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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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Section 2 - Une nouvelle conception des soins en prison ? L'affirmation d'une médecine non-pénitentiaire

Deux facteurs contribuent entre le milieu et la fin des années quatre-vingt à une remise en cause des règles régissant l'organisation du service médical pénitentiaire et à l'essor d'une nouvelle conception des soins : une insatisfaction croissante des soignants pénitentiaires d'une part et le renouvellement des praticiens en poste d'autre part. Beaucoup de praticiens observent, tout d'abord, une dégradation de leurs conditions d'exercice. La surpopulation croissante se traduit notamment par une augmentation de leur charge de travail. C'est ainsi que le médecin de la M.A de Poitiers, exerçant depuis moins d'un an, justifie en 1985 sa démission : « En raison de difficultés internes et administratives, étant donné la très forte augmentation du nombre de consultations, la fréquence des appels en dehors de celles-ci, les tâches d'hygiène, de surveillance, de visite des locaux, de prévention qu'on nous demande d'exercer en plus, je ne pense pas pouvoir exercer ce travail avec la rigueur nécessaire »1740(*).

Le développement du sida et l'émergence de maladies opportunistes se traduisent, seconde source d'insatisfaction professionnelle, par une hausse des hospitalisations civiles, que l'Administration pénitentiaire n'est pas toujours en mesure d'assurer. C'est ce que confirme l'avertissement adressé par un directeur d'établissement à la DAP : « Le docteur se plaint que les consultations [hospitalières] qu'il prescrit ne sont pas toujours effectuées dans les délais raisonnables, voire qu'elles sont purement et simplement annulées. C'est tout à fait exact. En effet, nous n'avons pas les moyens matériels et humains pour assurer toutes les consultations demandées »1741(*).

Enfin, les professionnels de santé se trouvent avec le développement du sida progressivement confrontés à des cas cliniques lourds, comme en témoigne ce médecin ayant connu toutes les différentes phases de l'épidémie : « On a vu arriver des gens... On a commencé à comprendre qu'on ne pouvait pas les soigner. On basculait tout à coup d'une population de gens quand même majoritairement jeunes et plutôt en bonne santé, et même si certains étaient négligés, à des gens quand même gravement malades... »1742(*). C'est cette transformation née de la rencontre entre le sida et la toxicomanie que résume Xavier Emmanuelli, alors médecin-chef à Fleury-Mérogis :

« C'était l'épidémie dans l'épidémie. Et ça a complètement changé le point de vue de la prison, si vous voulez, sur la clientèle qu'elle n'avait pas l'habitude de voir. On ne se trouvait plus dans la même perspective. Le détenu moyen était un homme jeune, entre vingt-cinq et trente-cinq ans qui était un peu frustre mais qui n'avait pas de problème de santé majeur. Et il suffisait d'avoir des soins d'une infirmière et les médecins se contentaient de faire des vacations. C'étaient plaies, bosses, bobos. C'était ça l'essentiel de la pathologie ! Au fond, c'étaient des gens en bonne santé... sans quoi ils n'auraient pas pu faire leurs délits ! Et puis là, [...] changement de perspective. Des toxicomanes avec des lésions, organiques et psychiques » 1743(*).

Ce mouvement de professionnalisation de l'exercice médical en prison est, en second lieu, en partie lié au renouvellement progressif des médecins qui s'opère au cours des années quatre-vingt. La mise en place d'un contrôle de l'assiduité depuis 1983 a en effet pour conséquence la démission de nombreux praticiens1744(*), souvent en poste depuis longtemps, et leur remplacement par des médecins plus jeunes. Ce renouvellement était d'ailleurs l'un des objectifs de ce contrôle de l'assiduité, si l'on en croit cette note adressée par le directeur du Bureau des personnels, François Antonioni, au DAP au sujet de la réorganisation des infirmeries : « De telles mesures, par des contrôles plus précis et plus fréquents, rajeuniraient le "corps" des médecins pénitentiaires en excluant ceux qui, bénéficiant d'une clientèle extérieure assurée, n'offrent plus aux soins des détenus la même disponibilité, n'apportent plus à la pratique de leur art le même souci de qualité et se montrent moins vigilants sur le respect pourtant nécessaire des règles déontologiques »1745(*).

Ces contrôles ont en effet eu pour conséquence la démission de nombreux praticiens, souvent en poste depuis longtemps, et leur remplacement par des médecins plus jeunes. En 1985, douze généralistes voient leur fonction supprimée et vingt-huit (17)1746(*) cessent leur fonction tandis que trente-deux sont recrutés1747(*). On compte en 1986 vingt-neuf départs (25) contre seize embauches. En 1987, vingt-deux départs (15) et vingt-quatre recrutements. En 1988, vingt-et-un départs (15) et vingt-sept embauches. En 1989, vingt-et-un départs (7) contre sept recrutements. Sans qu'on puisse prendre en compte la démission de personnes venant d'être récemment embauchées, le départ en quatre ans, de cent vingt-deux praticiens et l'embauche de cent six généralistes assure un renouvellement de plus des deux tiers des médecins exerçant en prison. Plusieurs de ces nouveaux praticiens, pour lesquels le milieu carcéral est une découverte, sont surpris du manque de moyens à leur disposition. C'est par exemple le cas de Françoise qui après deux ans d'activité en Côte d'Ivoire accepte un poste à la M.A de La Santé où elle est très rapidement déçue par ce qu'elle découvre : « Je suis restée un mois là-bas... Je trouvais ça bizarre la façon dont ils travaillaient là-bas ! [...] Je trouvais que sa médecine [au médecin-chef] était un peu restreinte »1748(*). Intéressée par le milieu carcéral, elle décide de postuler à la M.A de Bois d'Arcy où elle tente de modifier certaines pratiques qui lui déplaisent :

« On travaillait dans l'urgence [...] C'est les surveillants qui faisaient les radios. On avait des détenus qui préparaient les médicaments [...] J'ai toujours dit que c'était anormal que les infirmières fassent de l'exercice illégal de la médecine, que les surveillants soient présents [...] On était très peu payé et au départ on m'avait dit : "Houai, tu as tant d'heures dans ton contrat mais de toute façon, t'es tellement mal payée que t'en fais que le tiers !". Mais après le médecin-chef est parti, donc je me suis retrouvée responsable du service. Il y a eu d'autres médecins qui ont été embauchés et moi je leur disais : "Ecoutez, c'est à prendre ou à laisser mais j'estime qu'on est payé pour faire tant d'heures et il faut les faire !"».

