconnaissance des droits des détenus, (Libération, 14/12/1982). Alors que la population pénale s'accroît, les journaux sont critiques sur ces réformes « au demeurant fort banales et [...] pour nombre d'entre elles, tardives, au regard de ce qui existe dans d'autres démocraties » (LM, 21/01/1983). Libération regrette la timidité du ministre face à l'« incontournable "impératif sécuritaire" brandi par le "lobby pénitentiaire" comme un épouvantail » (17/12/1982). « L'utilisation du téléphone, (encore très limitée), la suppression de la tenue pénale (sauf souhait contraire du détenu), l'abolition de l'interdiction de fumer à titre de sanction disciplinaire, ne sont que des adaptations minimales de la vie carcérale à la société contemporaine », constate Le Monde (15/12/1982). Les propositions considérées comme les plus risquées demeurent au stade d'hypothèse. On évoque par exemple la possibilité de créer des « chambres d'amour » (LM, 9/08/1984) ou de reconnaître aux détenus le « droit de s'associer »1153(*).

Cette réforme est également décriée par la population carcérale : quarante-et-un détenus s'automutilent collectivement à Fleury-Mérogis1154(*). Les protestations se multiplient en faveur de l'application immédiate des mesures promises, et notamment l'extension des parloirs « libres » (sans séparations)1155(*). Des détenus exigent une « réforme radicale de la prison »1156(*). On peut lire sur la banderole des mutins de Marseille le mot d'ordre de la nouvelle politique pénitentiaire : « Humaniser les prisons » (Témoignage chrétien, 31/01/1983). A l'insatisfaction des détenus s'ajoute celle des syndicats pénitentiaires qui regrettent une libéralisation trop poussée des parloirs1157(*). La fédération CGT Justice demande la démission des « conseillers de Robert Badinter, tous membres du Syndicat de la magistrature » (LM, 26/01/1983). De son côté, la Ligue des droits de l'homme critique l'absence de changement concret du fait des pressions exercées par les syndicats : « Appliqués avec autant de mauvaise volonté, les décrets de janvier 83, déjà timides par rapport à ce que les détenus attendaient, ne vont pas révolutionner la vie quotidienne dans les prisons » (Libération, 25/04/1983).

La Chancellerie procède en avril 1983 à un important remaniement en nommant Myriam Ezratty, directrice de l'Education surveillée, en remplacement d'Ivan Zakine. Plus militante que son prédécesseur, Myriam Ezratty accepte la proposition du garde des Sceaux avec beaucoup d'hésitations car elle sait que la DAP dispose d'un état d'esprit très différent de celui de l'Education surveillée dont elle avait une bonne connaissance y ayant travaillé en tant que chef de Bureau1158(*). Outre l'argument qu'elle est la première femme à occuper cette position, elle accepte car elle sait qu'il s'agit alors de mettre en oeuvre la politique de « décloisonnement » dont elle est une fervente partisante :

« Autant l'Education surveillée, on avait réussi à ouvrir sur le monde extérieur... Le but était d'ouvrir la Pénitentiaire de son état d'espèce d'enfermement, y compris celui des surveillants. Il n'y avait rien de comparable avec l'Education surveillée. Même les relations avec les syndicats à l'Education surveillée c'était du psychodrame. Je les connaissais extrêmement bien puisque j'avais été chef de Bureau. Je ne dis pas que ça n'était pas sérieux mais on pouvait avoir un langage réciproque. A l'Administration pénitentiaire, il n'y avait rien de tel. C'était une administration comme l'armée. L'Education surveillée, c'était un peu le désordre... On privilégiait la créativité, les contacts et c'est ça d'ailleurs qui était passionnant. On y croyait tous. On allait sur le terrain ce qui était simple. Tandis que pour rentrer dans les prisons... [...] Très honnêtement, je ne connaissais pas le milieu et c'est pour cela que j'avais refusé les deux premières fois d'aller prendre cela [la direction de la DAP]. Ça n'était pas la peur. Un de mes collègues m'avait dit : "Mais vous êtes folle Myriam" quand je lui avais dit que je quittais l'E.S et je lui avais répondu : "Oui je suis folle !" [...] Je suis vraiment arrivée en cours de route. Mais si j'ai tant aimé être dans le bateau, c'est parce qu'il allait dans le sens de mes idées » 1159(*).

A l'arrivée de Myriam Ezratty, mouvements de révoltes et de grèves s'enchaînent de façon régulière. Dans une période de restriction budgétaire, les syndicats exigent la création de nouveaux emplois notamment pour faire face à l'augmentation de 14% de la population carcérale entre le 1er août 1982 et le 1er août 1983 (LM, 15/06/1983 et 28/08/1983). L'Administration pénitentiaire bénéficie pourtant alors largement des augmentations de budget avec sept cent quatre-vingt-dix postes créés en 1982, quatre cents postes en 1984, trois cents en 1985. « Si l'administration pénitentiaire se taille la part du lion, c'est que la situation dans les prisons est devenue critique. De l'avis général, c'est un miracle qu'il n'y ait pas plus d'incidents actuellement » (LM, 15/09/1984). En octobre 1984, des grèves de la faim collectives éclatent dans de nombreux établissements ainsi que des « grèves des écrous » de la part des surveillants1160(*). La politique de Robert Badinter est alors largement critiquée par la presse. « L'actuel garde des Sceaux n'a évidemment pas fait le maximum pour les détenus, mais le minimum. Comment aurait pu-t-il en être autrement avec le peu de crédits dont bénéficie le ministère de la Justice ? », observe Libération (4/10/1984). Dans deux articles intitulés « L'échec de la politique carcérale française », Le Figaro juge sévèrement l'action de Robert Badinter : « La réforme trop humaine du garde des Sceaux prend l'apparence du grain de sable qui achève d'enrayer une machine » (22/10/1984). Accusé par la gauche d'être responsable du « nouveau record absolu du nombre de détenus », 42.759 au 1er novembre 1984 contre 31.551 au 1er janvier 1982 (Libération, 16/10/1984), le ministre de la Justice est critiqué par la droite pour son « laxisme », notamment en matière de permissions de sortie1161(*).

L'augmentation du nombre de suicides, d'automutilations et de révoltes en mai 1985 sont autant d'occasion pour la droite de contester la politique du garde des Sceaux, à qui l'on reproche d'avoir abandonné les projets de construction initiés sous Alain Peyrefitte (LM, 11/05/1985), ce dernier dénonçant le « laxisme de gauche » (Figaro-Magazine, 18/05/1985). « A l'heure actuelle, il n'y a plus de discipline dans les établissements », déclare le secrétaire général des personnels de surveillance FO (LF, 7/05/1985). Robert Badinter explique la difficulté à réformer la condition pénitentiaire par la trop forte surpopulation carcérale1162(*). Alors que certains plaident en faveur de l'« urgence d'une réforme pénitentiaire »1163(*), d'autres constatent que « la gauche a échoué » : « Comme nous sommes loin de ce soir du 10 mai 1981 où une explosion de joie secouait les prisons françaises comme l'écho étouffé de la vague d'allégresse qui déferlait vers la Bastille »1164(*). Ecartelé entre les attentes nées de la victoire de la gauche et les contraintes carcérales (crédits insuffisants, attaque de certains médias, poids des syndicats), le ministre de la Justice ne semble pas en mesure de dénouer la question pénitentiaire. « La Chancellerie est paralysée. Prisonnière. Incarcérée dans un Fleury-Mérogis psychologique, en quelque sorte... » (Libération, 12/05/1985). Les limites de la politique entreprise par Robert Badinter en matière carcérale s'explique sans doute par la forte pression médiatique à laquelle est soumise son action, comme le rappelle son Conseiller technique, Jean Favard :

« Vous savez, des coups on en a reçus ! Ça n'était pas commode, surtout au début. Après entre 83 et 86, ça s'est arrangé... Mais au début, vous aviez ceux de droite qui trouvaient que le monde s'écroulait... l'horreur, le laxisme, le rousseauisme, c'est le bazar. Et la gauche qui trouve que vous ne faites rien. On n'avait aucun allié ! Rien du tout ! [...] C'était horrible ! Horrible ! Vous savez, les grâces par exemple. Il y avait des grâces avant qu'on arrive et pourtant personne n'a jamais critiqué les grâces avant qu'on arrive. Et dès qu'on est arrivé, on a fait une grâce un peu plus large... Et là, c'était horrible ! Et dès qu'on arrêtait quelqu'un, c'était un "Badinter" comme on les appelait. On n'a jamais dit les "Giscard" ! Et pourtant après une petit grâce de Giscard, y en a un qui est sorti et qui est allé tuer sa femme. Personne n'a dit : "C'est un Giscard !". Donc la presse de gauche trouvait qu'on n'en faisait pas assez et la presse de droite nous cartonnait à fond. Donc fallait qu'on prenne toutes les précautions. On n'avait pas le droit à l'erreur » 1165(*).

L'absence apparente de rupture fondamentale entre la politique de Robert Badinter et celle conduite en 1974 attesterait du moindre degré de transformation qu'incarneraient les alternances politiques. Symboles de la capacité des démocraties modernes à se régénérer, ces périodes ont été largement désacralisées par les sciences sociales qui ont souligné les éléments de permanence entre les tournants politiques, aussi spectaculaires soient-ils1166(*). Les prisons, conclut Grégory Salle au terme de son analyse de la politique pénitentiaire socialiste, illustreraient cette autonomie de l'administration à l'égard du politique : « L'institution carcérale se présente comme un sous-système social particulièrement rétif au contrôle et au changement politique. Rares sont les secteurs sociaux pour lesquels il est établi aussi clairement que les alternances politiques n'affectent en soi que très marginalement les modalités de fonctionnement, a fortiori la raison d'être fonctionnelle »1167(*). Cette relative autonomie de l'administration à l'égard du politique semble aggravée par le manque de connaissance du fonctionnement institutionnel de l'Administration pénitentiaire qu'avait, selon le secrétaire général du Syndicat des éducateurs pénitentiaires (SNEPAP), Robert Badinter lors de son arrivée au ministère :

« Sur la prison, il faut être sincère, il n'y connaissait pas grand-chose. Il n'avait pas de réflexion. Badinter est encore aujourd'hui quelqu'un qui a du mal à avoir une analyse institutionnelle. Il a un discours très juridique ou philosophique mais côté institutionnel... Je me souviens de la première audience que j'ai eu avec lui en tant que responsable du SNEPAP, c'était un peu surréaliste quoi ! Surtout qu'avant, les audiences, c'était avec Peyrefitte, qui lui avait une connaissance institutionnelle particulièrement cynique, voire machiavélique. Et Badinter, d'abord c'était pas un homme politique, et il n'avait pas d'idées spécifiques sur les prisons, hormis un discours sur les droits de l'homme »1168(*).

Pourtant, au-delà des continuités (surpopulation, hésitations face aux syndicats, conditions d'incarcération difficiles), la « vague rose » de 1981 affecte indirectement la politique carcérale du fait du renouvellement des hommes, observé alors dans l'ensemble de la haute administration. Plus qu'à une rupture brutale, on assiste à un changement progressif bien que rapide des hauts-fonctionnaires comme le révèle l'évolution des directeurs d'administration centrale : la moitié n'occupe plus leur emploi au bout d'un an, les trois quarts à la fin de l'année 19831169(*). Tandis que certains ministères sont moins sensibles à cette transformation (Economie ou Logement), ce changement est particulièrement rapide au ministère de la Justice où dès septembre 1982 ne reste plus qu'un seul directeur nommé par la droite, Yvan Zakine. « On aurait mal compris que restent en fonction des hommes dont certains avaient activement participé à la définition et à la mise en oeuvre de la politique du précédent ministre, Alain Peyrefitte, politique dont son successeur entendait prendre l'exact contre-pied »1170(*). On assiste à une « plus forte politisation » des directeurs d'administration centrale parmi lesquels on compte, par exemple, dix-huit adhérents du PS, quatre militants de la CFDT et deux du Syndicat de la magistrature. Ce turn-over permet aux membres du SM d'accéder à des postes de responsabilité dont ils étaient jusque-là tenus à l'écart1171(*). « En apparence, rien n'évolue rue Saint-Honoré1172(*). Pourtant, par touches subtiles (mutations de magistrats, décisions tortueuses), le changement est en marche », observe avec amertume Solange Troisier1173(*). Jusqu'alors resté à l'écart du pouvoir, le SM entend alors bénéficier des nombreuses alliances menées dans les années soixante-dix avec les milieux associatif et syndicaux pour s'intégrer au sein du jeu politique1174(*). Les membres du Syndicat sont pourtant divisés à l'égard de la position à adopter concernant la question pénitentiaire1175(*).

La politisation du ministère de la Justice se traduit dans un premier temps par la nomination de membres proches du SM à des postes « politiques ». Ancien directeur de l'Administration pénitentiaire, Georges Beljean est nommé secrétaire de cabinet de Robert Badinter. Jean Marc Sauvé est nommé Conseiller technique avant de devenir en 1983 Directeur de l'administration générale et de l'équipement, où il arbitrera souvent en faveur de la DAP jusqu'en 19881176(*). Le parcours de Jean Favard est exemplaire de cette promotion soudaine de certains membres du SM à la tête de l'Administration pénitentiaire. Ancien substitut du procureur en Algérie, Jean Favard, participe à la création du Syndicat qui contribue selon lui, au même titre que Mai 68, au renouvellement des structures : « J'étais jeune magistrat et je ressentais la nécessité d'avoir une structure de défense. C'était une hiérarchie très lourde. C'était extrêmement pesant [...] C'était trop conventionnel, fermé. C'était irrespirable, irrespirable ! »1177(*). Après cinq années à Saverne, il obtient « par hasard » son détachement en 1970 à l'Administration pénitentiaire où il se trouve confronté à l'effervescence des révoltes : « Je ne connaissais pas du tout le monde des prisons et dès 1971, on s'est retrouvé dans le bateau ivre ». De nature prudente, il considère comme « un peu excessif et pas assez proche de la réalité » un mouvement comme le GIP dont il partage pourtant l'ambition : « C'était trop polémique pour moi. Mais en même temps, j'étais plutôt de ce côté ». Affecté au Bureau de la détention, il souffre alors de son statut de « juge rouge » aux yeux de sa direction. « Il n'était pas question que je sois désigné chef de bureau... », souligne-t-il avec lucidité. En 1975, au moment où il décide de réintégrer sa fonction de juge qu'il affectionne, le DAP lui propose de prendre la responsabilité de la sous-direction afin de mettre en oeuvre les réformes engagées par Valéry Giscard d'Estaing. Il mesure cependant rapidement l'écart entre la poignée de main du président à un détenu et le reste de sa politique : « C'était un geste courageux ça ! Moi, j'ai trouvé que c'était un geste courageux et ça m'a bien plu ça. Et pourtant, j'étais pas giscardien ! Ceci dit, la suite, parce que j'étais là, les réformes c'étaient pas le serrage de main... ». Juge au TGI de Paris à partir de 1976, il rédige alors un ouvrage dans lequel il dresse le constat critique de l'action pénitentiaire menée jusque-là1178(*). C'est ce livre qui lui vaut en 1981 d'être nommé Conseiller technique de Robert Badinter :

« Le livre est sorti le 2 février 81. Je n'avais pas la moindre idée de ce qui allait m'arriver par la suite. Parce que quand il est sorti, Giscard était donné comme gagnant. Voilà ! Donc c'était un truc où j'égratignais, je critiquais.... C'était pas un pamphlet mais bon... Donc c'était pas bon pour ma future carrière ! Et puis, dans les deux mois qui ont suivi, on a commencé à dire : "Ah, mais Giscard, c'est pas sûr ! Ça sera peut-être Mitterrand...". C'était tout à fait inattendu [...] Je ne connaissais pas Badinter mais quelqu'un lui a dit : "Il connaît les prisons" et lui a parlé de mon livre. Et Badinter m'a dit : "Ben, vous savez ce qu'il faut faire !". J'avais un état de réflexion qui faisait que je pouvais aider. Par ailleurs, je connaissais très bien les personnels, les détails [...] Moi, je pouvais l'alerter : "On peut faire ci, on peut faire ça". Et on était en parfaite symbiose ».

Très proche du garde des Sceaux, Jean Favard exerce jusqu'en 1983 une quasi-fonction de directeur de l'Administration pénitentiaire, contrôlant selon ses termes « d'une manière extrêmement rigoureuse » l'action d'Yvan Zakine. En 1983, il est même question de sa nomination à la tête de l'Administration pénitentiaire. Il demeure finalement, à sa demande, au poste de Conseiller technique où il se sent davantage utile. D'autres membres du SM sont nommés à la DAP à mesure que s'efface la méfiance longtemps de mise au Syndicat à l'égard de ceux travaillant à la Pénitentiaire, comme le souligne Jean Favard : « Y en a peut-être un peu plus qui osaient, parce qu'avant on avait un peu honte d'aller à l'Administration pénitentiaire. C'était un peu... un peu Tataouine »1179(*). C'est ainsi qu'Hélène Duchemin est nommée sous-directrice de la réinsertion. C'est notamment à partir de la nomination de Myriam Ezratty, davantage politisée que son prédécesseur, en avril 1983 que les magistrats du SM les plus militants intègrent l'Administration pénitentiaire. « Ce qu'elle voulait faire, c'était véritablement remplacer vraiment les vieilles équipes, apporter du sang neuf, et faire en sorte que des gens dynamiques et bien sûr acquis à la politique du moment viennent. Alors c'est vrai qu'avec elle, y a eu quelques charrettes de gens qui ont été virés. Parce que j'imagine, ils étaient du bord opposé. Et elle les a remplacés par du sang neuf », constate un magistrat arrivé à la DAP en 19811180(*).

Les raisons idéologiques ne sont certes pas absentes des nominations opérées par la nouvelle directrice de l'Administration pénitentiaire. Son parcours en atteste. Devenue magistrat à vingt-deux ans, Myriam Ezratty a vécu la remise en cause de la magistrature durant les « années 68 » avec beaucoup d'enthousiasme : « Moi, ça m'a paru formidable. La profession, moi, quand je l'avais connue, au début cette profession c'était vraiment... [...] On n'osait même pas montrer le journal qu'on lisait ! Vous n'avez pas idée ! »1181(*). Après avoir adhéré au Syndicat dès sa création, Myriam Ezratty s'en retire lors de son entrée dans le cabinet de Simone Veil en 1974 car « on ne peut pas mélanger les genres ». Elle demeure néanmoins « fidèle » au SM sans pour autant en partager toutes les vues. Plutôt que de membres du Syndicat, elle tente lors de sa nomination en 1983 de s'entourer de proches collaborateurs comme Jean-Pierre Robert de la Direction des affaires criminelles ou François Antonioni de l'Education surveillée. Si ces choix correspondent à une certaine affinité idéologique, ils n'en obéissent pas moins à des logiques professionnelles de confiance :

« On m'avait beaucoup reproché aussi quand je suis arrivée à l'Administration pénitentiaire que bon... On allait voir ce qu'on allait voir... que... Alors sur le plan des choix, c'est vrai que j'ai pris des gens qui étaient plutôt... Enfin... toujours avec sérieux. Je n'ai pas fait de discrimination. J'ai viré dés le début le magistrat chargé du bureau des personnels mais pour entente avec les syndicats car ce qu'il faisait... Alors là ça a fait une petite histoire quand je l'ai remplacé justement par ce François [Antonioni] et je savais qu'il ferait les choses honnêtement. Vous êtes obligé aussi, si vous ne faites pas un petit peu confiance... Si vous n'êtes pas entouré de gens qui ont votre confiance, ce n'est pas possible »1182(*).

Grande partisane du « décloisonnement », la nouvelle directrice de l'Administration pénitentiaire tente surtout de s'adjoindre des individus pouvant mettre en oeuvre cette politique. Elle est notamment attentive au choix des directeurs d'établissement : « C'est pour ça que dans le choix, cet aspect [positionnement], du moins à l'époque, jouait quand même, du moins dans les avis au comité technique paritaire... Je regardais quand même le degré d'ouverture des gens ». Elle place également à un niveau plus directionnel certains magistrats militants. C'est notamment le cas d'Alain Blanc, ancien secrétaire général adjoint du Syndicat, et fervent partisan d'une nouvelle politique carcérale, nommé en 1985 à la tête de la sous-direction de la réinsertion :

« Moi, j'étais au bureau du Syndicat de la magistrature, secrétaire général adjoint, dans un bureau qui a été élu en 79 ou 80. C'était à l'époque de Peyrefitte. On ne savait pas que Mitterrand allait être élu mais il y avait le 10 mai 81 en perspective. Moi, j'étais déjà particulièrement intéressé par la question des prisons. A l'époque, j'étais juge des enfants à Laon... Coincé à Laon d'ailleurs, ça je l'ai su après, pour des raisons qui tenaient à mon appartenance syndicale !»1183(*).

