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Krafft-ebing et la science du sexuel : vers une pathologisation de l'érotisme ?

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par Princep Tiffany
UNiversité Paris 1 - Panthéon Sorbonne - Master 1 2007
  

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2 -Neuro-psychopathologie de la sexualité-

La caractéristique de la nosographie de Krafft-Ebing tient au fait que ces quatre anomalies sont des anomalies non pas du tout de la sexualité en général, mais d'un mode particulier de fonctionnement cérébral : la paradoxie, l'hyperesthésie, l'anesthésie et la paresthésie sont des pathologies cérébrales, c'est-à-dire des anomalies de la sensibilité du centre sexuel cérébral27(*).

La périphérie du cerveau ayant été désignée comme le siège des fonctions psychiques, écrit Krafft-Ebing,

« ...il est tout naturel de supposer qu'une région de cette périphérie (centre cérébral) soit le siège des manifestations et des sensations sexuelles, des images et des désirs, le lieu d'origine de tous les phénomènes psychosomatiques qu'on désigne ordinairement sous les noms de sens sexuel, sens génésique et instinct sexuel. »28(*)

S'il est tout naturel à Krafft-Ebing de formuler cette supposition, c'est principalement parce que, pour lui, « la cause importante et centrale du mécanisme sexuel réside dans la périphérie du cerveau »29(*). Le centre cérébral qu'il suppose à la périphérie du cerveau est en effet le lieu d'origine de « tous les phénomènes psychosomatiques qu'on désigne ordinairement sous le nom de sens sexuel, sens génésique ou instinct sexuel »30(*). Ces phénomènes psychosomatiques recouvrent donc plusieurs types de manifestations : il est question d'images, de sentiments, de sensations, de désir, d'idées, et d'instinct. Rappelons que dans le Traité clinique de psychiatrie, si Krafft-Ebing affirme l'unité de la sphère psychique, il n'en distingue pas moins trois ordres de processus, selon les « trois tendances par lesquelles s'extériorise la vie de l'âme » :

« 1° Des processus dans la sphère affective de la vie psychique, états d'esprit et émotions ; 2° Des processus dans la sphère représentative, qui comprend toute activité attribuée à la raison, à la mémoire et à l'imagination ; 3° Des processus dans la sphère psychomotrice, dans la sphère des instincts et des actes volontaires. » 31(*)

Les phénomènes psychosomatiques auxquels on donne le nom de « sens sexuel » traversent en fait entièrement la vie psychique. Krafft-Ebing dira par exemple que le sens sexuel se manifeste « comme sentiment, idée et instinct » 32(*). Si le sens sexuel peut se manifester comme instinct, mais aussi comme idée et sentiment, alors ce que l'on appelle l'instinct sexuel semble déborder la problématique de l'instinct et recouvre d'autres formes du travail psychique. La définition du sens sexuel ne fait même pas appel à la naturalité de la sexualité. Le sens sexuel est surtout la manière dont l'esprit et le corps sexuel sont liés par le phénomène de la volupté : il existe en effet une « dépendance mutuelle » entre les sensations, les représentations et les désirs, et les organes sexuels qui ont expérimenté le plaisir33(*). Krafft-Ebing donne une définition des plus concises de ce qu'il faut comprendre par « sens sexuel » :

« Le processus psychophysiologique qui forme le sens sexuel est ainsi composé : 1° Représentations évoquées par le centre ou par la périphérie ; 2° Sensations de plaisir qui se rattachent à cette évocation. Il en résulte le désir de la satisfaction sexuelle. »34(*)

Les termes dans lesquels vont être décrits les troubles psychosexuels feront donc référence à la vie psychique en tant qu'elle est synonyme d'émotions et de représentations sexuelles. Les quatre anomalies de l'instinct sexuel sont labellisées, certes, comme des maladies fonctionnelles d'un instinct sexuel naturel, conçu sur le modèle de l'appétit ou de la sensibilité ; mais on ne saurait s'arrêter à cette définition, puisque ces quatre anomalies sont caractérisées par un processus psychologique, qui lie des représentations à une excitation sexuelle. Aux quatre types de maladies fonctionnelles correspondent en fait quatre modes cérébraux de sensibilité sexuelle, qui se traduisent, à un niveau psychologique, par quatre types de rapports pathologiques entre les représentations et le désir : le rapport ne se fait pas, et l'évocation ou la perception d'images de nature sexuelle laisse l'individu dans l'indifférence (anesthésie) ; ce rapport est au contraire excessivement facile, et l'évocation ou la perception d'images, qui en soi n'offrent aucun intérêt, éveillent le désir (hyperesthésie) ; le rapport se fait de manière trop précoce (paradoxie) ; le rapport s'effectue de manière corrompue, et le désir s'éveille à l'évocation ou la perception d'images impropres à l'excitation (paresthésie).

C'est sur le sens sexuel ainsi décrit que les discours - du médecin et du malade - vont avoir prise.

Krafft-Ebing avoue que la particularité des troubles psychiques rend nécessaire un niveau particulier de description, et que le travail du médecin consistera à prendre acte de cette particularité. « Ici, écrit-il, nous nous trouvons pour la plupart du temps en présence de phénomènes d'un nouvel ordre, de phénomènes psychologiques. »35(*). Et à un nouvel ordre de phénomènes doit correspondre un nouvel ordre de discours. Le médecin devra donc devenir, dans le cas du diagnostic des psychopathies, un authentique psychologue clinicien :

« Des hésitations de la conscience, des troubles de la mémoire, des sentiments anormaux, au point de vue quantitatif et qualitatif, des conceptions, des désirs, etc., voilà les faits dont nous devons tirer nos conclusions sur la nature et la gravité de la maladie cérébrale. »36(*)

Il est certes toujours question de diagnostiquer une maladie cérébrale à l'aide de ses symptômes psychologiques, et la pratique clinique de Krafft-Ebing reste fortement ancrée dans un paradigme anatomopathologique, et neurologique. Fortement influencée par la psychiatrie de Griesinger37(*), celle de Krafft-Ebing reste gouvernée par le mot de celui-ci : « Geisteskrankheiten sind Nervenkrankheiten », « les maladies mentales sont des maladies cérébrales ». C'est donc un matérialisme, tant idéologique que méthodologique, qui préside premièrement aux recherches de Krafft-Ebing. Mais le glissement qu'autorise le mode d'expression tout particulier des psychopathies va le conduire à reporter son attention plutôt vers l'étude pleine et entière des dits symptômes.

Le fait d'accorder une pertinence centrale aux manifestations psychologiques de la maladie mentale est même la définition de la pratique clinique lorsqu'il s'agit de symptômes de dégénérescence. L'état de dégénérescence, s'il peut se manifester sous les formes les plus variées38(*), a néanmoins cette caractéristique de se traduire au dehors par un ensemble de troubles dans les fonctions psychiques les plus élevées, mais aussi dans le monde des sentiments, des désirs, et des instincts. Si l'on se souvient de nos conclusions quant à la manière dont Krafft-Ebing envisage réellement le sens sexuel, la sexualité est donc presque naturellement amenée à subir la dégénérescence. C'est donc à la fois parce que les psychopathies sexuelles sont des symptômes de dégénérescence et parce que la sexualité est une expérience liée aux représentations sexuelles que la clinique des anomalies sexuelles cérébrales dépend de la reconnaissance et de l'analyse des sentiments, des conceptions et des désirs anormaux39(*). Mais il y a plus : si dans l'état d'aliénation mentale, « ce n'est pas d'après la qualité des faits psychiques, mais d'après leur mode d'origine qu'il faut juger »40(*), dans l'état de dégénérescence, c'est au contraire la qualité des faits psychiques qui est la première affectée41(*). Or, la qualité des représentations sexuelles est précisément ce qui est en jeu dans la perversion sexuelle. La perversion sexuelle va en effet être définie par Krafft-Ebing comme un état psychique dans lequel l'excitation sexuelle est produite par certaines représentations sexuelles considérées - du point de vue de la norme sexuelle naissante - comme impropres aux sentiments sexuels, regroupés sous le terme d' « objets inadéquats »42(*). La définition majeure que Krafft-Ebing fournit de la perversion sexuelle est ainsi formulée :

« Paresthésie du sens sexuel (perversion sexuelle). Il se produit dans ce cas un état morbide des sphères de représentation sexuelle avec manifestation de sentiments faisant que les représentations, qui d'habitude doivent provoquer physico psychologiquement des sensations désagréables, sont au contraire accompagnées de sensations de plaisir. » 43(*)

C'est cette dimension psychologique qui va permettre, à l'intérieur de la psychiatrie et de ses réquisits de savoir, le recodage du discours pornographique du pervers dans un discours scientifique. Le pervers parle un langage de sensations et de représentations, qui est justement le type de discours qui lui est demandé de fournir. C'est même ce discours qui va permettre l'accès à sa structure perverse particulière : dans la mesure où la perversion est définie comme une articulation morbide des représentations sexuelles et du plaisir, tout l'intérêt clinique du discours du pervers résidera dans sa capacité à donner les détails de cette articulation. La clinique des perversions sexuelles consiste donc essentiellement dans l'étude des symptômes de la perversion sexuelle, plutôt que dans l'étude de ses signes. Alors que les signes d'une maladie fonctionnelle sont un ensemble de phénomènes objectifs, tels que des signes physiques, que le médecin peut déceler par l'observation directe du malade, le symptôme, en son sens strict, est un phénomène ressenti de manière subjective que le malade communique au médecin sous la forme du discours ; c'est ce discours que le médecin interprète, et qu'il fait coïncider avec les descriptions cliniques que lui fournit la sémiologie générale d'une maladie. Si l'on applique cette grille de lecture à la clinique des perversions sexuelles, il apparaît que la psychopathologie de la vie sexuelle, et avec elle, la sexologie, se dessinent comme une pratique médicale liée à un certain usage de la parole dans le diagnostic.

* 27 La classification de Lacassagne (cf. plus haut, p. 5) mêle des dimensions qui font l'objet d'une distinction très nette chez Krafft-Ebing. Ainsi, parmi les états d'exaltation de la fonction sexuelle, on trouve pêle-mêle l'onanisme machinal, le satyriasis et la nymphomanie, les crises génitales dues à la folie puerpérale et à la ménopause, ainsi qu'à certaines affections telles que l'ataxie, la rage et la phtisie. Les états de torpeur génitale regroupent la frigidité, l'impuissance, l'absence congénitale d'appétit sexuel, et l'érotomanie. (Julien CHEVALIER, Une maladie de la personnalité..., op. cit., p. 57). Si chez Lacassagne, la sexualité est bien définie comme une fonction, sur le modèle des fonctions de la vie animale, chez Krafft-Ebing elle est en plus définie comme une fonction psychique, ainsi que le montre la référence au « sens sexuel ». C'est aussi l'opinion de Moreau, lorsqu'il suppose que le « sens génital » est « un sixième sens », pourvu d'une « existence psychique ». (L. MOREAU, Les aberrations du sens génésique, op. cit., p. 3)

* 28 R. von KRAFFT-EBING, Ps, op. cit., pp. 33-34.

* 29 Ibid., p. 33.

* 30 (nous soulignons) Ibid., p. 34. L'expression « qu'on désigne ordinairement » semble faire référence à la doxa des psychiatres.

* 31 R. von KRAFFT-EBING, Traité, op. cit., p. 62.

* 32 R. von KRAFFT-EBING, Ps, op. cit., p. 31.

* 33 Ibid.

* 34 Ibid p. 44.

* 35 R. von KRAFFT-EBING, Traité, op. cit., p. 35.

* 36 Ibid.

* 37 D'après Harry Oosterhuis, Krafft-Ebing fait ses premiers pas en tant que médecin à la grande époque de Wilhelm Griesinger, et c'est vraisemblablement à la lecture de celui-ci qu'il décide de se spécialiser en psychiatrie. (Harry OOSTERHUIS, Stepchildren of Nature, Krafft-Ebing, Psychiatry, and the Making of Sexual Identity, Chicago, University of Chicago Press, 2000, p. 77). Dans son architecture, le Traité se présente d'ailleurs fort étrangement comme une réplique du Traité des maladies mentales de Griesinger.

* 38Le chapitre XII de la Médecine légale des aliénés, qui porte sur les dégénérescences psychiques, comporte une tentative de résumé clinique, et offre un aperçu de la variété de ces manifestations. Après avoir énuméré les caractéristiques des dégénérés, Krafft-Ebing conclut qu'il est « à peine possible d'en donner un résumé clinique précis » : « les classifications des auteurs varieront donc à l'infini, chaque fois qu'ils essaieront de mettre un peu d'ordre dans tous ce chaos. » (R. von KRAFFT-EBING, Médecine légale des aliénés, trad. 3ème édition allemande, A. Rémond, O. Doin (éd.), Paris, 1900, p. 395.)

* 39 Nous restreignons bien entendu la portée de cette affirmation, et l'appliquons exclusivement à la sexualité. Les sentiments, conceptions et désirs anormaux dont il est question ne sont pas exclusivement sexuels, puisque le Traité dresse un panorama général des troubles psychiques.

* 40 R. von KRAFFT-EBING, Traité, op. cit., p. 35.

* 41 « Les fonctions psychiques sont en partie atrophiées, en partie dégénérées dans le sens de la perversion : ces individus [les dégénérés] se séparent donc de la normale au point de vue du développement et de la qualité des éléments psychiques », Ibid., p. 379.

* 42 « Paresthésie : (perversion de l'instinct sexuel), c'est-à-dire excitation du sens sexuel par des objets inadéquats. ». R. von KRAFFT-EBING, Ps, op. cit., p. 53.

* 43 Ibid., pp. 77-78. Curieusement, les travaux que nous avons consultés s'intéressant à Krafft-Ebing ne font jamais mention de cette définition, pourtant centrale. C'est, à notre connaissance, la définition la plus claire qui ait été donnée de la perversion sexuelle, parce qu'elle énonce explicitement ce dont il va être question lors de la clinique : contrairement à nombre de ses contemporains, Krafft-Ebing semble prendre acte de la nature psychologique de sa clinique.

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"L'ignorant affirme, le savant doute, le sage réfléchit"   Aristote