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Multi ethnicité et refondation des nations démocratiques en Afrique noire. Perspective d'un humanisme de la diversité.

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par Essodina BAMAZE Nà¢â‚¬â„¢GANI
Université de Lomé - Master II en Philosophie politique et du droit 2015
  

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CHAPITRE II : DE LA CRISE DE L'ÉTAT-NATION AFRICAIN À LA POLITIQUE DES IDENTITÉS ETHNIQUES

Introduction

Le souci de construire des « nations civiques », trait marquant de la modernité politique, s'est traduit par l'exigence d'un référentiel commun devant fonder la cohésion sociale. Dans cette logique, il faudrait prendre acte du fait que la démocratie moderne, placée au défi de former un contrat politique entre les citoyens, a recours à un arsenal légitimant la nécessité d'une culture publique commune, d'une conscience historique commune, des institutions publiques communes pour créer l'unité politique et la solidarité entre les citoyens. À la lumière de cet arsenal juridico-politique, fondant désormais l'identité nationale, c'est donc l' « État-nation », en tant que volonté manifeste de concilier une notion d'ordre juridique avec celle d'ordre identitaire, qui va recevoir ses lettres de noblesse. Et ceci pour plusieurs raisons qui tiennent toutes à la clarté de cette formule : « L'État-nation demeure la forme limitée et souveraine des droits et des devoirs des gouvernés en dépit des fragmentations intra-nationales ou ethniques et des restructurations supranationales à l'oeuvre dans les fédérations territoriales et multinationales72 ». Cette formule témoigne à suffisance que l'État-nation, pure invention de la modernité politique, vise la conciliation de l'unité et de la diversité, c'est-à-dire la conciliation de la diversité des appartenances avec l'unité de la loi. En sorte que, à travers cet objectif, on est en droit de dire que le concept d'État-nation a une résonance éminemment régulatrice.

Cependant, dans le strict contexte de l'Afrique noire, au lieu que l'État-nation soit le véritable creuset de la cohésion sociale comme on pouvait le lire au tréfonds de son invention en Occident, la cohabitation des peuples hétérogènes y est plutôt vécue « comme la conséquence d'un mauvais sort jeté à l'État par un Destin

72 M. Elbaz, « L'inestimable lien civique dans la société-monde », op. cit., p. 16.

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politiquement malveillant73 ». Ceci a pour fondement le renforcement des forces centrifuges à l'oeuvre dans la déstabilisation du lien social et politique. Se trouve ainsi posée « l'hétérogénéité ethnique des sociétés africaines comme un obstacle insurmontable à leur démocratisation74 ». À la lueur de cette formule, deux pistes de réflexion sont à explorer dans ce chapitre : la crise de l'État-nation africain d'une part, et, d'autre part, le projet de refondation de la nation démocratique à la lumière de la politique des identités ethniques.

2.1 De la difficile conciliation du Même avec le Divers à la crise de l'État-nation africain

Penser l'Un dans le Multiple, le Semblable dans le Dissemblable, ou si l'on préfère, l'Unité dans la Diversité, tel paraît plus que jamais la préoccupation de la philosophie politique moderne. Et si l'on s'interroge sur le rapport du Même avec le Divers dans l'État-nation africain, ce n'est pas parce que ce type de rapport (dans le cadre d'un règne du Même exclusif du Divers) nous conduit vers des tensions identitaires donnant lieu à des horizons meurtriers. Mais c'est surtout parce qu'il y a nécessité de construire un « Nous » politique dans les États d'Afrique noire. Ainsi donc, le rapport entre le Même et le Divers prend une envergure telle qu'il devient impérieux de poser sur ces deux concepts un regard de précision. De là vient que, antérieurement à ce rapport controversé, il faudra avant toute analyse concentrer tout particulièrement l'attention sur la signification du « Même » et du « Divers » : qu'est-ce que le Même et qu'est-ce que le Divers ?

En se fondant sur ses sources latines, le « Même » se laisse appréhender comme ce qui marque la similitude, la réduction à l'identique ou, de surcroît l'identité totale d'une chose avec une autre. Dans cette perspective étymologique, le « Divers » apparaît comme la marque du pluriel, c'est-à-dire ce qui présente des aspects différents. Par le biais de l'étymologie, nous nous assurons déjà de façon réflexive d'un entrelacement difficile entre ce qui s'affirme comme identique et ce qui pourrait

73 L. Ayissi, « L'État postcolonial d'Afrique et le problème du vivre-ensemble », in E.-M. Mbonda (dir), La refondation de l'État en Afrique, justice, efficacité et convivialité, Annales du CERJUP N° 001, Yaoundé, éditions terroirs, 2009, p. 142.

74 R. Otayek, « L'Afrique au prisme de l'ethnicité : perception française et actualité du débat », op. cit., p. 130.

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s'affirmer dans une différence radicale. Nous insistons sur l'approche étymologique de ces deux concepts en établissant un lien étroit avec l'analyse philosophique qui nous suggère l'idée de l'universel (induite par le Même) et celle de la différence (induite par le Divers). Renaut s'investit tout particulièrement dans l'analyse de ce que constituent le Même d'une part, et, le Divers d'autre part. Sous sa plume, le Même représente « ce par quoi, culturellement, les humains sont semblables75 », « ce qui est humainement même76 » ; tandis que le Divers est « ce par quoi les humains sont dissemblables77 ». Toute la controverse suscitée par le rapport du Même au Divers tient au règne du Même exclusif du Divers. Par exemple, en concevant le premier comme l'uniforme ou l'identique, la culture occidentale qui étendait son emprise sur le reste du monde procédait à une « néantisation des particularités », au nom d'une hégémonie culturelle placée sous la férule de l'Occident. Ce traitement de la diversité, en termes de « différence sublimée » ou de l'universel se fermant aux particularismes, apporte des éclaircissements au sujet de l'émergence de l'État-nation et sa planétarisation.

Ainsi, lorsqu'on considère le Même comme ce qui est homogène et le Divers comme ce qui est hétérogène, il y a lieu de voir en l'État-nation ce souci de concilier la diversité des intérêts avec l'affirmation des particularismes communautaires. D'un point de vue analytique, l'État représente l'universel juridique régi par des lois et des institutions à caractère universel tandis que la nation, elle, se laisse définir dans un sens comme « un effort d'arrachement aux identités et aux appartenances vécues comme naturelles78 ». En suivant les explications proposées par Broohm, l'État-nation se laisse définir comme le projet rationnel de la modernité politique visant à concilier les différences ethno-identitaires avec les droits civiques et universels. Par État-nation, nous entendons donc, la transcendance des particularismes identitaires au profit d'une culture de l'universel ouverte aux différences.

Ce qui est à révéler, à partir de cette définition de l'État-nation, c'est l'échec du projet de démocratisation dans le contexte africain. En Afrique noire où l'État-nation

75 A. Renaut, Un humanisme de la diversité, op. cit., p. 314.

76 Ibid., p. 315.

77 Ibid., p. 314.

78 N. O. Broohm, « Nationalité et citoyenneté : défis et enjeux dans les Etats pluriethniques africains aujourd'hui », Mosaïque, N° 001, Lomé, décembre 2003, p. 51.

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s'est imposé par le biais de la colonisation, et ce d'abord indépendamment de la démocratie, il y a une réelle tension entre la diversité ethnique et l'universel abstrait tel que diffusé par l'État-nation démocratique. En réalité, le principe qui régit la démocratie libérale est celui de l'individu maintenu dans l'horizon de sujet abstrait agissant en toute autonomie et indépendance. Ce qui ne s'accorde pas avec l'esprit communautaire africain en fonction duquel, les acteurs politiques tendent toujours à agir en faveur de leur communauté d'origine. Dans son étude portant sur Les mirages de la démocratie en Afrique subsaharienne francophone, Akindès rendait compte assez objectivement de cette contradiction entre esprit communautaire africain et esprit individualiste de la démocratie libérale. Ainsi écrit-il :

Cette idéologie de l'individualisme et le « contrat social » qu'il appelle semblent directement entrer en contradiction avec l'esprit communautaire africain où le droit se voudrait non pas le droit de l'homme- en tant qu'agrégat- mais le droit des communautés. Selon ce droit communautaire, l'individu n'existe que par rapport au groupe social auquel il appartient79.

Dans le sens des idées défendues par Akindès, lorsque l'on considère le Même comme la culture occidentale dont l'expansion à travers le monde est vue par certains comme l'expression d'un nouvel impérialisme culturel, on pourrait entrevoir l'idée d'un règne du Divers exclusif du Même. Cette idée se lit clairement à travers le rejet de l'État-nation en Afrique en partant de l'idée d'un mimétisme systématique des structures du colonisateur. Partant du constat de Médard selon lequel « L'État en Afrique ne fonctionne pas parce qu'il est une copie de l'État occidental (ou de l'État colonial)80 », nous pouvons comprendre, plus en profondeur, ce rapport d'exclusion entre le Même et le Divers en Afrique noire en parlant de L'Etat importé81 avec Badie ou encore de La Greffe de l'État82 avec Bayart. Tout au long de leurs ouvrages, le lecteur constatera une crise de l'État-nation en Afrique noire, découlant d'un mimétisme informel et d'une discrimination ethnique. Pour attester ce propos, on peut essayer d'interroger la réalité politique de certains États africains à travers un recul historique.

79 F. Akindès, Les mirages de la démocratie en Afrique subsaharienne francophone, Paris, Karthala, 1996, p. 168.

80 J.-F Médard, « L'État en Afrique ne fonctionne pas parce qu'il est une copie de l'État occidental (ou de l'État colonial) », in G. Courade (dir.), L'Afrique. Des idées reçues, Paris, Belin, 2006, p. 191-196.

81 B. Badie, L'Etat importé, Paris, Fayard, 1992.

82 J.-F Bayart (dir.), La Greffe de l'État, Paris, Karthala, 1996.

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Ainsi, historiquement parlant, l'idée de la crise de l'État-nation africain trouve sa traduction concrète dans la réalité politique rwandaise où la politique d'exclusion ethnique occasionnée par la « révolution sociale » Hutu de 1959 engendre une guerre inter-ethnique. Au Rwanda en effet, la crise de l'État-nation se présente comme la résultante d'une longue histoire de discrimination ethnique qui débute avec la colonisation. En un sens, la crise de l'État-nation s'y est posée en termes de clivage Hutu-Tutsi. Depuis la colonisation qui a participé au renforcement de préjugés tenaces entre ces deux groupes ethniques, le repli ethnique a contribué à former des bastions ethniques se transformant, au demeurant, en bastions électoraux. Ainsi, le régime « Habyarymana » une fois au pouvoir en 1973 aura comme objectif le renversement de l'hégémonie des Tutsi, la condamnation de ces derniers à l'exclusion, à l'exil ou même à la mort. Toutefois, la contre-offensive des Tutsi à travers le Front patriotique rwandais (FPR) visant la restauration de leur ancienne domination sera au fondement de l'inoubliable affrontement connu sous le nom de génocide rwandais. À titre indicatif, précisons que ces affrontements inter-ethniques que l'on considère ici comme relevant de la « crise de l'État-nation » reste tributaire de la difficile cohabitation de ces différentes ethnies dont la gestion au plan étatique passe par la politique d'exclusion ethnique.

Cette politique d'exclusion ethnique, expression d'une difficile conciliation du Même avec le Divers, est la source de multiples affrontements au sein des États-nations africains. N'en servirait aussi pour preuve que le concept d' « ivoirité » ayant alimenté le processus de crispation sur le référentiel de l'identité nationale ivoirienne. Définie comme « la marque d'une conception essentialiste et exclusive de l'identité nationale ivoirienne83 », l' « ivoirité » est une rationalisation du discours portant sur les origines et dont la portée en terre ivoirienne consistait à opérer une nette distinction entre « vrais » et « faux » ivoiriens en insistant sur l'ascendance ivoirienne « pure ». Résultat d'une rivalité politique entre Bédié et Ouattara, l' « ivoirité » s'est imposée dans le contexte politique ivoirien à la suite d'un référendum en mai 2000. Depuis lors, elle y a occasionné des guerres civiles. Or, comme l'écrivait déjà, il y a belle lurette, Hobbes : « les lois se taisent là où parlent

83 J.-F. Havard, « Histoire (s), mémoire (s) collective (s) et construction des identités nationales dans l'Afrique subsaharienne postcoloniale », Cités, n° 29, Paris, 2007, p. 77.

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les armes84 ». Du coup, la démocratie, ou encore le gouvernement de la loi, se voit spoliée par cette tension entre le « Même » et le « Divers » compris respectivement comme la « nation civique » et la « nation ethnique ».

L'heure étant à la crise de l'État-nation dans notre contexte sociopolitique, il est en tout cas patent d'évoquer le difficile entrelacement entre le Divers et le Même. En ce sens, écoutons Ndebi Biya, ressaisir toute l'acuité du problème :

le problème de la forme de l'État et de la cohabitation ethnique en Afrique est celui de la dialectique de l'Un et du Multiple. Comment réussir un État fort, pacifique et prospère grâce à une forme de cohabitation des ethnies qui ne doivent pas se supprimer, mais plutôt éclore avantageusement dans leurs diversités et différences respectives. Si l'État les phagocyte pour survivre seul, il disparaît lui-même avant elles. Mais si au contraire, les ethnies rejettent l'État, considéré concurrent par chacune d'elles, elles se détruiront toutes par les guerres tribales, l'hégémonie possible de l'une serait à jamais menacée par les autres et son développement dans le temps serait le destin de Sisyphe85.

À partir du réveil des appartenances ethniques, occasionné par le vent démocratique qui souffle sur le continent noir dans les années mille neuf cent quatre-vingt-dix, il est désormais question de déterminer les conditions d'un « savoir-vivre au pluriel ». D'après cette nouvelle exigence, la solution consistant autrefois à maintenir l'unité nationale au détriment des identités ethniques semble inappropriée. Reste alors à rappeler que le Même et le Divers correspondent pour nous dans ce travail à deux sphères où nous pouvons apercevoir le plus nettement, la distinction entre la « nation ethnique » et la « nation civique » en tant que cette distinction permet de comprendre à la fois, la crise de la citoyenneté démocratique, le déficit de justice sociale et la récurrence des violences. Sous cet angle, il y a d'abord nécessité de cerner le sens exact de ces deux types de nations. Utilisée au préalable par Coquerel86 pour caractériser le sentiment d'appartenance des Zulu d'Afrique du Sud à une même tradition et par Lamoureux87 qui s'en est servi pour caractériser le projet d'autonomie revendiquée par le Québec au sein de l'unité canadienne, la « nation

84 T. Hobbes, Le citoyen ou les fondements de la politique, Trad. de S. Sorbière, 1649, p. 67.

En ligne sur le site http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

85 Cité par L. Ayissi, op. cit., p. 148.

86 P. Coquerel, « Les Zulu dans l'Afrique du Sud contemporaine », in J.-P. Chrétien et G. Prunier (dir.), Les ethnies ont une histoire, Paris, Karthala, 1989, p. 418-421.

87 D. Lamoureux, «Citoyenneté, nationalité, culture», in M. Elbaz et D. Helly (dir.), Mondialisation, citoyenneté et multiculturalisme, Québec, Les Presses de l'Université Laval, 2000, p. 9.

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ethnique » sous la plume de ces deux auteurs s'inscrit dans le registre de la reconnaissance institutionnelle variée qu'exigent certains groupes ethniques : indépendance, autonomie, participation réglée à un État-nation. En d'autres termes, la nation ethnique n'aura été que le résultat de la résurgence au sein de l'État-nation d'un sentiment d'appartenance ethnique exigeant une reconnaissance politique voire même juridique. Dans une perspective assez comparable, nous utiliserons dans la suite de ce travail cette notion d'un point de vue double : d'un point de vue conceptuel en référence au « Divers » qui est le signe de la diversité ethnique et, d'un point de vue politique pour désigner la prise en compte institutionnelle par les acteurs politiques des quotas ethniques dans la gestion des affaires de l'État. Aussi comme nous le verrons ultérieurement, ce type de nation aboutit aujourd'hui, dans les États qui s'emploient à en faire un mode particulier de gouvernance, à des violences interethniques88. Puisqu'il a pour effet direct, l'absence d'une conscience patriotique.

Quant à la « nation civique », elle n'est rien d'autre que l'expression de l'unité nationale étatique fondée sur le respect des valeurs communes qu'exige la poursuite d'un destin commun. En cela, nous nous référons à l'oeuvre de Manent89 ; une oeuvre dont le chapitre90 quatre en retraçant l'histoire de la nation en Europe fournit, d'après notre analyse, le fondement de la nation civique : celui d'une « communauté de destin ». En résulte de ses travaux notre appréhension de la nation civique comme la poursuite d'un destin commun en dépit de la diversité ethnique composant les États d'Afrique noire. Elle est essentiellement circonstancielle parce que les nations modernes, fondées non plus sur les liens de sang mais sur un contrat politique, ont besoin d'un consensus. On pourrait, à bon droit, lui affecter le caractère de « patriotisme rationnel91 » tel qu'il apparaît sous la plume de Menissier comme une exigence de synthèse entre l'ethnique et le civique. L'idée de « destin commun » inhérente à la nation civique nous achemine tout naturellement vers une autre idée, celle de « la communauté de citoyens92 », trait marquant de la citoyenneté moderne.

88 Voir le développement consacré au vécu de l'ethnicité au Cameroun, in E.-M. Mbonda, « La « Justice ethnique » comme fondement de la paix», op. cit., p. 18-27.

89 P. Manent, Cours familier de philosophie politique, Paris, Fayard, 2001.

90 « L'Europe et l'avenir de la nation », in P. Manent, ibid., p. 101-116.

91 T. Menissier, op. cit., p. 91.

92 Confère D. Schnapper, La communauté des citoyens, Paris, Gallimard, 1994.

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Ainsi s'établit le lien entre nation civique et citoyenneté. En effet, en tant que membre d'une communauté nationale, le citoyen agit voire interagit avec d'autres membres de la communauté. Son action est rendue possible grâce à une armature juridico-institutionnelle qui consacre l'égalité de tous devant la loi. C'est cette armature juridico-institutionnelle qui rend possible, au sein des nations civiques, l'exercice de la citoyenneté entendue comme ce qui lie un citoyen « aux autres membres de la communauté politique, ce qui le place dans leur dépendance tout en lui conférant une part de responsabilité dans leur destin93 ». La nation civique se réfère ici au « Même » qui fait appel à la construction d'une identité collective malgré la diversité des appartenances ethniques. Comprises respectivement comme le Divers et le Même, la nation ethnique et la nation civique sont situées dans un dualisme contradictoire rigide en Afrique noire. Ce qui génère aujourd'hui la difficulté à construire une identité civique au sein des États-nations africains.

Lorsqu'on tente d'appréhender cette difficulté à partir du discours philosophique, la tension entre nation ethnique et nation civique en Afrique noire trouve une justification dans l'absence du « peuple » comme fondement de la nation civique. Mais alors, qu'est-ce qu'un « peuple » ? Rousseau à qui revient le mérite d'avoir élevé l'interrogation au rang d'un discours philosophique formulait l'interrogation de la façon suivante : « Avant donc d'examiner l'acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d'examiner l'acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l'autre est le vrai fondement de la société94 ». La réponse à cette préoccupation consacre chez Rousseau l'évidence bien connue de tous, celle du contrat social comme fondement de la société et donc comme fondement du peuple. Dans les dispositions prévues par le contrat de Rousseau, le peuple ainsi constitué se compose désormais des individus qui se reconnaissent réciproquement des droits et se les garantissent les uns les autres. En ce sens, l'idée maîtresse, servant de fil d'Ariane au modèle de contrat proposé par Rousseau, est celle du peuple comme acteur historique de son propre destin. Ce qui

93 J. Habermas, op. cit., p. 111.

94 J.-J. Rousseau, Du contrat social, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 50.

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fera dire plus tard à Habermas que « Selon Rousseau et Kant les destinataires du droit doivent en même temps être à même de se concevoir comme ses acteurs95 ».

Cette définition du peuple comme acteur historique de son propre destin est celle qui nous éclaire dans l'analyse de la réalité politique africaine. En effet, lorsqu'on soumet à la sanction analytique les différentes manipulations du « peuple » aussi bien par les pouvoirs en place que par les leaders de l'Opposition, on s'aperçoit que l'ensemble des populations réunies jusqu'à présent dans le creuset de l'État-nation africain ne forment qu'un ensemble sociologique qui ne se laisse pas appréhender comme acteur de son destin collectif. En ce sens, ce qui manque en Afrique, c'est la conception du peuple comme « groupe de gens en mesure d'agir collectivement et en particulier de conférer une autorité aux institutions politiques96 ». Par conséquent, ce dont les États africains ont plus besoin aujourd'hui, c'est ce corps du peuple capable d'agir collectivement. En un sens, l'état d'esprit des acteurs politiques tentant toujours de vivifier les sentiments d'appartenance ethnique, tire prétexte de l'absence d'un contrat social comme pacte fondateur de la citoyenneté.

En réalité, l'absence d'un pacte instituant le peuple au sens rousseauiste dans les États d'Afrique noire fait que, le peuple qui se donne un chef pour favoriser l'organisation de la vie collective, est plutôt mis au service de la survie des chefs d'États africains. Ce qui suggère, en bonne logique, les difficultés à construire un « Nous » politique auquel doivent s'articuler les différentes composantes de l'État. Le résultat le plus probant, pour emprunter des termes à Hallowell, en est que « chaque politique ne s'applique plus à travailler pour l'Etat, mais pour devenir l'Etat97 ». Dans ces conditions, comment envisager la construction du peuple comme acteur de son destin collectif dans les États-nations africains ? Comment parvenir à une identité civique à partir de la diversité ethnique ? Ou encore, pour emprunter cette inquiétude à Renaut:

95 Repris par N. O. Broohm, « Nationalité et citoyenneté : défis et enjeux dans les Etats pluriethniques africains aujourd'hui », op. cit., p. 51.

96 Affirmation de Miller, reprise par D. Ipperciel, « Refonder la Nation : devrait-on réhabiliter la congolité ? », in E.-M. Mbonda (dir.), La refondation de l'État en Afrique, justice, efficacité et convivialité, op. cit., p. 180.

97 J. Hallowell, Les fondements de la démocratie, Chicago, Nouveaux Horizons, 1954, p. 60.

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(...) semblables, mais divers, divers, mais semblables. De quelle manière pouvons-nous parvenir à nous représenter tous, donc universellement, comme des semblables, selon l'optique de ce qu'on désigne comme un universalisme, sans que les principes de cet universalisme entraînent l'exclusion ou la dévalorisation de la diversité ?98

Conformément à cette exigence, comment la construction de structures politiques impliquant la reconnaissance du pluralisme comme un axe majeur de la démocratisation en Afrique noire, saurait-elle trouver sa traduction la plus concrète ? Face à ce défi, il importe de réexaminer les thèses plaidant en faveur d'une « communauté politique plurinationale » comme perspective d'une consolidation de la démocratie dans l'État-nation africain.

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"Il y a des temps ou l'on doit dispenser son mépris qu'avec économie à cause du grand nombre de nécessiteux"   Chateaubriand