Depuis longtemps impliqué dans la question pénitentiaire, le SM fait des prisons l'un de ses thèmes de prédilection au début des années quatre-vingt comme en attestent les nombreux articles publiés alors sur ce sujet par Justice1184(*). « Prisons, en sortir », c'est sous ce titre que s'ouvre, en novembre 1985, le 18ème congrès du SM consacré pour la première fois aux prisons1185(*). Si les magistrats votent à l'occasion de manière provocatrice une motion en faveur de l'abolition des prisons, il est en fait surtout question de la place du détenu dans l'institution carcérale. « Humaniser les prisons, les décloisonner, voilà l'objet de notre politique », annonce alors la directrice de l'Administration pénitentiaire. Mettant en avant le « décloisonnement » déjà réalisé, le Syndicat propose l'application d'un numerus clausus ainsi que la protection des droits du détenu qui « reste un citoyen devant jouir des droits à la dignité, à l'expression »1186(*). L'idée que l'incarcération est une peine devant être réglée selon l'idée du « moindre mal » n'est cependant pas propre aux membres du SM. Elle est en effet partagée par de nombreux professionnels du milieu carcéral : éducateurs, soignants, visiteurs de prison. C'est le regroupement de ces différents acteurs au sein d'une organisation, baptisée COSYPE, qui ouvre la voie à la mise en oeuvre d'une action pénitentiaire renouvelée.

* 1124 Dans leur modèle de la poubelle, Cohen, March et Olsen définissent ainsi une réforme comme étant la rencontre fortuite entre des problèmes, des solutions, des participants et des « occasions de choix » dont le désordre évoque celui d'une poubelle (COHEN Michael, MARCH James, OLSEN Johan, « Le modèle du "garbage can" dans les anarchies organisées » dans MARCH James, Décisions et organisations, Paris, Editions d'Organisation, 1991, pp.163-204).

* 1125 Ibidem, p.166.

* 1126 MENY Yves, THOENIG Jean-Claude, Politiques publiques, Paris, PUF, 1989.

* 1127 KINGDOM John W., Agendas, Alternatives and Public Policies, Boston, Little, Brown and Co, 1984. Cf. RAVINET Pauline, « Fenêtre d'opportunité » dans Boussaguet L., Jacquot S., Ravinet P. (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, pp.217-225.

* 1128 KINGDOM John W., Agendas, Alternatives and Public Policies, op.cit., p.173.

* 1129 Ibidem, p.210.

* 1130 On entend par « problème » la perception d'un « écart entre ce qui est, ce qui pourrait être ou ce qui devrait être » (PADIOLEAU Jean-Gustave, L'Etat au concret, Paris, PUF, 1982, p.25).

* 1131 PERIER DAVILLE Denis, « La politique pénale de la gauche », Etudes, n°363, 07-08/1985, p.43-51.

* 1132 KEELER John, Réformer. Les conditions du changement politique, Paris, PUF, 1994.

* 1133 Ibidem, p.72.

* 1134 CHEVALLIER Jean-Jacques, CARCASSONNE Guy, DUHAMEL Olivier, La Ve République., op.cit., p.275.

* 1135 « En attendant de démolir les prisons », Justice, n°86, 1981, p.11-12.

* 1136 SCHLEGEL Jean-Louis, « Le droit s'arrête-t-il à la porte des prisons ? », Projet, n°194, 07-08/1985, pp.2-6.

* 1137 Audition de Robert Badinter dans La France face à ses prisons, Rapport au nom de la commission d'enquête sur la situation dans les prisons françaises, Assemblée Nationale, n°2521, 28 juin 2000, tome II, p.160.

* 1138 Seule la proposition n°96, prévoyant la suppression de « toute censure », fait référence à la prison.

* 1139 FOUCAULT Michel, « Il faut tout repenser, la loi et la prison », Libération, 5/07/1981 ; KNOBELPIESS Bruno, « À quand la réforme pénitentiaire », Libération, 5/07/1981.

* 1140 Entré au barreau de Paris en 1951, Robert Badinter obtient l'agrégation de droit, puis enseigne à Dijon et à Paris. Bien que non pénaliste, il construit une grande partie de sa carrière d'avocat à partir de la défense de criminels passibles de la peine capitale à l'occasion de procès retentissants. De par ses nombreuses déclarations abolitionnistes, il fait alors figue de symbole de la lutte contre la guillotine. Robert Badinter partage avec F. Mitterrand une même sensibilité à l'idéologie radicale traditionnelle puisqu'ils se rencontrèrent dans la Convention des institutions républicaines (CIR), créée par ce dernier en 1964 (QUANG SANG Julie, La Loi et le bourreau. La peine de mort en débats (1870-1985), Paris, L'Harmattan, 2001, pp.160 et suiv).

* 1141 BADINTER Robert, Les épines et les roses, Paris, LGF/le livre de Poche, 2012, pp.112-113.

* 1142 « Le changement d'orientation de la politique pénale », Le Monde, 11/07/1981.

* 1143 BADINTER Robert, Les épines et les roses, op.cit, p.31.

* 1144 Pierre Barlet, médecin aux M.A de Lyon depuis 1966 puis responsable du service des détenus de l'hôpital Lyon Sud depuis 1985. Entretiens réalisés le 18/04/2003 et le 30/04/2008. Durées: 2H15 et 2H00.

* 1145 Des six directeurs d'administration du ministère de la Justice, Yvan Zakine fut le seul à rester en place en 1981.

* 1146 Yvan Zakine, magistrat affecté à la DAP de 1962 à 1970 puis directeur de la DAP de 1981 à 1983. Entretien réalisé le 20/03/2008. Durée : 3H00.

* 1147 « La grogne des syndicats de surveillants. Semaine "portes fermées" dans les prisons », Le Monde, 10/04/1982 ; « La grève du zèle des gardiens de prison largement suivie », Le Monde, 17/04/1982.

* 1148 « Le personnel pénitentiaire organise un mouvement d'ampleur national le 10 mai, après l'échec de la réunion de concertation », Le Monde, 7/05/1982 ; « Badinter annule sa rencontre avec les syndicats », Libération, 8-9/05/1982.

* 1149 FROMENT Jean-Charles, La République des surveillants de prison (1958-1998), Paris, LGDJ, 1998, p.398.

* 1150 « Les syndicats pénitentiaires ne sont plus hostiles à toute réforme», Libération, 13/12/1982.

* 1151 Yvan Zakine, magistrat affecté à la DAP de 1962 à 1970 puis directeur de la DAP de 1981 à 1983. Entretien réalisé le 20/03/2008. Durée : 3H00.

* 1152 « Les droits sociaux du détenu. Séance de section du 13 mars 1982 », RPDP, n°3, 1982, p.268.

* 1153 « Donner aux détenus le droit de s'associer », Libération, 16/10/1984.

* 1154 « 41 détenus en révolte contre la lenteur des réformes se tailladent les veines », Le Monde, 18/01/1983.

* 1155 « Marseille : 300 détenus sur les toits pour des parloirs libres », Libération, 20/01/1983 ; « Après Fleury-Mérogis les Baumettes, une certaine agitation règne dans les prisons », Le Monde, 21/01/1983 ; « L'agitation dans les prisons s'étend », Le Monde, 22/01/1983 ; « Prisons, la troisième manifestation des Baumettes tourne mal », Libération, 24/01/1983 ; « Huit jours de manifestations contre une réforme jugée trop étriquée », Libération, 24/01/1983 ; « La contagion de l'impatience », Le Monde, 25/01/1983.

* 1156 « Les détenus de Fleury : "Nous voulons une réforme radicale de la prison" », Libération, 20/01/1983.

* 1157 « Des surveillants de prison menacent de boycotter la réforme », Le Monde, 4/02/1983 ; « Prisons : la révolte des gardiens », Le Figaro, 4/02/1983.

* 1158 Magistrate, Myriam Ezratty a occupé différentes fonctions à la Chancellerie, où elle est rentrée en 1959, notamment à la direction de l'Education surveillée et la direction des Affaires civiles. Elle fut Conseiller technique de 1974 à 1978 au cabinet de Simone Veil, ministre de la Santé, l'une de ses amies d'enfance, avant d'être nommée en juin 1978 à la Cour d'appel de Paris (Le Monde, 13/04/1983).

* 1159 Myriam Ezratty, magistrate et directrice de la DAP d'avril 1983 à juillet 1986. Entretien le 8/02/2008, 3H30.

* 1160 Les surveillants pénitentiaires n'ayant pas le droit de faire grève protestent le plus souvent en bloquant l'accès aux établissements pénitentiaires, sur leur temps de repos, ou en refusant de procéder à la « mise sous écrou », c'est-à-dire aux formalités d'enregistrement des nouveaux arrivants (empreintes, photos, etc.).

* 1161 « La polémique sur le carnage d'Avignon. La faute à Badinter ? », Le Quotidien de Paris, 9/08/1983 ; « Permissions de sortie : Badinter doit s'expliquer », Le Quotidien de Paris, 17/08/1983.

* 1162 « Badinter : "La surpopulation rend impossible l'humanisation des prisons" », Libération, 12/05/1985.

* 1163 PLENEL Edwy, « La "révolte des prisons" souligne l'urgence d'une réforme pénitentiaire », Le Monde, 08/05/1985; LEVY Thierry, « La réforme nécessaire, sans utopie et sans violence », Libération, 21/05/1985.

* 1164 LECLERC Henri, « La gauche a échoué », Libération, 13 mai 1985.

* 1165 Jean Favard, magistrat à la DAP de 1970 à 1975 puis Conseiller technique du ministre de la Justice de 1981 à 1986. Entretien réalisé le 10/01/2008, durée: 3H00.

* 1166 À partir du cas du Thatchérisme, Rose et Davies soulignent ainsi le poids des routines et des décisions antérieures dans les politiques publiques, davantage héritées que conduites (ROSE Richard, DAVIES Phillip, Inheritance in Public Policy. Change without Choice in Britain, New Haven, Yale University Press, 1994).

* 1167 SALLE Grégory, Emprisonnement et Etat de droit, op.cit., p.308.

* 1168 Philippe Pottier, éducateur pénitentiaire depuis 1975, secrétaire général du SNEPAP de 1978 à 1988 et fondateur de la COSYPE. Entretien réalisé le 27/12/2007, 2H.

* 1169 LOCHAK Danièle, « La haute administration française à l'épreuve de l'alternance. Les directeurs d'administration centrale en 1981 » dans CURAPP, La haute administration et la politique, PUF, 1987, p.49.

* 1170 Ibidem, p.55.

* 1171 En février 1981, le SM publie un article sur la politisation de la Chancellerie et l'éviction de certains syndicalistes (« 13 Place Vendôme : restructuration et répression », Justice, n°82, 1981, pp.39-41).

* 1172 L'ancien siège de la DAP était rue Saint Honoré. Il est aujourd'hui rue du Renard.

* 1173 TROISIER Solange, J'étais médecin des prisons. L'affaire des grâces médicales, op.cit., p.15.

* 1174 DEVILLE Anne, « Le syndicat de la magistrature en France. 1968-1988 », R.I.E.J, 1993, n°31, p.67.

* 1175 Cf. Annexe 24 : « Entre critique radicale et reforme pragmatique, Le Syndicat de la magistrature face à la question pénitentiaire ».

* 1176 BOULANGER Henri, Six ans d'administration pénitentiaire (1981-1987), Paris, L'Harmattan, 2004, p.74.

* 1177 Jean Favard, magistrat à la DAP de 1970 à 1975 puis Conseiller technique du ministre de la Justice de 1981 à 1986. Entretien réalisé le 10/01/2008, durée: 3H00.

* 1178 FAVARD Jean, Le labyrinthe pénitentiaire, Paris, Ed. Le Centurion, Coll. « Justice humaine », 1981.

* 1179 Jean Favard, magistrat à la DAP de 1970 à 1975 puis Conseiller technique du ministre de la Justice de 1981 à 1986. Entretien réalisé le 10/01/2008, durée: 3H00.

* 1180 Jacques, magistrat chargé à la DAP de la réglementation sanitaire de 1982 à 1989. Entretien réalisé le 11/01/2008, 3H30.

* 1181 Myriam Ezratty, magistrate et directrice de la DAP d'avril 1983 à juillet 1986. Entretien le 8/02/2008, 3H30.

* 1182 Myriam Ezratty, magistrate et directrice de la DAP d'avril 1983 à juillet 1986. Entretien le 8/02/2008, 3H30.

* 1183 Alain Blanc, responsable de la sous-direction de la réinsertion de 1985 à 1995. Entretien le 19/04/2007, 3H.

* 1184

* 1185 « Un congrès "spécial taulards" », Le Figaro, 22/11/1985.

* 1186 «Le citoyen détenu. Le droit à la dignité humaine », Justice, n°108, 02/1986, pp.4-6.

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