Hélène, devenue interne à Fleury en 1983, est également surprise à son arrivée par le manque de moyens et la difficulté à préserver le secret médical : « C'était par exemple l'absence d'électrocardiogramme par infirmerie. C'était quand même beaucoup de questions de procédure qualité, comme par exemple par rapport au secret médical. Les armoires à dossiers qui ne fermaient pas forcément à clef. Des trousses d'urgence qui étaient un peu aléatoires »1749(*). D'autres supportent difficilement les contraintes pénitentiaires qui pèsent alors sur l'organisation des soins. C'est le cas de Martine qui devient en 1984 interne à l'Hôpital de Fresnes. Considérant que la médecine « pénitentiaire » n'existe pas (« on fait de la même médecine que les autres »), elle découvre dès son premier jour de garde les contraintes imposées par l'Administration pénitentiaire, qu'elle n'a depuis cessé de dénoncer :

« Quand je suis arrivée, mon premier patient, c'était un gitan qui faisait 1m90 et 110kg et qui avait une anémie assez sévère, à cinq grammes. C'était un samedi après-midi et ma réaction a été de dire : "Il faut le transfuser !". Et j'ai eu des gens d'un enthousiasme... très relatif. Pas du tout emballés ! [...] Quand je suis arrivée, j'ai vite vu qu'il y avait une lourdeur du système et un retard dans la prise en charge lié aux contraintes judiciaires [...] A chaque fois que vous devez faire un examen complémentaire et qu'on vous répond qu'il aura lieu dans trois semaines... C'est à ce niveau là où des médecins acceptaient plus facilement la contrainte. Moi, j'ai toujours refusé d'accepter le retard mais ça demandait une dépense d'énergie énorme. Avant, rien n'était programmé ! Les gens attendaient dans leurs lits pendant deux voire trois semaines... Ce n'était pas trop grave pour le patient mais, moi, je n'acceptais pas. Quand un patient a une suspicion de tumeur il faut avoir la confirmation dans la semaine ! Moi, j'ai vu des médecins qui étaient beaucoup plus tolérants par rapport à ça. En tous cas ils étaient plus dans la fatalité d'un système qui leur imposait ça [...] Moi, je ne l'ai jamais accepté ! Je le disais. J'ai écrit ! J'ai écrit ! J'ai fait des certificats pour dire que c'était indispensable »1750(*).

La plus grande tolérance des médecins depuis longtemps en poste évoquée par Martine confirme le regard nouveau apporté par les praticiens récemment embauchés. Dans un contexte de durcissement des conditions de travail, ces nouveaux praticiens se comportent de manière différenciée. A l'encontre de la réaction de démission ou de protestation adoptées par certains médecins, apparaît une association de professionnels de santé travaillant en prison. Ces « médecins-réformateurs » plaident, notamment à partir de l'épidémie de sida, en faveur d'une autonomisation à l'égard de la DAP. On assiste ainsi à l'émergence d'un segment de médecins pénitentiaires ne se reconnaissant pas dans cette appellation et désireux, à ce titre, d'être rattachés au ministère de la Santé (1). L'arrivée de médecins-chefs souhaitant réformer le fonctionnement du service médical de leur établissement participe à l'affirmation d'une médecine identique à celle exercée à l'extérieur, et ce, à l'encontre de la « médecine pénitentiaire » toujours plus contestée (2).

1. De la démission à la mobilisation collective : l'émergence d'une association des professionnels de santé exerçant en milieu carcéral

Confrontés à de fortes contraintes, les professionnels de santé travaillant en milieu carcéral adoptent des réactions distinctes. Certains, parfois après avoir averti l'Administration, préfèrent démissionner. C'est le cas d'un généraliste exerçant à la M.A d'Evreux depuis 1986 qui explique son départ par une « rémunération dérisoire » mais surtout « des manquements au bon fonctionnement du service médical de cet établissement » dont il aurait déjà fait mention de manière orale et écrite : « L'émergence de sujets poly infectés en particulier par le virus du s.i.d.a nécessite des moyens pratiques corrects pour les prendre en charge (entres autres : pas de psychiatres à la Maison d'Arrêt d'Evreux depuis plus d'un an). J'ai le regret de vous redire que j'ai des doutes sérieux sur la bonne préservation du secret médical et sur l'utilisation de la pharmacie de la Maison d'arrêt »1751(*). Rappelé à l'ordre par l'Administration pour non-respect de ses horaires, le médecin de la M.A de Beauvais annonce également en 1988 sa démission qu'il justifie par la faible rémunération (« Il s'agit d'un poste de Médecine générale à responsabilité et à hauts risques honteusement rémunéré »), ainsi que par le durcissement des conditions de travail :

« Mais il y a plus gave encore : depuis plusieurs mois, les conditions sanitaires de cet établissement ne sont plus acceptables : entassement littéral des détenus, pas de soins dentaires depuis trois mois pendant l'installation du nouveau fauteuil, les extractions pour consultations sont quasi-impossibles1752(*), il faut supplier au téléphone pour obtenir un transfert à l'Hôpital de Fresnes. Une grande partie des prescriptions sont faites par l'infirmière en l'absence du médecin ! Pour toutes ces raisons, j'estime que ma dignité d'homme et de médecin m'empêche de travailler dans ces conditions »1753(*).

Outre le manque de moyens matériels, ces généralistes dénoncent les problèmes déontologiques qui en découlent. Plusieurs démissions de praticiens semblent être liées à une moindre acceptation de la tutelle pénitentiaire et des contraintes qu'elle implique. Ainsi, un médecin intervenant en milieu carcéral depuis 1974, et exerçant à la M.A de Bois d'Arcy, décide de quitter ses fonctions en 1988, après avoir alerté l'Administration centrale à plusieurs reprises. Il souligne dans sa lettre de démission un « climat de suspicion » ainsi que des « actes délibérés de malveillance » à l'égard de l'ensemble de l'équipe médicale1754(*). Le généraliste de l'établissement du Mans adresse également sa démission en 1989 après que des pressions aient été exercées par le personnel de surveillance à son encontre :

« C'est avec écoeurement que j'ai appris que quelques personnes avaient insinué que je trahissais la confiance que l'Administration pénitentiaire était en droit d'attendre de moi [...] Début janvier un surveillant recevait un coup de poing durant son travail. Il m'appela alors en urgence ( !). Je ne pus constater que quelque rougeur. Il me demanda un arrêt de travail que je ne jugeais pas nécessaire. Dans l'après midi, le détenu était condamné à 15 jours. Peine jugée beaucoup trop faible par le fameux surveillant qui me sollicitait à nouveau pour un arrêt de travail de complaisance. L'échange de propos fut vif, car je lui faisais part de toute mon indignation devant de tels procédés. Il était évident qu'à ce moment là, j'étais de l'"autre côté"... »1755(*)

Confrontés à des difficultés similaires, d'autres professionnels de santé adoptent une position plus revendicative, se heurtant ainsi rapidement à l'Administration pénitentiaire. C'est le cas de Florent qui après avoir exercé douze ans à l'hôpital devient infirmier à la M.A de Caen, parce qu'il avait « envie de changer » et qu'il était fatigué du rythme hospitalier : « Donc, je me suis trouvé du jour au lendemain seul dans une infirmerie toute petite, avec peu de matériel, peu de moyens... Tout seul avec une population de cinq cents détenus »1756(*). Il comprend très vite les règles régissant le fonctionnement de l'infirmerie : le rôle disproportionné du surveillant-auxiliaire amené à « faire des soins » et toujours présent pendant les consultations, la préparation et la distribution des médicaments par le personnel de surveillance, l'usage de la « fiole », la faible présence du médecin qui visite « une cinquantaine » de détenus par matinée (« C'était l'abattage quoi ! ») et prescrit larga manu des psychotropes (« Ça avait l'air de lui plaire. Il trouvait ça très bien ! »).

Choqué par ce qu'il découvre, Florent tente de modifier le fonctionnement en vigueur : « J'ai voulu changer tout ça à mon arrivée. Sauf que ça fonctionnait comme ça depuis des années et tout de suite, j'ai eu un peu de réticence de la part des surveillants qui tout de suite se sont rebellés ». Cet infirmier décide d'aller à la rencontre des détenus dans les cellules1757(*), de faire des visites au quartier disciplinaire et d'apporter des préservatifs à l'infirmerie. A force d'insister, il obtient un changement d'attitude de la part des surveillants affectés à l'infirmerie : « Alors progressivement, ils se sont arrêtés de faire des soins. Progressivement, ils ont compris qu'ils étaient là pour surveiller. Et même, je suis arrivé à les faire sortir [du cabinet médical] quand il y avait des soins ou des entretiens vraiment confidentiels ». La venue d'un jeune médecin plus compréhensif l'incite à poursuivre son travail de transformation. Il tente de faire cesser la dilution des psychotropes : « Alors là, ça a été une révolution ! Ça a été une levée de boucliers de la part des surveillants ». Parallèlement, Florent s'insurge contre les « maltraitances » dont sont victimes les détenus. Il tente d'informer, en vain, la direction de l'établissement et se heurte au rôle stratégique qu'occupent les surveillants  en détention:

« Parce qu'y a des surveillants qui essayaient de pousser à bout des détenus pour qu'ensuite ils puissent déclencher des rapports d'incident ou des choses comme ça... Pour emmener les détenus au mitard par exemple. Ils mettaient des bombes lacrymogènes dans le mitard quelques fois pour les faire taire... Enfin, c'étaient vraiment des choses qui étaient inacceptables ! [...] Alors pareil, quand j'ai essayé de dénoncer ce genre de pratiques, j'ai eu tous les surveillants sur le dos. Et c'est à la suite de ça d'ailleurs, que l'après midi je ne pouvais voir aucun détenu [en consultation]. C'était vraiment très difficile ».

A l'image de cet infirmier, plusieurs professionnels sanitaires travaillant en prison se trouvent à la fin des années quatre-vingt confrontés à des obstacles qui rendent l'exercice de leur profession difficile. Désireux de bénéficier de soutiens extérieurs mais aussi de dépasser le stade du conflit individuel, certains s'organisent collectivement. C'est notamment le cas de Florent qui devient délégué syndical à la CFDT : « La solitude était très pesante. Et donc j'ai cherché à me rapprocher de mes collègues. Parce que dans toutes les prisons, c'était un peu ça. Dans toutes les petites prisons, on était vraiment isolé [...] Tout ça a fait que je me suis syndiqué et que j'ai pris des responsabilités syndicales ». Avec l'aide du secrétaire général de la CFDT Justice, il met en place des réunions à Paris regroupant ponctuellement entre dix et quinze infirmiers de plusieurs M.A de province (Lille, Lyon, Toulouse, Bordeaux, etc.). Ces rencontres sont l'occasion de débattre entre collègues de « tous les problèmes qu'on rencontrait au quotidien » : vacances, primes mais aussi « aspects éthiques ». L'idée qu'il serait « plus judicieux d'être rattaché au ministère de la Santé » fait consensus parmi les participants.

Bien que restreinte, puisqu'elle ne s'adresse qu'aux infirmier(e)s ayant un statut pénitentiaire et syndiqué(e)s à la CFDT1758(*), cette mobilisation traduit un besoin parmi les professionnels de santé d'élaborer une réflexion collective sur leur pratique. En l'absence de congrès, les professionnels du soin exerçant en prison ne disposent en effet d'aucune instance de concertation. C'est de ce besoin que naît en 1986 l'Association des personnels soignant des prisonniers (APSP)1759(*) à l'initiative du médecin-chef de l'Hôpital des prisons de Fresnes. Confronté à de nombreuses questions éthiques, comme par exemple le fait de savoir s'il faut soigner un détenu dialysé en milieu carcéral ou le libérer pour raison de santé ou quelle réaction adopter face à une grève de la faim, le Dr Espinoza réunit quelques médecins et infirmières des principaux établissements dans cette association, dont les statuts sont déposés en février 1986, afin de « mieux faire entendre la voix des soignants auprès des autorités de tutelle ». Sans jamais remettre en cause l'institution pénitentiaire, l'association est présentée comme un moyen « de rompre l'isolement et d'aider chacun en faisant appel à la réglementation en vigueur » et par le biais d'une réflexion commune :

« Pour rompre l'isolement du médecin, de l'infirmière, du soignant nous devons COMMUNIQUER, échanger nos expériences, expliquer nos difficultés, proposer des solutions [...] Nous souhaitons travailler dans un esprit de dialogue constructif, en particulier à l'égard des autorités de tutelle. Le médecin, le soignant en prison sont des témoins de cette vie carcérale qui conduit à de nombreux débats médiatiques. Nous désirons être efficaces dans nos actions, il faut donc choisir des modalités de travail qui excluent la recherche du sensationnel et permettent l'expression des difficultés quotidienne de chacun pour proposer des solutions adaptées »1760(*).

