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Le graffiti à  Beyrouth: trajectoires et enjeux d'un art urbain émergent

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par Joséphine PARENTHOU
Sciences Po Aix-en-Provence - Aix-Marseille Université - Diplôme de Sciences Politiques 2015
  

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2. La recréation d'un sentiment d'appartenance en dehors du communautarisme religieux

Nous nous permettons un aparté à propos du Bros crew, pour rappeler le risque qu'il y a à prendre au mot les discours des acteurs, par esprit de simplification ou d'impression d'objectivité de leur part. En effet, Meuh nous faisait remarquer, un jour, que le Bros crew était un crew chiite : cela va sans dire que ce type d'observation posait un certain nombre de problèmes,

puisque l'application de l'appartenance
communautaire au crew arrivait en porte-à-faux complet avec l'ensemble des entretiens que nous étions en train de recueillir. Bien sûr, le réel est complexe et nous devons chercher à le comprendre, non à le recréer selon nos propres vues, donc comprendre ses exceptions. Partant de là, le problème tenait surtout à l'interprétation de ces propos : était-il un crew chiite qui se revendiquait comme tel ou, comme nous avons pu l'observer par la suite, n'est-ce pas simplement le fait qu'il soit composé de chiites, puisque rassemblant deux frères et leur cousin ? La vérification de ces hypothèses devient alors indispensable, vis-à-vis des membres du Bros mais également de leurs pairs. Il apparait, finalement, que les termes employés par Meuh en biaisaient l'interprétation, puisqu'ils faisaient croire à un crew à base religieuse. Les entretiens ultérieurs avec ses membres ont plutôt révélé une coïncidence dans la composition du Bros crew et l'absence de volonté de se définir en « crew chiite ».

Pratiquer le doute face à ses sources

Les conventions consubstantielles au graffiti et à la culture hip-hop ont pour effet de recréer un sentiment d'appartenance à un groupe, en dehors du communautarisme religieux. La volonté de distanciation vis-à-vis du prisme communautaire, entendu comme identité religieuse et politique, ne signe pas le refus de toute appartenance ou le détachement vis-à-vis de tout sentiment d'appartenance. D'ailleurs cette distanciation ne traduit pas plus un refus de religion, seulement un rejet de sa forme instituée et institutionnelle au Liban. Quoi qu'il en soit, c'est bien la logique du crew, inhérente à la pratique du graffiti, qui élabore une nouvelle communauté, fondée cette fois-ci sur une pratique et des affinités communes. Le crew revêt une dimension d'autant plus fondamentale ici que, à l'inverse des scènes new-yorkaise et européenne, il n'a pas vocation à définir une appartenance à l'intérieur et une rivalité à l'extérieur de celui-ci. En fait, tant que nous n'avions pas observé ce qui faisait la différence entre Beyrouth et d'autres scènes, il était impossible de saisir le processus par lequel le crew recrée un sentiment d'appartenance sans reproduire la même logique que celle qui prévaut dans le communautarisme. À Beyrouth, l'absence de rivalités entre les différents crews permet, au sens de « donner la permission », un sentiment d'appartenance sans entrer en contradiction avec le rejet du modèle de l'appartenance communautaire : l'adhésion à un crew n'est pas fondée sur l'exclusivité. Cette non exclusivité peut, aussi, se traduire comme la non-obligation d'affiliation à un crew, sans que cela devienne discriminant pour ceux qui n'en font pas partie, à l'image de Yazan Halwani, Potato Nose ou Bob.

Au-delà de l'aspect artistique, l'appartenance au crew recouvre une forte charge émotionnelle et affective, étant donné que les graffeurs sont amis avant de faire valoir les qualités et le mérite de chacun dans la pratique. Le crew, s'il est initialement « l'unité de regroupement qui permet la mobilisation massive lors de projets », est aussi le

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réceptacle qui vient concrétiser « l'ensemble des « connexions » tissées durant les années d'activité, sans lesquelles peindre dans la rue se révèle impossible »142. Si la non-appartenance au crew ne rend pas l'activité impossible, le maintien dans la carrière est effectivement plus difficile. Mais, outre la carrière artistique du graffeur, il s'agit du caractère social du crew, qui tend à affirmer, voire officialiser les solidarités et amitiés tissées entre les acteurs. Ces solidarités sont d'autant plus étroites que, dans les cas de Bros et d'Ashekman, le crew repose sur une logique familiale. Dans tous les cas, il semble bien qu'en pratique « le crew passe presque avant la fresque et les personnages »143, charge affective et appartenance identitaire au crew vont de pair et importent autant que les pièces réalisées. Le crew donne la possibilité de rejeter l'appartenance communautaire et de « ne pas se sentir isolé »144, en somme de devenir « Brothers in tag ». La fonction essentielle du crew serait alors de donner à voir « la sédimentation d'un style et d'un esprit, de normes et de valeurs partagées par des pratiquants »145.

À retenir

Le graffiti provoque une rupture profonde face aux anciennes pratiques de l'affichage à Beyrouth. Celles-ci étaient majoritairement le fait des milices, et constituaient des « marqueurs de territoires idéologiques », visant à signifier le contrôle d'un territoire par une milice communautaire donnée.

L'utilisation du blase et la transformation des individus en activité leur permet d'éviter une identification communautaire. Cet évitement consacre la figure de l'artiste, plus que de son essence religieuse ou communautaire, et recrée une distinction entre vie privée et vie publique.

Par opposition, le graffiti permet un évitement de l'assignation identitaire, de l'espace public et du graffeur. Les buts du graffiti étant différents de ceux des milices, il permet une certaine décommunautarisation de l'espace : on passe d'un but politique et territorial à une pratique artistique.

142 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 94.

143 Ibid., p. 95.

144 KATTAR, Antoine, op. cit., p. 89.

145 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 104.

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II. ABSENCE DE CONSENSUS ET HÉSITATIONS FACE AU CADRE INSTITUTIONNEL : LA DÉFINITION DU GRAFFITI COMME « ART

ENGAGÉ » ?

Le graffiti à Beyrouth est le fruit du contexte dans lequel il se développe. Plus généralement, les conventions et discours sur le graffiti se sont attachés à le présenter comme un art contestataire, populaire, démocratique, voire directement engagé. Le contexte libanais, détaillé au long de cette réflexion, amène à des discours sur soi assez singuliers en ce sens que la plupart d'entre eux ne refusent pas la dimension contestataire dans l'art. Le refus d'être politique est alors plus ambigu qu'il n'y paraît à première vue. L'hésitation à transformer le graffiti en art politique ou politisé se comprend justement au regard de ce qui est compris comme politique par ces acteurs : le politique renvoie aux institutions et partis politiques issus des milices. Une étude plus approfondie de leurs discours lors des entretiens et observations pose toutefois la question de cette dimension politique de l'art ; peut-être devrions-nous d'abord analyser comment ce refus du « politique » traduit des revendications qui pourraient effectivement être politiques, mais non comprises comme telles par les graffeurs. Il s'agit plus d'une manière d'employer le concept de politique que du fond des discours eux-mêmes : ainsi, les réflexions des graffeurs requièrent de décrypter leur langage pour pouvoir les comprendre pleinement et prendre du recul sur ce dernier. En particulier face à ce qu'ils désignent comme « politique », les graffeurs adoptent des discours « engagés » mais qui peinent à être reconnus ou à s'affirmer comme tels. Ces hésitations et cette apparente absence de consensus ou de discours commun face au cadre institutionnel posent le problème de la définition du graffiti comme art engagé. En premier lieu parce que les relations entretenues entre les graffeurs et le cadre institutionnel représentent une opportunité pratique autant qu'un obstacle face à l'idéaltype du graffeur, où l'illégalité de la pratique fonde la légitimité de l'artiste. Ensuite parce que l'art, dans un imaginaire plus global, représente selon eux un moyen d'expression contre ce même État, et les groupes sociaux dominants qui agiraient en cooptation avec celui-ci. Mais, bien que ces critiques soient claires et existent, les hésitations face à la définition de soi comme artiste engagé traduisent les inquiétudes de ces graffeurs face à des enjeux sociaux et politiques instables : la direction qu'ils prennent ou souhaiteraient prendre se confronte à nombre de ces enjeux, parce qu'ils sont indissociables de leurs intérêts artistique et réputationnel. Ainsi, cette partie s'attachera à comprendre où et comment se situent les graffeurs, leurs difficultés et contraintes, entre l'impératif de reconnaissance artistique et la volonté de donner une teinte « engagée » à leur activité.

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams