Quête bigmaniaque et légitimation politique locale des élites urbaines au Cameroun. Cas de l'arrondissement de Zoétélé.par Julio Herman Assomo Université de Yaoundé 2 - Master en Sciences politiques 2013 |
II- REVUE DE LA LITTERATUREUne recherche bien menée nécessite un parcours préalable des travaux et publications liés à l'objet étudié. A ce propos,« la revue de la littérature est, comme » le dirait Dumez, « le travail d'un nain qui doit réaliser que des géants ont accumulé une montagne de savoir qu'il va falloir escalader ».26(*) C'est dans cette perspective qu'un travail théorique d'interrogation des processus de légitimation politique locale des élites urbaines à travers la transformation de leur capital social et symbolique en capital politique s'appuyant sur le phénomène de quête bigmaniaque sera ici effectué. Ce travail consistera pour l'essentiel, à observer les différents apports d'auteurs sur le binôme quête bigmaniaque (notamment la mise en exergue du capital social, symbolique et économique), et légitimation politique. A cet effet, on peut constater globalement une double tendance. La première porte sur les approches mobilisationnistes et interactionnistes, la manière avec laquelle les élites gagnent en légitimité politique grâce à des logiques dites bigmaniaques. La seconde thèse consolide la première mais insiste davantage sur les limites, mieux, les dérives de ces logiques. Selon la première thèse, l'activité bigmaniaque représente un atout dans la quête de légitimité politique comme le démontre Ibrahim mouiche dans son ouvrage « Démocratisation et intégration sociopolitique des minorités ethniques au Cameroun ». 27(*)Soulignant que la politique au Cameroun est aussi basée sur le bigmanisme, cet auteur montre comment cette activité constitue un élément de positionnement et de valorisation de leur image par les élites ou les politiciens en quête de légitimité. En effet, l'élite met en exergue son capital social, symbolique et économique à travers une diversité d'actions et de réalisations au profit d'une communauté (sa localité d'origine dans la majeure partie des cas). Toutes choses qui participent de l'amélioration de l'image de ce dernier tout en augmentant son influence. Notamment son capital social qu'il pourrait éventuellement convertir en capital politique, c'est-à-dire en légitimité auprès de l'électorat. A ce propos, les élites mobilisent des ressources de nature diverse pour atteindre leurs objectifs. C'est dans cette mesure qu'Ibrahim Mouiche souligne que « [les] ressources sont aussi des « biens », des « choses » rares, assimilables à des valeurs échangeables ou plus précisément à de l'argent ou de la monnaie [...] La société est conçue comme un marché économique où des biens sont changés et investis pour produire du pouvoir ».28(*)De ce point de vue, les ressources sont des biens propres aux élites, des richesses matérielles, entre autres, mobilisées et redistribuées sous diverses formes, et constituant les enjeux de domination ou d'actions. Les élites mettent ainsi en valeur leur capital social à travers diverses ressources pour se positionner dans l'espace sociopolitique. Dans la même perspective, et pour une autre contribution, nous avons cet apport du même auteur qui s'attarde davantage sur l'impact du bigmanisme dans le processus de légitimation politique, surtout locale. En effet, dans son article intitulé «Processus de démocratisation et rotation locale des élites au Cameroun ».29(*)Ibrahim MOUICHE analyse la dynamique de renouvellement des élites dans la sphère politique locale au Cameroun dans le nouveau contexte de multipartisme démocratique de la décennie 1990. Cet auteur démontre à travers quelques études de cas, l'impact de la redistribution comme élément important de développement du capital social et politique. Dans un contexte sociopolitique qui quelques années plus tôt ne connaissait pas de compétitions politiques ouvertes, et dans lequel seule une certaine catégorie de personnes (plus ou moins privilégiées par le système politique alors en vigueur) prenait part aux activités politiques. Parmi lesdites personnes privilégiées, il y avait les chefs traditionnels, notamment dans les différents cas étudiés, sa Majesté NgniéKamga Joseph dans la localité de Bandjoun et sa Majesté Ibrahim MbomboNjoya dans la localité de Foumban. Le nouveau contexte de libéralisation mentionné plus haut, favorisera l'émergence de nouvelles élites dont (respectivement opposées aux chefs traditionnels dans les deux cas cité plus haut) l'industriel Fotso Victor et le haut fonctionnaire reconverti en politique AdamouNdamNjoya. La notoriété de l'un consacrée par la puissance économique, et celle l'autre par l'influence charismatique, entre autres. C'est dans cette perspective que le présent auteur montre, en s'appuyant sur ces deux cas étudiés dans la région de l'ouest, comment cet avènement de nouveaux acteurs sur la scène politique par le truchement du libéralisme a généré un renouvellement, soit, une rotation de l'élite, du point de vue politique. La fonction politique, dont celle municipale en l'occurrence est au centre de cette analyse. Cette contribution permet de voir le poids de la notoriété et de la redistribution comme étant des éléments de légitimation politique importants, ayant permis de renverser (politiquement) même des chefs traditionnels, autrefois « intouchables ». A côté de cette contribution, on a celle d'Alexis FERRAND qui parle du capital social comme étant en quintessence un échange. En effet, dans un article intitulé « capital social commeéchange social ».30(*) Cet auteur appuie son analyse sur la définition de la notion de capital d'après Pierre Bourdieu30(*) et J. Coleman30(*). Il démontre que seule la théorie de l'échange pourrait rendre compte de la circulation des ressources. Se référant aux études de Coleman, l'auteur se propose de définir le crédit réputationnel comme l'équivalent universel permettant (dans la majeure partie des cas) à des « élites » de consolider leur position sur l'échiquier social. A cet effet, il s'appuie sur P. Bourdieu pour montrer que « l'étendue du capital social que possède un agent particulier dépend de l'étendue du réseau des liaisons qu'il peut effectivement mobiliser et du volume du capital (économique, culturel ou symbolique) possédé en propre par chacun de ceux auxquels il est lié ».31(*) De plus, cet auteur affirme avec Radcliffe Brown qu'il s'agit là « [d'] un complexe de relations sociales ».32(*)Autrement dit, « l'individu et ses relations immédiates, qui l'insèrent dans le macro-réseau d'une collectivité. Il est constitué par l'ensemble -spécifique à chaque acteur- des ressources détenues par les connaissances qui composent son réseau personnel. Ce réseau ne serait pas un donné social, constitué une fois pour toutes [...] mais le produit du travail d'instauration et d'entretien qui est nécessaire pour produire des liaisons utiles et durables, propres à procurer des profits matériels ou symboliques ».32(*) Pris dans notre contexte, cet apport permet de voir la nécessité d'entretenir des relations d'échanges favorables à l'entretien de leur capital social par les élites urbaines, notamment au niveau du terroir. Un autre apport non négligeable est celui d'AlawadiZelao qui met en exergue la place du bigmanisme traditionnel consacré par le pouvoir centro-étatique dans le contexte monolithique autrefois en vigueur au Cameroun. En effet, dans son article «élites traditionnelles et domination dans le champ politique local : illustration à partir de l'arrondissement de Tokombéré dans l'extrême nord Cameroun».32(*) L'auteur s'attarde notamment sur la légitimation politique des chefs traditionnels, notamment les lamidos, par l'Etat et leur « position quasi hégémonique dans la société politique locale »33(*). En effet, l'auteur précise que à « Tokombéré, ce sont les chefs traditionnels qui constituent l'essentiel des conseillers municipaux de la commune de cet arrondissement. Le maire actuellement en poste, BoukarTikre, qui a été élu aux élections municipales du 30 septembre 2013 est lamidodu canton de Makalingai à l'instar de ses homologues des autres arrondissements du département du Mayo-Sava ; à savoir le maire de Kolofata, SeiniBoukar Lamine, lamido de la même ville et le maire de Mora, AbbaBoukar, Notable au sultanat de Mora. Au parlement siègent également les chefs traditionnels. Le cas le plus emblématique est celui de CavayeYéguié Djibril, député de Tokombéré et président de l'Assemblée nationale depuis 1992 »34(*). Cet auteur souligne ainsi l'omniprésence des autorités traditionnelles à des postes privilégiés. Il insiste sur le fait que, bien qu'étant politiquement légitimés « par le haut », cet état des faits se traduit par le poids socioculturel dont jouissent préalablement ces autorités traditionnelles. Cela justifierait l'émergence des chefs en tant que figures dominantes et influentes de l'espace politique de leurs localités. Zelao affirme à ce propos : « la perspective bigmaniaque développée par la sociologie politique africaniste met en relief le rôle des acteurs de premier plan dans la modulation de la scène sociopolitique dans l'environnement socioculturel»35(*). Cette contribution montre l'aspect de la légitimation politique des big men locaux et autres élites locales, non pas par la redistribution mais par une simple conversion consacrée de leur pouvoir traditionnel et charismatique en pouvoir politique ; une configuration lamidale de la société politique locale à Tokombéré. Dans le cadre de notre étude, il sera question d'éprouver la probabilité de ces hypothèses dans l'arrondissement de Zoétélé. Analyser l'apport du bigmanisme, et, notamment, son aspect concurrentiel en ce qui concerne la course à la légitimité politique des élites urbaines de cette localité. La deuxième thèse quant à elle, sans toutefois remettre en question la première, la consolide tout en insistant sur les dérives liées à des logiques bigmaniaques. Dans un premier temps, nous avons les travaux de Jean François Médard et Yves Faure36(*) qui mettent en exergue l'impact des logiques bigmaniaques dans la consolidation des positions de domination des élites. Ces auteurs analysent avec pertinence la manière avec laquelle les élites en général, et les big men en particulier, dont les élites politico-administratives mobilisent des ressources de toutes natures pour entretenir leur légitimité, ou pour accéder à cette dernière. Situant leurs analyses dans le contexte africain, ces auteurs montrent l'entretien de factions par les élites urbaines, notamment au sein de leurs terroirs. Cependant Médard et Faure mettent en lumière le caractère quelque peu douteux de l'origine des ressources mobilisées par les élites urbaines dans leurs recherches bigmaniaques. De ce point de vue, ils analysent la compétition bigmaniaque, non pas comme un moyen d'obtenir de la légitimité, mais plutôt sur les effets néfastes que cause l'obsession qui la caractérise ; notamment en ce qui concerne les méthodes d'accumulation des richesses et des ressources servant aux big men et autres élites à entretenir leurs courtiers et à assoir leur légitimité, de même que leur influence à l'échelle locale ou nationale ; ceci en fonction de leurs ambitions politiques. C'est ainsi qu'ils précisent que « tel Etat (ivoirien) peut-il apparaitre « comme un conglomérat de positions de pouvoir dont les occupants sont en mesure à la fois de s'assurer à eux-mêmes de substantiels revenus et de répandre autour d'eux places, prébendes, gratifications et services »37(*). De plus, ces auteurs insistent sur l'aspect néo-patrimonial, soulignant que « processus par lequel à la fois le politique est réduit à l'économique et, d'une certaine manière, l'économique au politique »38(*). Ils poursuivent en soulignant qu' « en régime patrimonial, pouvoir politique, richesse et prestige sont largement confondus. Ils finissent par se coaguler dans un processus complexe et cumulatif. Mais à l'origine, ce n'est pas tant la richesse qui est source de pouvoir que le pouvoir qui est la source de la richesse. Le pouvoir étant à l'origine des occasions d'enrichissement il prend par là même une nature économique »39(*) S'inscrivant dans la même logique, Jean François Bayart40(*) raisonne lui, en termes de formation d'une classe dominante et de recherche hégémonique. D'après ses analyses, les interactions bigmaniaques entre les grands hommes et leurs factions ne relèveraient que de l'échange de services, échanges dont dépendrait la recherche bigmaniaque elle-même. De ce point de vue, la légitimation politique ne tiendrait qu'aux dons et services qu'offrent les dominants, c'est-à-dire, les big men ou les élites urbaines aux clients que sont les populations locales. De plus, ce dernier insiste sur les dérives patrimoniales auxquelles conduit la quête bigmaniaque quant à la recherche de légitimité par les élites urbaines. Notons à cet effet que le patrimonialisme, selon Max Weber41(*)est un type idéal de domination traditionnelle fondé sur l'absence de différenciation entre le public et le privé. On a en outre les travaux de Laurent Pierre Joseph41(*)qui mettent en exergue la théorie de la « dépendance-obligation ». En effet, en étudiant le cas des interactions entre un big man local et sa communauté, cet auteur a démontré que les membres de ladite communauté se comportaient comme des courtiers. Toujours obsédés par l'idée de tirer avantage du big man en lui extirpant à la moindre occasion, quelques biens de toutes natures. De son côté, le big man en réagissant favorablement à ces sollicitations entretient la « soumission » et la collaboration de ces courtiers à son égard. Ce dernier tiendrait donc son statut (entre autres, légitimité politique, postes électifs) de sa capacité à organiser une rente, dont une partie alimente les réseaux (réseaux constitués de courtiers). Ces différents réseaux possédant en commun, et pour diverses raisons la capacité d'obliger le leader, c'est-à-dire le big man, tout en se soumettant à lui. Bien qu'ayant centré ses travaux sur l'aspect de la corruption comme impact de la quête bigmaniaque, il n'en demeure pas moins que cette dernière est clairement mise en exergue à travers le tandem obligation (corruption du big man en l'obligeant) et dépendance (corruption des membres du réseau en leur offrant). Dans la même dynamique, nous avons une fois de plus Ibrahim MOUICHE41(*) dont les travaux s'attardent sur le caractère quelque peu biaisé de la démocratie post libéralisation au Cameroun. Observant les différentes échéances électorales depuis 1990, et, s'appuyant sur le concept de «bigmanisme politique», il met en exergue l'impact des référents identitaires sur la politique camerounaise. En effet, depuis l'avènement du multipartisme ici, le constat selon lequel la politique est basée plus sur les personnalités que sur les projets et autres idéologies proposés par les candidats est pertinent. S'attardant sur une expérience de terrain42(*) cet auteur montre qu' « il s'agit bien davantage d'une politique de rassemblement derrière quelqu'un en vue. Les partis politiques vont surtout placer en tête de liste des candidats à l'aura certaine qui se sont déjà illustrés par leurs actions au village. Ces élites rassembleront plus les électeurs sur leurs noms que sur leur programme [...] ».43(*) Les électeurs votent ainsi pour les élites qui redistribuent au village. Le concept de « bigmanisme politique » permet ici de voir les dérives néo-patrimoniales liées à la personnalisation du pouvoir, le clientélisme et la corruption. La politique d'après cette analyse est mue par les « pressions ethniques » ; la redistribution garantissant le soutien du terroir aux élites urbaines et aux big men. Ces deux différentes postures théoriques seront mobilisées dans le cadre de notre étude. Il sera question d'observer, à la lumière de ces différentes contributions théoriques, l'impact, et éventuellement les dysfonctionnements liés au phénomène de quête bigmaniaque dans l'arrondissement de Zoétélé. * 26 DUMEZ, 2001, cité par (G.) FONKENG, (C. I.) CHAFFI, (J.) BOMDA, Précis de méthodologie de recherche en sciences sociales, Yaoundé-Cameroun, ACCOSUP (Association camerounaise de coaching et d'orientation scolaires, universitaires et professionnels), 1ere édition février 2014, p. 49. * 27MOUICHE I, 2012, « Démocratisation et intégration sociopolitique des minorités ethniques au Cameroun ». Codesria, Dakar. * 28MOUICHE I, 2012, « Démocratisation et intégration sociopolitique des minorités ethniques au Cameroun ». Codesria, Dakar.Op cit, citant LAPEYRONNIE * 29Mouiche. I ; 2004, «processus de démocratisation et rotation locale des élites au Cameroun».inLaw and Politics in Africa, Asia and Latin America, N°4, pp 401-431 * 43 FERRAND A ; 1996, «capital social comme échange social», colloque, trente ans de sociologie. Institut de sociologie de Lille, Lille de France. 44 BOURDIEU P. 1980, «le capital social. Note provisoires». Actes de la recherche en sciences sociales * 30 COLEMAN. J. S; 1988, «Social capital in the creation of human capital». American journal of sociology, vol 94 pp 95-120 * 31 FERRAND A. 1996. Supra. 47Ibid. * 48Ibid. * 32Zelao. A. ;«élites traditionnelles et domination dans le champ politique local : illustration à partir de l'arrondissement de Tokombéré dans l'extrême nord Cameroun». Article lu sur le sitehttp://research.uni-leipzig.de/eniugh/congress/fileadmin/eniugh2011/papers/Zelao_Elit_traditionel_et_chanp_politic.pdf * 33 Ibid. * 34ibid * 35ibid * 36FAURE Y.A. et MÉDARD J.F. ; 1995,«L'État- business et les politiciens entrepreneurs. Néo-patrimonialisme et Big men : économie et politique »in ELLIS et FAURE (dir), Entreprises et entrepreneurs africains, Paris, Karthala/ Orstrom, Pp. 289-309 * 37Ibid, (citant Terray, 1986) pp. 290-293 * 38ibid * 39FAURE Y.A. et MÉDARD J.F. ; 1995. «L'État- business et les politiciens entrepreneurs. Néo-patrimonialisme et Big men : économie et politique »in ELLIS et FAURE (dir), Entreprises et entrepreneurs africains, Paris, Karthala/ Orstrom, Pp. 289-309Op. Cit. * 40Cité par Médard J.F. in «L'Etat patrimonialisé», Bordeaux, IEP-CEAN, 1995 * 58Max WEBER ; 1963, Op. Cit. * 59LAURENT P.J ; 4/ 2000, Op. Cit. * 41Mouiche. I. 2008, «Multipartisme, « bigmanisme » politique et démocratisation au Cameroun». Yaoundé II, Revue africaine d'étude politique et stratégique (RAESP), n° 5. * 42 Expérience vécue par François Faverjon. * 43 MOUICHE I. 2008. CitantFaverjon.Op cit. |
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