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Le graffiti à  Beyrouth: trajectoires et enjeux d'un art urbain émergent

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par Joséphine PARENTHOU
Sciences Po Aix-en-Provence - Aix-Marseille Université - Diplôme de Sciences Politiques 2015
  

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A. Les graffeurs face à l'État : opportunité ou obstacle à l'idéal social du graffeur ?

L'exceptionnalité de la scène libanaise en matière de répression sur les auteurs de graffiti permet de cerner les débats entre graffeurs sur la position à adopter face à l'État. Cela rejoint d'ailleurs la riche réflexion de Becker sur les relations entre l'art et l'État, les stratégies que ce dernier adopte, de la censure aux tactiques plus discrètes vis-à-vis de la dimension politique d'un art, voire de sa définition comme politique ou politisé. En définitive, il convient de revenir sur la conception de ce que devrait être le graffiti, et les difficultés inhérentes à cette définition, qui oscille entre l'idéaltype du graffeurs vandale et ses applications au contexte beyrouthin.

1. L'exception libanaise en matière de répression sur les auteurs de graffiti

La construction et le développement de la scène graffiti à Beyrouth la rendent exceptionnelle grâce à l'absence de répression étatique sur ses auteurs. À l'inverse de tous les autres, le graffiti beyrouthin n'a pas émergé dans l'illégalité et celle-ci n'est pas constitutive de son développement. La répression étatique contre la destruction ou l'endommagement de l'espace public ne peut plus être comprise comme une caractéristique du graffiti à Beyrouth, alors même qu'elle était majeure dans les autres scènes, voire, parfois, la raison première d'existence du tag, en particulier dans les ghettos de New York. Le rapport aux autorités est donc radicalement différent du point de vue de la pratique, puisque les graffeurs ne sont pas sanctionnés. De fait comme de droit, aucune mesure n'a été prise pour prévenir ou punir les auteurs de graffiti. Cette quasi-légalité du graffiti est d'ailleurs l'un des premiers arguments avancés par les graffeurs pour peindre en plein jour, bien que la connaissance du statut juridique de leur activité reste vague. À raison, puisque les textes de lois sont difficilement accessibles ; dans tous les cas, le graffiti n'est ni « légal », ni « illégal », et il s'agit plutôt d'un vide juridique dans lequel les graffeurs ont pu s'engouffrer.

Ni campagnes de recouvrement systématique, ni « chasse au graffiti » ne viennent jalonner leur activité. En conséquence, ils ne sont pas assimilés et associés à la sphère de la criminalité dont souffrent (à tort ou à raison) les autres graffeurs dans les scènes américaine et européenne. À l'inverse, si à Beyrouth les graffeurs disposent d'une grande liberté - seul pays où il est possible de peindre en plein jour sans l'aval des autorités légales - ils souffrent dans le même temps d'une certaine ignorance, en terme de politiques culturelles, de la part de ces mêmes autorités. Nous viendrons nuancer notre propos par la suite, ces autorités ayant récemment adopté des attitudes plus ambivalentes, mais de manière générale il semble clair que le graffiti ne fait pas l'objet d'une labellisation comme acte criminel ou dégradant l'espace public. Cela a, aussi, pour conséquence de ne pas hiérarchiser ce qui serait du bon graffiti, citoyen, et du mauvais, symbolisé par le tag.

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Graffiti d'Ashekman « Soit vous êtes libres soit vous n'êtes pas», place

Tabaris

(c) March, Ashekman

2. Stratégie, opportunisme ou impuissance de l'État ? Plusieurs mesures ont été prises par les autorités depuis 2015 : elles ne concernent pas directement le graffiti mais l'ont tout de même impacté. La campagne d'effacement de toutes les

traces d'affichage milicien146 à
Beyrouth, en février 2015, a eu deux

principaux effets. D'abord, le
recouvrement des affichages miliciens a libéré de l'espace, physiquement et symboliquement, offrant une visibilité accrue aux graffeurs et créant une démarcation claire entre ce qui était, du point de vue des autorités, de l'ordre du politique et de l'ordre de l'artistique ou, à tout le moins, de l'esthétique. Ensuite, si seul l'affichage milicien faisait l'objet de ce recouvrement, un graffiti de plusieurs mètres d'Ashekman a cependant été effacé. Les autorités ont, par voie médiatique, déclaré qu'il s'agissait d'une erreur, mais la situation apparaît plus ambigüe dès lors qu'on connaît le contenu de ce graffiti, commandé par l'ONG March et qui portait sur la liberté d'expression. Il était situé sur le deuxième plus grand axe routier de Beyrouth, Tabaris147, qui relie l'Est et l'Ouest de Beyrouth148. En février 2016 d'autres graffitis, parmi les plus anciens de Beyrouth, ont été effacés, provoquant une vive réaction chez Exist qui écrivait en publiant une photo du personnel municipal en train de les effacer : « fuck you fuck your walls fuck your politicians fuck your social system fuck your workers fuck everybody, but Lebanese history will always have one we'll always make one fuck you very much and have a nice day ». Le recouvrement, certainement dû à la volonté des autorités de nettoyer la ville plus que de « faire taire » ce graffiti, pose tout de même la question de la relation entre État et graffiti. Attitude ambivalente dont les raisons et dynamiques demeurent hautement hypothétiques, il n'en reste pas moins que l'extrême différence des attitudes adoptées entre les scènes « traditionnelles » et beyrouthine

146 MAROUN, Béchara, « Portraits et slogans politiques disparaissent enfin des rues, le Liban respire... », L'Orient Le Jour, 6 février 2015, consultable à l'adresse http://www.lorientlejour.com/article/910075/portraits-et-slogans-politiques-disparaissent-enfin-des-rues-le-liban-respire.html.

147 MAROUN, Béchara, « Les graffitis de Beyrouth, un art urbain politisé ? », L'Orient Le Jour, 3 mars 2015, consultable à l'adresse http://www.lorientlejour.com/article/913814/les-graffitis-de-beyrouth-un-art-urbain-politise-.html.

148 Soit l'axe de passage entre le Beyrouth musulman et le Beyrouth chrétien

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nécessite de discuter des relations entre État et art, et des stratégies adoptées par chacun. La censure et la chasse ouverte au graffiti, en Europe et aux États-Unis, ont contribué à le définir comme un problème d'ordre public. Un des effets ultérieurs a toutefois été de rendre le graffiti visible à un plus large public, ainsi qu'à ouvrir le débat sur sa valeur artistique. Ces débats sont toujours d'actualité et ont finalement influencé la reconnaissance de certains graffeurs et la protection de leurs graffitis - la ville de Marseille, en particulier le quartier de la vieille charité et le Cours Julien, en sont des exemples directs. À l'inverse, Becker

 

Campagne de
nettoyage de graffitis
en février 2016,
Beyrouth.
(c) Abe Tellayh

note que dans la censure plusieurs stratégies peuvent être mises en oeuvre, et que celle-ci n'est pas qu'explicite. Cela rejoint un aspect plus politique et revendicatif du graffiti, conduisant l'auteur à considérer que « si l'État s'abstient de censurer une oeuvre, les gens peuvent en déduire qu'elle ne véhicule aucun message politique dangereux, indépendamment des intentions réelles de l'artiste ». Ce type de considération peut trouver une certaine résonnance, limitée certes, dans le cas libanais : en août 2015, lors des manifestations du mouvement #YouStink aucun des graffitis n'avait été effacé, tendant à dépolitiser leur contenu, à les réduire à du quasi-divertissement ou, du moins, à ne pas attirer l'attention sur les revendications véhiculées. Inversement, le recouvrement du graffiti d'Ashekman l'a rendu extrêmement visible et est venu rappeler sa dimension militante. L'effacement d'un graffiti portant sur la liberté d'expression est venu l'habiller d'une connotation démonstrative et qui accuse le système politique ; on peut se permettre de douter que ce graffiti eut acquis une importance et un tel relais dans les médias si l'État l'avait ignoré.

La « particularité » de l'État libanais se traduit dans d'autres domaines : la faiblesse institutionnelle et opérationnelle viendrait nuancer, pour partie, cette image de l'État qui agit rationnellement et par pure stratégie. L'élaboration d'un plan d'urbanisme cohérent, la mise en place de politiques de grands travaux ou l'entreprise de reconstruction des bâtiments détruits et endommagés durant les guerres, conflits et

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attentats semblent définitivement à l'arrêt. Dans Beyrouth, les constructions privées dérogent à toutes les règles d'urbanisme, de respect des populations voisines et des capacités d'accueil : elles se traduisent par un urbanisme sauvage, qui côtoie les immeubles décharnés ou insalubres. L'État est en panne sur les questions d'urbanisme depuis le décès de Rafic Hariri en 2005. Premier ministre, il a mené une politique de rénovation du centre-ville historique au moyen de l'entreprise Solidere, dont il était le principal actionnaire. La dette de l'État, comme son instabilité institutionnelle, le rendent durablement impuissant à refonder la ville de Beyrouth, ainsi qu'à assurer un service public minimum tel que le ramassage des poubelles, ce qui a d'ailleurs conduit à la crise des déchets qui dure depuis juillet 2015.

The fact that our government is so overwhelmed with this vast plethora of problems and crises puts graffiti at the very bottom of their to-do-list. So on top of the fact that graffiti here has been regarded as art rather than vandalism for so long and is mostly appreciated by the public, there's also the fact that we aren't pursued or frowned upon by the authorities (Phat2).

Il semble peu probable qu'une politique de long terme de chasse au graffiti puisse être efficacement mise en place, ou qu'elle soit pour désirable pour l'instant. Cette impuissance se retrouve tant dans l'incapacité de l'État à penser le graffiti que dans l'opportunité qu'il peut y avoir à laisser les graffeurs proliférer. L'absence de répression leur permet de peindre en plein jour, donc généralement de produire des pièces plus abouties que si elles étaient réalisées de nuit. Elles peuvent potentiellement faire office de cache misère dans une ville très peu esthétique ou agréable au regard des canons européen et américain de la ville idéale - ou simplement de la ville « normale »149. Comme pour SOS Bab-el-Oued à Alger, le graffiti s'entrevoit comme une activité et, par-delà, une structure (même lâche) capable de « compenser un État en retrait et [d']offrir une alternative aux associations « islamistes » »150, ou plus exactement aux milices, toujours attrayantes pour les jeunes151. Il s'agit d'une discussion plus hypothétique que sociologique, pour autant faire l'économie de cette réflexion n'est pas possible : elle est intimement liée aux représentations et discours des acteurs sur les raisons et les buts que devrait avoir leur activité.

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"La première panacée d'une nation mal gouvernée est l'inflation monétaire, la seconde, c'est la guerre. Tous deux apportent une prospérité temporaire, tous deux apportent une ruine permanente. Mais tous deux sont le refuge des opportunistes politiques et économiques"   Hemingway