b. Vers la privatisation du renseignement diplomatique,
politique et militaire ?
Un cabinet aussi important que Kroll se voit parfois confier
des missions qui dépassent largement le cadre restreint de la guerre du
renseignement économique. En effet certaines des missions du cabinet
confinent dans certains cas au renseignement politique et militaire, c`est ce
que révèle l`affaire Roland Dumas.
L`ancien ministre des Affaires étrangères s`est
en effet retrouvé au cours de ces deux dernières années au
cOEur d`un scandale ayant pour toile de fond, entre autres, la vente de
frégates à Taïwan. En 2001, l`ancien Ministre était
condamné à six mois de prison ferme pour recel d`abus de biens
sociaux ; mais il obtenait en février 2003 la relaxe. Au même
moment, il publiait sa propre vision de l`Affaire. Dans ce livre
intitulé L`Epreuve. Les preuves202, Roland Dumas donnait un
éclairage intéressant sur le rôle que pouvait jouer un
cabinet tel que Kroll. L`ancien ministre révèle dans son ouvrage
que le cabinet Kroll a rédigé un rapport sur ses
activités. Selon Roland Dumas, le commanditaire serait Alain Gomez,
alors président de Thomson. L`enjeu de ce rapport était
d`importance. Thomson, l`un des leaders de l`armement français
était depuis longtemps en lutte avec Lagardère, autre grand
groupe militaro-industriel français. Or Roland Dumas s`opposait à
la vente des frégates Thomson à Taïwan, ce qui
représentait pour Thomson un sérieux revers. De ce fait, les
relations entre le ministre des Affaires Etrangères et Thomson
étaient extrêmement tendues. C`est dans ce contexte que Gomez
aurait demandé à Kroll de suivre les faits et gestes de Roland
Dumas. Ce dernier rapporte dans une interview au Nouvel Observateur : «
J`ai désormais la preuve que j`ai été surveillé et
suivi, en tant que ministre des Affaires étrangères, pendant tout
le temps où je m`occupais des affaires du Proche-Orient
»203. Au cours de l`instruction, la juge Eva Joly s`est fait
remettre ce rapport.
Dans ce cas précis, il est incontestable que le
rôle du cabinet de renseignement a largement dépassé ses
prérogatives habituelles, qui touchent essentiellement au domaine
économique. Le
201 « Les firmes privées n`ont simplement
pas certaines capacités en matière de renseignement humain,
derenseignement technique et électronique [...] L`Open Source
Intelligence est devenue plus importante, mais pasautant que certains aiment
à dépeindre ». Interview par mail.202 Roland
Dumas, L`Epreuve. Les preuves, Michel Lafon, Paris, 2003.
rapport sur Roland Dumas avait certes des implications
économiques, dans la mesure, où il concernait en parties des
ventes d`armements atteignant des montants considérables. Mais ce
document avait d`autant plus de valeur qu`il traitait de sujets politiques et
diplomatiques essentiels, à savoir la question de l`influence
française au Moyen-Orient et en Asie.
Le rôle de Kroll dans le renseignement politique est
confirmé par Claude Silberzahn, ancien directeur de la DGSE. Il rapporte
dans son ouvrage qu`au début des années 1990, Jules Kroll,
fondateur de la célèbre firme, faisait savoir à qui
voulait l`entendre qu` « il [était] en charge d`enquêter sur
les fournisseurs de Saddam Hussein en tel ou tel domaine, ou sur le montant de
la fortune du Maréchal Mobutu »204. D`autres sources
viennent étayer cette rumeur persistante d`une implication de Kroll dans
les affaires politiques : « Cette société aurait
enquêté pour le compte d`Etats, sur des hommes tels que Duvalier,
Marcos, Kashoggi, James Goldsmith, ou sur la famille Oppenheimer
»205.
Ces exemples laissent à penser que les cabinets
privés de renseignement pourraient rapidement étendre leurs
champs de compétences et prendre en charge des dossiers jusque là
réservés aux services de renseignement officiels. Mais serait-ce
vraiment une révolution ? La privatisation serait plutôt un retour
aux origines du renseignement : " La privatisation du réseau, parfois
assimilée à une dérive, ne doit pas faire oublier que le
renseignement fut longtemps une activité privée. Pendant des
siècles, il fut confié par le Prince à des individus
à la réputation sulfureuse appartenant au secteur privé ou
vacataire de l'administration"206. Néanmoins si cette
évolution avait lieu, les cabinets devraient également
transformer leurs méthodes et stratégies. Le renseignement ne
peut être constitué uniquement de sources ouvertes, notamment en
ce qui concerne les questions sensibles. Selon Philip Zimmermann, cette
privatisation représenterait des risques très lourds pour la
démocratie. En effet, si le renseignement à tous niveaux devenait
une activité privée, plus aucun contrôle parlementaire ou
judiciaire ne s`appliquerait. Non encadrés par la loi, les cabinets
pourraient être tentés de recourir à tous les
203 Le Nouvel Observateur, art. « J`irai jusqu`au
bout de mon enquête », semaine du 27 février 2003, n°
1999. 204 Claude Silberzahn, Au cOEur du secret, 1500 jours aux
commandes de la DGSE (1989-1993), Fayard, Paris, 1995,
p. 173 205 Regards sur l`actualité, janvier
1994, p.15 206 B. Besson, J.C. Possin, op. cité, p.167
moyens possibles pour obtenir l`information souhaitée.
De véritables dérives pourraient s`ensuivre, fortement
dommageables pour les citoyens.
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