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Multi ethnicité et refondation des nations démocratiques en Afrique noire. Perspective d'un humanisme de la diversité.

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par Essodina BAMAZE Nà¢â‚¬â„¢GANI
Université de Lomé - Master II en Philosophie politique et du droit 2015
  

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PREMIÈRE PARTIE :

DE LA MULTIETHNICITÉ À LA CRISE DE L'ÉTAT-NATION DÉMOCRATIQUE EN AFRIQUE NOIRE

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Introduction de la première partie

Si l'on envisage de considérer la problématique de l'ethnicité à la lueur du contexte sociopolitique particulier de l'Afrique noire, plusieurs traits du débat s'éclairent. D'abord, l'État-nation ne coïncide pas véritablement avec les réalités africaines, notamment parce que ses référents idéologiques ont été importés de l'Occident et qu'originairement il ne correspond pas exactement aux réalités vécues de l'Afrique. Il est d'ailleurs significatif de constater à quel point la constitution de chaque État-nation s'y est opérée au forceps des populations se trouvant dans les limites territoriales. Cet état de fait conditionne une certaine attitude d'hostilité vis-à-vis des valeurs occidentales. Ainsi que le montre Otayek, la multiplication des mobilisations communautaires dans le contexte africain « a remis au goût du jour la supposée incompatibilité entre démocratie - idée et mode de régulation politique - et sociétés africaines23 ». Plus significatif ensuite est la place prépondérante accordée à l'ethnicité dans l'univers africain. En effet, en s'inspirant du bilan presque déplorable des revendications identitaires, on a stigmatisé comme une greffe la démocratie libérale en Afrique noire tout en y voyant le trait discriminant du politique.

À partir de ces considérations, deux interrogations s'ouvrent dès lors que nous envisageons de saisir la spécificité de la crise de l'État-nation démocratique dans le contexte africain : comment la multiethnicité sape-t-elle le comportement civique dans le champ politique africain ? Comment s'est pensée jusqu'à présent la cohabitation, sur un même sol, de plusieurs composantes ethniques ?

23 R. Otayek, « La démocratie entre mobilisations identitaires et besoin d'État : y a-t-il une exception africaine ? », in R. Otayek (dir), Afrique : les identités contre la démocratie ?, Autrepart (10), 1999, p. 5.

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CHAPITRE I : PROBLÉMATIQUE DE L'ETHNICITÉ EN AFRIQUE NOIRE

Introduction

Prenant acte du regain du communautarisme qui affecte le politique en Afrique noire, la construction des États-nations démocratiques semble s'y confronter à un dilemme : d'un côté, un modèle d'État-nation faisant fi de l'ethnicité et de l'autre, un modèle d'État-nation valorisant l'ethnicité avec son corollaire la multiethnicité comme une réalité purement africaine. Pendant longtemps, la construction des États africains s'est opérée à travers la mise en quarantaine du second modèle (en raison de sa propension à générer des conflits interethniques) au profit d'un évanouissement de toutes les ethnies. Or, dès lors qu'on accorde une attention particulière à cette gestion « homogénéisante » de la diversité ethnique, celle-ci paraît revêtir des pratiques sociales et une culture de la haine ethnique passant, comme l'écrit Dussey, par l' « ethnisation du pouvoir24 ». Une telle pratique, en tant qu'elle compromet l'essence du politique, devient un phénomène saisissant et déconcertant, qui n'appellerait pas une réflexion spécialement attentive s'il ne s'accompagnait de réactions, de commentaires et d'analyses témoignant que tout ce qui s'y joue ainsi de façon récurrente engage davantage que de simples discours. En effet, sous l'influence de ce que Premdas nomme volontiers « explosion ethnique nucléaire25 », ce qui se donne à lire à travers le réveil des ethnicités dans le contexte particulier de l'Afrique noire est moins l'expression d'une prise de conscience effective des valeurs ethniques à préserver qu'une stratégie politique, c'est-à-dire une sorte d' « imposture ethnocentriste ». Dans une telle optique, il faut assurément insister sur la façon dont l'ethnicité (à partir de la colonisation) participe au jeu politique dans les États postcoloniaux en Afrique noire.

24 R. Dussey, Pour une paix durable en Afrique. Plaidoyer pour une conscience africaine des conflits armés, Abidjan, Les Editions Bognini, 2002, p. 148.

25 Repris par E.-M. Mbonda, « La « justice ethnique » comme fondement de la paix dans les sociétés pluriethniques. Le cas de l'Afrique.», op. cit., p. 7.

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1.1 Ethnie, diversité ethnique, ethnicité : la tâche d'élucidation

La question ethnique apparaît en Afrique sous une quadruple dimension : elle apparaît comme la réalité africaine fondamentale, comme la cause de l'échec de l'État-nation, comme une fiction idéologique, ou encore comme la base d'une solution des problèmes politiques africains. En fait, toute la controverse induite par la question ethnique dans l'analyse du champ politique africain trouve sa justification à partir de la difficulté à dire ce que l'on désigne par « ethnie ». Notion récente, parce que la science qui en fait son objet d'étude (c'est-à-dire l'ethnologie) lui est antérieure, l'ethnie dans le contexte intellectuel n'est pas moins complexe. Encore faut-il préciser que cette complexité se laisse appréhender à double titre. Dans la littérature, une telle complexité se justifie par la diversité de définitions qui foisonnent le lexique. Et dans la réalité, cette complexité s'illustre à travers la diversité de groupes ethniques rangés parfois dans un seul ensemble ethnique. Pour se faire une vue panoramique de la seconde idée, on pourra se reporter à la réalité congolaise au sein de laquelle le groupe ethnique « M'bochi » compte à lui seul une quinzaine d'ethnies dont les plus connues sont les « kouyou », les « bakouélé », les « Moye » et bien d'autres encore. Cette précision a souvent redonné vigueur aux thèses rejetant l'existence réelle d'une ethnie. Ce qui actualise l'interrogation d'Amselle et M'bokolo : « Si l'ethnie n'existe pas (...) que nous reste-t-il à étudier ?26». Cette inquiétude, nous pouvons la reformuler en des termes dont la teneur ne trahit pas la pensée de ces deux auteurs : comment peut-il manquer d'existence à un être si riche en attributs ?

À l'instar de cette inquiétude, et en se fondant sur le raisonnement a contrario, nous commencerons par définir l'ethnie en disant ce qu'elle n'est pas. Ainsi, il faudrait en premier signaler que la réalité pour laquelle la notion d'ethnie est souvent utilisée diffère de la « race » et de la « tribu » qui correspondent à une identification primaire de l'individu. Ensuite convient-il de souligner que malgré la place que tient la question ethnique dans les opinions, les médias, les réactions populaires, il est impérieux de l'isoler d'autres discours tout aussi lancinants et efficaces, mais fondés sur d'autres bases. En effet, le fait national en Afrique noire, loin de se réduire au

26 J.-L. Amselle, E. M'bokolo (dir.), Au coeur de l'ethnie. Ethnies, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1999 [1985], p. III.

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face-à-face entre État et ethnie, met en jeu de nombreuses composantes ; lesquelles constituent autant de foyers de mobilisations éventuelles à côté du foyer ethnique. Il convient d'évoquer, même brièvement, certaines de ces composantes alternatives.

L'une de ces composantes au sujet de laquelle une confusion est souvent faite avec le fait ethnique, en raison de son caractère identitaire, est le régionalisme. Le champ sociopolitique à caractère régional, correspondant dans la plupart des pays d'Afrique noire au clivage nord-sud, repose sur une opposition d'ordre géographique, économique et culturelle. Tout en ayant à l'esprit la conviction qu'au sein de l'opposition nord-sud s'inscrivent d'autres clivages, on pourra se référer à la réalité du paysage congolais justifiant en partie

l'inégale répartition de la population entre le Sud qui attire pratiquement l'essentiel de la population en raison des conditions naturelles plus propices au développement des activités humaines et le Nord faiblement peuplé parce que couvert de forêts à l'exception de quelques zones telles que les plateaux Batékés et les M'bochi27.

Cette opposition naturelle entre une région du Sud attractive et une région du Nord répulsive permet de comprendre aujourd'hui les fortes disparités de traitement politique et administratif résultant de la fusion en un seul territoire de ces différentes régions.

Une seconde composante que l'on pourrait apparenter au fait ethnique est le fait socioreligieux. Il s'illustre à travers les affrontements interreligieux surtout dans les États où différentes religions sont appelées à coopérer. Dans ce cas de figure, la difficulté émerge du fait qu'une religion aspire à elle seule au monopole du politique en reléguant au second plan, voire parfois à l'effacement, les autres religions avec lesquelles elle doit partager le même espace socioculturel. L'histoire de l'Islam sur le continent africain fourmille d'exemples à ce sujet. Pour ne repérer que quelques-uns parmi ces exemples, citons au passage les revendications des groupes « jihadistes » au Mali et celles du groupe « Boko Haram28 » au Nigéria. Les fortes tensions introduites par cette seconde composante se dégagent clairement, au Nigéria

27 X. Ktsimbou, La démocratie et les réalités ethniques au Congo, Thèse de Doctorat en Sciences Politiques, Université de Nancy II, 2001, p. 13.

28 Dont la version française se traduit clairement à travers cette formule : « l'éducation occidentale est un péché ».

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précisément, à partir d'une opposition devenue classique entre un « Nord musulman » et un « Sud chrétien ou animiste ».

Une troisième composante que l'on pourrait apparenter aussi au fait ethnique, et qui s'en démarque pourtant, est ici le fait « historico-communautaire ». Il rassemble les anciens royaumes, empires, émirats, confédérations et « chefferies », dont la prégnance sur la politique actuelle reste tributaire de l'héritage précolonial et colonial. D'après le témoignage que fournit Nicolas de cette idée : « Ce cadre a supporté diverses stratégies électorales ou de contestation sous la seconde République et peut soutenir de vifs affrontements intratribaux, intrarégionaux, intrareligieux, etc., dont le pouvoir mobilisateur est parfois important29 ».

La quatrième composante, pour finir la liste de ces faits auxquels l'on apparente souvent le fait ethnique, et qui pourtant s'en démarque, est la composante socio-économique : elle oppose la minorité de « nantis » qui contrôle le pouvoir économique à la grande masse du peuple. En effet, l'inégalité économique, dont le reflet social laisse percevoir une minorité de « nantis » à l'actif du pouvoir politique tout à côté de la grande masse formée par les « démunis », facilite la manipulation des consciences. Ce qui rend difficile l'enracinement de la démocratie sur le continent africain. Cette précision s'explicite davantage si l'on évoque l'évidence selon laquelle, la responsabilité incombant à l'individu dans le jeu démocratique se trouve obnubilée par sa position de « défavorisé » qui l'amène souvent à « marchander » ses convictions personnelles à la recherche de quoi vivre.

En clair : les faits évoqués montrent que le champ ethnique, en tant que champ politique en Afrique noire, n'est pas le seul à se situer en face de l'État. Pour bonne mesure, rappelons que les champs socioreligieux, « historico-communautaire », socio-économique et le champ régionaliste constituent des composantes concurrentielles du fait ethnique. Mais le constat qui s'impose est que chaque africain pris isolément appartient simultanément à toutes ces composantes. Ce constat engage notamment, la nécessité d'un approfondissement du fait ethnique, une définition de l'ethnicité et un examen du discours identitaire : celui portant sur

29 G. Nicolas, « Stratégies ethniques et construction nationale au Nigéria », in (J.-P.) Chrétien et (G.) Prunier (dir), Les ethnies ont une histoire, Paris, Karthala, 1989, p. 374.

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l'identification de l'individu à son groupe d'appartenance ethnique. Or la réflexion sur cette identification a fait apparaître, que non seulement la manipulation du fait ethnique est un instrument d'action politique, mais qu'en outre il y a une difficulté de définition de ce qu'on range sous le vocable d' « ethnie ». Dans ces conditions, une seule interrogation paraît encore légitime : comment appréhender l' « ethnie » à partir de la présente recherche ?

En écartant toute confusion entre ethnie et race ou tribu, ethnie et région, ethnie et religion, il faut souligner que l'ethnie peut être définie par rapport à un référentiel commun fondant l'adhésion des membres de la communauté se réclamant de cette appartenance. Cette logique implacable actualise sans cesse les observations d'Ake lorsque, parlant de l'ethnogenèse chez Nietzsche, il écrit :

Pour affirmer leur identité, pour assurer la cohésion de leurs membres, surtout aux époques de crise, les ethnies produisent des mythes. Le mythe de l'arya que Nietzsche emploie dans la généalogie, mythe de la pureté et de la supériorité naturelle se trouve dans le groupe iranien et le groupe slave (...) L'appartenance à l'ethnie aryenne se décèle à certaines nouveautés techniques : la domestication du cheval, l'usage de chars de guerre, mais surtout à l'emploi d'une langue de la famille indo-européenne30.

