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Dynamique professionnelle et transformations de l'action publique. Réformer l'organisation des soins dans les prisons françaises. Les tentatives de spécialisation de la « médecine pénitentiaire » (1970-1994).

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par Eric FARGES
Université Lyon 2 - Sciences Po - THESE EN SCIENCES POLITIQUES 2013
  

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PRESENTATION DES HYPOTHESES : LA LOI DU 18 JANVIER 1994 COMME « REFORME PENITENTIAIRE »

Deux hypothèses, inextricablement liées, ont orienté le travail de recherche : en tant que suppression d'un groupe professionnel (les médecins pénitentiaires), la loi du 18 janvier 1994 peut tout d'abord être analysée comme l'issue d'une lutte entre segments professionnels médicaux antagonistes. Elle n'est cependant pas qu'une réforme médicale. Elle est d'autre part présentée comme une transformation majeure de l'institution carcérale et fut à ce titre portée par des magistrats militants hostiles également à une « médecine pénitentiaire ». C'est de la rencontre de ces deux groupes de réformateurs qu'est née la loi du 18 janvier 1994. Loin de se réduire à des enjeux strictement sanitaires ou budgétaires, la réforme de l'organisation des soins en prison apparaît ainsi comme une « réforme pénitentiaire » porteuse d'une nouvelle conception de l'institution carcérale et de sa médecine45(*).

Première hypothèse : la loi du 18 janvier 1994 comme issue de la lutte entre « segments professionnels » médicaux antagonistes et acte de décès de la « médecine pénitentiaire »

La nouvelle organisation des soins fut présentée comme la réforme d'une prise en charge médicale en « crise », incapable de répondre aux nouveaux besoins issus notamment de l'apparition du sida. En présentant le nouveau dispositif comme une réforme guidée par le seul impératif de « santé publique », les détracteurs de la « médecine pénitentiaire » ont contribué à reléguer au second plan des luttes professionnelles dont sont révélatrices les différences lexicales. La distinction entre une « médecine pénitentiaire » et une « médecine en milieu pénitentiaire » recouvre, comme on en fait l'hypothèse, l'existence de « segments professionnels » divergents46(*).

La réforme de l'organisation des soins ne constituerait ainsi pas seulement la réponse à un problème de santé publique, bien réel par ailleurs, mais une reconfiguration des rapports de force entre, d'une part, des médecins partisans d'une médecine spécifiquement pénitentiaire et, d'autre part, des praticiens désireux de défendre leur autonomie médicale.

L'un des enjeux de la thèse sera de rendre compte des logiques par le biais desquelles ont pu émerger ces différents segments et comment les rapports de force ont évolué entre ces derniers. Il s'agira d'expliquer, notamment, pourquoi les professionnels les plus hostiles à la réforme ont perdu progressivement la position dominante qu'ils occupaient dans le système de régulation professionnelle de l'activité médicale en prison au point d'être invisibles lors de la loi du 18 janvier 199447(*). Il s'agit ainsi de comprendre comment une politique publique s'articule à une dynamique professionnelle, en l'occurrence de spécialisation médicale.

Le travail de terrain fit émerger un monde qui avait disparu avec la réforme de 1994, celui de la médecine pénitentiaire en tant que spécialité médicale. Apparue au cours des années soixante, la « médecine pénitentiaire » s'est, en effet, progressivement institutionnalisée dans le secteur médical sous la forme de congrès, de publications puis d'un enseignement universitaire. C'est ainsi qu'en 1977 fut érigé la première, et unique, chaire de médecine pénitentiaire, d'abord rattachée à la médecine légale puis autonome en 1980. Loi du 18 janvier 1994 qui met fin à cette appellation marque la disparition de cette discipline médicale en voie de reconnaissance. La réforme de 1994 est ainsi une étape importante dans la reconfiguration du rapport de force qui oppose les partisans de cette spécialité aux praticiens qui estiment que cette discipline implique une soumission de la médecine à la Justice et ainsi une atteinte à leur autonomie de soignant.

Si cette réforme engage au premier titre le corps médical, il ne faut cependant pas sous-estimer le rôle essentiel que les fonctionnaires du ministère de la Justice, et notamment de l'Administration pénitentiaire, ont exercé dans l'instauration d'un nouveau dispositif soignant dont les enjeux dépassent le domaine médical. Comment comprendre autrement, d'ailleurs, la virulence exprimée par certains magistrats rencontrés à l'égard de l'appellation de « médecine pénitentiaire » ? Lors d'une prise de contact téléphonique, un magistrat ayant participé à l'élaboration de la loi déclare accepter de me rencontrer à condition de ne plus jamais évoquer devant lui la « médecine pénitentiaire »48(*). « La médecine pénitentiaire c'est quelque chose d'obscène [...] C'est comme si on disait la médecine... Je sais pas... la médecine scolaire ! [Hésitation] Ça existe ? Ah oui ça existe... », s'exclame au cours d'un entretien un autre magistrat ayant contribué à la réforme49(*).

Ce « lapsus » au sujet de la médecine scolaire rappelle qu'une telle prise de position n'est pas fondée sur des considérations médicales. Le rejet de la « médecine pénitentiaire » traduit chez ces magistrats une prise de distance à l'égard d'une certaine histoire de la Justice. C'est ce que confirment les propos du Conseiller technique aux prisons de Robert Badinter qui lui aussi avait oeuvré alors en faveur d'un service de santé pour détenus autonome de l'Administration pénitentiaire : « Quand on prononce ces mots, d'une certaine manière, on revient à l'autarcie d'avant »50(*). La loi du 18 janvier 1994 ne peut ainsi être réduite à un conflit entre médecins. Elle est porteuse d'une certaine conception de la prison et doit, à ce titre, être présentée comme une réforme carcérale.

* 45 Le terme de « réforme pénitentiaire » désigne la tentative, maintes fois répétée depuis le 19ème siècle, d'attribuer à l'incarcération, et ainsi à la peine, une certaine signification.

* 46 Par le recours à la notion de « segment professionnel », on souhaite mettre l'accent sur les logiques de transformation des équilibres entre professionnels d'une même catégorie, à savoir ici les médecins pénitentiaires (BUCHER Rue, STRAUSS Anselm, « La dynamique des professions » dans STRAUSS Anselm, La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris, L'Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1992, pp.67-86).

* 47 Bien que distinct dans ses conditions et ses modalités, c'est un phénomène semblable de reconfiguration d'un champ professionnel que décrit Henri Bergeron dans son étude du dispositif français de soin de la toxicomanie. Parmi les étapes de la structuration d'un segment professionnel divergent, il insiste notamment sur l'importance d'un paradigme concurrent autour duquel sont susceptibles de s'unir les dissidents au système dominant, rejoignant ainsi les analyses développées par T. Kuhn dans son étude épistémologique sur la structure des révolutions scientifiques (BERGERON Henri, L'Etat et la toxicomanie. Histoire d'une singularité française, PUF, coll.« Sociologies », Paris, 1999, p.273).

* 48 Jean-Paul Jean, magistrat, Conseiller technique du ministre de la Santé de mai 1988 à mai 1991 puis Conseiller technique des ministres de la Justice de mai 1991 à avril 1992. Entretien réalisé le 6/07/2005, 2H.

* 49 Alain Blanc, responsable de la sous-direction de la réinsertion de 1985 à 1995. Entretien le 19/04/2007, 3H.

* 50 Jean Favard, magistrat à la DAP de 1970 à 1975 puis Conseiller technique du ministre de la Justice de 1981 à 1986. Entretien réalisé le 10/01/2008, durée: 3H00.

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