Née d'un renouvellement du corps des professionnels de santé exerçant en milieu carcéral, l'APSP participe à l'émergence d'un segment de soignants hostiles à l'idée d'une médecine pénitentiaire spécifique et favorables, par conséquent, à un transfert de tutelle auprès du ministère de la Santé, et ce de deux manières. L'association contribue, d'une part, à l'élaboration d'une identité professionnelle commune et elle accélère, d'autre part, la mise sur agenda de la question de la prise en charge médicale des détenus. Destinée avant tout à rassembler les infirmières et médecins intervenant en milieu pénitentiaire, l'APSP contribue tout d'abord à créer du lien entre des professionnels isolés. Une journée d'étude et d'information sur les problèmes de santé en milieu carcéral est organisée en février 1986 à la Pitié Salpetrière par le Dr Espinoza1761(*). Vingt-sept médecins et vingt infirmières participent à un « colloque national de réflexion sur les soins en milieu pénitentiaire »1762(*), tenu à Paris en janvier 1988, au cours duquel sont présentées les principales difficultés des soignants pénitentiaires1763(*). En l'absence de formation commune ou encore de congrès nationaux, interrompus après la suppression du poste de Médecin-inspecteur, les rencontres organisées par l'APSP rencontrent un vif succès auprès des différents soignants selon cette interne ayant participé à la création de l'association :

« On essayait aussi de faire des réunions entre médecins de toute la France. On en avait fait une à l'Hôtel Dieu. Et tout le monde avait débarqué parce que tout le monde était demandeur ! Parce que nous, à l'hôpital [de Fresnes], on est nombreux et puis on a un poids médical mais ça se passait pas comme ça dans les autres prisons... Les médecins étaient souvent isolés [...] Quand il y avait des réunions, les gens étaient demandeurs ! »1764(*).

Toujours dans un objectif de concertation, un bulletin de liaison est créé. Le premier numéro diffusé en mars 1988 est consacré au sida. Cette publication, dont seuls trois numéros paraissent, est destinée à rompre l'isolement, notamment après que des infirmières et des médecins aient signalé ne pas avoir eu connaissance de plusieurs circulaires qui leur étaient destinées. « L'APSP se propose dans le cadre de ce bulletin de liaison d'effectuer auprès des praticiens un recensement des circulaires médicales qui leur sont parvenues »1765(*). Le bulletin se présente comme un ensemble de « fiches pratiques », rédigées essentiellement par des médecins de Fresnes, et destinées à répondre aux problèmes survenus dans la pratique quotidienne : le responsable du SMPR de Fresnes détaille dans la « page du médicament » les différentes classes de psychotropes et leur usage ; le Dr Espinoza présente une étude sur l'hospitalisation des grévistes de la faim et leur évolution ; un chirurgien de Fresnes expose la réaction à adopter en cas d'ingestion de corps étranger. Sans qu'on connaisse l'incidence de cette publication, l'APSP traduit le besoin d'homogénéiser et de standardiser des pratiques médicales jusque-là éparses.

Au-delà de cette fonction informative, l'association contribue à promouvoir l'émergence d'une identité commune entre praticiens « pénitentiaires ». « C'était vraiment le début d'une prise de conscience des médecins », déclare la responsable du bulletin de liaison1766(*). Se développe au sein de l'association une représentation « militante » des médecins travaillant en milieu carcéral. Les difficiles conditions de travail et la faible rémunération sont autant d'arguments dans la défense de cette définition. « Il est bien souvent ignoré et méconnu, son image est quelqu'un de peu présent, voire d'incompétent. Il en est de même pour les infirmières. Ces militants d'un système obsolète doivent être reconnus », écrit le Dr Espinoza1767(*). Le courrier d'un généraliste exerçant depuis 1985 à la M.A de Périgueux adressé au courrier des lecteurs du Quotidien du médecin, et reproduit dans le bulletin, témoigne également d'une conception militante de la médecine en prison. Malgré les nombreuses difficultés auxquels ils se trouvent confrontées, les médecins exerçant en institution carcérale, incarnés ici par l'usage du « nous », sont présentés en tant que les acteurs du changement :

« Malgré cette situation [...] mes confrères et moi-même sommes très motivés pour que cette Médecine soit une vraie Médecine, et nous compensons la grave insuffisance de nos moyens par un enthousiasme que je vous prie d'indiquer à vos lecteurs. Débordés et sous-payés, nous le sommes sans aucun doute ; découragés, je ne le crois pas »1768(*).

Outre ce travail interne, l'APSP joue d'autre part un rôle d'alerte en faveur de la prise en charge médicale des détenus, non seulement envers les autorités mais également au sein de l'espace public. La création de l'association a tout d'abord rendu possible l'obtention de financements afin de réaliser plusieurs études épidémiologiques en milieu carcéral qui mettent en évidence sa forte séroprévalence au VIH. Elles permettent également de souligner l'état de santé des détenus, jusqu'alors peu mis en chiffres comme le rappelle Pierre Espinoza :

« Alors, cette association a été le support qui a notamment permis de faire plusieurs études. Une première étude sur le dépistage du sida en prison, une autre étude sur la prévalence en milieu pénitentiaire qui avait été faite en envoyant une lettre à l'ensemble des médecins pénitentiaires de France qui a permis de sortir un premier chiffre de prévalence de séropositivité qui était de 6% [...] pour moi cette association a été un support, c'est-à-dire un moyen pour sortir des données chiffrées, des propositions et des suggestions. J'avais obtenu deux contrats de recherche financés par la DGS [...] J'ai crée cette association qui était pour moi un support me permettant d'avoir de l'argent qui me permettait de faire des travaux de recherche [...] L'APSP a vraiment permis de dresser cette analyse. J'ai obtenu des crédits du ministère de la Santé pour effectuer ces travaux de santé publique. Mon sentiment était qu'il fallait apporter une clarté sur cette question de la santé en prison pour pouvoir aller plus loin. La première étape a été de faire ces travaux pour pouvoir dire la réalité. Parce que c'est en disant la réalité qu'on pouvait aller plus loin. Donc 85 les premières études. 86, des crédits qui arrivent et j'ai pu recruter un médecin qui a réalisé une étude sur le dépistage du VIH en prison et on a pu analyser les risques de contamination en milieu carcéral [...] Le but était de présenter un tableau descriptif de la santé en prison. Donc deux rapports ont été faits. Un rapport sur les toxicomanes en prison, avec l'évolution depuis la vente libre de seringues, et un autre rapport sur la contamination en milieu carcéral. On avait monté un petit questionnaire qu'on avait mis dans une urne sur les comportements sexuels des détenus. Tout ceci a fait l'objet de communications lors du congrès mondial du sida à Montréal [...] Pour moi, cette période était une période de démonstration et d'analyse afin de démontrer à la fois le poids sanitaire qui incombait au ministère de la Justice et l'énormité de ces questions » 1769(*).

Ces études épidémiologiques nourrissent le constat de carence dressé par l'association qui permet lui-même d'accélérer la prise en charge administrative de l'organisation des soins en prison. Une note de synthèse, établie à l'occasion du colloque de 1988, est envoyée aux différentes autorités pénitentiaire et sanitaire, dont le Conseil de l'Ordre des médecins. Elle met en avant de nombreux dysfonctionnements de l'organisation des soins :

« L'archivage des dossiers et leur circulation doivent être sous la seule responsabilité du personnel médical (médecins et infirmières) doté des moyens idoines (classeurs, armoires, enveloppes closes). Dans le même objectif de préservation du secret médical les documents médico-administratifs ne devraient pas comporter de rubrique diagnostique ou thérapeutique.

La multiplicité des tâches, la pénurie en personnel conduisent à un glissement de la fonction du médecin vers l'infirmière, vers l'aide-soignant, vers le surveillant auxiliaire, vers le surveillant de la détention voire le détenu classé. Cette situation conduit à ce que les actions de soin soient parfois prises en charge par du personnel non qualifié, n'ayant aucune compétence dans les actes thérapeutiques qu'il effectue. Exemples : distribution d'anticoagulants, injections intramusculaires, points de sutures réalisés par des surveillants - prescription médicamenteuse par des infirmières, voire des surveillants sans contrôle du médecin -entorse traitée par le détenu qui assume les fonctions de secrétaire médical [...]

Le rapport de l'IGAS sur les médicaments n'a pas été publié [...] Nous constatons que la prescription du médicament qui est un acte médical se fait, en dehors de la responsabilité du médecin. Le glissement de cette fonction thérapeutique vers l'infirmière, vers la gradé de nuit crée les conditions d'un usage non adapté ou abusif du médicament. Que dire du rôle des détenus qui aident le personnel à diluer des médicaments : cette situation est en totale contradiction avec le principe de la dilution qui a pour objectif d'éviter le trafic de médicaments par les détenus [...] Que faire la nuit en l'absence d'infirmière, de médecin ? Peut-on laisser une boîte d'urgence à la disposition du gradé responsable ? Une réponse des autorités administratives à toutes ces questions est indispensable car la responsabilité des médecins et infirmières se trouve engagée dans l'usage des médicaments en milieu pénitentiaire [...]

La fréquence des constatations de coups et blessures pose des problèmes éthiques et déontologiques [...]

Le personnel soignant actuellement ne suffit pas aux soins curatifs. Comment alors envisager d'engager des campagnes d'information, de vaccination, d'éducation pour la santé en milieu pénitentiaire ? Comment par exemple parler d'hygiène bucco-dentaire quand les soins dentaires minimums ne sont pas assurés ? [...]

L'article D.380 prévoit que : "Les détenus malades bénéficient gratuitement des soins qui leur sont nécessaires...". Divers exemples ont été signalés par des participants témoignant d'un non-respect de cette réglementation : -refus de prendre en charge le coût d'une sérologie VIH de dépistage demandée par un patient au médecin. L'examen a été payé par le détenu - refus de prendre en charge un test de confirmation VIH par Western Blot dans le cadre d'une séropositivité »1770(*).

Au terme du colloque, les membres de l'APSP formulent plusieurs propositions, dont la « mise en conformité des infirmeries », la rédaction d'un statut des personnels sanitaires ou l'envoi d'une note administrative aux chefs d'établissement rappelant l'importance du secret médical. L'association exerce également une fonction d'alerte au sein de l'espace public par le biais des déclarations du Dr Espinoza ou d'autres membres de l'APSP. C'est essentiellement au sein de la presse médicale que certains médecins témoignent de la difficile prise en charge médicale des détenus. « Globalement l'accès aux soins, l'existence et le suivi de soins appropriés, le respect des lois comme le code de la santé publique, du travail, de procédure pénale... sont massivement non-respectés », observe un interne de Fresnes membre de l'association1771(*). Ce même praticien décrit dans un autre article cette « médecine à risque » dont la tutelle administrative est présentée comme responsable de nombreux retards de prise en charge : « C'est ainsi qu'il n'est pas rare de voir arriver à Fresnes des fractures de membres (mains, poignets, coudes... !), des plaies chirurgicales surinfectées datant de 15 jours ou plus, des cancers notamment de testicules, évoluant depuis des mois... »1772(*).

Grâce à l'audience dont elle bénéficie au sein des revues médicales, l'APSP offre la possibilité à des médecins mécontents de pouvoir témoigner de leur quotidien auprès de leurs confrères. « A la M.A de Bois-d'Arcy, l'équipe médicale dispose seulement de 45 minutes de vacation de médecin par détenu et par an, au lieu des 90 recommandées par l'Inspection des Affaires sociales », déclare Françoise au Quotidien du médecin qui relaie activement les propos de l'association1773(*). Dans un article intitulé « Quand les médecins de prison témoignent... », ce journal spécialisé publie de larges extraits du bulletin de l'APSP faisant état des atteintes au secret médical, des conditions de prescription des médicaments et des problèmes liés à la prise en charge du sida (QDM, 18/11/1988). Un numéro spécial du Généraliste, émaillé du témoignages de plusieurs praticiens, décrit les carences de l'organisation des soins en prison : « Un détenu qui souhaite voir un médecin doit écrire une lettre, transmise ou non par les surveillants ou les infirmières, qui ont le devoir d'écarter les simulateurs. Il peut donc s'écouler jusqu'à six semaines entre la date de demande et celle de la consultation... »1774(*). A partir d'une interview avec le Dr Espinoza, Tonus publie un article extrêmement virulent à l'égard de la prise en charge médicale des détenus :

« Si l'on juge une société à la façon dont elle traite ses prisonniers, la médecine française devrait rougir de la médiocrité des soins donnés dans les prisons [...] Lorsque la Justice décide un enfermement, elle ne condamne pas pour autant un prisonnier à être privé de soins. Pourtant, malheur au condamné qui est par ailleurs diabétique, toxicomane, tuberculeux, sidéen ou qui souffre d'un ulcère à l'estomac [...] Il devra le plus souvent se battre avec l'administration pour obtenir la visite d'un médecin, pour faire respecter un régime alimentaire, pour recevoir les médicaments qu'impose son état, pour être hospitalisé dans un hôpital civil »1775(*).

Signe du malaise qui parcourt alors les praticiens travaillant en milieu carcéral, deux internes de l'Hôpital de Fresnes, représentants des internes à la CME de l'établissement, rédigent fin 1987 un document relatif au respect du secret médical, remis dans un premier temps aux principaux responsables administratifs avant d'être publié partiellement dans la presse spécialisée1776(*). Les deux internes y notent le « hiatus » entre le devoir imposé au praticien et la situation de Fresnes : il ne serait ainsi « pas rare » que le surveillant ouvre le dossier médical du détenu, après la consultation, et qu'il « émette des commentaires sur les informations qu'il y trouve » ; il serait « extrêmement difficile » d'arriver à examiner le détenu en tête-à-tête ; les surveillants-auxiliaires sont fréquemment amenés à « remplacer » les infirmiers en sous nombre : « Les pouvoirs publics sont-ils animés d'une réelle volonté de pallier les carences actuelles ? Ou bien le médecin exerçant en milieu carcéral devra t-il continuer à évoluer dans une zone de non-droit ? ».

Mais au-delà de la difficulté des détenus à recevoir des soins convenables, les médecins entendent dénoncer la pénibilité de leur travail. « M.G [médecin généraliste] vacataire dans les prisons. Mission impossible », titre un article du Généraliste décrivant longuement les différentes tâches assignées au praticien pénitentiaire. « Il doit en premier assurer le bilan médical de tous les entrants : à raison de 10 minutes par entrant, on estime à 13.300 heures par an le temps que devraient passer les médecins pour examiner les 80.000 entrants en prison... »1777(*). A cela s'ajoute la visite des détenus devant être transférés ou de ceux placés à l'isolement, des prisonniers grévistes de la faim ou de ceux désirant travailler, le soin au personnel ainsi qu'une mission d'hygiène. « Alors, face à toutes ces missions que nous ne pouvons assurer, on pare au plus pressé », déclare Françoise de l'APSP dans le même article. Un interne de Fresnes regrette les pressions auxquelles doit faire face le praticien exerçant en prison, notamment à l'occasion des certificats médicaux de placement au quartier disciplinaire « le faisant ainsi participer à une fonction répressive qui n'est pas la sienne » : « Le médecin qui ne collabore pas explicitement avec l'administration est perçu comme "hostile", voire "complice" du détenu »1778(*). Le magazine Tonus dépeint une image similaire des médecins travaillant en prison :

« Une heure de présence médicale par prisonnier et par an pour assurer l'examen systématique des entrants, le suivi des malades, la réponse aux urgences, la prise en charge des toxicomanes et des sidéens, l'hygiène générale de la prison, le suivi du personnel pénitentiaire, le remplissage de multiples certificats, fiches et dossiers, l'élaboration des bilans sanitaires, c'est le tour de force que doivent accomplir chaque jour des milliers de généralistes vacataires. Débordés, découragés, sous-payés, ils ne peuvent faire face à la demande et se tournent vers les infirmières qui, elles-mêmes, se tournent vers les surveillants, voire vers les détenus pour assurer le minimum1779(*) » (Tonus, 7/06/1988).

Lors de leurs prises de parole au sein de l'espace public, les praticiens intervenant en milieu pénitentiaire soulèvent fréquemment la question de leur faible rémunération. Au vu de la charge qui leur incombe note Le généraliste, « on comprend que les médecins se démotivent, quand on sait enfin qu'ils sont payés 69 francs (bruts) la vacation ». La faible rémunération qui, selon un interne de Fresnes, « ne couvre même pas les frais de téléphone », apparaît en effet comme un motif récurent de plainte des praticiens pénitentiaires1780(*). Dans un courrier publié dans une revue médicale, un médecin exerçant en M.A tourne en dérision sa « rémunération », incapable de couvrir ses frais de déplacement : « La médecine carcérale est déjà une activité bénévole, il ne faut quand même pas qu'elle soit une activité onéreuse » (Tonus, 13/06/1988). Souffrant de pénibles conditions de travail, mal rémunérés, les généralistes pénitentiaires sont présentés comme de « véritables militants animés pour la plupart d'entre eux d'une réelle volonté de faire évoluer tout le système de soins » (Le généraliste, 6/12/1988). « Quand on sait qu'un spécialiste reçoit 170 francs pour une matinée, on peut parler de vocation », déclare un praticien anonymement (QDM, 7/10/1988).

Ainsi face aux difficiles conditions de travail émerge à la fin des années quatre-vingt un segment de praticiens pénitentiaires désireux d'affirmer les conditions de leur autonomie de travail. Leur association, l'APSP, se distingue nettement des mobilisations déjà étudiées, comme le GMP ou le GMQP. Leur action se limite tout d'abord à la seule question sanitaire, les autres dimensions de la prise en charge des détenus n'étant jamais abordées. Ce segment apparaît ainsi nettement moins politisé que celui des internes apparu durant les « années 68 », beaucoup plus prompts à souligner les enjeux de pouvoir liés à leur pratique médicale. Adoptant une démarche de collaboration plutôt que de contestation, l'APSP exerce d'autre part une action de lobbying auprès des autorités judicaires et pénitentiaires.

Mais surtout, troisième différence, l'APSP demeure un regroupement ponctuel où la dimension collective apparaît fragile. L'association semble en effet avoir été très personnalisée autour du Dr Espinoza qui en est à l'origine. Bien que disposant d'une importante influence auprès de la DAP, celui-ci est dépourvu de toute fonction officielle en dehors de son titre de chef de service à l'Hôpital de Fresnes. Il exerce cependant implicitement un rôle de Conseiller technique sur les questions médicales, notamment auprès de Mme Ezratty : « Ma base stratégique était l'Hôpital mais pendant toute cette période, j'avais un peu un rôle de conseiller auprès de l'Administration » 1781(*). C'est justement l'une des craintes de Jean Favard : « Le danger, c'était de commencer à mettre un truc sur Espinoza qui au final aurait été le nouveau Troisier. Alors ça non ! »1782(*). Médecin-coordinateur de l'Hôpital de Fresnes, Pierre Espinoza tente d'autre part de s'imposer officieusement comme son directeur, selon un magistrat de la DAP : « Le problème d'Espinoza, c'est qu'il voulait être directeur médical. Comme dans l'armée où les directeurs sont des médecins »1783(*).

En 1986, lors du changement de statut de l'Hôpital, le Dr Espinoza devient un praticien hospitalier chef de service parmi tant d'autres et ne dispose plus de son statut de médecin-coordinateur. En outre, il perd avec l'alternance toute influence auprès du ministère de la Justice. C'est peut-être pour retrouver la position longtemps occupée officieusement qu'au terme d'un colloque organisé en 1988, les participants demandent dans une motion finale, à l'initiative du Dr Espinoza, « la création d'un poste de Conseiller technique auprès de la Chancellerie [...] pour résoudre certains problèmes qui restent sans solution à l'échelon local »1784(*). La présidence de l'APSP et la visibilité médiatique que cela lui confrère participent ainsi à l'essor de la carrière du médecin-coordinateur1785(*). L'association lui permet notamment d'obtenir des crédits afin de financer ses recherches1786(*), comme le souligne cette interne alors proche d'Espinoza : « En fait, cette association avait l'utilité d'être une interface pour avoir des subventions pour faire des études. C'était l'un des buts, je pense »1787(*). Loin d'être anecdotique, cette dimension instrumentale de l'association rend en partie compte de sa disparition. C'est en effet en raison de luttes entre médecins que l'APSP aurait disparu à la fin des années quatre-vingt, si l'on en croit le récit d'un médecin intervenant depuis 1984 en M.A et ayant participé à l'association :

« La rencontre initiale avait été très enrichissante et avait permis de nous rendre compte des énormes disparités de statut, de mode d'exercice... Malheureusement ceci fut sans lendemain, je crois qu'une querelle de personnes entre les rares médecins plein-temps de la pénitentiaire en a été la cause »1788(*).

Bien qu'éphémère, l'APSP témoigne de l'émergence, rendue possible par le renouvellement des postes opéré au milieu des années quatre-vingt, d'un segment de praticiens hostiles à l'idée que la médecine pénitentiaire soit quelque chose de spécifique. Pour eux, parce qu'il s'agit avant tout d'être soignant, la médecine ne peut se soumettre à certains impératifs pénitentiaires. Confrontés aux difficultés liées à la gestion de l'épidémie, les praticiens nouvellement arrivés vivent avec difficulté les contraintes qui régissent l'organisation des soins du fait de sa tutelle pénitentiaire. C'est dans le cadre de cette transformation que sont nommés à des postes de responsabilité quelques praticiens qui entreprennent de réformer la « médecine pénitentiaire ». Ces médecins-chefs réformateurs vont exercer un rôle crucial de porte-parole de ce segment de praticiens pénitentiaires au début des années quatre-vingt-dix.

* 1740 Lettre du médecin de la M.A de Poitiers au directeur de la prison du 18/12/1985 (CAC 19940511. Art.88).

* 1741 Lettre du directeur de la M.A Saint Etienne à la DAP datée du 7/02/1987 (CAC 199405111. Art.90).

* 1742 Hélène, interne puis généraliste à Fleury-Mérogis de 1983 à 2000. Entretien réalisé le 8/12/2005, 2H40.

* 1743 Xavier Emmanuelli, médecin-chef de Fleury-Mérogis de 1988 à 1992. Entretien réalisé le 11/02/2008, 1H.

* 1744 Cf. Introduction du chapitre 5 : « Les spécificités carcérales à l'épreuve du "décloisonnement" ».

* 1745 Note du Chef du Bureau des personnels, Antonioni, au DAP datée du 8/07/1985 (CAC.19940511. Art. 97).

* 1746 Ce chiffre associe les départs en retraite et les démissions, spécifiquement indiquées entre parenthèses.

* 1747 Toutes ces informations sont tirées du Rapport général sur l'exercice publié chaque année par la DAP.

* 1748 Françoise, généraliste à Bois d'Arcy de 1986 puis à Fleury-Mérogis depuis 1996. Entretien le 13/01/2006, 3 H.

* 1749 Hélène, interne puis généraliste à Fleury-Mérogis de 1983 à 2000. Entretien réalisé le 8/12/2005, 2H40.

* 1750 Martine, interne de 1984 à 1986 puis chef de service à l'Hôpital de Fresnes. Entretien réalisé le 5/04/2006, 2H.

* 1751 Lettre de démission du médecin de la M.A d'Evreux au DRSP Lille du 28/07/1988 (CAC 19950511. Art.89).

* 1752 On rappelle que les « extractions » désignent d'après le Code de procédure pénale le fait d'escorter le détenu à l'extérieur de l'établissement, soit pour les besoins de l'instruction judiciaire, soit pour des examens médicaux.

* 1753 Lettre de démission du médecin de la M.A de Beauvais au directeur de l'établissement datée du 22/04/1988 (CAC. 19940511. Art.92).

* 1754 Lettre de démission du médecin de Bois-d'Arcy au directeur de la M.A datée du 20/01/1987 (CAC. 19940511. Art.87).

* 1755 Lettre de démission adressée au DRSP de Rennes datée du 3/01/1989 (CAC.19940511. Art. 91).

* 1756 Florent, infirmier à la M.A de Caen de 1988 à 1995. Entretien réalisé le 25/01/2007. Durée : 1H20.

* 1757 Jusqu'à la réforme de 1994, les infirmiers n'avaient pas accès aux cellules pour des raisons de sécurité. Ne pouvant voir les détenus qu'à l'infirmerie, ils dépendaient donc du bon vouloir des surveillants pour assurer les transferts. Ces derniers émettaient parfois des avis sur le bien fondé des consultations.

* 1758 En 1988, tandis que 140 infirmier(e)s disposaient d'un statut pénitentiaire, 170 dépendaient de la Croix-Rouge.

* 1759 L'APSP disparaît à la fin des années quatre-vingt mais une nouvelle association a été créée en 1997, l'APSEP (Association des Professionnels de Santé Exerçant en Prison) qui réunit chaque année le personnel des UCSA.

* 1760 Bulletin de l'APSP n°1, document de 8 pages ronéotypé. Archives internes DGS.

* 1761 Seules les communications relatives à la toxicomanie feront l'objet d'une publication en lien avec la DAP.

* 1762 Cette association est la première à se démarquer par le langage refusant les appellations de soignants ou médecins pénitentiaires. Prenant acte de leur volonté de rupture avec le passé, il nous sera pardonné de continuer néanmoins à utiliser ces expressions par facilité.

* 1763 APSP, Actes du colloque national de réflexion sur les soins en milieu pénitentiaire. Paris. 29/30 Janvier 1988, document dactylographié, 19 pages (IGAS/2002/001).

* 1764 Martine, interne de 1984 à 1986 puis chef de service à l'Hôpital de Fresnes. Entretien réalisé le 5/04/2006, 2H.

* 1765 Bulletin de l'APSP n°1, document de 8 pages ronéotypé. Archives internes DGS.

* 1766 Françoise, généraliste à Bois d'Arcy de 1986 puis à Fleury-Mérogis depuis 1996. Entretien le 13/01/2006, 3 H.

* 1767 ESPINOZA Pierre, « Infection par le VIH et prison », Le journal du sida, n°31, 09-10/1991.

* 1768 Bulletin de l'APSP n°2-3, document de 38 pages ronéotypé. Archives internes DGS.

* 1769 Pierre Espinoza, chef de service de l'Unité de soins intensifs de l'Hôpital de Fresnes de janvier 1983 à septembre 1991. Entretiens réalisés le 16/05/2006, le 31/05/2006 et le 22/04/2008. Durées :1H45, 2H00 et 1H50.

* 1770 APSP, Actes du colloque national de réflexion sur les soins en milieu pénitentiaire. Paris. 29/30 Janvier 1988, document dactylographié, 19 pages (IGAS/2002/001).

* 1771 SEYLER Didier, « Santé et prisons », Hélix magazine, n°2, 11/1988, pp.28-29.

* 1772 SEYLER Didier, « Une médecine à risque (à propos de l'accès aux soins dans les prisons) », Agora, n°5, 01-02/1988, pp.42-44.

* 1773 « Prévention et suivi de l'infection à VIH à la maison d'arrêt de Bois d'Arcy », QDM, 19/12/1988.

* 1774 « Flagrant délit de pauvreté », Le généraliste, 6/12/1988.

* 1775 « Les prisonniers interdits de santé ? », Tonus, 7/06/1988.

* 1776 Le document original de neuf pages dactylographiées m'a été remis par Françoise que je remercie (SOMMIER B., SEYLER D., « Le secret médical à Fresnes », Médecine de l'homme, n°189, 09/1990, p.24).

* 1777 « M.G vacataire dans les prisons. Mission impossible », Le généraliste, 6/12/1988.

* 1778 SEYLER Didier, « Une médecine à risque (à propos de l'accès aux soins dans les prisons) », art.cit.

* 1779 Se diffuse à ce moment parmi les personnels de santé la description de ce mécanisme, fréquemment cité dans les articles de presse, de « déresponsabilisation » en cascade des tâches médicales du médecin vers l'infirmière, de l'infirmière vers le surveillant et du surveillant vers le détenu, venant illustrer le manque de moyens.

* 1780 SEYLER Didier, « Santé et prisons », Hélix magazine, novembre 1988, n°2, pp.28-29.

* 1781 Pierre Espinoza, chef de service de l'Unité de soins intensifs de l'Hôpital de Fresnes de janvier 1983 à septembre 1991. Entretiens réalisés le 16/05/2006, le 31/05/2006 et le 22/04/2008. Durées :1H45, 2H00 et 1H50.

* 1782 Jean Favard, magistrat à la DAP de 1970 à 1975 puis Conseiller technique du ministre de la Justice de 1981 à 1986. Entretien réalisé le 10/01/2008, durée: 3H00.

* 1783 Jacques, magistrat chargé à la DAP de la réglementation sanitaire de 1982 à 1989. Entretien réalisé le 11/01/2008, 3H30.

* 1784 APSP, « Actes du colloque national de réflexion sur les soins en milieu pénitentiaire », document dactylographié, 19 pages (IGAS/2002/001)

* 1785 Cette tentative d'institutionnalisation se répétera quelques années plus tard lorsque le Dr Espinoza proposera « la création d'un observatoire de santé en milieu carcéral ». Interrogés sur cette question par le Conseiller technique du ministre de la Santé, deux inspecteurs de l'IGAS émettront un avis défavorable remarquant que « ce praticien souhaite la création d'un observatoire de la Santé dont il briguerait selon toutes vraisemblances la responsabilité, ce qui lui permettrait au surplus de trouver une certaine "aura" » (Note de T. Roquel et J. Tchériatchoukine à M. Lucas, Chef de l'IGAS, datée du 5/09/1990. CAC 19950229. Art.2. IGAS).

* 1786 C'est ainsi qu'une recherche action financée par DGS sur l'« évaluation de l'impact de la mise en vente libre des seringues chez les toxicomanes » est réalisée en 1988 à Fresnes.

* 1787 Martine, interne de 1984 à 1986 puis chef de service à l'Hôpital de Fresnes. Entretien réalisé le 5/04/2006, 2H.

* 1788 Lettre d'un médecin travaillant en maison d'arrêt adressée au Haut comité à la santé publique et datée du 25/03/1993. HCSP/2006/001 Dossier n°4 : La santé en milieu carcéral.

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