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Une conquête existentielle et une autofiction perturbées : les effets d'un miroir brisé dans le Livre brisé de Serge Doubrovsky

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par Jérôme Peras
Université François-Rabelais de Touraine - Maïtrise 1998
  

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2.3. L'autofiction d'une autofiction échouée

Afin de mieux appréhender la mise en abyme de l'autofiction (le récit d'un personnage-narrateur qui, au 14 juillet au matin, tente de raconter son enfance à partir des théories sartrienne et freudienne) d'une autofiction en échec (le récit d'enfance), il nous faut tout d'abord considérer l'articulation de l'énonciation et de la narration, et remarquer qu'aux chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 de la première partie du Livre brisé, le « je » narratif est fragmenté en deux instances. Ce « je », qui réfère à Doubrovsky, est d'une part, un auteur d'une histoire fictive ainsi qu'un critique du genre autobiographique et plus précisément des Mots de Sartre161(*), puisqu'il expose, comme on l'a vu plus haut, ses intentions, son travail et sa conception du récit autobiographique dans une série de métatextes dispersés dans le texte, d'autre part, un narrateur intradiégétique-homodiégétique, et même autodiégétique (pour reprendre la terminologie de Genette162(*)), c'est-à-dire un personnage-narrateur qui, au niveau de l'affabulation, est l'acteur principal du récit et, au niveau de la narration, assume la fonction de narrateur. Aussi, par la « mise en abyme »163(*), l'énonciation narratoriale a pour fonction d'illustrer l'énonciation auctoriale. En effet, ce personnage-narrateur, sorte de double de l'écrivain, est l'« autofictionnaire » ou « autoficteur » qui ne parvient pas à fictionnaliser son enfance, à en tisser une « ligne de fiction », qui ne peut pas même se résoudre à écrire une autobiographie.

Si, au contraire de Sartre, S. Doubrovsky choisit la narration homodiégétique passant par l'acteur, c'est qu'il s'interdit de recourir à la narration omnisciente, et ainsi au savoir omniscient, pour livrer un sens à son vécu. Aussi, un « manque à savoir » s'éprouve-t-il non seulement dans la diégèse qui en fait l'un de ses thèmes récurrents, mais également dans la narration qui s'interroge sur elle-même. Il s'agit ainsi d'exposer le choix de l'instance narrative en rapport à la position interrogative du personnage-narrateur envers son vécu.

Dans Le Livre brisé, le narrateur déplace le sujet de l'autobiographie, puisqu'il ne raconte pas sa vie passée, rétrospective, mais sa vie présente, puisqu'il raconte son histoire d'auto(bio)graphe comme si elle se déroulait au moment de la narration. D'ailleurs, comme dans tous les autres romans de Doubrovsky (mis à part quelques rares passages), le narrateur est le même personnage que l'acteur, sans distance temporelle, ou pour le dire autrement, la narration est à « focalisation interne » ou « vision avec »164(*), avec toutes les restrictions du champ et toutes les limites de la perspective narrative que cela suppose ; comme l'indiquent les segments descriptifs, tel au bas de la page 26, l'espace référentiel est orienté par le regard du descripteur (« J'embrasse [...] d'un bref coup d'oeil. » ; « Mon regard s'arrête [...], s'y accroche. ») qui se déplace à pied, d'où les verbes de mouvement : « déboucher sur », « remonter » et « diriger vers ». En somme, le narrateur est indissolublement lié au personnage et au flot de son discours intérieur. Plus précisément, l'auteur utilise la technique du « monologue intérieur ». Si ce monologue peut désigner au sens large toute forme de « flux ou courant de la conscience » (qui est la traduction anglo-saxonne de stream of conciousness), il est surtout déterminé par des traits formels : s'agissant d'un monologue non régi par un récit, d'un « monologue autonome » (pour reprendre la terminologie de D. Cohn165(*)), il comprend : d'une part, l'absence de toute marque manifestant l'intervention de l'auteur (dans les pensées et donc dans le discours du personnage-narrateur), c'est-à-dire l'absence de propositions introduisant le discours, comme les incises (« se dit-il », « pensait-il »), et l'absence de guillemets ; d'autre part, la prédominance du présent d'énonciation ; à cela, s'ajoute généralement une perturbation dans l'emploi de la syntaxe (et donc de la ponctuation). C'est pourquoi, nous préférons employer le terme de « discours immédiat » (soit la terminologie de Genette)166(*) que de « monologue intérieur ». Jaccomard remarque justement que dans toute l'oeuvre de Doubrovsky « le personnage-narrateur se résume à l'intériorité d'un matériau brut, mal décanté, une pure voix : l'écriture au lieu de fixer le moi, en fixe l'irrésolution. »167(*).

C'est que, comme Proust et Céline (pour ne choisir que les deux plus grands romanciers de notre siècle), Doubrovsky considère qu'« il n'y a pas de discours sans voix, fût-ce un discours narratif »168(*), soit d'énoncé narratif sans « je »169(*) et sans présent d'énonciation. Comme le révèle l'entrée in medias res de l'incipit du Livre brisé, « Voilà, c'est bien de moi. », tout l'univers diégétique est défini par le « je » narratif, qui se définit lui-même, réflexivement, par son emploi. Dire « je » suffit à instaurer un centre de discours et à susciter ce que R. Barthes appelle un « effet de réel »170(*), en l'occurrence un effet de personnage, qui tient à l'effet de voix. Le personnage-narrateur existe d'abord par sa déclamation et par son emploi particulier de la langue, car, précisément, « la langue parlée restitue dans la moindre de ses inflexions, de ses ruptures, de ses figures, l'individualité de celui qui parle »171(*). Aussi, ne serait-ce qu'aux chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 de la Première partie du Livre brisé, peut-on observer que la stylistique de Doubrovsky vise à une très forte illusion d'oralité. Pour transposer le « parlé », l'auteur utilise fréquemment la majuscule pour signifier les éclats de voix172(*), et le niveau ou registre de la langue que la (socio-)linguistique nomme « français populaire ». Le lexique est très souvent relâché, allant du familier au vulgaire, à la grossièreté même, comme lors des descriptions de l'acte sexuel ou du corps féminin : par exemple, on peut relever les verbes « triquer » [p. 42], « fricoter » [p. 38] et « baiser » [p. 40], et les substantifs « tétons » [pp. 41 et 213] et « nichons » [pp. 207 et 211]. La syntaxe est, elle aussi, bien souvent plus proche de la langue orale que de la langue écrite, ce qui induit un emploi non normatif et agrammatical de la langue : comme les ellipses de coordinations, d'articles - « Uniformes kaki, uniformes vert-de-gris, couleurs ne se mélangent pas, on est d'un côté ou de l'autre. » [p. 17] -, de propositions principales (dans des tournures raccourcies) - « Aussi simple, aussi sec. » [p. 17]), de sujets - « Dois me remettre en marche » [p. 33] ; « [...], peux pas louper les débuts de l'amour. Peux pas rater [...], reviens à l'attaque. » [p. 37] - et même de verbes - « La plus grande tuerie de l'Histoire, le plus énorme massacre, le plus colossal monceau de cadavres. » [p. 13]. Le commatisme173(*) y est très fréquent et le style télégraphique, ou l'économie du discours, reconnu(e) pour être caractéristique de l'oral, est tel(le) qu'une phrase ne peut comprendre qu'une juxtaposition de termes - « Civils, femmes, enfants, soldats. » [p. 13] - ou qu'un mot isolé - « Aussi. » [p. 15] ; « Voilà. » [ibid.] ; « Un bail. » [ibid.]. Comme à l'oral, Doubrovsky procède presque toujours par la suppression des articulations logiques, comme par la parataxe (qui est la préférence de la juxtaposition à la subordination) -

Soudain, ci-gît. J'aperçois mon lit. Je vais devoir coucher seul. Le lit jumeau, à côté du mien, est désert. Ma femme est à Londres. Pour affaires, c'est la vie moderne. Un avion, et hop, réunion importante, au revoir. Pour la Victoire, elle m'a plaqué. Business is business. J'aime pas ce bizness. [p. 18]

- et par l'anacoluthe (qui est la rupture de l'enchaînement syntaxique) - « Place de Gaulle, j'y serai. La cérémonie, j'en serai. » [p. 12] ; l'enchaînement serait classiquement : Je serai à la place de Gaulle. Je serai de la cérémonie. De ce fait, dominent la fragmentation et la dislocation de la phrase, et la prose en est « parasyntaxique » et presque asyntaxique. Le débit narratif est régulièrement haché et la structure syntaxique brisée par la ponctuation - « [...], il demande. POURQUOI. On a envoyé des émissaires aux Alliés. » [p. 16] ou au contraire par le blanc - « taisez-vous pas possible on fait silence » [p. 199]. Les signes de ponctuation et le blanc sont en quelque sorte l'équivalent des points de suspension chez Céline ou chez N. Sarraute. Ils ont pour fonction de seconder la voix, de marquer la pause de la diction, la vacillation de la parole, la recherche du mot juste ou de l'expression la plus adéquate à l'idée ou à la pensée encore inexprimée, et grammaticalement, ils prennent la fonction de « greffes » ou de « coordonnants discursifs », car ils combinent deux mots ou deux constructions à la fois complémentaires et indépendantes.

Par conséquent, ce « discours immédiat » demande au lecteur une attention toute particulière car, pour comprendre l'énoncé, il doit résoudre les difficultés syntaxiques, sémantiques et logiques, il doit de lui-même finir les phrases ou segments de phrases resté(e)s inachevé(e)s, les relier ou les coordonner, saisir le ou les implicite(s), etc. Le discours du personnage-narrateur se trouve parfois à la limite de l'intelligible, la syntaxe y est suffisamment déconstruite et fragmentée pour être quelque peu hermétique, mais aussi suffisamment construite pour être totalement compréhensible. De ce fait, le lecteur se trouve dans la même situation qu'à l'oral, lorsque son interlocuteur parle spontanément, selon sa performance et sa compétence linguistique, et estime que son propos est suffisamment clair pour être plus familier et relâché, pour omettre par exemple les liaisons syntaxiques. Si dans le « discours immédiat » le personnage-narrateur est le locuteur, le lecteur est alors l'allocutaire, c'est-à-dire le destinataire du discours, comme le révèlent clairement les adresses suivantes : « Vous pensez si j'ai sauté sur l'occasion à la seconde. » [p. 11] ; «  Il y a la dose d'existence quotidienne qui vous propulse [...]. » [p. 14] ; « Non, non, je n'exagère pas. Vous ne savez pas ce que c'est que d'être sourdingue. » [p. 18] ; « Essayez, vous m'en direz des nouvelles. » [p. 152].

Mais encore, ce « discours immédiat » n'affecte pas seulement la structure syntaxique, elle affecte aussi la construction (montage et découpage) du récit. En effet, le lecteur peut aussi être perturbé par ce récit qui se morcelle en plusieurs fragments disjoints, de grandeurs variables (de quelques mots à plusieurs pages). Précisément, dans cette « poétique du fragment », on ne peut établir une typologie que du point de vue graphique ou typographique, et ainsi retrouver les cinq types de fragments déjà répertoriés par Jaccomard174(*) :

(1) « ponctué (excepté de points) et ouvert en ses deux bouts (phrase d'attaque et phrase conclusive sont inachevées ; le paragraphe ne commence pas par une majuscule [...].) » :

me frappe en plein estomac, ça me reprend à la tripe, me triture les boyaux, ma bile me ballotte en bouillonnant, mon bilan reflue du fin fond des fibres, tellement M'ÉCOEURE [p. 216]

(2) « non-ponctué et aéré de blancs (de larges espaces remplacent les césures de la ponctuation ; pas de majuscule au début [...].) » :

je laisse la gare vide à ma droite rues vides la pâtisserie fermée la ville en attente derrière volets clos Villiers tapi derrière ses fenêtres je remonte la forte pente vers la mairie souffle un peu court perdu l'habitude de marcher soudain me mets à courir [p. 201]

(3) « non ponctué et dense (chaque mot est séparé d'un unique espace typographique [...].) » :

silence me clôt le bec

sur ces sujets toujours eu le bec cousu visage de démon voix de métal aiguë [p. 217]

(4) « surponctué (des mots isolés ou petits groupes de mots sont hachés de points et de virgules ; les majuscules sont surnuméraires [...].) » :

ET MOI. Dans tout ça. Je regarde. UNE TÊTE DE MORT. Sur ma chaise, affalé, affaissé, à m'ébrouer parmi les fesses, les faces. Assis à mon cinéma, je me joue du soft et du hard dans ma caboche. ET LA MIENNE. Fallait pas y penser, j'en tressaute. [p. 213]

(5) « une catégorie pour le discours d'autrui (le plus souvent en italiques, c'est le dialogue rapporté avec tirets, interlignages ; ou la reproduction d'extraits de textes, pièce de théâtre [...] ; phrases entendues à la radio ; souvent intégré à d'autres types de paragraphes [...].) » :

- Chéri...

- Tiens, tu te décides à m'appeler, tu existes ? [...] [p. 72]

Rodrigue, as-tu du coeur ? - Tout autre que mon père. [pp. 20 et 25]

ici Londres [pp. 11 et 199] Les français parlent aux Français [p. 12]

On peut voir ici que l'alinéa joue le même rôle que la surponctuation et le blanc (la non-ponctuation), puisqu'il participe amplement à la fragmentation du récit et à la mise en scène énonciative, puisqu'il rend plus intense encore l'expression immédiate de la pensée parlante. Mais cette typologie n'est pas une typologie de base des textes, car chaque fragment peut être conjointement et diversement le narré, la description, l'argumentation, l'explication ou le dialogue. Prenons le fragment « non-ponctué et aéré de blancs » comme exemple : aux pages 200-202, il est une narration (le récit de l'arrivée sur Paris, en 1944, de la Deuxième Division blindée) et par endroits une description (des rues de Paris) ; aux pages 214-215, il est une description (un autoportrait). Alors, si aucune règle ne semble régir la construction du récit, le montage et le découpage en fragments, c'est que le récit suit uniquement l'ordre du discours et ainsi de la pensée oscillante et papillonnante, à l'état brut, du personnage-narrateur. Ce récit est fragmenté parce qu'il « mime[...] le temps réel de la formulation d'une pensée »175(*). Le « je » narratif « fonctionne alors comme le référant unique et commun à tous les fragments, le signifié concret qui permet de dépasser la dispersion tout en la justifiant »176(*). En somme, le récit n'a pour centre que le « je » et le présent de l'énonciation : la logique de progression d'un mot ou d'un groupe de mots à l'autre, d'un paragraphe à l'autre, dépend uniquement de l'instance et de la situation d'énonciation, plus précisément de l'instance narratoriale et de la narration simultanée (où coïncident le temps de l'histoire et le temps de sa narration).

Le récit jette abruptement le lecteur dans la pensée éclatée en sensations intensément vécues ou remémorées d'un personnage-narrateur en train de regarder la télévision, avant d'aller se coucher, au soir du 8 mai 1985 ; de se réveiller, de regarder à la télévision et en direct le défilé militaire, de sortir de son domicile pour se rendre sur l'avenue des Champs Élysées, jusqu'à l'Arc de Triomphe, de déambuler dans les rues de Paris, de rentrer chez lui pour la préparation de son cours universitaire sur Les Mots de Sartre, de dîner, avant d'aller se coucher, au soir du 9 mai ; de se réveiller, de prendre le petit déjeuner, d'écrire une autofiction qui s'avère très vite pseudo-autobiographique (comme nous allons le voir), au matin du 10 mai. Le point de repère temporel est alors ce présent (fictif) de l'énonciation qui, du chapitre 1 au chapitre 12, en passant par les chapitres 2, 4, 6, 8 et 10 - soit au total, cent trente pages -, se déroule sur trois jours. Comme on peut le voir, la fable est de courte durée, au point de donner l'illusion au lecteur que les événements se passent sous ses yeux, comme dans une scène de théâtre ou de film. Les repères chronologiques, écrits d'abord en lettres minuscules puis en lettres majuscules, accentuent cette illusion. En effet, le personnage-narrateur note avec une extrême précision les heures défilant sur sa montre, soit, dans la nuit du 8 au 9 mai : « une heure moins vingt » [p. 18], puis « une heure un quart » [p. 22] ; le 9 mai, au matin : « dix heures trente-cinq » [p. 24] ; dans l'après-midi : « presque six heures » [p. 35], « six heures » [ibid.], « SIX HEURES DIX » [p. 69] ; au soir « NEUF HEURES MOINS LE QUART » [p. 109], « NEUF HEURES CINQ », « NEUF HEURES ET DEMIE » [p. 153], « neuf heures trente passées » [p. 156], « DIX HEURES MOINS DIX » [p. 161], « DIX HEURES VINGT-TROIS » [p. 197], « ONZE HEURES DEUX » [p. 206], « MINUIT DIX » [p. 218] ; le 10 mai, au matin : « DIX HEURES TRENTE » [p. 252]177(*). C'est par rapport à ce présent d'énonciation et aux déictiques temporels qui l'accompagnent que se repèrent le passé (proche ou lointain) et le futur. Par exemple, l'indication « Aujourd'hui 9 mai 1985 » [p. 256] est le point de repère de « hier après midi » [p. 269], de « hier soir » [p. 251] et de « Demain, vendredi 10 mai. Il y aura samedi 11. Et puis le 12. » [p. 252]. Dans ce présent, est mise en scène l'énonciation et plus spécialement la situation d'énonciation. Par exemple, on peut relever toutes les fois où le personnage-narrateur est assis soit à sa table à manger, soit à son bureau, en train de lire Les Mots de Sartre ou d'écrire son récit autobiographique : « Je m'assieds sur mon fauteuil à accotoirs chromés, je croise les jambes, j'allume la lampe [...]. » [p. 70] ; « Maintenant je suis affalé dans mon fauteuil. » [p. 22] ; « Je pose les coudes sur les accotoirs de mon fauteuil chromé, je me repose. » [p. 149] ; « Coudes appuyés sur ma table, lampe braquée sur le livre [...]. » [p. 105] ; « Coudes sur mon bureau d'acajou [...]. » [p. 196] ; « Coudes appuyés sur la table, menton écrasé entre les paumes. » [p. 251] ; « Au creux de mon fauteuil chromé, quand j'écris. » [p. 251]. De fait, ces indications spatio-temporelles réfèrent à la position du personnage-narrateur. Dans ces quelques chapitres (indiqués ci-dessus) du Livre brisé, Doubrovsky met au premier plan le présent d'énonciation (ou de narration) et l'instance narratoriale, et relègue au second plan le passé remémoré. On voit que, contrairement à l'autobiographie (pensons aux Mots de Sartre, par exemple), la scène de l'autobiographe n'est pas placée hors récit, ou plus exactement à sa clôture, mais au coeur de celui-ci, et qu'elle importe bien plus que la scène de la biographie proprement dite. Pour ne prendre que les souvenirs d'enfance, on peut remarquer qu'ils sont disséminés dans les sept chapitres concernés [p. 14-16 ; p. 19-20 ; p. 21-22 ; p. 23 ; p. 114-122, p. 150-152, p. 199-204, p. 261-263, p. 266, p. 267-269, p. 270-276] et qu'ils apparaissent toujours en fonction de la situation d'énonciation ; par exemple, le personnage-narrateur se remémore son enfance parce qu'il lit (comme on l'a vu plus haut) Les Mots de Sartre [dès la page 105], ou seulement la période de l'Occupation, parce qu'il regarde l'émission Les Dossiers de l'écran consacrée au Journal d'Anne Frank [p. 11], ou le jour de l'annonce par radio du débarquement des Alliés [p. 199] ou encore le jour de l'entrée dans Paris de la Deuxième Division blindée [p. 200-202], parce qu'il fête au soir du 9 mai, l'anniversaire de la fin de la guerre. Par conséquent, le récit passe subitement du présent d'énonciation au passé remémoré et inversement - « Comme ça, j'ai mes va-et-vient, je suis branché sur un courant alternatif. J'existe par saccades. Tantôt, dans le présent. D'un coup, dans le passé. » [p. 35] -, et les souvenirs surgissent toujours au gré des pensées du personnage-narrateur, ou plus exactement, au gré des pensées et des associations d'idée de l'auteur lui-même, en fonction malgré tout de l'histoire du personnage-narrateur.

Dès lors, nous pouvons remarquer que l'écriture de Doubrovsky rompt avec le discours académique et avec la logique d'ordre rationnel. L'état fragmentaire de ce récit s'explique effectivement par le fait que l'écriture « est constituée par la logique de l'affect »178(*). Tout d'abord, c'est par cette logique que s'effectue la « sélection référentielle », car il n'est pas question de relater la totalité du vécu, mais seulement de faire surgir des instants ou quelques expériences vécues en fonction du courant de la conscience affective : « Je garde les épisodes marquants ou piquants [...]. » [p. 253]. Par exemple, nous pouvons déceler la nostalgie à travers les souvenirs d'enfance (ce temps révolu d'une sérénité) et le traumatisme à travers les souvenirs de guerre (à cette époque, Doubrovsky est dans une situation de crise à la fois historique et personnelle, puisqu'il y fait l'expérience du « trou » existentiel), et voir que ces souvenirs sont généralement générés par des moments de crise existentielle. De ce fait, il ne s'agit pas vraiment d'un retour vers le passé mais plutôt d'un passé dans le présent ou, pour le dire autrement, d'un passé encore présent, c'est-à-dire présent dans le psychisme du narrateur et, à travers lui, de l'auteur179(*). Pour preuve, nous pouvons constater que les lambeaux du passé sont, sauf à de rares exceptions près, toujours relatés au présent de l'indicatif, que ce présent (effectif) engendre les présents (mentaux et affectifs). Mais il ne s'agit pas seulement de dévoiler les affects du narrateur, ou de l'auteur, il s'agit aussi et surtout d'instaurer un discours de l'affect. La prise de parole du narrateur, ou plus justement l'écriture de l'auteur, se fait toujours sous le coup de l'émotion, et les fragments de la matière biographique sont toujours transposés (dans le récit) selon un discours « à vif », d'où la déconstruction de la syntaxe, l'éclatement de la phrase, la surponctuation ou le blanc, l'ellipse et le rythme précipité. Tout cela donne un incroyable « effet de vie ». Aussi, le courant de l'affect libère la parole, la libère des contraintes du « bon usage » et du « bien écrire ». Qui plus est, elle déclenche les divagations et les associations libres de pensées et de souvenirs (il faut toutefois noter que ces associations sont en « libertés surveillées », puisqu'elles sont disposées dans le cadre de l'histoire romanesque). Ainsi, chez l'auteur, écrire signifie se laisser emporter par le flux verbal et par l'émotion. Pour lui, « céder l'initiative aux mots, c'est céder l'initiative aux maux »180(*), comme dans une séance de psychanalyse. Le récit de S. Doubrovsky peut alors apparaître comme une longue et unique phrase qui ne s'achève jamais.

L'écriture mime le courant de l'affect et l'acte de remémoration. Plus encore, elle mime l'acte même de la quête, et plus précisément l'acte de l'enquête de soi. C'est que, par contraste avec l'autobiographe, avec Sartre par exemple, S. Doubrovsky est incapable de totaliser ses expériences vécues, de faire la somme de ses faits et gestes (« Une vie, la somme de ses actes, tu parles. » [p. 252]) :

Je ne perçois pas du tout ma vie comme un tout, mais comme des fragments épars, des niveaux d'existence brisés, des phases disjointes, des non-coïncidences successives, voire simultanées. C'est cela qu'il faut que j'écrive. Le goût intime de mon existence, et non son impossible histoire ! [p. 175]

C'est que, contrairement à l'autobiographie sartrienne et à la littérature analytique (c'est-à-dire aux récits d'analystes ou d'analysés)181(*), l'écriture autofictionnelle de Doubrovsky « n'est pas mise au travail dans un espace post-analytique, mais dans l'espace même de l'analyse. Plus exactement, elle tente d'ouvrir cet espace dans le texte même, en produisant un en deçà et un au-delà de l'expérience dans le tissu narratif. »182(*) Cette auto-analyse s'effectue par les associations libres et plus spécialement par la « friction » du son et du sens des mots, comme par les répétitions phoniques, qui produisent des chaînes signifiantes à partir des reprises vocaliques, soit par l'allitération - « Un mec tordu, je reconnais, un sacré zigue. En zigzags. Toujours entre le zist et le zest que j'existe. » [p. 197]183(*) -, par l'assonance - « De quoi. De moi. Un entonnoir noir, un puits de ténèbres. Je tombe dans ma tombe. » [p. 193]94 -, et par l'homophonie - « cahot chaos K.O. » [p. 201].184(*) Cette « friction » produit un auto-engendrement du discours qui s'effectue aussi au niveau du fragment - comme dans : « [...] prendre pied. »/« Je reprends pied. [...] » [p. 113]. Rappelons justement ce qu'indique la définition de l'autofiction dans Fils (en quatrième page de couverture) : « Rencontre, fils des mots, allitérations, assonances, dissonance [...]. ». Au fil des mots et des fragments, Doubrovsky entreprend alors « un travail de mécano » [p. 253]. Aussi, par la « friction » des mots et par la décharge d'affectivité, il se refait une vie dans son récit :

Afin d'être sûr que ma vie, dans mon texte, soit bien vivante, je la survole. Haute voltige sur mon clavier électrique, j'écris en termes trépidants. Ainsi, ça la galvanise. Ça lui donne ce qui lui a fait le plus défaut : du style. Au réveil, si je veux que mon dos puisse tenir droit, exercices d'assouplissement. Ensuite, si je ne veux pas que mon existence s'affaisse, électrochoc matinal. [p. 254]

Cette « friction », qui donne la primauté au signifiant (ou à la matérialité du mot) par rapport au signifié (ou au référent), permet la fictionnalisation de soi, et offre des rapprochements surprenants, des trouvailles inopinées, comme par exemple :

QUAND ? AVEC QUI ? [...] Comme un noyé, j'égrène mes souvenirs à perdre haleine. Vogue d'île en île, d'elle en elle. Ulysse ballotté sur la houle libidineuse. Ça y est je touche terre. L'île, c'est la verte Irlande. Sacré soulagement. Je reprends ma marche, je me remets en branle, je traverse la rue Franklin. Je traverse les décennies, elle, c'est Josie. Quand j'étais étudiant d'anglais, pendant mon séjour à Dublin, en 49. [p. 37]

En somme, la « friction » assouvit la « soif » « de moi, d'émois, de mots » [p. 254] ; elle répond au désir d'« [avoir] rendez-vous avec [soi]-même » [p. 253], soit au désir de « conquête existentielle ». Il s'agit donc bien de l'autofiction, comme nous en assure le dernier fragment de la page 257 et plus encore le fragment qui s'étend de la page 252 à la page 254, puisque Doubrovsky y expose les raisons pour lesquelles il écrit (« Pour me tirer du néant, la seule voie que je connaisse, pas d'autre méthodes. Dans les mots, j'ai toujours trouvé LE remède » [p. 253]), et, comme nous venons de le voir dans les quelques citations ci-dessus, les méthodes qu'il utilise pour parvenir à cette conquête.

Seulement, une perturbation se manifeste dès le fragment suivant : « Eh bien, non, rien. Aujourd'hui, mes accus sont à plat. Immobile, inerte, je suis vissé sur ma chaise. Sans énergie. » [p. 254]. Précisément, nous avons pu observer plus haut que Doubrovsky délaissait l'autofiction proprement dite pour la fiction sartrienne et la fiction freudienne, et qu'il abandonnait finalement ces fictions, car aucune d'entre elles ne permettait véritablement la « conquête existentielle ». De ce fait, le désir devient tout autre : « J'ai toujours soif, mais DE RÉEL. » [ibid.], et l'autofiction se transforme aussitôt en autobiographie : « Je laisse tomber mon roman. Écrire AUTRE CHOSE » [ibid.], « UNE AUTOBIOGRAPHIE » [p. 255]. Le pacte romanesque ou autofictionnel se retourne alors en pacte autobiographique, comme le confirme l'extrait suivant :

Aujourd'hui 9 mai 1985, à l'âge, requis pour cette entreprise, de cinquante-sept ans, j'aimerais tenter d'esquisser le récit de ma vie. Ce qu'on est convenu d'appeler une autobiographie. [p. 256-257]

Dès cet extrait et ce jusqu'à la fin de ce chapitre, justement intitulé « L'autobiographie de Tartempion », tous les déictiques spatio-temporels référant à la situation d'énonciation et tout le cadre fictionnel disparaissent, donnant l'impression au lecteur qu'auteur et narrateur ne font plus qu'un, que l'auteur écrit sans passer par le biais de la fiction. Mais, s'agit-il vraiment d'une autobiographie ? D'emblée, Doubrovsky affirme qu'il ne peut prendre la pose de l'autobiographe qui est celle du « Grand-homme-au-soir-de-sa-vie-et-dans-un-beau-style » [p. 256]. La raison en est la suivante : Tartempion désigne un individu quelconque et ici, plus spécialement, Doubrovsky, qui, en tant que professeur de littérature française et anglaise, est inconnu du grand public ; pour reprendre l'épigraphe de La Nausée empruntée à Céline : « C'est un garçon sans importance collective, c'est tout juste un individu ». En cela, il est un être « fictif » : si Tartempion est apte à écrire l'histoire de sa vie, de fait, « [S]A VIE » « N'INTÉRESSE PERSONNE » [ibid.], car le lecteur ordinaire est seulement intéressé par les biographies d'exceptions, comme celle de Claude Roy [cf. p. 258], et par les autobiographes ayant déjà acquis une certaine notoriété, c'est-à-dire par les personnalités du moment, comme Marcel Dassault ou Bernard Tapie [ibid.], ou par les écrivains déjà connus pour leurs ouvrages, comme Françoise Sagan [ibid.], et pour leurs engagements auprès d'hommes illustres, comme André Malraux [ibid.] :

L'autobiographie n'est pas un genre démocratique : une chasse gardée, un club fermé, un privilège jaloux. Réservé aux importants de ce monde [...]. Je suis un nabot. Un type timide, rien qu'un prof. [p. 256] 185(*)

À l'ordinaire, S. Doubrovsky trouve « l'astuce » : en écrivant « sous le couvert du roman », il peut « appâter » le lecteur, il peut le faire « mordre à l'hameçon », lui faire « avaler » [ibid.] son autobiographie. Cette formule peut paraître provocante pour le lecteur qui se voit ainsi traité en poisson piégé. Mais le lecteur du Livre brisé peut aisément passer outre, car SDoubrovsky vise ici le lecteur obsédé par les faits et les événements du récit, c'est-à-dire le lecteur indifférent à la littérature, au travail d'écriture, au style de l'écrivain, etc. De ce fait, si l'auteur abandonne l'autofiction pour l'autobiographie, c'est en parti pour se jouer de l'horizon d'attente de ce dernier. Pour ce faire, il présente, aux pages 259-260, une dérision parodique du discours autobiographique. D'une part, il caricature le genre en condensant au maximum la matière biographique. Dépouillée de son écriture, l'autobiographie devient une pure chronologie, une simple nécrologie ou « litote » [p. 258], comme aux premières pages de la « Bibliothèque de la Pléiade ». Aussi, pour montrer son insatisfaction, Doubrovsky livre une chronologie inachevée, arrêtée à ses seize ans, soit à la période 1940-44. D'autre part, les quelques anecdotes, souvent mises entre parenthèses, sont très généralement dérisoires et n'expliquent en rien le devenir de l'enfant, comme on peut le voir dans l'extrait suivant : « La clientèle militaire comprendra notamment le général Gamma, qui dira au petit garçon : `Un jour, tu seras soldat, comme moi.' » [p. 259].

Mais cette ironie est présente bien avant ces pages et elle ne vise pas seulement l'autobiographie, mais aussi l'autoportrait. Commençons par le début, soit par l'incipit du Livre brisé : « Voilà, c'est bien de moi. Typique, lamentable, inadmissible, mais, hélas ! vrai. » [p. 11]. On peut y relever trois indices de l'ironie : l'absence de traits caractérisant le sujet (ou l'autoportrait vain), l'hypertrophie et la redondance. Tour d'abord, cet autoportrait est tout l'inverse d'un autoportrait, car il est dépendant d'un comportement (contemporain à l'énonciation) qui n'est pas énoncé, seuls les présentatifs « voilà » et « c'est » l'indiquent. Cela revient à dire qu'aucun comportement n'est « typique » du « moi », le lecteur devra seulement patienter jusqu'au second paragraphe de la deuxième page pour découvrir enfin le comportement en question : il n'a pas tenu la promesse qu'il s'était faite la veille au soir - promesse qui consistait à se lever suffisamment tôt pour se rendre aux Champs Élysées et voir le défilé militaire du 9 mai. Ensuite, cet autoportrait comprend deux autres adjectifs qualificatifs, « lamentable » et « inadmissible », qui caractérisent le « moi », mais de manière hypertrophique, l'autoportrait fonctionne alors comme un chleuasme, c'est-à-dire comme une invitation à ne pas adhérer à l'autocritique dépréciative. Enfin, l'effet de redondance des deux derniers adjectifs (malgré un développement croissant, ils sont tous deux l'expression du jugement moral, péjoratif et subjectif) est souligné par les répétitions phoniques, par l'allitération en [l], [b] et [m], et par l'assonance en [a], [wa] et [ai] : « Voilà, c'est bien de moi. Typique, lamentable, inadmissible, mais, hélas ! vrai. », et même renforcé par l'assonance ouvrant et clôturant les périodes : « VOIlà,/ c'est bien de mOI/. TYpique/, lamentable/, inadmissIble/, mAIs,/ hélas !/ vrAI. ». Finalement, après lecture de l'incipit, nous ne somme pas plus avancé, nous n'en savons pas plus sur l'auto(bio)graphe. C'est que l'autoportrait se mêle et même se fond dans l'ironie et le ludisme. Aussi, l'autoportrait n'échappe pas, lui non plus, à la condensation maximale, comme à la page 205, au chapitre « In vino », il prend l'aspect d'une fiche familiale d'état civil :

ISRAËL DOUBROVSKY, Tailleurs d'Habits, né à Tcherhigoff (Russie), MARIE RENÉE WEITZMANN, sans profession, née à Paris IVe. Mariés le 9 août 1927. JULIEN SERGE DOUBROVSKY, professeur, né le 22 mai 1928, à Paris IXe. 9 août-22 mai [...]. [p. 205]

La cible de l'ironie est bien le lecteur (trop) habitué à lire l'autobiographie, et, puisque ironie il y a, l'énoncé est nécessairement ambigu. D'une part, l'auteur respecte (à outrance) toutes les règles du récit factuel, en n'exposant, en un minimum de mots, que les faits et en supprimant tout lien entre ces faits, toute intervention, explication ou commentaire personnels ; en somme, il exclut tout risque de fictionnalisation. D'autre part, l'auteur n'adhère pas à ces règles ; en somme, le locuteur n'est pas l'auteur (ou l'énonciateur)186(*). Ces deux points se retrouvent clairement dans le passage ci-dessous, car le fait y est parfaitement grotesque et inscrit en lettres italiques :

Mesdames et Messieurs, j'ai une nouvelle étonnante, ahurissante à vous communiquer, et ce n'est pas sans une certaine émotion que je le fait : voilà, JE SUIS MOI. Et veuillez noter, PAS UN AUTRE, contrairement à une formule célèbre, mais mensongère. [p. 206]

Ce procédé qui consiste à ironiser sur l'autobiographique classique n'est aucunement surprenant de la part de l'auteur de l'autofiction. A-t-on besoin de rappeler que Doubrovsky remet en question la véridicité du récit chronologico-logique et que, contrairement à l'autobiographe (à Rousseau, à Gide ou à Sartre, par exemple), il n'a rien à démontrer (comme on a déjà pu s'en apercevoir plus haut). Pour le confirmer, nous pouvons revenir à la page 205 du Livre brisé et voir que l'auteur expose une naissance et une existence absurdes et injustifiées (ce qu'indique entre autres les interjections « clic », « clac » et « paf »), et un recours désespéré à la biologie :

POURQUOI JE SUIS MOI. Plutôt qu'un autre. Plutôt rien. La vérité : PAS DE RÉPONSE. [...] POURQUOI MOI. Simplement, comme ça, se décide, au petit bonheur la chance. Ou malchance. Ça se déclenche sans raison. Clic, soudain déclic. Un jour, je claquerai, clac. Un jour, on m'a conçu, paf. D'un sacré coup de paf. Suis paf. Dès le début, fait malgré moi. Comme un rat. En un éclair ténébreux, en une seconde gluante. Coup de queue du père dans les entrailles maternelles, au hasard de millions de spermatos vibrionnants. Ils se reproduisent, ça ME produit. [p. 205]

- ou à une formule pseudo-scientifique : « biologie + environnement, hasard + déterminisme = Moi. Avec un brin de libre volition [...]. » [ibid.].

Alors, si Doubrovsky se décrit dans son autofiction comme un personnage-narrateur (du 8 au 10 mai 1985) ne parvenant pas à écrire une autofiction de son enfance, il ne peut malgré tout se résoudre à tenir sérieusement celui de l'autobiographe. Seulement, les conséquences de ce renoncement (fictif) à l'autofiction sont la fragmentation et le blanc.

D'une part, le personnage-narrateur se décrit en quête du « vrai » moi, et pour cette raison, il refuse l'affabulation, c'est-à-dire la transformation de la matière biographique en tissu narratif ou, pour le dire autrement, tout lien entre les faits et les événements du vécu selon une quelconque « ligne de fiction ». Il n'y a plus « l'art d'accommoder les restes »187(*), comme le révèle le passage ci-dessous :

JE VEUX EXISTER COMME MOI. Ressaisir ma VRAIE vie. Au lieu de m'halluciner en personnage, ressusciter ma VRAIE personne. Ce qui en subsiste. Fragments, débris, détritus, peu importe : au moins, ce seront de VRAIS restes. [p. 254]

Ce refus se manifeste clairement dans cet autre passage, où l'on retrouve justement l'image du tissu ; en effet, il déclare au sujet de son enfance :

Lorsque je la revis, c'est à l'envers, elle s'effiloche, il n'y a plus qu'un entrelacs de fils, un entremêlement de sensations, un embrouillamini de souvenirs sans lien. [p. 263]188(*)

En excluant toute reconstitution continue, le personnage-narrateur brise son histoire personnelle en « bribes, fragments, morceaux épars » [p. 22] ; pour preuve, il brise son récit d'enfance par la déclaration : « J'ai des éclats, des éclairs d'enfance, entiers, intacts, dans la tête [..] » [p. 262] et par une série de quatre anecdotes d'une ou deux phrases, introduites par « quand » [p. 262-263]. Le débris le plus élémentaire est alors l'image : « [...] tout un éclatement d'images aux contours nets, précis, une fulguration d'éclairs sans lien, des chandelles, des soleils de feux d'artifices sous le crâne. » [p. 167].

D'autre part, le personnage-narrateur ne tente pas de dépasser la fragilité et les lacunes de sa mémoire, mais bien au contraire, il en fait état. Tout d'abord, il affirme que le souvenir vrai n'existe pas : en abordant son enfance, il constate effectivement que l'« image » de ses parents « a été déformée, reformée par les souvenirs postérieurs » [p. 267] et que des impressions contemporaines ont pris la place des souvenirs effectifs - dans ce dernier cas, il s'agit, d'après la notion freudienne, de « souvenirs-écran » [p. 23]. Afin de combler les faiblesses de la mémoire et afin de répondre à la question « qui suis-je ? » [p. 262], il a recours aux photographies : « Sur la photo jaunie [...]. moi, à un an, la tête à peine émergeant de mes langes. Au dos, crayonnée par ma mère, une date : août 1929. Mai 1985. » [p. 34] - et à la question « que suis-je ? » [p. 262], il a recours à « [s]es on-dit de famille » [p. 263], soit exclusivement aux dires de sa mère [pp. 117, 122 et 268-269]. Ensuite, le personnage-narrateur ne cache pas ses « Trou[s] de mémoire », comme le montre le titre du premier chapitre du Livre brisé. Mais au contraire, cette perte de mémoire engendre Le Livre brisé, elle devient très vite, dès la page 28, une obsession, qui se poursuit au second chapitre, justement intitulé « De trou en trou », qui reprend au dixième chapitre, « In vino », et s'achève au douzième chapitre, « L'autobiographie de Tartempion ». Le mouvement général des chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 de la première partie du Livre brisé est alors celui de l'anamnèse. Dans ces chapitres, le personnage-narrateur cherche à se souvenir de deux événements qui ont dû marquer son existence, soit le jour de la Libération en 1945 et le jour de sa première liaison amoureuse, mais en vain. Le récit suit la rétrospection - par exemple : « en 49 » [p. 37] ; « de 49 à 47 » [p. 39] ; « De 47, je décroche jusqu'en 45. » [p. 40] ; « Entre 45 et 47, je rôde. » [ibid.] -, et le travail de remémoration, mais aboutit toujours sur l'anti-mémoire ou la « mémoire-sans-mémoire »189(*). Pour illustrer notre propos, nous relèverons, de la page 37 à la page 43, uniquement les mots inscrits en lettres majuscules :

QUAND EST-CE QUE J'AI FAIT L'AMOUR POUR LA PREMIÈRE FOIS. [...] POUR LA PREMIÈRE FOIS. [...] QUAND ? AVEC QUI ? [...] PAS AVEC JOSIE. [...] KAY. [...].

[...] ALORS, QUI ? [...] QUOI. [...] HUGUETTE. [...] NON, UNE FOIS. [...] J'ENTENDS. JE VOIS. [...] JE TOUCHE. [...] LA PREMIÈRE FOIS. [...].

[...] QUI, QUAND. LA PREMIÈRE FOIS. [...].

[...] LA PREMIÈRE FOIS [...] PAS PU [...].

[...] MA SCÈNE PREMIÈRE. [...] QUAND ? AVEC QUI ? [...] OÙ. [...] QUI. [...] QUAND. [...] RIEN.

Ce passage est tout à fait révélateur de cette recherche vaine, de ce jaillissement ininterrompu de souvenirs, qui ne correspondent jamais au souvenir recherché.

Ainsi, en perdant le souvenir des grands événements de sa vie, le personnage-narrateur ne saisit que le vide et l'absence de soi ; le « trou de mémoire », qui reste tel quel jusqu'au bout du récit, engendre alors le « trou » existentiel, le non-être ou le néant ; l'être-moi perd sa substance. À la différence de Fils par exemple, ces chapitres (indiqués ci-dessus) du Livre brisé présentent trois jours de la vie de Doubrovsky, trois jours durant lesquelles le personnage-narrateur ne parvient pas à s'analyser et à se retrouver à l'aide de la fiction théorique, il reste obsédé par ses « trous de mémoire ». Précisément, on retrouve à la deuxième page du chapitre « L'autobiographie de Tartempion », c'est-à-dire peu avant l'effacement de toute distinction entre le personnage-narrateur et l'auteur :

Crise soudaine, sais pas pourquoi. [...] Cette fois, plus au creux, au fond que j'ai dégringolé. Ou plutôt, pire PAS DE FOND. Avant moi, rien. Après, rien. Moi, rien. Très peu de chose, qui se fait, se défait, qui s'effiloche, s'embrouille dans ses fils, s'élime, s'élimine. Une trame qui se trou. Trou de mémoire, hier, à l'Arc de Triomphe, prémonitoire. Signal de détresse. D'un trou l'autre, à force. Maintenant, TOUT ENTIER DANS LE TROU. Ma vie a disparu sans laisser de traces. J'ai beau me palper, impalpable. Quand j'essaie de me ressaisir, dès que je pense, je m'évide. L'évidence. Je me dissipe dans mon inanité. [p. 252]

Ce chapitre se clôt sur le constat de l'échec et sur la déception, c'est-à-dire sur l'impossibilité d'écrire une autofiction ou une autobiographie, ou tout au moins un récit d'enfance : « D'emblée, mon autobiographie doit dire adieu à mon enfance : Tartempion est un adulte désemparé, face à un enfant introuvable. » [p. 277]. Il n'y a plus d'oeuvre à proprement parler, ni de maître d'oeuvre (comme celle de Sartre ou de Proust), ce qui explique la mélancolie et le renvoi aux autres romans : « Est-ce que j'aime la [l'enfance] raconter ? Dans mes livres, oui, la Dispersion, Fils. » [ibid.].

* * * *

Dans cette Première partie, nous avons pu observer que, dans les chapitres 1, 2, 4, 6, 8, 10 et 12 de la première partie du Livre brisé, l'autofiction de Doubrovsky racontait les difficultés d'un personnage-narrateur à constituer une autofiction de son enfance : la perturbation de cette autofiction se déroule selon trois phases. Tout d'abord, le collage : le personnage-narrateur ne raconte pas une autofiction proprement dite, mais plutôt une autobiographie à fiction sartrienne, celle existentialo-marxiste, qui concerne essentiellement le récit d'enfance. Il suit alors la voie de Sartre. Ensuite, la fragmentation : en insérant une seconde fiction, psychanalytique, le personnage-narrateur montre que la fiction sartrienne ne peut prétendre être le seul moyen d'atteindre la « conquête existentielle », plus encore, il démontre que cette conquête ne peut être que partielle, lacunaire. En outre, il révèle que ces deux fictions, étant théoriques, ne lui permettent pas l'accès à une vérité personnelle sur son être. La fictionnalisation de soi se brise alors en fragments inefficaces. Enfin, l'abandon : le personnage-narrateur se retrouve dans l'incapacité de fictionnaliser son vécu et alors de conquérir son être. Il ne reste alors plus qu'un personnage-narrateur confronté aux « trous de mémoire » et au « trou » existentiel, soit aux « Absences », comme l'indique clairement le titre de toute cette Première partie du roman. En somme, les voix de Sartre et d'Akeret disparaissent, seule reste la voix du personnage-narrateur désemparé. Ainsi, nous pouvons affirmer que l'autofiction est dépassée et que notre auteur se tourne désormais vers un autre genre de récit, plus proche de l'autobiographie, et donc vers une voix, autre que celle de l'auteur d'une fiction ici incarnée par Sartre, celle de l'autobiographe traditionnel, incarnée par Ilse, la « compagne d'existence et d'écriture » [p. 311] de Doubrovsky.

* 161 Cette étude critique sur Les Mots a été publiée avant même la parution du Livre brisé, sous le titre « Narcisse borgne », aux Cahiers de sémiotique textuelle, n°12, 1988, p. 215-220.

* 162 Cf. Figures III, op. cit.

* 163 Pour la définition de la « mise en abyme », voir note 78 de l'Introduction.

* 164 Sur ces deux terminologies, voir respectivement notes 36 et 37.

* 165 Cf. La Transparence intérieure, (trad.) Seuil, 1981.

* 166 Cf. Figures III, op. cit., p. 193-194 ; voir également, du même auteur, Nouveau discours du récit, op. cit., chap. X, p. 35.

* 167 H. Jaccomard, Lecteur et lecture dans l'autobiographie contemporaine, op. cit., p. 85.

* 168 L. Godard, Poétique de Céline, op. cit., p. 285.

* 169 « Je ne peut être défini qu'en termes de `locution' [...]. Je signifie `la personne qui énonce la présente instance de discours contenant je. », (É. Benveniste, « La nature des pronoms », in Problèmes de linguistique générale, op. cit., t. 1, p. 252).

* 170 Voir note 50 de l'Introduction.

* 171 L. Godard, Poétique de Céline, op. cit., p. 285.

* 172 Comme le remarque également H. Jaccomard, in Lecteur et lecture dans l'autobiographie contemporaine, op. cit., p. 85.

* 173 Le commatisme est « l'abondance de membres courts qui hache le débit discursif », (L. Baladier, Le Récit (panorama et repères), op. cit., p. 304, note 24).

* 174 Lecteur et lecture dans l'autobiographie française contemporaine, op. cit., p. 287-289. (Les exemples qui vont suivre sont de nous.)

* 175 Fr. Susini-Anastopoulos, L'Écriture fragmentaire (définitions et enjeux), op. cit., p. 240 (située à la deuxième sous-partie : « L'ordre existentiel du moi écrivant », de la première partie « Le subjectivisme fonctionnel et unificateur », du dernier chapitre « Un savoir du sujet »).

* 176 Ibid., p. 236.

* 177 S. Doubrovsky a déjà eu recours à ce procédé dans Fils, op. cit.

* 178 S. Doubrovsky, « L'initiative aux maux : écrire sa psychanalyse », art. cit., p. 184. (On notera que S. Doubrovsky n'est pas le seul à écrire selon l'affect, voir par exemple, de H. Godard, « Un courant d'affectivité », in Poétique de Céline, op. cit., p. 229-236.)

* 179 Son autofiction est effectivement « de l'autobiographie toute chaude, à vif, qui saigne, mais recomposée selon les normes propres de l'écriture. » [L'Après-vivre, op. cit., p. 20]. Une fois de plus, l'écriture de S. Doubrovsky est proche de celle de Céline, puisque, comme le remarque H. Godard, celui-ci « choisit pour [...] raconter [les histoires] celles de ses expériences qui sont restées, selon son mot, `à vif' ». (in Poétique de Céline, op. cit., « Le présent retrouvé », p. 450.)

* 180 Idem.

* 181 Cf. ibid., p. 168 sq.

* 182 S. Doubrovsky, « Autobiographie/vérité/psychanalyse », art. cit., p. 68.

* 183 Les caractères gras sont de nous.

* 184 On retrouve à la page 142 de Fils (op. cit.) un exemple pertinent : « À l'appel. Échos. J'ai le crâne en grotte. L'occiput en voûte. Suis envoûté. Jets, jeux de maux. Je raisonne pas. Je résonne. Schizophrène. Hébéphrénique. Mes facultés s'allitèrent. Littérature. Je ne mâche pas mes mots, je les concasse. Fait ding-dingue-dong dans la tête. Syllabes pètent, re-pètent. Répètent. Les sons m'éclairent. »

* 185 L'écrivain fait cette même remarque en quatrième page de couverture de Fils, op. cit. : « Autobiographie ? Non, c'est un privilège réservé aux importants de ce monde, au soir de leur vie, et dans un beau style. » - et dans Un amour de soi, op. cit., p. 74 : « J'écris mon roman. Pas une autobiographie, vraiment, c'est là une chasse gardée, un club exclusif pour gens célèbres. Pour y avoir droit, il faut être quelqu'un. Une vedette de théâtre, de cinéma, un homme politique, Jean-Jacques Rousseau. Moi, je ne suis, dans mon petit deux pièces d'emprunt, personne. J'existe à peine, je suis un être fictif. J'écris mon autofiction... » 

* 186 O. Ducrot, Le Dire et le dit, Minuit, 1984, p. 211 : « Parler de façon ironique, cela revient, pour un locuteur L, à présenter l'énonciation comme exprimant la position d'un énonciateur E, position dont on sait par ailleurs que le locuteur L ne prend pas la responsabilité et, bien plus, qu'il la tient pour absurde. Tout en étant donné comme le responsable de l'énonciation, L n'est pas assimilé à E, origine du point de vue exprimé dans l'énonciation. »

* 187 S. Doubrovsky, « Textes en main », art. cit., p. 213.

* 188 Les caractères gras sont de nous.

* 189 Cette expression (appliquée aux Essais de Montaigne) est de M. Beaujour, voir Miroirs d'encre, Seuil, coll. « Poétique », 1980, chap. « La mémoire intratextuelle », p. 113.

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