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Le graffiti à  Beyrouth: trajectoires et enjeux d'un art urbain émergent

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par Joséphine PARENTHOU
Sciences Po Aix-en-Provence - Aix-Marseille Université - Diplôme de Sciences Politiques 2015
  

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3. Une transformation constante de soi et de l'attitude du « graffeur » en construction

Ce travail s'attache à montrer que la carrière est faite d'interactions, de modifications et de réévaluations constantes de l'engagement. Ici aussi, l'avancement dans la carrière amène à une transformation constante du graffeur, de son comportement, de son corps, et de ses rapports à son environnement. Muriel Darmon a justement montré ces dynamiques à l'oeuvre dans la carrière des anorexiques. Elle considère que la phase d'engagement provoque effectivement une modification du corps et des comportements, pour autant ces transformations recouvrent une dimension « totale » dès lors que l'engagement est maintenu. La deuxième phase de maintien dans l'engagement (« malgré les avertissements »104) amène à une transformation de soi plus poussée encore, puisqu'il ne s'agit plus uniquement du corps ou des aptitudes à se priver de nourriture : il faut également développer des stratégies visant à cacher ce maintien ou à rassurer famille et médecins. Dans le cas des graffeurs, il ne s'agit effectivement pas du même type de maintien, aucune menace ou nécessité de falsification n'existant réellement - pas même la répression policière. Le maintien dans l'engagement provoque des modifications du corps, assez marginales, mais ayant tout de même un impact sur leur santé. Les sites difficiles d'accès impliquent de se maintenir dans des positions inconvenantes, et peuvent provoquer des problèmes de dos : hernies, scolioses, etc. Qui plus est, on remarque chez les graffeurs réguliers et longtemps actifs

104 DARMON, Muriel, op. cit.

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l'apparition de problèmes pulmonaires dus aux résidus toxiques et particules de peinture ; le port du masque, s'il s'avère nécessaire, n'est pas la norme. D'ailleurs, malgré son utilisation relativement faible, le masque devient une composante de l'imaginaire du graffeur, les contraintes des graffeurs sont directement réinvesties dans leurs oeuvres, à l'image de certains graffitis de Kabrit, du logo du crew REK, représentant un masque à gaz, ou encore du logo de Phat2, représentant un caps sur des os croisés, reprenant l'esthétique des drapeaux de pirates et renvoyant à l'idée d'un « graffiti mortel ».

 

Logos respectifs du REK crew, de Spaz et de Phat2.

Cette modification redéfinit la position de l'individu dans l'espace urbain, tout comme le public initié sera amené à le faire. On assiste à un accroissement de l'attention portée au paysage urbain ; ainsi la ville, souvent oubliée, gagne l'attention des graffeurs puisque tout peut être sujet à graffer. La recherche, le choix des murs, l'analyse de l'espace nécessitent d'investir physiquement la rue et de se poser, pratiquement, en position de « chasseur de spot ». La recherche du meilleur spot est inhérente à la recherche de visibilité, mais aussi à l'adéquation entre le mur et le matériel, ou la pièce envisagée. Cette pièce peut à l'inverse être le fruit d'un spot sur lequel « il faut absolument peindre », sans pour autant avoir d'idée préconçue du type d'oeuvre à réaliser ; la pièce s'adapte au mur autant que le mur correspond à une idée de pièce. Les grands axes autoroutiers, à l'intérieur et vers la sortie nord de la ville, les murs en hauteur ou dans un espace dégagé deviennent alors des espaces de visibilité accrue, propices à la réalisation de grandes pièces, plus construites et non limitées au graffiti. Le rond-point de Dawra, la Quarantaine ou encore le boulevard Tabaris105 sont devenus des lieux connus de tous et, s'ils restent accessibles, il est peu probable d'y voir un flop ou un graffiti simple. La recherche de ces spots privilégiés amène parfois à une compétition, voire à sortir du cercle conventionnel pour ce qui est d'Ashekman, lorsqu'ils ont « réservé » le droit aux autres graffeurs de peindre la place Sassine. Cette attention constante en milieu urbain est également accaparée par la recherche de références et d'influences. Sortir dans la ville, c'est remarquer quelles pièces sont récemment apparues, quel graffeur a amélioré sa technique, quels lieux peuvent devenir attractifs et lesquels tendent à être délaissés. De fait, le comportement des acteurs se modifie par rapport à ce qu'ils observent dans la rue et, conséquemment, par rapport à ce qu'ils aperçoivent des autres graffeurs, sans les rencontrer physiquement. Les graffeurs apprennent à se rencontrer autrement, le dialogue peut avoir lieu lors d'interactions physiques, mais aussi dans la ville. Le niveau d'ancienneté ou les rapports entre graffeurs peuvent, à un certain degré, se percevoir dans la ville : peu de novices iront poser

105 Voir Annexe IV « Plan de Beyrouth »

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sur un lieu fortement visible tant qu'ils n'ont pas progressé ou n'ont pas été reconnus par leurs pairs, alors que les « doyens » adoptent une attitude plus détachée et détendue vis-à-vis de l'espace urbain.

Le blase est, à l'inverse des autres formes artistiques, antérieur à toute pratique du graffiti. Le graffiti se construit effectivement sur le blase, au centre de la pratique. Toutefois, les stratégies de reconnaissance et de construction du blase sont diversifiées, il ne s'agit pas d'un processus monolithique et comprenant une conception figée du graffiti.

Cela vaut également pour l'apprentissage des conventions communes au graffiti, bien qu'elles soient consensuelles et communes aux scènes étrangères. Ce socle commun est essentiel à l'introduction de l'individu dans la pratique : il permet une meilleure compréhension, un apprentissage « efficace » ouvrant la voie à des pièces plus diversifiées.

C'est durant l'apprentissage technique que se construit réellement l'engagement et que se profile la phase du maintien dans la carrière de graffeur. En effet, cet apprentissage nécessite un investissement de plus en plus poussé, qui ne pourra bientôt plus se faire en dilettante.

À retenir

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II. CRÉER SES PROPRES CONVENTIONS ? ENTRE DÉMARCATION PERSONNELLE ET PROCESSUS D'ARTIFICATION DE LA SCÈNE

BEYROUTHINE

De l'apprentissage des conventions surgissent des pistes de réflexions quant à la conception du graffiti comme un monde de l'art au sens beckerien. Néanmoins, il s'agit de considérations vagues, qui se rapportent au graffiti dans son ensemble. D'autres scènes que le Liban, désormais reconnues comme art, subissent dans le même temps une requalification de leur label, qui passe du graffiti au street-art. Il était possible de prendre le même qualificatif, mais les oeuvres de street-art autres que le graffiti (pochoirs, collage, fresque) restent plutôt marginales et ne sont pas désignées par les acteurs comme telles. Quoi qu'il en soit, quelle est la spécificité de Beyrouth dans l'univers du graffiti ? Existe-t-elle ? Ses acteurs tentent-ils de particulariser cette scène par leurs discours et représentations ? Si le graffiti peut effectivement aujourd'hui être considéré comme un monde de l'art, il est plus pertinent de se pencher sur la notion de monde de l'art local, qui vise à désigner la scène graffiti beyrouthine comme une scène artistique particulière. Pour ce faire, une étude de l'activité une fois la phase d'apprentissage technique acquise s'impose, et révèle une certaine maîtrise de leur activité ainsi que de leurs oeuvres. Cette accession progressive au rang d'artiste est étroitement corrélée aux évolutions de la scène beyrouthine dans son ensemble, qui pose la question de la glocalisation du graffiti. Cela nous amènera, enfin, à réitérer et tenter de répondre, autant que faire se peut, à notre réflexion sur l'existence effective d'un monde de l'art local à Beyrouth.

A. Le passage à la « maîtrise » : complexification des oeuvres et diversification des supports

La phase de l'engagement dans la carrière, qui traduit un apprentissage technique, mène à un maintien plus poussé, seul à même de favoriser le développement artistique des graffeurs. Ainsi, la maîtrise technique ne suffit pas à déterminer ce qui peut être évalué comme art ou non, et il devient nécessaire pour les acteurs de se démarquer progressivement de leurs collègues pour prétendre au rang d'artiste. Plusieurs dynamiques sont à l'oeuvre au cours de cette période, à commencer par la multiplication des formats utilisés : celle-ci traduit un investissement (temporel et de compétence) plus poussé. C'est à partir de cette séquence que les graffeurs développent des aptitudes à concevoir des oeuvres pensées de manière

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plus englobante. Toutefois, si le graffeur en vient à se démarquer par son style, le facteur collectif vient une fois encore dynamiser et soutenir l'engagement individuel.

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"Des chercheurs qui cherchent on en trouve, des chercheurs qui trouvent, on en cherche !"   Charles de Gaulle