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Le graffiti à  Beyrouth: trajectoires et enjeux d'un art urbain émergent

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par Joséphine PARENTHOU
Sciences Po Aix-en-Provence - Aix-Marseille Université - Diplôme de Sciences Politiques 2015
  

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2. Critique des inégalités sociales, économiques, et d'une « certaine partie » de la population

La critique du système politique et institutionnel libanais mobilise des imaginaires assez larges, qui favorisent la confusion de ce système avec les élites économiques. Ces « élites », largement tenues pour responsables des inégalités sociales et économiques, sont très visibles au Liban. Cette impression de collusion entre élite économique et politique, si elle mérite d'être nuancée, est toutefois renforcée par certains exemples « visibles », qui donnent du poids aux revendications de ces graffeurs. La confusion entre intérêt politique et économique dans la reconstruction du centre-ville, Downtown, par Solidere en est l'exemple type. Elle est par ailleurs vivement vilipendée en dehors de la sphère graffiti, par des intellectuels, écrivains ou historiens, comme Georges Corm ; la superposition, dans ce même quartier, du centre économique et du centre politique viendrait encore avaliser leurs perceptions. Quoi qu'il en soit, l'accroissement des inégalités sociales et économiques entre les « très riches » et le reste de la population renforce ce sentiment chez les graffeurs de « venir vraiment de la rue » et d'être en position de parler pour elle, alors même que leur origine sociale se situe dans un entre-deux entre élite économique et population touchée par une forte pauvreté. La déconnection et le manque de représentativité des personnels politiques rendent dès lors « faciles » la collusion et la confusion entre sphère économique et sphère politique. L'impression d'être « coincé » dans un système où l'argent prédomine et gouverne un État faible se perçoit très clairement dans la pratique : si les graffeurs évitent au maximum les propriétés privées (outre ce qu'ils appellent les « débordements »), les bâtiments symbolisant leur opposition à cette

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économie et cette « politique dégoutante »158 constituent, eux, leur première cible. Taguer entièrement la façade d'une banque ou d'un restaurant Subway marquerait leur rejet de « l'ordre institué », de la prédominance de l'argent permise par l'État. Le « retour » de ce vandalisme contribue aussi à montrer que, contrairement aux autres artistes, ceux qui gagnent de l'argent et sont officiellement soutenus, les graffeurs s'opposeraient et feraient preuve d'indépendance. Leur positionnement social, puis artistique, conditionnerait ces critiques, issues de dispositions particulières :

Ces dispositions, qui, ailleurs et en un autre temps, auraient pu se manifester autrement, se sont exprimées dans une forme d'art qui, dans cette structure, apparaissait comme inséparablement esthétique et politique contre l'art et les artistes « bourgeois » et, à travers eux, contre les « bourgeois »159.

En définitive, cette critique tend à se fondre dans celle de l'État, et il est d'ailleurs peu probable de comprendre l'une sans l'autre. Cette critique, malgré sa présence et son déploiement depuis août 2015160, n'est pas comparable à celle des graffeurs yéménites. Anahi Alviso-Marino expliquait qu'en 2011, à l'occasion des manifestations pour le départ du président yéménite Ali Abdallah Saleh, le street-art s'ancrait dans une dimension contestataire et de revendications politiques. À Beyrouth au contraire, les graffeurs défendent souvent, dans un premier temps, une attitude quasi-parnassienne du graffiti avant de réaliser des pièces ou de construire des discours qui traduisent certaines revendications. Ce refus d'affirmer une action politique ou directement engagée ne signifie pas, pour autant, que ces acteurs sont foncièrement désengagés : dans la pratique et, surtout, dans les conversations privées, les débats existent et ce qui paraît être un rejet total du politique est plus lié à la connotation de ce terme ainsi qu'au fait « qu'ils maitrisent nombre d'informations techniques, mais ils ne savent tout simplement pas comment s'y prendre pour les appréhender tout à la fois et les analyser »161. Nous reviendrons sur ce point plus tard puisqu'il ne va pas sans créer des formes d'hésitations et de contradictions dans les discours et représentations de soi des graffeurs. Finalement, ces acteurs comprennent comme « apolitique » non pas le refus total de critique, mais bien plus comme l'éloignement de la « politique institutionnelle et partisane » tout en ancrant « dans la rue une pratique participative de critiques sociales et politiques »162.

158 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit. p. 322.

159 BOURDIEU, Pierre, op. cit. p. 436

160 D'autant plus que les graffeurs nouvellement entrés ont acquis assez de technique pour diversifier leurs oeuvres et entrer dans une phase réflexive sur celles-ci.

161 DELMAS, Corinne, « Nina Eliasoph, L'évitement du politique. Comment les Américains produisent de l'apathie dans la vie quotidienne », Lectures, Les comptes rendus, 2010, p. 2.

162 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 322.

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C. La construction d'un discours engagé hésitant face aux enjeux sociopolitiques du Liban

Le graffiti recouvre effectivement une dimension plus revendicative, que certains qualifieront d'engagée. Pour autant, les hésitations, contraintes et flous dans la conduite et les discours des graffeurs viennent limiter et nuancer ce propos. L'ambivalence, si ce n'est la contradiction, des graffeurs, entre rejet de tout engagement et volonté de porter certaines revendications par leur activité artistique, rend l'élaboration de ces critiques floue et peu contrôlée. Qui plus est, le « défaitisme » de ces acteurs, et de la jeunesse beyrouthine plus généralement, joue pour beaucoup dans ce refus et la peur d'un engagement plus prononcé. L'impératif de reconnaissance artistique viendrait enfin renforcer ces incertitudes et placer les graffeurs dans une situation qu'ils qualifient de schizophrénique et inextricable.

1. Une critique assez floue et peu contrôlée

Produire une critique contre l'État, le pouvoir ou autre, ne suffit pas à définir une pratique artistique comme un art engagé. L'absence d'organisation, que ce soit entre les graffeurs ou dans leurs discours et activité personnels, vient limiter l'importance accordée à cet aspect engagé. Si certains discours, comme ceux d'Ashekman ou de Yazan Halwani, semblent pensés en amont et cohérents, répétés à plusieurs reprises lors d'interviews journalistiques, de documentaires, ou autres, il s'agit de cas particuliers plus que d'une règle applicable à tous les graffeurs. Qui plus est, s'ils s'accordent, dans les discussions privées en particulier, sur ce qui pose problème au Liban et adoptent un point de vue relativement similaire, la manière dont ces revendications et critiques se matérialisent dans l'espace laisse transparaître des disparités et une absence de consensus quant à ce qui devrait être transmis « au nom de la scène graffiti toute entière ». En conséquence, les pièces et tags critiques sont plus pensés dans l'instant, au cours de sorties graffiti, qu'en amont avec un but précis. La critique du système financier ou d'une firme multinationale émerge plus parce que ces acteurs sont déjà en train de graffer et que l'opportunité de taguer ces bâtiments, banque ou fast-food, se présente à ce moment précis. Tout comme la critique en elle-même qui, si elle est facilement compréhensible, reste floue et peu recherchée : la corruption des élites politiques, en particulier les chefs de partis miliciens, peut être effective, mais leur critique se fonde plus sur l'impression des graffeurs que sur des recherches approfondies visant à confirmer ces impressions.

Ce flou et ce manque de cohérence doivent être mis en relation avec l'attitude ambivalente, voire contradictoire des graffeurs : comment comprendre, en effet, qu'Ashekman ou Kabrit critiquent durement la surexploitation des travailleurs syriens et asiatiques au Liban, et acceptent tout de même de travailler pour Train Station, connu pour ses pratiques néo-esclavagistes ? Ce malaise (ou schizophrénie) est ressenti par nombre des graffeurs beyrouthins. Peu d'entre eux, si ce n'est aucun, arrivent à expliciter les raisons

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de cette attitude, ils se « bornent » à témoigner une certaine culpabilité vis-à-vis d'eux-mêmes et de leurs valeurs. Quant aux positions à l'égard de l'État, on remarque, en particulier chez Phat2 (alors qu'il prône l'illégalité du graffiti) le risque qu'il y aurait à être trop politisé :

- That's pretty amazing that a cool demeanor can basically get you a free pass to paint. I n the US that is

straight fantasy. Graffiti charges here are serious and can land you in big time trouble because its straight up property over people here. But it's interesting though that now having an apolitical or non-political approach and attitude towards graffiti catches you less shit from the police when it was anti-war murals and stuff like that that endeared graffiti to the public in the scene's history. Any thoughts on why that might be ?

- Phat2 : Like I said, we conditioned the authorities to that. We showed them the artistic side of graffiti

early on in the game before there was too much of it. We taught them to like graffiti by doing all that colorful positive stuff rather than inert chromes everywhere. It's really a small group of elites here in this scene that influence the public, and all of us are practically helping with the same job, be it intentionally or not, and that's getting graffiti as accepted as possible to get as many walls as possible.163

Cette possibilité, toujours offerte par l'État, de peindre en plein jour, et le risque qu'elle puisse disparaître si les discours critiques devenaient trop importants, créent des doutes chez ces graffeurs quant à l'attitude qu'ils devraient ou non adopter sans que cela nuise et provoque des dissensions entre eux.

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"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore