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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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2. Surveiller et conseiller : l'organisation des soins en prison sous le regard des médecins inspecteurs de santé publique

En transférant le contrôle de la médecine pénitentiaire à l'IGAS, le ministère de la Justice souhaitait mettre fin à l'inspection interne, considérée comme ambiguë. Bien que symbolique, cette mesure eut de nombreuses répercussions sur les services de santé pénitentiaires, et ce au niveau local par le biais des Directions départementales et régionales des affaires sanitaires et sociales (DDASS et DRASS) chargées, par décret du 30 janvier 1984, « de veiller au respect des règles se rapportant à la santé et à l'hygiène dans les prisons »1412(*). Les médecins inspecteurs de santé publique (MISP)1413(*) doivent ainsi dès 1985 effectuer une visite annuelle et en rendre compte dans un rapport remis à la DGS, à l'IGAS ainsi qu'à la DRSP.

L'acceptation de cette nouvelle mission est rendue possible par le bouleversement du secteur d'action des DDASS qui s'opère au début des années quatre-vingt. Dans le cadre des lois de décentralisation, plusieurs activités « à forte valeur identitaire », telles la protection maternelle et infantile et l'aide sociale à l'enfance, sont transférées aux Conseils généraux1414(*). Ce transfert a facilité l'acceptation de cette nouvelle mission de contrôle sanitaire, comme le relate un magistrat chargé des questions de santé à la DAP : « Les DDASS ayant vu leurs missions restreintes étaient bien contentes de retrouver des compétences supplémentaires avec la surveillance sanitaire des prisons »1415(*). Cette réorganisation rend pourtant en même temps plus difficile la bonne mise en oeuvre de ces contrôles. Les DDASS ayant perdu environ les deux tiers de leurs moyens humains et matériels, la mission en matière pénitentiaire est très marginale dans le travail des MISP. A l'exception de quelques médecins inspecteurs, beaucoup lui accordent une moindre attention, peu de DDASS réalisant par exemple un rapport annuel. Ainsi, quatre-vingt-cinq rapports (concernant cent quarante-deux établissements) sont transmis en 1985, cinquante-six en 1986 (pour quatre-vingt-huit prisons), trente-deux en 1987 (pour quarante et une prisons)1416(*). En juin 1990, seuls douze MISP rendent un rapport, justifiant un rappel des autres départements par la DGS1417(*). Cette diminution doit cependant être relativisée par le fait que, comme le remarque la responsable du Bureau de l'organisation des soins à la DGS, Marie-Joëlle Cano, « les départements qui n'ont pas transmis de rapport en 1985, ou en 1986, ou en 1987 ne sont pas les mêmes, ce qui signifie qu'une inspection a eu lieu dans presque tous les départements au moins une année sur deux »1418(*). Seuls cinq départements, dont Paris, n'avaient en 1988 remis aucun rapport d'inspection depuis 1985.

Ces visites sont l'occasion pour beaucoup de MISP, et avec eux la DGS dont ils relèvent, de découvrir pour la première fois la réalité carcérale et sa médecine. A un médecin inspecteur s'étonnant des conditions de rémunération des chirurgiens-dentistes et par conséquent de la difficulté à en recruter, la DGS répond que « renseignement pris auprès du ministère de la Justice, il s'avère que ces difficultés sont générales à tous les établissements pénitentiaires »1419(*). Le cas de ce médecin inspecteur, ayant joué par la suite un rôle important dans la réforme de la médecine pénitentiaire, est exemplaire de l'importance de ces premiers contacts avec le monde carcéral :

« J'étais en poste dans le Haut-Rhin de 80 à 86 et j'ai bien en tête l'établissement pénitentiaire de Colmar, qui se trouvait dans le centre de la ville, avec des petites ruelles [...] Les relations avec le directeur de la prison n'étaient pas vraiment faciles. Elles étaient même franchement difficiles en ce sens que lorsque je venais suite à une plainte, le directeur me faisait goûter le plateau des détenus... C'était une sorte de brimade ! Et le médecin qui était en poste faisait vraiment mal son travail. Il avait un certain nombre de vacations, mais il ne les remplissait pas toutes. Et puis c'était complètement déconnecté. Ils ne baignaient pas du tout dans un réseau de soins. Donc, voilà ! C'était fait par un médecin de médecine pénitentiaire. Enfin, un médecin libéral qui venait quand il voulait... Et puis du personnel qui n'était pas qualifié. C'était du personnel pénitentiaire qui était lié d'une certaine façon au directeur de la prison. Et ça, ça m'a vraiment sensibilisée aux problèmes de la médecine pénitentiaire »1420(*).

Bien qu'irrégulières, les inspections des MISP permettent d'apporter un regard neuf sur les services de soin aux détenus, longtemps évalués à l'aune des seuls critères pénitentiaires. Dans ses inspections, Solange Troisier était ainsi plus soucieuse du nombre d'hospitalisations extérieures, couteuses et problématiques pour des raisons de garde, que de la bonne organisation des soins. Désormais, les prisons sont considérées au regard des règles d'hygiène imposées à l'ensemble des établissements collectifs. En témoignent les commentaires établis par la DGS à partir des rapports des MISP : « Les médecins inspecteurs notent souvent les difficultés de respecter les normes d'hygiène dans des locaux aussi vétustes. Certains proposent leur désaffection [...] Dans la Région parisienne, il n'est pas rare de loger quatre détenus dans des cellules de 7m2. Le médecin inspecteur de Créteil note les conséquences, sur la santé mentale des détenus, du surpeuplement [...] Dans une Maison d'arrêt, la tuyauterie est en plomb ce qui cause un risque de saturnisme pour les détenus qui boivent l'eau du robinet »1421(*). Mais surtout les MISP évaluent sans concessions les conditions dans lesquels sont soignés les détenus. Leurs rapports sont ainsi souvent critiques à l'égard du personnel sanitaire. C'est notamment le cas de cette inspection qui propose le remplacement d'un médecin travaillant depuis 1960 en M.A après avoir restitué les nombreux dysfonctionnements qui lui sont imputables :

« La pièce appelée infirmerie ne permet pas d'avoir une activité correcte : elle est insalubre (très mal éclairée) [...] Elle sert de salle de repos aux gardiens de jour comme de nuit [...] La table d'examen sert d'entrepôt (casiers de médicaments, habits de détenus qui sont au "mitard") et de toute façon ne pourrait permettre décemment d'examiner un détenu [...] Un casier fermé à clef ; cette clef était jusqu'à ma visite en possession des personnes de l'administration (et en particulier des gardiens) en non en possession de l'infirmière. Il contient notamment du : Théralène, Nozinan, Haldol, des antibiotiques [...] La visite a lieu une fois par semaine : 30 à 40 détenus vus dans l'heure, elle se fait toujours porte ouverte, en présence d'un gardien, les détenus attendent les uns derrière les autres [...] Tous les détenus qui demandent à voir le médecin "défilent" devant lui au même rythme que les entrants [moins d'une minute par personne]. Généralement des détenus ont une demande précise de médicament : on accède très facilement à cette demande pour "avoir la paix" »1422(*).

Porteurs de normes distinctes de celles du ministère de la Justice, les MISP permettent au fur et à mesure de leurs visites d'améliorer les conditions sanitaires, notamment au niveau de l'hygiène. Dans son rapport annuel un inspecteur remarque ainsi que « les mesures prises l'an passé visant à améliorer l'hygiène générale de l'établissement sont maintenues, ce qui permet d'éviter depuis toute nouvelle prolifération de rats »1423(*). Beaucoup de MISP semblent d'ailleurs privilégier le contrôle des conditions sanitaires plutôt que la qualité des soins, ce que confirme cette infirmière interrogée au sujet des contrôles de la DDASS : « Y avait souvent une dame qui venait visiter et qui me demandait tous les combien les couvertures étaient lavées. Mais on les passait de l'un [détenu] à l'autre ! Y avait pas une hygiène terrible, hein ! On... on pouvait pas faire grand chose ! [...] Elle [MISP] était toujours... très mécontente ! Et je la comprends. C'était par rapport à l'hygiène surtout... »1424(*).

Au-delà des particularismes de leur formation, si certains inspecteurs privilégient le contrôle de l'hygiène, c'est peut-être parce qu'il est délicat pour eux de remettre en cause la qualité des soins, sans que cela soit vécu par les praticiens en question comme une atteinte à leur autonomie professionnelle. En atteste la différence avec laquelle la visite des MISP est vécue par les infirmiers et les médecins pénitentiaires. Ces contrôles sont souvent perçus par le personnel paramédical comme l'opportunité de faire valoir leurs difficultés. Se déclarant « ravie » de la mission confiée aux DDASS, une infirmière de M.A affirme s'être toujours « bien entendue » avec les différents MISP1425(*). Leurs rapports soulignent d'ailleurs parfois la difficulté pour certaines infirmières à assumer leur fonction1426(*). C'est ainsi que cet infirmier, déclarant avoir souffert de solitude dans la M.A où il était seul, estime que leurs visites ont permis une meilleure prise en compte de certains problèmes : « De temps en temps, ils venaient et on leur faisait part de nos difficultés parce qu'il y avait quand même des choses qui n'étaient pas normales. Et ce qui fait que petit à petit, ils se sont penchés sur nos difficultés »1427(*).

Toute autre semble être la relation entre les services d'inspection du ministère de la Santé et les médecins pénitentiaires, qui souvent ne se rencontrent pas, hormis en cas de plainte d'un détenu. En atteste le cas de ce généraliste n'ayant jamais rencontré la MISP en plus de six ans : « Oui, y avait un médecin de la DDASS qui venait de temps en temps. Elle venait une ou deux fois par an voir si les dossiers étaient bien tenus. Je ne la voyais jamais »1428(*). L'intervention des MISP est néanmoins vécue par certains médecins, comme ce praticien souvent en conflit avec la direction de l'établissement, comme une ressource spécifique à l'égard de l'Administration : « Quand j'avais une difficulté, c'est elle que j'appelais en disant SOS »1429(*). C'est peut-être parce que le contrôle des MISP apparaît intrusif que certains praticiens regrettent la suppression du poste de Médecin-inspecteur. Ce généraliste travaillant depuis le début des années soixante à Clairvaux considère par exemple que cette réforme s'est traduite par la perte d'un correspondant direct à l'Administration centrale et par un plus grand isolement du praticien :

« Auparavant un Médecin Inspecteur de l'Administration Pénitentiaire exerçait une tutelle peu contraignante et positive dans ses effets ; placé auprès du Directeur Général, il connaissait parfaitement les rouages administratifs et plutôt que d'un contrôleur, jouait le rôle d'un conseiller, souvent amical, sachant désamorcer les conflits entre institution et médecin, défendant le point de vue de ce dernier, aidant en véritable consultant aux choix difficiles (grèves de la faim sévères, propositions de grâce médicale, etc...). Il n'en est plus ainsi du médecin inspecteur de la Santé : ignorant tout de l'Administration Pénitentiaire, peu rompu aux problèmes carcéraux, sa tutelle s'exerce avec une grande discrétion et sans aucune efficacité. Cette réforme, supprimant l'inspection Médicale des prisons dans le but louable de mieux garantir l'indépendance du médecin, n'eut pas l'effet escompté, ce dernier se trouvant désormais seul confronté à des impératifs non médicaux et à l'autorité administrative »1430(*).

Outre le faible poids qu'ont les MISP auprès des autorités pénitentiaires, les propos de ce praticien soulignent que le contrôle des DDASS est souvent perçu comme une source d'ennui pour les médecins pénitentiaires, effrayés par le contrôle de leur activité. Un praticien exerçant depuis 1969 en milieu carcéral fait part ainsi à son directeur régional « du malaise qui s'est installé dans ma fonction, et, renseignements pris, dans celle aussi de tous les médecins généralistes de la Région pénitentiaire » lié à une « sourde révolution qui se manifeste insidieusement au sein de la médecine pénitentiaire par l'introduction de personnels de la DASS. Il s'agit là d'un partage de l'autorité de tutelle, une perte de votre pouvoir - et de mon pouvoir médical »1431(*). Ce praticien entend protester notamment contre la mise en place de nouveaux dossiers médicaux « qui, sous des apparences innocentes, a pour but de contrôler et de surveiller le service médical et ses prescriptions. Pourquoi tant d'inquisition ! Tant de paperasserie ! Pourquoi ne pas faire confiance en l'homme ! ». Quelques mois plus tard, ce même médecin justifie sa démission par le contrôle de la DDASS considéré comme illégitime :

« Je ne peux accepter la mainmise sur la Médecine pénitentiaire de la DDASS qui, d'après la direction régionale aurait plus une mission d'assistance menée par des professionnels de la santé qu'une mission de contrôle. Qu'il y ait contrôle, je veux bien. Mais j'estime que mon ancienneté et l'obtention du diplôme [de médecine pénitentiaire] sont des facteurs qui me paraissent suffisamment éloquents face à des médecins parachutés en milieu carcéral et j'estime pouvoir me passer de leur assistance ».

L'hostilité parfois exprimée à l'égard des MISP tient peut-être à la mission de traitement des plaintes qui leur est désormais impartie1432(*). Saisi par un détenu ou un membre de sa famille, l'IGAS enjoint, selon la procédure, le médecin inspecteur départemental de procéder à une enquête en consultant le dossier médical du patient mais surtout en rencontrant ce dernier. Au vu du rapport du MISP, quelques fois après un long délai comme en témoignent les nombreuses lettres de rappel envoyées aux DDASS1433(*), l'IGAS estime si la prise en charge médicale est suffisante ou si une intervention est nécessaire. Le ministère de la Santé est largement sollicité, ce dont atteste l'évolution du nombre de plaintes1434(*). Le plus souvent, celles-ci sont relatives à l'insuffisance des soins, notamment dentaires. Un détenu de la M.A d'Ensisheim critique, par exemple, le « refus qui serait opposé à [sa] demande de transfert au Centre hospitalier de Mulhouse afin d'y subir des examens médicaux »1435(*). Le rôle imparti à l'IGAS est néanmoins délicat puisqu'il lui faut déterminer la frontière entre ce qui relève du médical et du pénitentiaire. A un plaignant demandant une permission de sortie en raison de sa condition médicale, le Chef de l'IGAS, Michel Lucas, déclare ne pouvoir se prononcer sur les « conséquences de l'état de santé d'un détenu sur la détention elle-même »1436(*).

Si, comme le remarque un membre de l'IGAS, les plaintes des détenus ne sont pas souvent fondées, elles permettent néanmoins de recueillir des informations susceptibles d'améliorer leur prise en charge médicale1437(*). Suite aux rapports de plusieurs MISP, l'IGAS attire ainsi l'attention de la DAP « sur le problème posé par les délais de réalisation des prothèses dentaires par le service spécialisé des prisons de Fresnes »1438(*) ou encore sur l'absence de structures adaptées à la prise en charge de « femmes présentant des troubles mentaux graves » à la prison de Montluc à Lyon1439(*). A l'occasion du décès d'un détenu, un rapport de l'IGAS souligne les défauts d'organisation d'un établissement où les deux infirmières étant en congé, l'une en maladie et l'autre en maternité, « les deux surveillants (sans qualification particulière) assuraient donc seuls le service de l'infirmerie »1440(*). En outre, « les médecins généralistes, en fonction l'un depuis 1973 et l'autre depuis 1975, ne se sont rencontrés pour la première fois que lors de la venue de la Mission IGAS ».

L'intrusion des médecins inspecteurs dans un système d'organisation des soins jusque-là limité aux seuls personnels pénitentiaires aboutit parfois à relever des dysfonctionnements sans lien avec la plainte initiale. Saisi par un détenu de Fleury-Mérogis ayant protesté de ne pas recevoir les soins appropriés, le MISP remarque que ce dernier souffre d'une« sérologie très positive au virus Lav » non détecté et dont le médecin-chef de l'établissement est aussitôt informé1441(*). Un autre MISP remarque suite à la visite de la MC d'Yzeure que le détenu plaignant est « correctement pris en charge médicalement » mais qu'« il y a un problème important de prise en charge des pathologies psychotiques dans ces établissements », auquel le Chef de l'IGAS lui demande de remédier1442(*).

Dans de rares occasions, le contrôle du MISP aboutit à la remise en cause du traitement prescrit par le médecin de l'établissement. En témoigne cet échange de courriers entre un médecin de l'Hôpital de Fresnes et le MISP du Val-de-Marne1443(*). Au sujet d'un détenu s'étant plaint de sa mauvaise prise en charge médicale, le médecin inspecteur regrette « l'insuffisance d'informations » de son dossier médical et demande au médecin pénitentiaire de « veiller à la tenue régulière des observations et à la réalisation d'examens » avant de s'interroger sur le traitement appliqué au détenu. Dans sa réponse, le praticien mis en cause conteste l'avis du MISP avant d'ajouter : « Jusqu'à preuve du contraire, je pense être aussi crédible que [le détenu] ». Le médecin en question émet une réclamation auprès de l'IGAS accusant le MISP d'avoir « émis des allégations fausses ou outrageantes ».

Les critiques émises par les médecins inspecteurs semblent d'autant plus mal vécues par les praticiens, qu'elles renvoient souvent aux difficultés auxquelles ces derniers sont confrontés. En atteste la réponse d'un dentiste, se voyant reproché des délais trop longs, à un MISP : « L'effectif en janvier 1981 était de 368 détenus en moyenne et il est actuellement [en 1983] aux environs de 636 détenus. Je n'ai toujours que deux bras. Pour vos informer des suggestions que j'envisage pour remédier à cette situation, je vous informe que je remets ce jour ma lettre de démission du poste de chirurgien dentiste de la Maison d'arrêt »1444(*). Plusieurs praticiens reprochent aux services d'inspection du ministère de la Santé de ne pas être assez en lien avec les difficultés du milieu pénitentiaire. Le médecin-chef de Fleury-Mérogis regrette, lors d'une interview, l'impossibilité qui leur est faite de répondre aux exigences du ministère de la Santé : « Le rapport fait il y a deux ans ne correspondait pas à la réalité carcérale : ses critiques ne tenaient pas compte de nos difficultés. Ses solutions étaient impossibles à réaliser »1445(*). Habitué aux procédures et aux conventions hospitalières, les services du ministère de la Santé tenteraient de transposer des normes considérées comme « inadaptées » au milieu carcéral :

« Quelles vous imaginez-vous être les missions des médecins de l'IGAS ? [...] Parce que si ça fait partie de leur attribution qu'il y ait bien deux clefs du placard à toxique... [ton très ironique] Je me rappelle d'une inspection, enfin d'un audit ! Ils m'avaient cherché des poux dans la tête parce que les dossiers médicaux sont des chemises de carton bleu. Et ces chemises de carton bleu étaient celles de l'Assistance publique »1446(*)

« J'ai tellement pensé au départ que c'était [le médecin inspecteur] un sinistre connard et un incapable qui avait réussi les concours ou qu'on avait placé là pour ça ! Dans son attitude... A un moment il demande à visiter le quartier des femmes. Les femmes étaient sur la PHB. Alors, je sais pas, mais un médecin inspecteur de l'IGAS qui vient visiter des malades peut demander à voir l'infirmière ou des choses comme ça... La seule chose qu'il a demandée, c'est si à l'entrée on leur avait distribué des serviettes hygiéniques ! Ce qui est un peu cocasse... »1447(*)

Outre la dimension méticuleuse ou bureaucratique de ces inspections, ces exemples traduisent la difficulté pour des médecins libéraux, peu habitués au contrôle de leur activité, à accepter de nouvelles normes professionnelles. C'est ainsi que l'ancien médecin-chef des Baumettes décrit la décision de l'IGAS de faire fermer le bloc opératoire de l'établissement comme « irresponsable ». La fermeture de cet équipement, qui contrevenait pourtant à de nombreuses normes hospitalières, est vécue comme un acte de mépris à l'égard des contraintes économiques imposées aux praticiens par le ministère de la Justice :

« A l'époque, le médecin-chef qui était Solange Troisier avait à l'esprit, et je pense que c'était logique, puisque les détenus étaient complètement pris en charge par l'Administration pénitentiaire. Elle avait à l'esprit l'économie ! Comme toujours hein ! [Rires] Economies signifiaient en pratique de soigner le maximum... de soigner les gens en prison et d'éviter de recourir aux services extérieurs [...] On avait un bloc opératoire qui était performant, on avait fait venir des chirurgiens et des spécialistes qui étaient reconnus. On avait une radiologie avec un radiologue compétent... Et on a même fait des hernies discales hein ! [...] On n'a jamais eu de problèmes. Et je sais pas comment c'est arrivé, si il y avait eu une plainte ou quoi, mais tout d'un coup on a eu une inspection de l'IGAS. Bon à l'époque, il y avait dû y avoir je sais pas trop quoi1448(*). Donc l'IGAS a débarqué et a examiné tout le fonctionnement. Et en gros le problème, c'est que nous n'avions pas de salle de réveil ! [Prend un ton ironique] Ah, ah ! Très très gros problème ! On avait donc le bloc opératoire, on avait donc trois ou quatre cellules, du personnel infirmier réservé uniquement à la chirurgie... mais, très très grave, pas de salle de réveil ! Or, c'est vrai qu'à l'époque les salles de réveil étaient obligatoires dans tout établissement opératoire. Donc, de là, ils ont dit : "On ferme !"... "Mais"... "Monsieur, on ferme !"... "Mais vous savez combien ça va coûter ?"... "On veut pas le savoir ! C'est pas nos sous ! On ferme !"... [Rires] Donc y a eu un blocage ce qui fait que ça a entraîné un transfert systématique [à l'hôpital civil] quelques soient les interventions. La radiologie, c'est pareil ! Ils ont dit : "C'est vétuste... On arrête !". Même si cela nous avait aidé pendant des années à détecter des tuberculoses [...] Nous, je vous dis, on avait essayé de fonder une structure performante sur Marseille et on avait réussi. Qu'est ce qu'il s'est passé ? Contrôle de l'IGAS ! "Monsieur il faut tout fermer !". C'étaient des gens qui faisaient leur boulot. Je ne critique pas l'inspection de l'IGAS mais je critique le manque de responsabilité financière de ces fonctionnaires. L'argent public, ils s'en foutent ! »1449(*).

Accusés de ne pas s'adapter aux spécificités pénitentiaires, les services d'inspection du ministère de la Santé ont pourtant, dès l'origine de leur mission, été alertés sur les règles du milieu carcéral. La circulaire prévoyant leur intervention précisait ainsi que « les règles déontologiques propres au corps médical et paramédical sont applicables en milieu carcéral, toutefois des conditions particulières d'organisation et de fonctionnement des établissements pénitentiaires se traduisent par des dispositions réglementaires dérogatoires au droit commun »1450(*). Sensibilisée par la Chancellerie, du fait des réunions de coordination entre ministères, l'IGAS semble soucieuse de respecter les contraintes pénitentiaires. En atteste la réponse apportée par le Chef de l'IGAS, Michel Lucas, à un MISP s'étonnant que, dans deux établissements visités, « les examens médicaux soient effectués systématiquement en présence de l'infirmière et d'un surveillant, contrevenant ainsi au principe du colloque singulier médecin-malade » :

« Certes ce principe doit être respecté dans toute la mesure du possible et notamment lorsque le patient le demande instamment. Toutefois, il ne faut jamais perdre de vue que le milieu carcéral dans lequel est exercé l'art médical comporte des risques pour les membres du personnel sanitaire et que toutes les mesures doivent être envisagées pour les prévenir ou les réduire »1451(*).

La volonté d'entretenir des relations de « bon voisinage » entre administrations explique cette prudence, tout affrontement étant minutieusement évité. Mis en cause par le directeur de l'Hôpital de Fresnes au cours d'une réunion interministérielle, les inspecteurs de l'IGAS privilégient ainsi la voie administrative en demandant un droit de réponse à leur direction :

« Les faits reprochés étaient de nature à nous inciter à répondre aussitôt à M. [...]. Si nous ne l'avons pas fait, c'est parce que nous avons estimé que le comité n'était pas le lieu pour mener une telle discussion et que nous ne voulions pas entrer dans une telle polémique. L'absence de réaction immédiate de la part de l'IGAS nous fait craindre que l'on puisse croire et notamment Monsieur le Directeur de l'Administration Pénitentiaire, que nous acceptons tous les griefs portés à l'encontre de ces rapports »1452(*).

Le souci de l'IGAS de ne pas attenter à l'autonomie de l'Administration pénitentiaire afin d'entretenir des relations cordiales explique que certains problèmes, telle que la dilution des médicaments, pourtant relevés dès 1984 n'aient jusqu'à la réforme de 1994 pas évolué1453(*). Ce souci d'éviter toute confrontation est peut-être à l'origine de l'impression d'impuissance que regrette cette infirmière au sujet des contrôles de l'IGAS :

« Et tous les rapports de l'IGAS, ils disaient tout ce qu'on leur avait dit. Expliquez-moi pourquoi ça n'a jamais changé ? Une fois, je leur ai dit : "Vous avez des rapports qui dénoncent la dilution, les sous-effectifs, les problèmes de secret médical, les médecins qui n'effectuent pas leur temps de travail..." [...] Moi, je me souviens de leur avoir montré tout ce qui n'allait pas. Ils mettaient tout dans leurs dossiers mais ça ne changeait rien... Et ils me disaient : "Mais oui, mais oui, on le note... Ça sera dans le rapport". Alors pourquoi cela n'a-t-il jamais changé ? Vous voyez la puissance de la Pénitentiaire ! J'ai jamais pu avoir de réponse à cela... Pourquoi eux, en tant qu'inspecteurs de Santé, n'ont jamais réussi à faire changer les choses ? Alors comment une infirmière de Maison d'arrêt peut changer quelque chose ? »1454(*).

Cette infirmière a occupé un rôle spécifique dans l'organisation des soins puisqu'elle était membre du Comité interministériel de coordination de la santé en milieu carcéral. Plus souvent appelé Comité Santé/Justice, il fut créé en 1984 afin d'opérer une meilleure concertation entre administrations et d'amender progressivement l'organisation générale des soins. S'inspirant de l'idée de l'IGAS d'instaurer au sein de chaque établissement un comité médical de concertation, Myriam Ezratty propose en juin 1984 à Michel Lucas de mettre en place « une instance centrale de coordination dont la première mission consisterait à planifier les réformes proposées puis à en suivre la mise en oeuvre notamment à travers les bilans périodiques transmis par les comités médicaux »1455(*). Avec la suppression du poste de Médecin-inspecteur, la DAP se trouve privée subitement de conseiller médical. Elle s'adresse alors fréquemment au médecin-coordinateur de Fresnes. « J'ai été aussi quasiment Conseiller technique », s'exclame le Dr Espinoza1456(*). « L'Administration et le cabinet lui font confiance, l'écoutent [...] Pendant cette période là, il joue un rôle important. Il est très écouté », confirme Jean Favard1457(*). Pourtant, ajoute ce dernier, cette situation n'est qu'intermédiaire : « Et puis après l'IGAS a un peu pris le relais. On ne voulait pas non plus recréer un Médecin-inspecteur ». Le Comité Santé/Justice (CSJ) naît ainsi en partie du besoin éprouvé par l'Administration pénitentiaire de recueillir une expertise du ministère de la Santé sur des questions techniques. Sa création est, d'autre part, liée à l'intérêt éprouvé par Myriam Ezratty pour la dimension sanitaire de la prise en charge des détenus, laquelle n'a d'ailleurs jamais manqué une séance. « Je ne me suis jamais fait remplacer [...] Pour moi, c'était l'occasion d'être informée. C'est d'ailleurs pour ça que j'y allais», déclare la directrice de l'Administration pénitentiaire1458(*). « Il est clair qu'elle avait une culture de santé. Pendant toute cette période de 83 à 87, il y a vraiment eu une ouverture sur les problèmes sanitaires », confirme le médecin-coordinateur de Fresnes1459(*).

Après s'être réuni quelques fois de façon informelle dans la salle à manger du garde des Sceaux, place Vendôme, le Comité prend une existence officielle par un décret du 6 août 19851460(*). Présidé par le ministre de la Justice1461(*), le Comité se réunit ainsi au moins une fois par an afin d'« examiner toute question d'ordre général se rapportant à la protection, à l'amélioration de la santé des détenus et à l'hygiène dans les établissements pénitentiaires ». Il dispose également d'un rôle de concertation entre les différents services ministériels et peut, enfin, constituer des groupes de travail sur certains thèmes. Outre l'Administration pénitentiaire, il rassemble théoriquement l'IGAS, les directions du ministère de la Santé (Hôpitaux, Santé, Pharmacie, Sécurité sociale) ainsi que des acteurs de terrain (médecin-coordinateur de Fresnes, MISP des DDASS ou DRASS, un chef d'établissement et une infirmière pénitentiaire). Concrètement, le Comité s'est réuni à au moins dix reprises d'octobre 1984 à juin 19861462(*).

Si la DAP est représentée de façon constante par sa directrice ainsi que par plusieurs magistrats1463(*), les membres siégeant au titre du ministère de la Santé sont plus variables, à l'exception du Dr Tchériatchoukine, membre de l'IGAS. Seule la Direction générale de la santé (DGS) est à chaque reprise représentée par l'intermédiaire de Marie-Joëlle Cano, responsable du Bureau de l'organisation des soins en charge notamment des MISP. Les autres directions sont présentes de façon ponctuelle en fonction de l'ordre du jour. Les intervenants de terrain sont, enfin, très peu représentés, seul le médecin-coordinateur de Fresnes, Pierre Espinoza, assistant à toutes les réunions. Un médecin inspecteur départemental ainsi qu'une infirmière de la M.A de Bois d'Arcy sont également présents à diverses reprises. « C'était plutôt des administratifs », se souvient le Dr Espinoza1464(*).

Le Comité traite de problèmes précis, soulevés le plus souvent au sein des rapports de l'IGAS ou des MISP. La réunion du 17 décembre 1984 est ainsi consacrée à la fermeture éventuelle de l'atelier de prothèses dentaires de Fresnes ainsi qu'à celle de sa maternité1465(*). A partir de problèmes spécifiques sont envisagées des transformations générales de l'organisation des soins. Plus rarement, le CSJ est également le lieu où sont abordées les questions déontologiques. Au cours de la séance du 16 septembre 1985 est, par exemple, décidé de ne pas instaurer un dépistage systématique des détenus à la sérologie HIV, pourtant réclamée par plusieurs médecins pénitentiaires : « Il est constaté une certaine propension chez certains médecins travaillant en milieu carcéral de procéder à des dépistages revêtant un caractère systématique notamment sur des toxicomanes entrant en prison. Les tests sont inutiles du triple point de vue scientifique, préventif et thérapeutique [...] En revanche les inconvénients d'un tel dépistage sont évidents en prison : violation du secret médical et risques de divulgation, réaction de rejet et de mise à l'écart, moments de panique, possibilités d'actes désespérés de personnes fragiles, exploitation et déformation par les médias, etc... qui contribuent à accroître les difficultés de gestion pénitentiaire dans des établissements surencombrées »1466(*).

Les comptes-rendus étant succincts, quatre ou cinq pages résumant une demi-journée de travail, il est difficile d'avoir une idée précise du déroulement des séances. Interrogés sur le Comité Santé/Justice, deux professionnels de santé ayant assisté aux réunions présentent deux versions distinctes, renvoyant à leurs positions respectives. N'étant pas confronté quotidiennement aux difficultés présentes dans les établissements pénitentiaires, le médecin-coordinateur, évoque pour sa part un lieu de concertation permettant de faire avancer rapidement les dossiers qu'il juge importants. A l'inverse, une infirmière de M.A regrette que certains problèmes n'aient pas été traités de manière plus frontale afin d'être résolus plus rapidement :

« C'étaient des réunions très libres car il y avait un ordre du jour mais la parole était très libre. C'étaient des réunions qui étaient à dominante sanitaire. Toujours dans l'esprit : "Comment peut-on améliorer la prise en charge sanitaire des détenus ?". Même si on n'oubliait pas la prison. On n'oubliait pas le fait que c'était des détenus et qu'il fallait considérer l'aspect sécuritaire mais le primo noves c'était quand même les soins [...] Tout a été mis sur la table. Les problèmes de pharmacie, de SMPR. Tous les grands thèmes ont été discutés et débattus avec des représentants de la Chancellerie, de l'Administration pénitentiaire, du Ministère de la Santé, avec Yvette, moi-même et un médecin inspecteur de Fleury-Mérogis. Et au cours de ces réunions des décisions étaient prises sous la forme de circulaires »1467(*).

« Ce sont des questions [problèmes déontologiques] qui n'ont jamais été abordées dans le Comité Justice Santé où il était question de thèmes précis. Il y a eu beaucoup de baratin. Par exemple, la fois que j'y suis allée on parlait des dentistes parce qu'il n'y avait plus de dentiste à Bois d'Arcy [...] Le choix des thèmes était déterminé par un problème de santé révélé dans un établissement. C'étaient toujours des thèmes particuliers. On n'abordait pas les problèmes généraux. Les réunions se déroulaient dans une bonne ambiance. C'était sérieux mais on n'aboutissait pas toujours. Mais y avait quand même quelque chose qui changeait. Ça n'aboutissait pas à une décision administrative au niveau national mais ça débouchait quand même toujours sur une autre analyse. Alors bon, si les gens ne demandaient pas : "Alors, où on en est ?", ça se perdait un peu. L'objectif était de prendre des décisions pour un problème soulevé. Mais ça ne débouchait pas toujours parce que si c'était un problème de moyens, les administrateurs étaient là et s'il n'y avait pas de sous...»1468(*)

Car en dépit des réunions et des rapports, l'organisation des détenus change peu dans les différents établissements. L'Inspection tente de parer aux situations les plus pressées, tel l'Hôpital de Fresnes ou des Baumettes tandis que les petites Maisons d'arrêt sont peu affectées par la réforme de 1983, et ce même les établissements faisant l'objet d'un contrôle de l'IGAS1469(*).

__________________________________________________

Jusque-là restée à l'écart des transformations du monde médical, l'organisation des soins en prison devient à partir de 1985 un objet de réflexion des services centraux et déconcentrés du ministère de la Santé. S'il contribue à relégitimer l'Administration pénitentiaire en matière de santé, le transfert de la mission de contrôle à l'IGAS marque la progressive disparition de la frontière qui séparait la médecine carcérale du reste du système de santé. Longtemps jugée à partir de ses propres normes, l'organisation des soins en prison est désormais évaluée, au moins partiellement, à l'aune des critères de santé publique. Le bilan de la mise en oeuvre du décret 26 janvier 1983, et plus largement de la volonté de rupture dont font preuve les magistrats nouvellement arrivés en 1981, attestent de la difficulté à transformer les règles régissant un secteur d'action publique. La notion de path dependence ou « dépendance au chemin emprunté », développée en économie et appliquée à la science politique par Paul Pierson rend compte de cette inertie historique des institutions1470(*).

A partir de l'exemple des systèmes de protection sociale, Pierson met en évidence l'existence de cadres cognitifs et de règles institutionnelles dont la transformation apparaît difficile. Il en est ainsi, par exemple, de la règle informelle selon laquelle les praticiens ne seraient pas l'objet de contrôles dans leur temps de travail. L'éviction de l'anesthésiste et le maintien en place du chirurgien de Fresnes, malgré ses erreurs, attesteraient également d'une primauté des impératifs pénitentiaires à l'égard des règles déontologiques. L'organisation des soins en prisons demeure régie par des règles tacites établies depuis les années soixante. En dépit de tout volontarisme politique, leur remise en cause apparaît difficile. C'est par exemple le cas de la contestation de la règle de la non-application de l'abattement en matière de soins dentaires qui se traduit par de nombreuses démissions de praticiens1471(*).

En dépit d'une volonté politique de remettre en cause les règles régissant jusque-là l'organisation des soins, l'autonomie des soignants demeure limitée. En atteste le licenciement d'un interne de l'Hôpital de Fresnes. Recruté en octobre 1981, ce dernier change de service en décembre. Il fait cependant l'objet en décembre 1982 d'un avis défavorable de du médecin-chef auquel il n'est plus rattaché tandis que son chef de service actuel le soutient. « L'avis du corps médical de Fresnes est très partagé », remarque alors le Bureau des personnels1472(*). Décision est néanmoins prise de licencier cet interne. Après avoir consulté son dossier, ce dernier proteste contre cette décision qu'il explique par son changement de comportement à l'égard des placements au « mitard » :

« La caractéristique essentielle des éléments à ma charge dans ce dossier est qu'ils datent tous de la fin de 1982 [...] J'ai en trois mois demandé quatorze fois la suspension des mesures disciplinaires (pour des raisons de santé) sur deux cent vingt-et-un prisonniers ayant séjourné au quartier disciplinaire, demandes qui choquent et gênent les surveillants au point qu'ils se soient plaints au directeur que je demande ces suspensions de manière systématique. C'est ce rôle de "gêneur" que j'assume depuis quelques trois mois, selon les dispositions très sagement instituées par le législateur qui a conduit à vous faire remettre le dossier de constitution récente et partial me concernant »1473(*).

Preuve de sa bonne foi, cet interne fournit une attestation favorable fournie par le médecin-chef de service dont il dépend. Le Bureau des personnels demande alors à l'inspecteur Chemithe de reconsidérer le dossier de l'intéressé dans lequel ne figurait pas l'avis du médecin-chef tout en « s'interroge[ant] » sur l'avis du premier chef de service où l'interne n'est plus affecté depuis décembre 19811474(*). Cet avis ne semble cependant pas suivi d'effet puisque Yvan Zakine avertit le second médecin-chef qu'il n'était pas habilité à transmettre à son interne « une attestation concernant sa manière de servir, à l'insu de l'administration »1475(*). Enfin, dans un courrier au Conseiller technique du garde des Sceaux, la nouvelle Directrice de l'Administration pénitentiaire précise qu'il ne lui semble pas souhaitable d'annuler la décision de licenciement étant donné que cet interne « n'a pas conscience des contraintes de la médecine hospitalo-carcérale »1476(*).

Si certaines règles régissant l'organisation des soins en prison demeurent inchangées on assiste néanmoins à une progressive transformation des façons de faire, notamment du fait de l'intervention des médecins inspecteurs. A l'encontre d'une vision trop rationnelle et trop radicale du changement, Charles Lindblom développa la notion d'« incrémentalisme » désignant le fait que les politiques évoluent sur le mode des petits pas1477(*). Confrontés à des situations d'incertitude, les décideurs seraient placés face à des alternatives restreintes entre lesquelles ils arbitreraient sur la base d'une négociation. La décision finale ne traduirait ainsi pas tant un choix en valeurs qu'un choix « contraint ». C'est ainsi qu'il apparaît préférable pour les autorités pénitentiaires d'avaliser le licenciement de cet interne qui, bien que n'ayant pas démérité, remet en cause le fonctionnement de la détention. Fortement indéterminées, ces négociations peuvent cependant aboutir à une lente remise en cause du système. C'est notamment le cas au sujet des interactions entre l'Administration pénitentiaire et les services de contrôle du ministère de la Santé. Si cette dernière ne peut imposer d'emblée le respect de règles sanitaires identiques au monde hospitalier, elle réussit néanmoins à mettre un terme aux dysfonctionnements les plus flagrants.

Tandis que la réforme de la médecine pénitentiaire achoppe sur des questions budgétaires ou statutaires, la psychiatrie pénitentiaire achève son autonomisation du ministère de la Justice amorcée en 19771478(*). Un décret et un arrêté de 1986 ôtent définitivement toute autorité à l'Administration pénitentiaire dans le fonctionnement des infirmeries psychiatriques désormais appelés Services médico-psychologiques régionaux (SMPR)1479(*). La mise en perspective avec la réforme de la psychiatrie carcérale, désormais totalement intégrée au ministère de la Santé, permet de mettre en avant trois facteurs explicatifs au blocage de la réforme de la médecine pénitentiaire. L'intégration au milieu hospitalier a tout d'abord offert aux psychiatres travaillant en prison l'opportunité de développer une réflexion éthique sur leur pratique dont les médecins pénitentiaires restent dépourvus. Tandis que les premiers rejettent vigoureusement l'idée d'une spécificité carcérale, certains généralistes continuent, en second lieu, de défendre l'existence d'une « médecine pénitentiaire ». Cette nouvelle réforme, avant tout déontologique et statutaire, n'implique enfin, troisième facteur, aucune dépense supplémentaire pour le ministère de la Santé.

La question de l'organisation de la médecine générale butte, à l'inverse, sur le problème du financement des soins. Faute de prise en charge par la Sécurité sociale, l'Administration pénitentiaire demeure incapable de répondre aux attentes du ministère de la Santé. C'est pour pallier cet obstacle financier que le nouveau ministre de la Justice, Albin Chalandon, décide en 1986 de recourir à un nouvel acteur extérieur : les entreprises privées. En prenant cette décision, il ne pouvait imaginer que les socialistes, revenus au pouvoir en 1988, seraient chargés de mettre en oeuvre cette privatisation à laquelle ils sont hostiles. Les magistrats-militants alors en poste à l'Administration pénitentiaire mirent à profit cette réforme dans leur stratégie de décloisonnement de la médecine pénitentiaire. C'est dans ces conditions que l'organisation des soins en prison est pour la première fois le fait de praticiens extérieurs.

* 1412 Le décret du 30/01/1984 est complété par la circulaire D.G.S. /3A/390 du 30 août 1984 relative au contrôle exercé par les services extérieurs du ministère chargé de la santé dans les établissements pénitentiaires.

* 1413 On distingue le « Médecin-inspecteur », poste anciennement occupé par Solange Troisier et dépendant de la DAP, du « médecin inspecteur » de santé publique des services du ministère de la Santé.

* 1414 RAIMONDEAU Jacques, BRECHAT Pierre-Henri, « 100 ans d'une histoire des médecins inspecteurs de santé publique », Actualité et dossiers en santé publique, n°41, 12/2002, pp.67-71.

* 1415 Jacques, magistrat chargé à la DAP de la réglementation sanitaire de 1982 à 1989. Entretien réalisé le 11/01/2008, 3H30.

* 1416 Compte-rendu de la session d'information du 10 décembre 1987 « Soins et hygiène en milieu carcéral », 24 pages ronéotypée. Archives internes DGS.

* 1417 Document manuscrit interne DGS. Archives internes DGS.

* 1418 Compte-rendu de la session d'information du 10 décembre 1987 « Soins et...». Archives internes DGS.

* 1419 Courrier de la Sous direction de l'organisation des soins (Bureau 3A) de la DGS au MISP de Haute-Marne daté du 25/09/1985. Archives internes DGS.

* 1420 Danièle Fuchs, MISP, chargée de mission à la Direction des Hôpitaux de 1987 à 1991, membre du rapport du Haut comité à la santé publique. Entretien réalisé le 24/05/2006 à Paris, 1H45.

* 1421 DGS, « Note sur le contrôle exercé par les médecins inspecteurs de la santé dans les établissements pénitentiaires pour l'année 1985 », document dactylographie, 5 pages, 8/08/1986. Archives internes DGS.

* 1422 Rapport du MISP des Landes sur la M.A de Mont de Marsan daté du 5/08/1985, 9 pages (CAC. 19940511. Art.97).

* 1423 DDASS Moselle, « Rapport d'inspection du Médecin inspecteur de la santé », 6/08/1990. Archives DGS.

* 1424 Anne, infirmière Croix-Rouge à la M.A de Pontoise de 1980 à 1990. Entretien réalisé le 5/01/2006, 2H.

* 1425 Yvette, infirmière-chef de la M.A de Bois d'Arcy de 1980 à 1998 et ayant participé au Comité Santé /Justice de 1984 à 1988. Entretiens réalisés le 31/04 et le 4/05/2006, 3H et 3H.

* 1426 Dans son rapport un MISP constate ainsi que l'établissement accueillant 100 détenus ne dispose que d'une infirmière sur les 4 postes théoriques (Rapport d'inspection du Médecin inspecteur de la santé relatif à la M.A de Metz, 6/08/1990, 3 pages. Archives internes DGS). Le rapport fut suivi d'un courrier de la DGS demandant à la DAP de trouver une solution à « cette situation de pénurie gravement préjudiciable » (Lettre de la DGS au Bureau GB3 de la DAP datée du 18/09/1990. Archives internes DGS).

* 1427 Florent, infirmier à la M.A de Caen de 1988 à 1995. Entretien réalisé le 25/01/2007, 1H20.

* 1428 Claude, généraliste à la M.A de Pontoise de 1979 à 1991. Entretien réalisé le 12/01/2006, 1H10.

* 1429 Françoise, généraliste à Bois d'Arcy de 1986 puis à Fleury-Mérogis depuis 1996. Entretien le 13/01/2006, 3 H.

* 1430 MASSON Bernard, « La santé en prison. Médecin de prison », Médecine de l'homme, n°188, 07-08/1990, pp.7-9.

* 1431 Lettre manuscrite du médecin de la M.A de Loos au DRSP de Lille datée du 11/11/1986, trois pages (CAC. 199405111. Art 90).

* 1432 Cette analyse repose sur les minutiers chronologiques de l'IGAS regroupant essentiellement le suivi des plaintes transmises entre 1986 et 1991 (CAC. 19950229. Art.1-2 : IGAS Minutiers chronologiques)

* 1433 Dans une lettre du 17/11/1987 adressée à une DDASS, Michel Lucas regrette « qu'il a été nécessaire d'adresser trois rappels (dont un téléphonique) pour obtenir un compte-rendu d'enquête » (CAC. 19950229. Art.1)

* 1434 17 plaintes en 1983, 78 en 1984, 248 en 1985, 171 en 1986, 266 en 1987 (REYNES, « Les plaintes des détenus » dans « Soins et hygiène en milieu carcéral », op.cit., p.11. Archives internes DGS).

* 1435 Lettre du Chef de l'IGAS, Michel Lucas, du 9/04/1986 (CAC. 19950229. Art.1).

* 1436 Lettre du Chef de l'IGAS, Michel Lucas, à un détenu plaignant, le 17/04/1986 (CAC. 19950229. Art.1).

* 1437 REYNES, « Les plaintes des détenus » dans « Soins et hygiène en milieu carcéral », op.cit., p.12.

* 1438 Lettre du Chef de l'IGAS, Michel Lucas, à Jean-Pierre Dinthillac datée du 6/11/1986 (CAC. 19950229. Art.1.

* 1439 Lettre du Chef de l'IGAS, Michel Lucas, au DAP, Arsène Lux, datée du 10/09/1986 (CAC. 19950229. Art.1).

* 1440 REYNES, TALON, Conditions de décès d'un détenu au centre de détention de Caen, 01/1986 (Dossier C3 Inspection médicales. Archives internes DAP).

* 1441 Lettre du chef de l'IGAS au médecin-chef de Fleury-Mérogis datée du 2/09/1986 (CAC. 19950229. Art.1).

* 1442 Note du MISP de l'Allier au Chef de l'IGAS, Michel Lucas, datée du 27/08/1986 (CAC. 19950229. Art.1).

* 1443 Lettres s'échelonnant entre le 1/06/1988 et le 17/04/1989 (CAC. 19950229. Art.2. IGAS).

* 1444 Lettre du dentiste de la M.A d'Amiens au MISP Picardie datée du 21/12/1987 (CAC. 199405111. Art.90).

* 1445 « Fleury-Mérogis, un interne de garde de nuit pour 4.600 détenus », Le Matin, 16/07/1985.

* 1446 Hervé, médecin O.R.L à l'Hôpital de Fresnes de 1981 à 2004. Entretien réalisé le 13/02/2006. Durée : 2h25.

* 1447 Bernard, médecin aux Baumettes de 1975 à 1985. Entretien réalisé le 22/02/2006, 2H20.

* 1448 C'est selon un interviewé suite à un décès que la mission de l'IGAS fut déclenchée.

* 1449 Jérôme, généraliste puis médecin-chef aux Baumettes de 1979 à 1983. Entretien réalisé le 24/02/2006, 1H50.

* 1450 DGS, « Circulaire relative au contrôle exercé par les médecins inspecteurs de la santé dans les établissements pénitentiaires », p.2. Archives non versées du ministère de la Santé.

* 1451 Lettre du Chef de l'IGAS au MISP des Hautes-Pyrénées datée du 16/06/1988 (CAC. 19950229. Art.1).

* 1452 Lettre de Roquel, Delomenie et Guirriec à Michel Lucas datée du 2/11/1990. IGAS/2002/001. Carton n°4.

* 1453 La « dilution » est une pratique du milieu carcéral qui consistait à distribuer les médicaments, notamment les psychotropes, dilués dans de l'eau et mélangés tous ensembles. La potion, parfois préparés plusieurs jours à l'avance, était distribuée au détenu en coursive et devait être bue devant le surveillant qui la distribuait.

* 1454 Yvette, infirmière-chef de la M.A de Bois d'Arcy de 1980 à 1998 et ayant participé au Comité Santé /Justice de 1984 à 1988. Entretiens réalisés le 31/04 et le 4/05/2006, 3H et 3H.

* 1455 Lettre de la DAP, Myriam Ezratty, au chef de l'IGAS, Michel Lucas, datée du 27/06/1984. Dossier C3 Inspection médicales. Archives internes DAP.

* 1456 Pierre Espinoza, chef de service de l'Unité de soins intensifs de l'Hôpital de Fresnes de janvier 1983 à septembre 1991. Entretiens réalisés le 16/05/2006, le 31/05/2006 et le 22/04/2008. Durées :1H45, 2H00 et 1H50.

* 1457 Jean Favard, magistrat à la DAP de 1970 à 1975 puis Conseiller technique du ministre de la Justice de 1981 à 1986. Entretien réalisé le 10/01/2008, durée: 3H00.

* 1458 Myriam Ezratty, magistrate et directrice de la DAP d'avril 1983 à juillet 1986. Entretien le 8/02/2008, 3H30.

* 1459 Pierre Espinoza, chef de service de l'Unité de soins intensifs de l'Hôpital de Fresnes de janvier 1983 à septembre 1991. Entretiens réalisés le 16/05/2006, le 31/05/2006 et le 22/04/2008. Durées :1H45, 2H00 et 1H50.

* 1460 Décret 85-836 du 6 août 1985 modifiant certaines dispositions du CPP (J.O du 8 août 1985).

* 1461 À partir de 1988, le Comité sera co-présidé par le ministre de la Santé et le garde des Sceaux. Il est dans les faits présidé par la DAP, Myriam Ezratty et par Michel Lucas, Chef de l'IGAS.

* 1462 Les comptes-rendus du Comité ont officiellement disparus des archives de l'IGAS tout comme de celles du ministère de la Justice. On les a cependant trouvés, bien qu'incomplets, dans des dossiers non versés de la DAP.

* 1463 On peut citer en particulier M.M Boulanger, Dinthillac, Matagrin, Darbeda, Chemithe.

* 1464 Pierre Espinoza, chef de service de l'Unité de soins intensifs de l'Hôpital de Fresnes de janvier 1983 à septembre 1991. Entretiens réalisés le 16/05/2006, le 31/05/2006 et le 22/04/2008. Durées :1H45, 2H00 et 1H50.

* 1465 P.V du Comité de coordination de la santé en milieu carcéral du 17/12/1984, 5 pages. Archives internes DAP.

* 1466 P.V du Comité de coordination de la santé en milieu carcéral du 16/09/1985, 4 pages. Archives internes DAP.

* 1467 Pierre Espinoza, chef de service de l'Unité de soins intensifs de l'Hôpital de Fresnes de janvier 1983 à septembre 1991. Entretiens réalisés le 16/05/2006, le 31/05/2006 et le 22/04/2008. Durées :1H45, 2H00 et 1H50.

* 1468 Yvette, infirmière-chef de la M.A de Bois d'Arcy de 1980 à 1998 et ayant participé au Comité Santé /Justice de 1984 à 1988. Entretiens réalisés le 31/04 et le 4/05/2006, 3H et 3H.

* 1469 Cf. Annexe 29 : « Les effets limités des contrôles de l'IGAS : l'exemple de la M.A de Pontoise ».

* 1470 Cf. PIERSON Paul, Politics in time: history, institutions, and social analysis, Oxford, Princeton University Press, 2004. Pour une présentation générale : PALIER Bruno, « Path dependence (Dépendance au chemin emprunté) », dans Boussaguet L., Jacquot S., Ravinet P. (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, pp.318-325.

* 1471 Cf. Annexe 30 : « Les effets pervers d'une modernisation et d'une nouvelle régulation de la médecine pénitentiaire: le difficile recrutement des chirurgiens-dentistes ».

* 1472 Note du Bureau des personnels adressée au DAP Zakine datée du 17/12/1982 (CAC.19940511. Art 88).

* 1473 Lettre de l'interne de l'Hôpital de Fresnes au DAP Zakine datée du 19/01/1983 (CAC.19940511. Art 88).

* 1474 Lettre du Bureau des personnels à l'inspecteur Chemithe datée du 11/02/1983 (CAC.19940511. Art 88).

* 1475 Lettre du DAP Zakine au directeur de l'Hôpital Fresnes du 25/02/1983 (CAC.19940511. Art 88).

* 1476 Lettre de la DAP Ezratty au Conseiller technique Jean Favard datée du 8/06/1983 (CAC.19940511. Art 88).

* 1477 JÖNSSON Alexandra, « Incrémentalisme », dans BOUSSAGUET L., JACQUOT S., RAVINET P. (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, pp.259-266 ; FARGES Eric, « Inquiry and change ou l'aspiration d'une démocratie fondée sur l'enquête », Politiques et management public (PMP), 06/2006, pp.146-157.

* 1478 Cf. Chapitre 1-Section 2-3 : « La contestation de la psychiatrie pénitentiaire et son intégration au dispositif... ».

* 1479 Cf. Annexe 31 : « La création des Services médico-psychologiques régionaux (SMPR) en 1986, acte de décès de la "psychiatrie pénitentiaire" ».

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