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Le graffiti à  Beyrouth: trajectoires et enjeux d'un art urbain émergent

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par Joséphine PARENTHOU
Sciences Po Aix-en-Provence - Aix-Marseille Université - Diplôme de Sciences Politiques 2015
  

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B. L'art comme moyen d'expression contre l'État et les groupes sociaux dominants

Opportunité des graffeurs autant que problématique qui s'impose ou qu'ils s'imposent à eux-mêmes, ce rapport particulier aux institutions englobe une perspective plus large de dénonciation, explicite et revendiquée. Souvent confondu avec les groupes sociaux dominants, soit l'élite économique du pays, l'État fait l'objet d'une critique qui tend à définir le graffiti comme un art « engagé ». Ces critiques sont de plusieurs ordres, et se manifestent autant dans les discours que dans des réalisations effectives. Ainsi, la critique de l'État se double d'une critique des inégalités sociales, économiques, que les graffeurs englobent dans une sorte de « tout » auxquels ils s'opposeraient naturellement, se considérant comme les porte-paroles d'une population qui n'aurait pas les moyens de s'exprimer par elle-même.

1. L'existence d'une critique de l'État par les graffitis

Lorsque nous avons commencé à côtoyer les graffeurs, nous avions été surpris par le discours particulier qu'ils adoptaient vis-à-vis du champ politique. Ce « on ne veut avoir aucun message politique » (Eps), répété dans les entretiens, était difficilement abordable et compréhensible : pourquoi ce rejet systématique, alors que leurs amis non-graffeurs optaient a contrario pour une critique explicite et ouvertement politique ? Lors de l'analyse et l'élaboration de ce travail, nous avions également des

154 Toutes nuances entre ces différents continents, pays et scènes artistiques gardées.

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difficultés à comprendre comment ces acteurs, en rejetant le « politique », en venaient toutefois à adopter des attitudes et discours extrêmement critiques, voire virulents, à l'égard du système institutionnel libanais. L'approfondissement des entretiens avec Phat2, Spaz, Exist, Fish ou encore Kabrit s'est révélé utile et instructif : ce paradoxe provient plus du terme que nous employions, à savoir le « politique ». La compréhension de ce qu'ils entendaient par « politique » et l'adaptation de nos questions à leur langage étaient nécessaires, et ces deux démarches se sont également avérées fructueuses. Nous tenterons d'employer leurs propres termes même si, par esprit de clarté, le terme de politique reviendra sûrement à quelques reprises. Cette apparente dépolitisation du discours des graffeurs consiste à rejeter la politique telle qu'ils la comprennent eux-mêmes : ils englobent, de manière consensuelle et assez imaginaire, sous la notion de politique, les institutions officielles, les milices communautaires reconverties en partis politiques dirigeants, d'où d'ailleurs, rappelons-le, cette confusion entre le communautaire, le confessionnel, et le politique. En rejetant le politique entendu comme tel, ils rejetteraient à la fois le communautarisme, le système institutionnel et les figures et formations qui le composent. Ce rejet du politique, sous les traits d'une apparente dépolitisation, révèle finalement un discours que l'on tendrait à qualifier, en science politique et dans le jargon des artistes engagés, de politique. Les discours d'Ashekman155 sont parmi les plus construits et cohérents ; ils accompagnent directement leur activité ou, plutôt, leur activité dépendrait et concrétiserait leur pensée :

Our graffiti is all about social, political subjects... or what's happening in the region, or what's happening in Lebanon... that's all about the Lebanese and Arab youth, about the freedom of speech. Cause I think I have a spray can, and... and a medium that is free. I don't need anyone's permission, there is no boundaries and, most important thing, there is no censorship on my graffitis (Mohamed Kabbani).

Nous avons discuté des relations entre l'État et les auteurs de graffiti à propos de la censure, l'absence de celle-ci pouvant mener à une dépolitisation de cette pratique ou des messages qu'elle tend à transmettre. Néanmoins Krem2 reconnaissait que, pour ceux qui seraient capables de les comprendre ou de les approuver, l'absence de censure constituait une « chance » introuvable dans d'autres milieux, qu'ils soient artistiques, littéraire ou associatif. Plus encore, certains graffeurs tendent à faire valoir leur activité comme un étendard par lequel ils émettent des critiques de la part d'une population qui n'aurait pas les moyens de s'exprimer elle-même ; le graffiti apparaît alors comme un moyen d'expression, des jeunes et d'autres, là où l'État leur aurait trop longtemps confisqué cette liberté. Ce déplacement de l'arène politique traditionnelle (vote, manifestations, affiliation partisane) au champ artistique traduirait une sorte de « ras-le-bol » généralisé face aux acteurs institutionnels et à un système obsolète, inefficient, « injuste ». Les graffeurs ont, par conséquent, l'impression de parler pour l'ensemble de la population et de mettre en lumière des problèmes sur lesquels tout le monde s'accorderait a priori. Ils reconnaissent néanmoins que

155 En contradiction apparente avec les critiques émises par les autres graffeurs des crew ACK, REK et RBK.

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la généralisation de cette critique comporte quelques limites : ils ont peu de réel retour « populaire » sur l'aspect militant de leur activité. De plus, si certains pensent que cet impact sera limité et que le changement se fera « petit pas par petit pas », d'autres affirment : « ouais j'aimerais que ça fasse réfléchir les gens et que ça, enfin, qu'ils se questionnent sur ce sujet. Enfin s'ils voient que, ce que j'écris, et j'arrive à leur changer de point de vue, c'est très bien, mais sinon je peux rien leur faire... et puis c'est en même temps une manière de montrer mon point de vue » (Krem2).

Certains thèmes sont déployés dans la pratique, et donnent lieu à des créations symboliquement plus violentes que celles qu'ils ont l'habitude de réaliser, que ce soit lors de commandes ou de jam sessions entre pairs. L'utilisation des pochoirs est souvent préférée aux graffitis, puisque facilement et rapidement reproductibles en grand nombre. Non signés, présents dans les rues les plus fréquentées, ils s'attaquent à des sujets comme la corruption, les détentions ou interventions militaires arbitraires, ou confrontent des figures politiques charismatiques et symboliques aux anciens affichages miliciens, à l'image des Che Guevara que Kabrit posait étant plus jeune (voir Annexe VII « pochoirs »). Les autres pièces, plus construites, et consubstantielles à l'émergence du graffiti à Beyrouth, se focalisent sur des thèmes semblables : la corruption, l'instabilité gouvernementale et régionale, dont les conséquences retomberaient sur la population et non sur les dirigeants tenus pour responsables. L'émergence progressive du graffiti à Beyrouth est présentée a posteriori comme une réponse au traumatisme laissé par la guerre israélo-libanaise de 2006. À cette occasion et jusqu'à maintenant fleurissent des graffitis visant directement et indirectement cette masse obscure que seraient les dirigeants libanais : Ashekman les caricature et se peint en président de la République libanaise, Mouallem peint une pièce « Freedom never comes for free » sur un mur impacté de balles, Fish, Fres et Mouallem peignent « Beirut under stress », « A shitty ass piece for your shitty ass... `government' ! » chez Krem2... Les exemples sont nombreux (voir Annexe VIII « Graffitis et messages politiques »). Deux autres thèmes, assez particuliers, ont été pris d'assaut par certains graffeurs. Le premier est propre à Fish, et porte sur la lutte contre la consommation de drogues au Liban. Le système de lutte contre les drogues, aussi répressif qu'arbitraire156, constitue un problème au sein de la jeunesse beyrouthine. Rares voire inexistants sont les jeunes gens rencontrés personnellement qui n'avaient pas fait de séjour en prison pour détention de cannabis, qu'elle ait été prouvée ou non. Les graffitis de Fish, dénonciation pour part de la corruption et de l'inefficience des systèmes policier et pénitentiaire, se pensent également comme une sonnette d'alarme face à un problème social et sanitaire, d'où son insistance sur le rôle de la désintoxication et de l'accompagnement médical plus que de la seule répression, qui se traduit par des « support don't punish ». L'autre thème, plus circonstanciel, correspond à l'implication de certains graffeurs dans le mouvement #YouStink, survenu en

156 Certains individus sont retenus, à l'instar de Fish, plusieurs mois sans jugement préalable, contre des pots-de-vin ou des conversions religieuses pour raison politiques.

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août et septembre 2015 suite à la crise des déchets. Les manifestants demandaient, à l'origine, le rétablissement du service de ramassage des poubelles157, mais le mouvement s'est élargi à une critique généralisée du système institutionnel. De grands murs de béton ont été installés et les graffeurs, comme la population, s'y sont exprimés. L'impact du graffiti, repris dans sa version profane, non artistique et purement revendicative, était fort, puisqu'il permettait « d'enfin donner une voix à ceux qui n'en ont jamais eue » (Meuh) selon les graffeurs et certains jeunes du mouvement. Ce partage des murs entre graffeurs et citoyens lambda témoigne d'une plus grande implication de la part de certains graffeurs, qui se sont essayés à des messages en opposition ouverte au gouvernement alors même qu'ils revendiquaient une extrême neutralité du graffiti : Meuh, qui reste très centré sur le lettrage de son blase et de celui de ses amis ou pairs, a ainsi graffé et tagué « Lebanon is not your corner shop », réduisant l'espace entre graffiti art et graffiti « engagé ».

Écritures libres de Meuh lors des manifestations au Grand Sérail, Downtown Beyrouth.
(c) Pierre de Rougé

157 Voir « Éléments de contexte : le Liban depuis 1975 ».

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Parpaings libres installés lors des manifestations du mouvements #YouStink au Grand Sérail, Downtown
Beyrouth. On remarque, en haut à gauche, une écriture libre de Meuh.

(c) Marie Joe Ayoub.

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"Il faudrait pour le bonheur des états que les philosophes fussent roi ou que les rois fussent philosophes"   Platon