En prenant au pied de la lettre le contenu de cette affirmation, on découvre que l'ethnie n'est pas une réalité fondamentalement africaine. Et de surcroît, elle se comprend hors de l'Afrique comme le socle d'une identité collective. Raison pour laquelle, la distinction opérée par Kymlicka31 entre « minorités nationales » et « minorités ethniques », présente les secondes comme étant des populations homogènes. En tant que socle de l'identité collective, l'ethnie y relève plus exactement d'une double projection : projection dans le passé et projection dans le futur. La projection dans le passé s'articule autour du projet de reconstruction d'une mémoire et d'une tradition commune. La projection dans le futur, quant à elle, s'articule autour de la nécessité pour chaque ethnie de se doter d'un projet politique « national » au nom duquel elle exige une reconnaissance politique et juridique au

30 J. P. Ake, « De l'ethnogenèse à la généalogie chez Nietzsche : quels enseignements pour l'ethnie ? », Le cahier philosophique d'Afrique, N° 006, Ouagadougou, 2008, p. 120.

31 Pour lui, les « minorités nationales » sont issues d'un processus de conquête ou d'incorporation tandis que les « minorités ethniques » sont issues d'un processus d'immigration. Confer H. Guéguen, G. Malochet, Les théories de la reconnaissance, Paris, La Découverte, 2012, p. 85

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sein de l'État-nation. Aussi faudrait-il ajouter que cette double projection ne se comprend que dans les États où l'identité nationale assigne une perte de repères aux minorités qui se sentent lésées. Cet ajout nous éclaire davantage dans la quête de sens de la notion d'ethnie en Afrique noire.

Dans les États africains où la question ethnique n'est pas tant le reflet d'une perte de repères culturels à l'avantage d'une « ethnie dominante », la réalité pour laquelle la notion d'ethnie est utilisée est quelque chose de mouvant, de fluctuant, de variant. En ce sens, ce qu'on entend par « ethnie » au Rwanda n'a rien à voir avec l'ethnie au Congo ou encore en Côte d'Ivoire. Pour attester de l'assise scientifique de cette idée, esquissons-en quelques exemples. Il est d'abord important de signaler que ce qu'on identifie comme « opposition ethnique » au Rwanda, est une lutte armée entre « Hutu » et « Tutsi », deux populations homogènes si l'on se réfère à la langue et à la culture en usage dans ces deux milieux. Et pour reprendre la surprenante affirmation de Chrétien : « Voici des « ethnies » qui ne se distinguent ni par la langue, ni par la culture, ni par l'histoire, ni par l'espace géographique occupé32 ». D'où vient alors ce violent affrontement qui occasionna ce qu'on désigne aujourd'hui, sous l'expression avilissante de « génocide rwandais » ?

Sans vouloir tout de suite donner une réponse à cette interrogation, repartons du côté congolais pour percevoir, avec l'analyse de ce qu'on y entend par ethnie, toute l'ambiguïté qui s'attache à la définition exacte de cette notion en Afrique noire. L'analyse porte sur le néologisme apparu en 1992 lors de l'élection présidentielle au Congo-Brazzaville. En effet, à partir des initiales des groupes « Niari », « Bouenza » et « Lékoumou », la notion à « consonance ethnisante » de « Nibolek » fut forgée pour désigner l'ensemble des régions favorables au candidat Lissouba. Analysant minutieusement ce néologisme, Dorier-Apprill33 souligne que « Nibolek » ne correspond à aucune réalité culturelle ni à aucune entité ethnique précise mais qu'il constitue plutôt une stratégie politique efficace. En partant des deux exemples analysés, on prend effectivement conscience de la complexité du fait ethnique.

32J.-P. Chrétien, « Hutu et Tutsi au Rwanda et au Burundi », in J.-L. Amselle, E. M'bokolo (dir.), op. cit., p. 129.

33 E. Dorier-Apprill, « Géographie des ethnies, géographie des conflits à Brazzaville », in P. Yengo (éd.), Identités et démocratie, Paris, L'Harmattan, 1997, p. 168.

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Cette complexité sera relayée au plan théorique par deux courants de pensée. L'un, d'inspiration « primordialiste » ou « substantialiste », partage une conception figée de l'ethnie qu'il considère comme « un donné, un état que définit un ensemble de traits invariants comme la culture, les liens de sang ou les affinités naturelles34 ». En fondant ses arguments sur des éléments objectifs identifiables dans la définition même de l'ethnie, cette approche écarte l'idée de manipulation ethnique comme prouvant à elle seule les crispations identitaires. Dans la logique de ce premier courant de pensée, l'ethnie peut être définie comme un code identitaire, un sentiment d'appartenance fondé sur des critères réels (tels que les liens du sang, l'origine historique et une langue communes), et surtout sur l'auto-désignation. Le grief qu'on pourrait faire à cette première approche est qu'elle appréhende l'ethnie comme figée. Ce qui rend, de facto, les frontières entre les groupes ethniques comme fixées une fois pour toutes. Or, dans la réalité, il n'existe pas de communauté culturelle ou ethnique close sur elle-même, c'est-à-dire placée dans un tête-à-tête avec les autres. Bien au contraire, la réalité du vécu communautaire est celle qui invite à reconsidérer la relation d'échanges culturels dans une perspective interactionniste. D'après la conclusion formulée par Leach, à l'issue de ses travaux consacrés au peuple Kachin, « l'ethnicité des Kachin des Hautes Terres de Birmanie ne s'appréhende qu'au regard des échanges que cette population entretient avec les sociétés qui l'entourent et entre les différents groupes qui la composent, indépendamment de toute unité culturelle ou linguistique « primordiale »35 ».

L'autre courant de pensée, d'inspiration constructiviste, procède par une « désubstantialisation » de l'ethnie. Il nous paraît le mieux indiqué pour comprendre le fait ethnique d'Afrique noire en tant que mise en ordre par le colon. En effet, en suivant de près la logique de cette seconde approche, on se rend compte que le fait ethnique n'a rien de juridique encore moins de biologique. Ceci d'autant puisque, l'histoire du continent noir nous apprend qu'en Afrique, la notion d'ethnie est sous-jacente à l'arrivée du colon qui, pour des raisons d'intérêt calculé a procédé au classement des groupes humains selon des traits spécifiques que sont le physique

34 R. Otayek, « La démocratie entre mobilisations identitaires et besoin d'État : y a-t-il une exception africaine ? », op. cit., p. 9.

35 Précise R. Otayek, « L'Afrique au prisme de l'ethnicité : perception française et actualité du débat », op. cit., p. 133-134.

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(distinction entre Hutu et Tutsi) et l' « ethnie » reposant sur l'idée fondamentale de culture traduite dans les faits par le genre de vie (paysans, pêcheurs), le système de la parenté (matrilinéaire ou patrilinéaire), l'organisation politique (segmentaire, chefferie), et enfin la langue. De la sorte, cette seconde approche nie toute existence réelle d'une ethnie.

Procédant par une « désubstantialisation », cette seconde approche présente l'ethnie comme une pure « création », ou pour le dire en d'autres termes, comme l'oeuvre du colonisateur. À l'appui de ce propos, on pourra se référer à l'exemple de

l' « ethnie » bété comme une « production » et une « création » coloniales. Pour son radicalisme à l'égard de la conception de l'ethnie comme « substance », cette seconde approche n'est pas à l'abri de critiques : en réalité, en ne voyant dans l'ethnie qu'une simple invention coloniale, elle ignore d'abord l'évidence qu'une telle création ne s'est pas faite ex nihilo. Puisque, comme l'a souligné avec insistance Otayek : « pour « inventer » une ethnie, il faut qu'il y ait le minimum de substrat historique nécessaire à la cristallisation, d'un sentiment d'être différent36 ». Ensuite, en concevant toujours l'ethnie comme une création, les tenants de ladite approche oublient aussi que le fait pour certaines personnes de se reconnaître dans des entités ethniques devient un critère valide de l'existence d'une ethnie. Comme le professe Bazin : « Si celui que j'interpelle se tourne, c'est qu'il « répond » effectivement à ce nom37 ». Du coup, si des gens se retrouvent pleinement dans le tracé colonial des frontières bété, c'est qu'ils acceptent une telle désignation. Comment saurions-nous de ce fait, nier l'existence d'une « réalité coloniale » qui se concrétise dans les consciences individuelles et collectives ? On pourra d'ailleurs poursuivre cette réflexion en distinguant une réalité du monde physique et une réalité du monde psychologique, avec pour ambition d'affirmer l'existence de l'ethnie au plan psychologique.

Ceci étant, l'articulation entre approche « primordialiste » et approche « constructiviste » nous permet d'afficher clairement notre définition de l'ethnie : l'ethnie renvoie ici à un sentiment d'appartenir à un groupe humain distinct des

36 R. Otayek, « L'Afrique au prisme de l'ethnicité : perception française et actualité du débat », op. cit., p. 135.

37 J. Bazin, « A chacun son Bambara », in J.-L. Amselle, E. M'bokolo (dir.), op. cit., p. 123.

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autres par des critères réels ou supposés. Cette définition emprunte, tout de même, des grilles d'analyses aux travaux anthropologiques issues des réflexions d'Amselle. Consacrant ses réflexions à la définition de l'ethnie dans son texte datant de 1985, Amselle, après un passage en revue des différentes définitions mettait en place, en guise de dénominateur commun à toutes les différentes définitions, un nombre de critères communs en liaison étroite : « la langue, un espace, des coutumes, des valeurs, un nom, une même descendance et la conscience qu'ont les acteurs sociaux d'appartenir à un même groupe38 ».

Il serait intéressant de relever à travers cette pensée d'Amselle, des éléments servant de repères normatifs dans l'élucidation du concept d'ethnie. En ce sens, lorsqu'on garde en mémoire ce propos de l'anthropologue, il devient aisé de saisir l'ethnie à travers trois éléments : un contenu anthropologique (mettant en exergue des traits culturels particuliers) ; un contenu géographique (relatif à l'espace occupé par le groupe de personnes concernés) et enfin un contenu psychologique illustré par Chrétien à partir de son étude sur les rapports entre « Hutu » et « Tutsi » : « Qu'est-ce qu'être hutu ou tutsi ? Ce n'est ni d'être bantu ou hamite, ni d'être serf ou seigneur ! C'est de se rappeler qui a tué un de vos proches il y a quinze ans ou de se demander qui va tuer votre enfant dans dix ans, chaque fois avec une réponse différente39 ».

Ces trois éléments contenus dans la définition de l'ethnie nous illuminent dans la recherche d'une définition de l'ethnicité, ce « phénomène à la fois omniprésent et insaisissable, profond et sujet à de multiples jeux politiques et culturels40 », qui représente un défi au monde intellectuel. L'évidence paraît moins réfutable puisqu'elle s'inscrit depuis longtemps dans le discours intellectuel. En partant des différentes réflexions qui ont été consacrées à ce concept, il se dégage un rapport de synonymie entre ethnie et ethnicité : on emploie tantôt « ethnie » pour désigner « ethnicité » tantôt « ethnicité » pour désigner « ethnie ». Mieux dit, ethnie et

38 J.-L. Amselle, « Ethnies et espaces : pour une anthropologie topologique », in J.-L. Amselle, E. M'bokolo (dir.), op. cit., p. 18.

39 J.-P. Chrétien, « Pluralisme démocratique, ethnismes et stratégies politiques. La situation du Rwanda et du Burundi », in G. Conac (dir.), L'Afrique en transition vers le pluralisme politique, Paris, éd. Economica, 1990, p. 142.

40 Comme le remarquait J.-P. Chrétien, « Introduction. Dimension historique de l'ethnicité en Afrique », in J.-P. Chrétien et G. Prunier (dir.), op. cit., p. 8.

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ethnicité sont utilisées dans une logique interchangeable. Sans toutefois prendre le contre-pied total de ce rapport de synonymie, nous envisageons l'ethnicité comme l'expression du sentiment d'appartenir à un groupe ethnique. Dès lors que nous concevons l'ethnicité de la sorte, il n'est nul besoin de rechercher au plus profond une quelconque nuance terminologique entre ethnie et ethnicité : l'une, c'est-à-dire l'ethnie, renvoyant à l'auto-désignation collective et l'autre, l'ethnicité, comprise comme expression concrète de cette auto-désignation. En conservant ces deux définitions, il est question de retenir, d'ores et déjà, que ces deux concepts seront utilisés dans une logique interchangeable.

Il reste maintenant à déterminer si l'expression concrète d'une appartenance à un groupe ethnique relève de l'ordre naturel des choses ou plutôt de l'ordre d'un artifice humain. Formulée autrement, cette préoccupation se ramène à ceci : l'ethnicité est-elle naturelle ou artificielle ? La précision de cette interrogation invite déjà à distinguer deux niveaux de compréhension dans l'appréhension du phénomène de l'ethnicité : d'une part, une « ethnicité naturelle » (laquelle s'articule autour de la conviction que l'expression concrète d'une appartenance ethnique découle de la nature même de l'homme) et, d'autre part, une « ethnicité artificielle » (qui considère cette expression collective comme le résultat des dynamiques sociales). Cette dernière peut être qualifiée de « scientifique », parce que résultant du souci des pouvoirs en place de nommer, classer, pour régner. Pour cela, il importe de noter, pour l'heure, que c'est l' « ethnicité artificielle » qui dévie vers des formes de vie humaines contestées à l'instar de l'ethnisme ou encore de toutes les tendances à l'enfermement sur son groupe (ethnocentrisme, tribalisme).

Cette précision prend toute son ampleur à partir d'une lecture de l'article41 de Ménissier qui permet de comprendre, en dernière analyse, que toute la controverse introduite par la problématique de l'ethnicité ne se perçoit que sous le prisme de l'ethnicité artificielle. Pour lui en effet, les bouleversements actuels, entraînant une conception critique de la notion d'ethnie, remettent en question le caractère naturel de l'ethnicité : « Au lieu de signifier le niveau élémentaire et spontané de

41 T. Ménissier, « Identités ethniques et politiques dans la construction de l'Union européenne », Cités, n° 29, Paris, 2007, p. 81-95.

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l'identification individuelle ou collective, cette dernière paraît en effet être ou pouvoir être fabriquée par des forces économiques, sociales et politiques42 ».

Ceci étant, lorsqu'on replace le débat autour de l'ethnicité dans le cadre de l'État-nation d'Afrique noire, il convient de distinguer aussi deux niveaux de compréhension de l'ethnicité. D'abord, un niveau qui présente l'ethnicité en Afrique comme effet de l'extérieur. En abordant l'ethnicité de ce point de vue, on pourra établir un lien entre ce que nous avons caractérisé comme « ethnicité artificielle » et ce qu'on désigne par effet des dynamiques du « dehors ». Dans cette perspective, on n'expliquerait pas autrement l'ensemble du projet entrepris par le colon qui, pour asseoir son autorité en Afrique, procédait par une fixation des différences entre les identités ethniques. Dans ce sens, on peut dire que la colonisation a consisté en une stratégie politique de fabrication de l'ethnicité. Ensuite, l'ethnicité en tant que stratégie politique conserve au sein de l'État d'Afrique noire une dynamique interne. À l'inverse de cette tendance à voir en l'ethnicité la seule responsabilité active du colon, il faut aussi évoquer la question de la « réappropriation » par les populations et les dirigeants politiques de cet héritage colonial. Fidèles, en réalité, aux tracées des « frontières de séparation » entre différentes identités ethniques, les populations africaines reproduisent à l'identique la mentalité ayant prévalu à l'ère coloniale. On aura reconnu, en cela, la pertinence de l'idée d'après laquelle l'État postcolonial est aussi le cadre privilégié d'une fabrication de l'ethnicité. Cette logique implacable donne du relief à Ménissier lorsqu'il écrit : « Les États, notamment, peuvent ou ont pu fabriquer de l'ethnicité en fonction de stratégies précises43 ».

En suivant donc, les réflexions de Ménissier, on découvre la teneur scientifique de l'hypothèse selon laquelle l'ethnicité a une connotation artificielle. Puisque, bien que l'expression d'une appartenance à un groupe distinct des autres soit de toute évidence inscrite dans la conscience de tout un chacun, l'ethnicité surgit en contexte de crispations identitaires rendues possibles par le lourd héritage colonial dont se départissent difficilement les acteurs politiques africains.

42 T. Ménissier, op. cit., p. 85.

43 Ibid., p. 85.

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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld