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Le chehabisme ou les limites d'une expérience de modernisation politique au Liban

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par Harb MARWAN
Université Saint-Joseph de Beyrouth - DEA en sciences politiques 2007
  

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1,4- La crise de l'autorité ou le rôle du « Deuxième Bureau ».

Maurice Duverger écrit : « par les régimes sous tutelle militaire, on désigne des régimes où l'armée ne gouverne pas elle-même, mais où elle intervient à certains moments dans la vie politique de façon décisive. En dehors de ces moments, la démocratie fonctionne, mais d'une façon limitée et précaire. »

« La démocratie vit en permanence sous la menace de l'épée de Damoclès. Elle fonctionne dans l'intervalle des interventions, mais elle peut toujours être mise en échec par une intervention. Elle n'est pas seulement précaire, elle est limitée. L'élection par les citoyens de leurs représentants n'est valable que dans la mesure où l'armée n'est pas en désaccord avec elle. On aboutit à un régime appuyé sur deux forces : les électeurs et l'armée. Si les deux sont d'accord, la démocratie fonctionne. Sinon l'armée la bloque. Les deux forces ne sont pas égales, car l'armée a le dernier mot (...). Malgré tout, il n'y a pas de monolithisme, l'opposition peut s'exprimer dans certaines limites, les élections sont relativement libres, et leurs résultats acceptés s'ils ne déplaisent pas trop à l'armée.296(*) ».

Depuis son accession au pouvoir, Chéhab a scrupuleusement appliqué le principe adopté en 1945 : maintenir l'armée hors du champ politique. Il s'est fait élire président de la République par la position de neutralité qu'il a donnée à l'armée pendant les crises politiques en 1952 et 1958. Parallèlement, Chéhab avait chargé le Deuxième Bureau297(*) de «la mission d'espionnage interne, à savoir la collecte d'informations concernant tous les acteurs de la vie publique, politiciens, journalistes, partis politiques..., afin de préserver le pays de toute menace sécuritaire.298(*) »

En effet, Nicolas Nassif dans « le Deuxième Bureau, gouverneur dans l'ombre » écrit : « le rôle politique principal des services de renseignements réside dans le fait qu'ils font partie des intérêts vitaux de l'Etat, et participent à sa protection et à la garantie de son unité. La collecte des informations est devenue essentielle dans le concept même de la sécurité dans sa dimension politique, militaire, économique, financière et sociale299(*). »

La tentative du coup d'Etat perpétré en 1960 par le P.P.S va produire un revirement capital dans le programme politique du président Chéhab : ce coup d'Etat projeta l'Armée, et plus précisément le Deuxième Bureau, sur le devant de la scène politique.  La tentative du coup d'Etat menée par le P.P.S en 1920 a souligné la rentrée officielle et parfois brutale du Deuxième Bureau sur la scène politique libanaise.

Dans la nuit du 30 au 31 décembre 1961, un petit groupe de membres du P.P.S attaqua le Quartier Général de l'armée libanaise. Quelques heures plus tard, le chef de l'état-major, le directeur de la Sécurité générale, le commandant de la gendarmerie, furent faits prisonniers.

L'extraordinaire promptitude de la riposte de l'armée et de la « Brigade 16 » (brigade de choc de la police), fit échouer en quelques heures l'entreprise si bien commencée. Les Libanais apprirent l'affaire en s'éveillant, elle ne troubla pas leur sérénité. La répression n'en fut pas moins sévère : 287 accusés furent traduits devant un tribunal militaire, qui prononça 79 condamnations à mort (68 par contumace) dont celles des chefs du P.P.S, Abdallah Saadé et Assad Achkar.

Réussissant pour la première fois, depuis 1943, à consolider un Etat centralisé et stable300(*), le Deuxième Bureau de l'Armée n'a pas manqué de devenir un important groupe de pression au sein de l'Etat et à exercer, entre 1964 et 1970, une tutelle réelle sur le pouvoir civil apparent du président Charles Hélou, créant ainsi une dualité du pouvoir. La dualité des deux pouvoirs civils et militaires atteindra son paroxysme pour décliner après les élections du printemps 1968, avec le triomphe de « l'Alliance Tripartite301(*) » et disparaître à la suite du « transfert par le sommet », effectué en septembre 1970 par l'élection de Sleiman Frangié, du « groupement centriste », président de la République.

Nicolas Nassif constate qu'« après quelques mois de l'élection du président Chéhab, le Deuxième Bureau a rassemblé des informations qui reflètent un changement dans le comportement de l'armée après l'arrivée de son commandant à la première magistrature. Entre 1958 et 1960, la croyance dominante était que l'élection du général Chéhab avait pour but suprême le rétablissement de la sécurité et la levée des barricades. Cependant, l'ivresse de la victoire dans les casernes militaires, et précisément dans les milieux ruraux a fait que ce but ne fut pas compris dans sa profondeur. » Nawaf Kabbara rejoint ici Nassif en écrivant que « pour le président Chéhab, l'armée était l'organe à travers lequel il imposait la loi et l'ordre dans le pays. Cependant, par un effet contradictoire, l'élection de Chéhab à la première investiture était considérée par les officiers de l'Armée comme une victoire politique sur l'establishment politique, et comme un prétexte pour intervenir dans la politique302(*). »

Mais ce n'est qu'à partir de 1965 que le Deuxième Bureau est devenu un véritable « pouvoir parallèle ». Peu à peu, le Deuxième Bureau outrepassait ses prérogatives. Il ne se contentait plus de surveiller les ambassades arabes et étrangers303(*) et les opposants au régime, il s'apprêtait à faire son entrée sur la scène politique. Ici Nassif précise que « les services de renseignements ne deviennent puissants et ne deviennent capable de menacer, de provoquer et de terroriser, qu'après s'être émancipés des lois qui limitent leurs actions et leurs marges de manoeuvres304(*). »

Lorsqu'on parle de dérive du chéhabisme, c'est surtout le Deuxième Bureau qui est accusé d'avoir dépassé ses limites et d'être intervenu dans l'autonomie du pouvoir civil. La principale critique adressée au chéhabisme et le leitmotiv de ses opposants est la dérive autoritaire exercée par le Deuxième Bureau. Le Deuxième Bureau libanais, crée en 1945, en même temps que l'armée, avait pour missions principales, la collecte des renseignements et l'espionnage afin de garantir la sécurité de l'Etat. II est devenu « un des meilleurs du monde arabe305(*) ».

Couramment, on définit le chéhabisme comme un style de gouvernement qui se rattache au général Chéhab et qui coïncide avec le renforcement des pouvoirs du Deuxième Bureau et avec un souci de développement économico-social et administratif.

Nous allons montrer par les faits la dualité du pouvoir sur le plan exécutif, législatif et judiciaire.

- Sur le plan du pouvoir exécutif l'ancien Président du Conseil des Ministres, Saêb Salam a déclaré dans le numéro spécial du « An-nahar » de Noël 1970 que « M. Abdallah Yafi, Chef du gouvernement en 1966, lui avait raconté, au cours de la même année, que le Commandant Gaby Lahoud, Chef du Deuxième Bureau, assistait aux consultations de formation du Cabinet, imposait la désignation d'un tel ministre, et refusait la désignation d'un tel autre306(*). »

Le rapport final de l'enquête sur «l'Affaire du Deuxième Bureau » libanais307(*), présenté par le juge Elias Assaf, a révélé, encore, que « les actes entrepris par le Commandant Gaby Lahoud et ses officiers en vue de résoudre les problèmes de sécurité et de consolider l'Armée et l'Etat, n'avaient d'autre but que d'effectuer et de consolider l'Armée et l'Etat, n'avaient d'autre but que d'effectuer une mainmise sur le pouvoir308(*) ».

- Sur le plan du pouvoir législatif, Nassif écrit que « les premières élections législatives dans le mandat du président Chéhab furent une occasion qui a permis au Deuxième Bureau de se consolider dans les différentes régions à travers les municipalités et les forces politiques en place et de soutenir les candidats chéhabistes d'un côté et de combattre ses ennemis de l'autre. »

Le rapport final de l'enquête sur « l'Affaire du Deuxième Bureau », a, encore, mis en relief « les interventions de officiers du Deuxième Bureau dans les élections législatives309(*) » de 1964, et surtout dans celles du 31 mars 1968, dans les deux mohafazats du Sud et plus particulièrement de la Bekaa, « en aidant certains personnes et en combattant d'autres310(*) ».

La bataille électorale dans le Mohafaza de la Békaa (qui comprend trois circonscriptions électorales, celle de Zahlé, de la Békaa-Ouest et de Baalbeck-Hermel) était menée par le Capitaine Naim Farah à partir de la caserne militaire d'Ablah311(*) et par le Capitaine Jean Nassif, à partir du sérail de Zahlé. Les excès commis par les officiers du Deuxième Bureau dans ce district sont compréhensibles après la mise en échec par le Helf des candidats chéhabistes à Beyrouth, le 14 mars 1968.

Le Colonel Ahmed Zakka, Chef des officiers de liaison à Zahlé a affirmé, le 15 mars 1973, devant le Tribunal Militaire, qui s'est réuni à partir du 5 mars 1973 pour juger les officiers et sous-officiers du Deuxième bureau, sous la présidence du Colonel d'aviation Georges Ghrib312(*), que « le Commandant-en-Chef de l'Armée, le Général Emile Boustani avait fait réunir, le Jeudi qui a précédé le déroulement des élections, au ministère de la Défense, rue de Musée, 28 hauts officiers et officiers subalternes et leur avait dit « nous ne pouvons rester dans les élections les bras croisés et mes ordres vous les recevrez du Deuxième Bureau313(*) ».

Le Commandant Ahmed Hamdane avait confirmé314(*), le 13 mars 1973, les propos tenus par le Colonel Zakka, lorsqu'il a expliqué devant le Tribunal Militaire que « le Général Boustani après avoir rassemblé, plusieurs officiers avec les commandants des secteurs, leur avait déclaré : « Nous avons notre mot à dire dans les élections et nous ne pouvons rester les bras croisés. » 315(*) 

A Zahlé, une bataille serrée se livrait le 31 mars 1968 entre des alliances égales a débouché sur l'échec du « maître de la Békaa », Joseph Iskaff. La différence des voix était minime316(*) entre Joseph Iskaff et son concurrent, Joseph Aboukhater, qui a, de plus, réussi à faire passer deux candidats317(*) de sa liste.

Aussitôt connus, les résultats provoquèrent un tollé général : M. Iskaff s'est plaint de ce que ses grands électeurs avaient été neutralisés. Le Ministre de l'Intérieur, Soleiman Frangié, futur Président de la République, décida de démissionner, estimant que « les mesures d'ordre appliquées par les forces de sécurité intérieure318(*) » jouaient contre la liste de Joseph Iskaff et de ses alliés dans le district de la Bekaa, et que « les prisons de la Bekaa regorgent d'agents électoraux de Iskaff319(*) ».

- Sur le plan du pouvoir judiciaire, la seule pression directe connue du Deuxième Bureau sur un magistrat est, toutefois, celle exercée sur le Juge Farah Haddad. Le Président de la Cour d'appel du Mont-Liban, Farah Haddad; a été, en effet, emmené de son domicile à Jdita (Bekaa) par le Commandant Ahmad Hamdane qui l'a fait arrêter dans son bureau, sous l'inculpation « d'avoir cherché à acheter des voix320(*) » dans la région de la Bekaa, lors de la bataille électorale du 31 mars 1968. Le Commandant Ahmed Hamdane a affirmé le 12 mars 1973321(*), devant le Tribunal Militaire, que c'est le Lieutenant-colonel Sami Shaykha, un des principaux responsables du Deuxième Bureau, qui lui avait donné l'ordre d'arrêter le Président de la Cour d'appel du Mont-Liban.

Cependant, d'après les chéhabistes, ce rôle et ces agissements ont été exagérés ou gonflés par les opposants au régime Chéhab pour le discréditer et l'ébranler.  En effet, Joseph Goebbels322(*) disait : « A force de répétitions et à l'aide d'une bonne connaissance du psychisme des personnes concernées, il devrait être tout à fait possible de prouver qu'un carré est en fait un cercle. Car après tout, que sont « cercle » et « carré » ? De simples mots. Et les mots peuvent être façonnés jusqu'à rendre méconnaissables les idées qu'ils véhiculent323(*). » 

En effet, Bassem El Jisr écrit en précisant324(*) :

1- le Deuxième Bureau contribua directement et efficacement à assurer pendant plus de dix ans la sécurité du territoire et des citoyens, et à une époque où la région était déchirée par des guerres et des révolutions, qui avaient leurs prolongements au Liban.

2 - Comparés aux agissements inhumains ou antidémocratiques des services secrets arabes ou non arabes, ceux du Deuxième Bureau libanais sont vraiment minimes.

3- C'est après la tentative du coup d'État de 1962, que le Deuxième Bureau montra ses muscles, afin de protéger le régime. C'est sous le mandat du Président Hélou, qu'il exerça son intervention directe dans les affaires politiques internes.

4- Quels que furent les aspects, l'intensité ou les irrégularités de l'intervention du Deuxième Bureau, on ne peut que constater que,  pendant toute la période Chéhab, la Constitution et le régime démocratique325(*), étaient scrupuleusement respectés, qu'aucune loi exceptionnelle n'a été promulgué ni un état d'urgence appliqué. Même après la tentative du coup d'Etat, les opposants ont pu gagner les élections en 1968, et conquérir la Présidence, démocratiquement sous les yeux du Deuxième Bureau.

Raymond Eddé se caractérisa par son opposition farouche au Deuxième Bureau. Le 18 octobre 1963, au nom de l'opposition326(*), il dénonça dans un virulent réquisitoire, les ingérences flagrantes des services de l'Etat dans la vie politique. « Il n'y a plus ni démocratie ni libertés. Nous vivons sous un régime policier327(*) » dit-il.

Le 27 décembre 1963, il dénonce de nouveau à la Chambre les violations des libertés individuelles, les perquisitions intempestives et les arrestations arbitraires de citoyens, menées par des agents des services de sécurité.

De nouvelles attaques sont relancées le 7 décembre par le député Nassim Majdalani qui, tout en dégageant la responsabilité de l'armée des agissements du Deuxième Bureau, exige d'interdire à ce dernier de se mêler des affaires de sécurité intérieure. « Ce service, dit-il, se mêle de plus en plus de tout et cela nous mène vers l'instauration d'un régime policier que notre système parlementaire rejette. Nous ne pouvons pas nous taire quand nos libertés sont menacées et qu'un régime policier est en voie de s'instaurer dans le pays sous le couvert de la démocratie328(*). » Des députés accusent aussi ce service d'écouter les conversations téléphoniques et d'ouvrir le courrier, violant le droit des gens à la protection de leur vie privée.

Le 2 Juin 1963, accusant les services spéciaux de s'immiscer partout, Eddé met au défi les ministres de l'Intérieur et de la Défense de jurer sur l'honneur que les FSI et ces services n'interviennent pas dans les élections et demande une enquête parlementaire sur les arrestations arbitraires. Dans sa réponse, Joumblatt, ministre de l'Intérieur, lui reproche d'avoir abordé un sujet grave de façon non convenable et l'accuse d'immiscer ainsi lui-même les militaires dans la politique. Estimant normal que les attributions des services spéciaux, aient été accrues après l'affaire du P.P.S, Joumblatt, nie toute arrestation arbitraire et met au défi Eddé de citer un seul nom. Quant à Bahige Takieddine, il déclare que « si les services spéciaux n'existaient pas, il aurait fallu les inventer » et note que le fait qu'Eddé puisse porter de telles accusations « que la presse va publier », prouve qu'il n'existe pas de climat de terreur dans le pays.

Denise Ammoun dans « Histoire du Liban contemporain » affirme que les critiques de l'opposition « qui occupent les colonnes des journaux démontrent, à tout le moins, que le Liban pratique encore la démocratie329(*). »

Quant à l'appréciation de la gravité de l'intervention du Deuxième Bureau, Pierre El-Gemayel considère que le péché du mandat Chéhab n'est pas « mortel ». « Les erreurs, dit-il, le Amid330(*) peut les commettre, à une dose plus forte, et peut les attribuer à des politiciens d'origine civile et à tous les chefs d'Etat que le Liban a connus, d'Emile Eddé à Charles Hélou331(*). » Et en ce qui concerne la responsabilité du président Chéhab, Pierre El Gemayel précise : « C'est nous, les politiciens, qui avons politisé l'armée (...). L'armée obéit et prend des ordres du gouvernement. Pourquoi le ministre responsable a-t-il laissé le Deuxième Bureau agir de la sorte ? J'étais ministre de l'Intérieur et je ne leur ai pas permis de faire exception. Raymond Eddé était aussi ministre de l'Intérieur et il le sait. Si vous voulez juger l'armée et régler des comptes, faites-le d'abord avec les gouvernements332(*) » 

Le silence du président Chéhab sur les dérives du Deuxième Bureau était le résultat de sa prise de conscience qu'un quelconque Coup d'Etat qui impliquerait des militaires serait un grand danger sur l'unité de l'armée et aurait des répercussions fatales sur l'ensemble du système politique. Il considérait que l'armée constituait son seul allié et qu'elle était seule capable de soutenir son projet politique. Le président Chéhab avait le soutien du parti des Phalanges (Kataêb) qui accorde son appui aux régimes de tous les Présidents de la République, celui du parti de l'Union Constitutionnelle (le Destour) réduit, cependant, quatre ou cinq députés, du Front Démocratique Parlementaire ( F.D.P), rassemblement de députés loyalistes au sein de la Chambre et du « Club du 22 Novembre », club de technocrate, le régime du Général représentait, en effet, un état-major sans troupes. D'où la nécessité pour le Général Chéhab, à défaut d'un parti politique pluricommunautaire et centriste333(*), de substituer aux partis politiques libanais, confessionnels et en quête de féodalisme politique, un Deuxième Bureau, capable de consolider son régime

D'ailleurs, nous savons que le président Al-Khoury a dû démissionner en 1952 face à l'opposition grandissante, que le président Chamoun a achevé son mandat dans un climat de crise et que le mandat du président Hélou coïncide avec les premiers conflits avec la résistance palestinienne et avec des crises ministérielles prolongées. Les crises cycliques dans l'histoire politique du Liban depuis 1943 montrent bien que le régime libanais souffre d'une «carence permanente de l'autorité ».

Jean Claude Douence, appliquant au cas libanais le « modèle polyarchique »334(*), affirme que le régime libanais « n'est pas orienté vers l'action, mais vers le maintien des équilibres. Trop fidèle au modèle polyarchique, dit-il, le régime libanais souffre d'une carence permanente de l'autorité. Bien que des réformes interviennent, il existe un grand décalage entre une évolution économique et sociale très rapide et une modernisation politique très lente. Le pouvoir manque de l'autorité nécessaire pour prendre certaines décisions radicales qui engagent l'avenir. Là, se trouve certainement l'une des causes de la crise politique que connaît le Liban, tant il est vrai que la légitimité d'un régime est liée à son efficacité335(*). » Antoine Messarra précise qu' : « à la lumière de cette constatation, force est de considérer que le chéhabisme a cherché à affronter le problème de l'autorité par le recours au Second Bureau pour assurer la stabilité intérieure et renforcer la décision politique, autrement dit, ce fut une solution paraconstitutionnelle à la crise de l'autorité. Les troubles sanglants depuis 1975 viennent encore poser ce problème crucial : l'autorité au Liban est-elle possible par les moyens démocratiques classiques ?336(*) » 

De même, la déclaration du 4 août 1970 du président Chéhab laisse entendre qu'il faut une solution radicale. Michael Hudson écrit à ce propos : « Le général Chéhab souhaitait certainement préserver la démocratie libérale au Liban, mais les divisions réouvertes par la crise de 1958, la guerre froide entre les régimes radicaux et conservateurs et les demandes intérieures croissantes pour une justice sociale le placèrent dans une position difficile. S'il avait compté entièrement sur le système traditionnel de résolutions des conflits, il se serait heurté à des crises populaires (...). Il n'y a pas de doute cependant qu'il porta gravement atteinte au prestige des institutions parlementaires à plusieurs occasions337(*) »

Les troubles sanglants depuis 1975 montrent, s'il en est encore besoin, que la conciliation de l'autorité et de la démocratie constitue le « drame » non seulement du chéhabisme, mais du système politique libanais. Georges Naccache, pose le problème dans cette double perspective de l'autorité et de la liberté. « Tout le drame - toute la dialectique de l'entreprise chéhabienne - est là : d'une part, un souci très strict de la légalité constitutionnelle, la conviction profonde de la nécessité du régime parlementaire au Liban. D'autre part, cette répulsion pour les combinaisons politiciennes, cette conscience amère de la nécessité338(*). » 

Antoine Messarra se pose la question suivante : Quelles sont les hypothèses qui pourraient expliquer le recours au Deuxième Bureau pour renforcer l'autorité ? A cette question capitale Messarra avance trois hypothèses :

1- La nécessite de recourir à des organismes spéciaux pour renforcer le pouvoir ;

2- La toute-puissance civile et militaire justifiée par des considérations économico-sociales et administratives ;

3- L'opportunisme personnel.

Personnellement, nous privilégions la première hypothèse sans pour autant négliger les deux autres, puisque le président Chéhab avait besoin d'un socle humain qui puisse soutenir son projet politique, rétablir l'autorité et assurer l'efficience du pouvoir. Le prestige et l'autorité exceptionnels dont il jouissait étaient fluctuants et sur lesquels il serait irrationnel et vain de bâtir un projet politique susceptible de se concrétiser.

De plus, le recours à la force du Deuxième Bureau fut pour résoudre la crise chronique de l'autorité. Car « un gouvernement n'est fort que s'il fait de l'autorité un but. L'autorité est nécessaire au pouvoir. Elle est nécessaire au peuple. Sans autorité, aucune vie sociale, aucune vie civilisée n'est possible339(*). »

Ainsi, les opposants au chéhabisme n'ont pas pu préconiser le problème structurel et conjoncturel de l'autorité dans le système libanais. Le démantèlement du service de renseignement de l'armée sous le mandat Frangié a favorisé la prolifération de formations politiques et de services de renseignements étrangers, et a laissé un vide jamais comblé qui amorça le démantèlement futur de l'Etat.

D'autre part, nous croyons que toute critique sur une période historique donnée doit prendre en considération que la Raison est historique, c'est-à-dire que les valeurs, les mentalités, et les vertus ne peuvent être déracinées de leurs temps pour en exprimer la valeur dans les mesures d'un autre temps340(*).

La disparition du Deuxième Bureau, en 1970, a laissé un vide dans l'appareil étatique. Le jugement en mars 1973, devant le Tribunal Militaire des responsables du Deuxième Bureau a, de plus, fait dénigrer l'organe, en tant que tel, devant l'opinion publique.

En effet, seize officiers et sous-officiers ont été jugés dont cinq se sont absentés. Ce sont le Commandant Gaby Lahoud, le Commandant Sami Khatib, le Commandant Sami Shaykha, le Commandant Kamal Abdel-Malak et le Capitaine Jean Nassif. 11 officiers et sous-officiers se sont, par contre, présentés devant le Tribunal Militaire : le Lieutenant-colonel Edgard Maalouf, le Lieutenant-colonel Ahmad Hamdane, le Capitaine Naïm Farah, le Capitaine Georges Harouk, l'adjudant-chef Philippe Khoury, l'adjudant-chef Joseph Chahine, l'adjudant Ibrahim Mounzer, l'adjudant Philippe Kanaan et l'adjudant Sami Khoury. Ces onze officiers et sous-officiers ont été graciés par le Tribunal Militaire le 5 avril 1973. Les cinq autres officiers devront être graciés ultérieurement par le Président Frangié.

Le nouveau Deuxième Bureau, présidé, le 1 mars 1971, par le Colonel Jules Boustani, n'ayant ni la même formation, ni la même efficacité et ne possédant pas les mêmes prérogatives, était incapable de protéger la sécurité même de l'Armée. Celui-ci étant devenu un simple organe administratif, exécutant les ordres du Président de la République, Sleiman Frangié.

Un Deuxième Bureau est nécessaire dans tout Etat qui veut sauvegarder la sécurité de son armée et lui relever le moral surtout dans un Etat aussi libéral que le Liban, où la plupart des Deuxièmes Bureaux étrangers y ont trouvé place. Le Deuxième Bureau, mis en place de 1958 à 1970, a, cependant, accru ses prérogatives en étendant son domaine à la sécurité même de l'Etat. Cette initiative était heureuse parce qu'elle a permis au Liban de consolider sa symbiose islamo-chrétienne et d'être vraiment un Etat protégé par un éloignement de la politique des axes, à l'échelle régionale, et se préparant à une restructuration sociale et administrative.

En sapant en 1970 le Deuxième Bureau en tant qu'institution, au lieu de remplacer ses officiers par d'autres, l'Etat libanais allait être sans aucune protection durant la dure épreuve de 1975-76, d'autant plus que ce même Deuxième Bureau contrôlait efficacement et en permanence les camps palestiniens et exerçait une forte pression sur la Guérilla palestinienne qui devait trouver refuge en masse au Liban après sa liquidation en Jordanie en septembre 1970.

* 296 - Maurice DUVERGER, Institutions politiques et droit constitutionnel, P.U.F, 11 éme édition , Paris, 1970, pp. 491-492 Cité par Antoine Messara, op.cit.

* 297 - « Cette appellation dérive de l'appellation des services secrets français, qu'on appelait parfois B2 et 2B » Nicolas NASSIF, le Deuxième Bureau, gouverneur dans l'ombre, Moukhtarat, Beyrouth, Troisième édition, 2006 (Première édition 2005), p. 11

* 298 - Bassem EL-JISR, Fouad Chéhab, op.cit. p. 91

* 299 - Nicolas NASSIF, le Deuxième Bureau, gouverneur dans l'ombre, op.cit. p.11

* 300- Depuis l'indépendance du Liban, en 1943, la passation des pouvoirs n'est intervenue dans la légalité constitutionnelle, que durant la période chéhabiste (1958-1970). L'arrivée au pouvoir des présidents Chamoun (1952), Chehab (1958) et Sarkis (1976) s'est, en effet, déroulée dans une atmosphère soit de crise politique (1952), soit d'émeute insurrectionnelle (1958) soit de guerre civile (1976).

* 301 - « l'Alliance Tripartite» ou le « Helf» est une formation électorale conjoncturelle groupant les trois partis de droite : Phalanges (Kataêb), Parti National Libéral (P.N.L.) et Bloc National (B.N.). Le regroupement de ces trois partis, après la guerre israélo-arabe de juin 1967, au sein d'une même formation avait pour but sur le plan intérieur de déloger les chéhabistes du pouvoir.

* 302 - Nawaf KABBARA, Shehabism in Lebanon 1958-1970 : The Failure of an Hegemonic Project, Thèse de doctorat en sciences politiques, University of Essex, 1988, p.178

* 303 - Certains d'entres elles ont joué un rôle essentiel durant les événements de 1958.

* 304 - Nicolas NASSIF, le Deuxième Bureau, gouverneur dans l'ombre, op.cit. p. 7

* 305 - Expression du Figaro magazine, 11 avril 1973.

* 306 - An-Nahar, Numéro spécial Noël 1970, Nouvel An 1971, p.47

* 307 - Nicolas NASSIF, le Deuxième Bureau, gouverneur dans l'ombre,op.cit. pp.371-411

* 308 - An-Nahar, du 12 mars 1973, p.10

* 309 - Idem

* 310 - An-Nahar, du 17 mars 1973, p. 10

* 311 - Les listes des arrestations étaient remplies dans la caserne militaire d'Ablah. An-nahar du 27 mars 1973, p. 3.

* 312 - Le Colonel Georges Ghrib, était assisté par le Commandant de marine Farés Lahoud et le Commandant Zouhair Tannir. An-Nahar du 4 mars 1973.

* 313 - An-Nahar, du 16 mars 1973, p. 4

* 314 - An-Nahar, du 14 mars 1973

* 315 - An-Nahar, du 17 mars 1973, p.16

* 316 - 236 voix.

* 317 - Ce sont: Georges Akl qui avec 18 105 voix a battu Elias Hraoui ( 17 599) et Michaêl Debs qui a devancé Georges Haddad de 244 voix ( 17 778 voix contre 17 554).

* 318 - L'Orient, du 1 avril 1969

* 319 - L'Orient, du 1 avril 1969

* 320 - An-Nahar, du 16 mars 1973.

* 321 - An-Nahar, du 13 mars 1973.

* 322- Ministre nazi de l'Information et de la Propagande

* 323 - Cité par Normand BAILLARGEON, Petit cours d'autodéfense intellectuelle, Edition Lux, Canada, 2006, p. 17 ( 338 pages)

* 324 - Bassem EL-JISR, «Le chéhabisme» : une révolution blanche» conférence prononcée au collège de Jamhour, le 2 mai 2005

* 325 - Le 21 mai 1961 à la demande d'Albert Moukheiber, le ministre de l'information Philippe Boulos autorise l'opposition à exposer son opinion sur les ondes de Radio-Liban à condition de ne pas s'en prendre au chef de l'Etat ni à un leader arabe.

* 326 - Des députés soulevèrent d'abord les agressions contre Nassim Majdalani et Gabriel Germanos et exigèrent toute la lumière sur leurs instigateurs. D'autres demandèrent pourquoi le gouvernement, suite aux révélations de la presse syrienne, ne rouvre pas I'enquête sur I'assassinat de Toufic Metni en 1958 et Albert Moukheiber, parlant de la disparition de Farjallah Hélou à Damas et son probable assassinat, demanda au gouvernement de se constituer partie civile dans cette affaire.

* 327 - An-Nahar, du 19 Octobre 1963

* 328 - An-Nahar, du 8 Décembre 1963.

* 329 - Denise AMMOUN, Histoire du Liban contemporain, 1943-1990, tome 2, Fayard, 2004, p. 343.

* 330 - Raymond Eddé.

* 331 - An-Nahar, du 24 mai 1971

* 332 - Idem

* 333 - Plutôt un club politique qu'un véritable parti, le Parti Démocrate, centriste et laïque, n'a toujours pas une assise populaire suffisante qui lui permette d'accéder au pouvoir. Attaché à la Constitution de 1926 et à l'approche politique du Pacte National de 1943, ce parti veut substituer l'approche confessionnelle du Pacte par la laïcisation de l'Etat. Durant l'été 1977, le Parti Démocrate s'est joint à d'autres formations politiques dans un grand rassemblement, appelé le « Rassemblement Démocrate Libanais ».

* 334 - François BOURRICAUD, Esquisse d'une théorie de l'autorité, Plon, Deuxième édition, Paris, 1970. (442 pages).

* 335 - Jean Claude DOUENCE, Régime libanais et polyarchie, conférence à l'Association Libanaise des sciences politiques, 16 Juin 1971, (27 pages), Cité par Antoine Messara, op, cit.

* 336 - Antoine MESSARA, Le système politique libanais et sa survie, op.cit. p. 137

* 337 - Michael HUDSON, The Precarious Republic, op.cit. p, 307

* 338 -Georges NACCACHE, Un nouveau style: le chéhabism ,op.cit.

* 339 - Hamid FRANGIE, Considérations sur l'Etat, les années Cénacle, Dar Annahar, 1997, p. 326

* 340 - Alain FINKIELKRAUT, La défaite de la pensée, Collection Folio/Essais, Gallimard, Paris, 1987, p. 18 (180 pages)

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand